L’Étonnante Aventure de la mission Barsac/Première partie/Chapitre 5

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V

Deuxième article de M. Amédée Florence


Le deuxième article de M. Amédée Florence fut publié dans l’Expansion française du 18 janvier. On en trouvera ci-dessous la reproduction in extenso.

LA MISSION BARSAC

(Par dépêche de notre envoyé spécial)

Les jours se suivent — Mon hôte — Ballet ! — Je suis indiscret — Pêche miraculeuse de M. de Saint-Bérain — Borouya — Pour me faire honneur — Timbro ! quarante-huit heures d’arrêt-buffet — Daouhériko — La vie en rose au pays noir — M. Barsac aurait-il raison ? — Je suis perplexe

Daouhériko, 16 décembre — Depuis ma dernière dépêche écrite en pleine brousse le soir de notre départ, à la tremblante lumière d’une lanterne, le voyage fut heureux et, par suite, il n’a pas d’histoire.

Le 2 décembre, nous levons le camp à cinq heures du matin, et notre colonne, grossie d’une unité — oserai-je dire d’une demi-unité, puisqu’une blanche vaut deux noires ? — se met en marche.

On a déchargé un âne et réparti sur les autres les ballots qu’il portait, afin de l’attribuer à Malik. Comme une enfant qu’elle est, la petite négresse semble avoir oublié ses malheurs passés. Elle ne fait que rire, heureuse nature !

Depuis, nous suivons toujours la route, qui continue à être bonne et facile, et, n’étaient la couleur des populations qui nous entourent et la pauvreté du paysage, nous pourrions nous imaginer n’avoir pas quitté la France.

Car le paysage n’est pas beau. Nous traversons une contrée plate, ou du moins faiblement vallonnée, avec, parfois, de médiocres hauteurs à l’horizon du nord, et, à perte de vue, nous n’apercevons que cette végétation rabougrie, mélange de broussailles et de graminées hautes de deux et trois mètres, qui porte le nom générique de brousse. De loin en loin un bouquet d’arbres, malingres à cause des incendies périodiques qui dévastent ces savanes pendant la saison sèche, et parfois des champs cultivés, des lougans, selon le mot indigène, auxquels succèdent généralement d’assez beaux arbres. C’est alors qu’on arrive à proximité d’un village.

Ils portent des noms absurdes, ces villages : Fongoumbi, Manfourou, Kafou, Ouossou, etc., j’en passe. Ils ne peuvent donc pas s’appeler Neuilly ou Levallois, comme tout le monde ?

De ces noms de villages, un nous a divertis. Cette importante cité, située à la frontière anglaise du Sierra Leone, et que nous laissons, par conséquent, fort loin sur notre droite, se nomme Tassin. Notre éminent géographe n’a pas dû être médiocrement fier, en se découvrant un homonyme à cent trente-six kilomètres de Conakry.

Quant aux naturels, ils nous regardent passer avec sympathie et ils ont l’air vraiment inoffensifs. Je ne pense pas qu’ils aient l’intelligence d’un Victor Hugo ou d’un Pasteur, mais, comme l’intelligence n’est pas, ainsi que l’a prouvé une longue expérience, une condition de l’électorat, il pourrait se faire que M. Barsac fût dans le vrai.

Il est inutile de dire que le chef de la mission entre dans les plus misérables villages et tient des palabres avec ses habitants.

Derrière lui, M. Baudrières ne manque pas de faire sa contre-enquête.

M. Barsac et M. Baudrières tirent, ainsi qu’on peut le supposer, des conclusions diamétralement opposées de ce qu’ils entendent et de ce qu’ils voient, si bien qu’ils nous reviennent toujours également enchantés. Ainsi tout le monde est content. C’est parfait.

Pour le surplus, nous traversons ou nous suivons des rivières : Forécariah, Me llancorée, Scarie, Kaba, Diégounko, etc., et nous passons d’une vallée dans une autre sans trop nous en apercevoir. Tout cela n’est pas d’un intérêt palpitant.

J’ai beau consulter mes notes, je ne vois rien à confier à l’histoire de mon temps, jusqu’au 6 décembre, date à laquelle M. de Saint-Bérain, qui est en train de devenir mon ami Saint-Bérain, crut devoir imaginer un incident pour mon plaisir, et, je veux l’espérer, pour le vôtre.

Ce soir-là, nous campions à proximité d’un village, un peu moins insignifiant que les précédents, du nom de Oualia. Le moment venu, je rentre dans ma tente, dans le but légitime d’y chercher le sommeil. J’y trouve Saint-Bérain, déshabillé jusqu’à la chemise et jusqu’au caleçon exclusivement. Ses vêtements sont jetés à la volée un peu partout. La couverture est faite. De prime abord, il est évident que Saint-Bérain a l’intention de coucher chez moi. Je m’arrête sur le seuil de la tente, et contemple mon hôte inattendu dans l’exercice de ses fonctions.

Saint-Bérain ne paraît pas surpris de me voir. D’ailleurs, Saint-Bérain n’est jamais surpris. Il est fort affairé, s’agite, furète partout, et jusque dans ma cantine qu’il a ouverte, et dont il a répandu le contenu sur le sol. Mais il ne découvre pas ce qu’il désire, ce qui l’enrage. Il se tourne vers moi, et, sans paraître autrement étonné de me voir, me déclare du ton le plus convaincu :

— Je déteste les gens distraits. C’est odieux.

J’approuve sans broncher :

— Odieux !… Mais que vous arrive-t-il, ô Saint-Bérain ?

— Figurez-vous, me répond-il, que je ne peux pas mettre la main sur mon pyjama… Je parie que cet animal de Tchoumouki l’a oublié à la dernière étape. C’est gai !

Je suggère :

— À moins qu’il ne soit dans votre cantine !

— Dans ma…

— Car celle-ci est à moi, cher ami, de même que cette tente hospitalière et ce lit virginal sont à moi.

Saint-Bérain roule des yeux égarés. Soudain, il prend conscience de son erreur, ramasse à la hâte ses vêtements épars et se sauve, comme s’il avait une meute de cannibales à ses trousses. Moi, je tombe sur mon lit et me roule.

Quel être délicieux !

Le lendemain, 7 décembre, nous venions de nous mettre à table, après l’étape du matin, quand nous aperçûmes des nègres qui semblaient nous épier. Le capitaine Marcenay ordonna à ses hommes de les chasser. Ils s’enfuirent, mais pour reparaître bientôt.

« Chassez le naturel, il revient au galop », crut devoir assurer à cette occasion le docteur Châtonnay, qui a la manie de citer à tout propos, et plus encore hors de propos, des vers qui n’ont généralement aucun rapport avec son sujet. Mais chacun a ses travers.

Moriliré, envoyé en reconnaissance, nous apprit que ces Noirs, au nombre d’une dizaine, étaient des marchands et des griots (sorciers), qui n’avaient aucune intention hostile et voulaient seulement, les uns nous vendre leurs produits, les autres nous divertir.

— Serrez l’argenterie ! recommanda M. Barsac en riant, et introduisez-les dans la salle à manger.

On amena donc ces Noirs, tous plus laids et plus sordides les uns que les autres. Il y avait parmi eux des nounou, artisans de trente-six métiers, fabricants de poterie, de bijouterie, de vannerie, d’objets en bois ou en fer, des dioula ou marraba, qui vendent des armes, des étoffes, et surtout des noix de kola, donc nous fîmes une ample provision. On connaît les propriétés excitantes de ce fruit que le docteur Châtonnay appelle un « aliment d’épargne ». Nous fûmes très heureux d’en acquérir une grande quantité en échange d’un peu de sel. Dans les contrées que nous parcourons, le sel est rare ; il n’a, pour ainsi dire, pas de prix. Sa valeur augmentera de plus en plus, à mesure que nous nous éloignerons de la côte. Aussi en emportons-nous plusieurs barres.

Nous appelâmes ensuite les griots, et on leur ordonna de chanter leur plus belle chanson en l’honneur de notre gracieuse compagne.

Ces troubadours du pays noir étaient au nombre de deux. Le premier tenait à la main sa guitare. Quelle guitare !… Qu’on se figure une calebasse traversée par trois lamelles de bambou pourvues chacune d’une corde en boyau. On appelle cet instrument dianné. Le second griot, un vieux aux yeux atteints d’ophtalmie, comme il arrive souvent ici, était armé d’une sorte de flûte du nom de fabrésoro, en bambara. C’est un simple roseau à chaque bout duquel est adaptée une petite calebasse.

Le concert commença. Le second griot, qui n’était vêtu que d’un bila, sorte de ceinture large de trois doigts passant entre les jambes, se mit à danser, tandis que son camarade, plus décemment couvert d’une de ces longues blouses, d’ailleurs d’une saleté repoussante, appelées doroké, s’asseyait sur le sol, pinçait sa guitare et poussait des cris gutturaux qui avaient la prétention, du moins je le suppose, d’être un chant adressé au soleil, à la lune, aux étoiles et à Mlle  Mornas.

Les contorsions de l’un, les hurlements de l’autre, les sons étranges que les deux virtuoses tiraient de leurs instruments, eurent le don d’exciter nos âniers. Ils abandonnèrent leur mil, leur riz et leur maïs, et organisèrent un ballet qui n’était pas ordinaire.

Entraînés par l’exemple, nous nous emparons des casseroles et des chaudrons, sur lesquels nous frappons à coups de cuillères et de fourchettes ; M. de Saint-Bérain casse une assiette, en fait des castagnettes, perdant toute retenue, se confectionne un turban avec une serviette, et, tandis que M.  Baudrières, l’honorable député du Nord, se voile la face, l’honorable député du Midi exécute un pas d’une fantaisie ultraméridionale.

Il n’existe de si bonne plaisanterie qui n’ait une fin. Après cinq minutes de ce charivari, nous dûmes nous arrêter, épuisés. Mlle  Mornas pleurait à force de rire.

C’est le soir de ce même jour que fut commise par Amédée Florence, soussigné, la faute avouée en tête de cet article. À vrai dire, c’est une faute dont je suis coutumier, l’indiscrétion étant le péché mignon des reporters.

Donc, ce soir-là, le hasard ayant placé ma tente tout près de celle de Mlle  Mornas, j’allais me coucher, quand j’entendis parler chez ma voisine. Au lieu de me boucher les oreilles, j’écoutai.

Telle fut ma faute.

Mlle  Mornas causait avec son domestique, Tongané, qui lui répondait dans un anglais extrêmement fantaisiste, que je traduis en français correct pour l’agrément de vos lecteurs. La conversation durait sans doute depuis longtemps déjà. Mlle  Mornas interrogeait Tongané sur sa vie antérieure. Au moment où je commençais à tendre l’oreille, elle demandait :

— Comment un Achanti tel que toi…

Tiens ! Tongané n’est pas un Bambara. Je ne m’en doutais guère.

— … Est-il devenu tirailleur sénégalais ? Tu me l’as déjà dit, quand je t’ai engagé, mais je ne m’en souviens plus.

Illusion ou non, il me semble que Mlle  Mornas n’est pas sincère. Tongané répond :

— C’est après l’affaire Buxton…

Buxton ?… Ce nom-là me dit quelque chose. Mais quoi ?… Tout en écoutant, je fouille dans mes souvenirs.

— … J’étais engagé dans son expédition, continue Tongané, quand les Anglais sont venus et ont tiré sur nous.

— Sais-tu pourquoi ils ont tiré ? questionna Mlle  Mornas.

— Parce que le capitaine Buxton s’était révolté, qu’il pillait et massacrait tout.

— Était-ce vrai, cela ?

— Très vrai. On brûlait les villages. On tuait les pauvres nègres, les femmes, les petits enfants…

— Et c’était le capitaine Buxton qui ordonnait ces atrocités ? insiste Mlle  Mornas, dont la voix me paraît altérée.

— Non, répond Tongané. On ne le voyait jamais. Il ne sortait plus de sa tente, depuis l’arrivée d’un autre blanc. C’est ce Blanc qui nous donnait des ordres au nom du capitaine.

— Il était avec vous depuis longtemps, cet autre Blanc ?

— Très longtemps. Cinq ou six mois, peut-être plus.

— Où l’aviez-vous rencontré ?

— Dans la brousse.

— Et le capitaine Buxton l’avait accueilli sans difficulté ?

— Ils ne se quittaient pas, jusqu’au jour où le capitaine n’est plus sorti de sa tente.

— C’est sans doute à partir de ce jour-là que les cruautés ont commencé ?

Tongané hésite.

— Je ne sais pas, avoue-t-il.

— Et ce Blanc, demande Mlle  Mornas, te souviens-tu de son nom ?

À ce moment, un bruit venu de l’extérieur couvre la voix de Tongané. J’ignore ce qu’il répond. Ça m’est égal, après tout. Quelle qu’elle soit, cette histoire-là n’est plus d’actualité, et ne m’intéresse pas beaucoup, par conséquent.

Mlle  Mornas reprend :

— Après que les Anglais eurent tiré sur vous, qu’es-tu devenu ?

— Je vous l’ai dit à Dakar où vous m’avez engagé, répond Tongané. Moi et beaucoup d’autres, nous avons eu peur, et nous nous sommes sauvés dans la brousse. Puis je suis revenu, mais il n’y avait plus personne à l’endroit où l’on s’était battu. Il n’y avait plus que les morts. J’en ai enterré quelques-uns, ceux qui étaient mes amis, et aussi le chef, le capitaine Buxton…

J’entends à cet endroit une exclamation étouffée.

— Après cela, continue Tongané, j’ai erré de village en village et j’ai atteint le Niger. Je l’ai remonté dans une pirogue que j’avais volée, et je suis arrivé enfin à Tombouctou, juste comme les Français y entraient. J’avais mis près de cinq ans à faire le voyage. À Tombouctou, je me suis engagé comme tirailleur, et, quand j’ai été libéré, j’ai gagné le Sénégal, où vous m’avez rencontré.

Après un instant de silence, Mlle  Mornas demande :

— Alors, le capitaine Buxton était mort ?

— Oui, maîtresse.

— Et c’est toi qui l’as enterré ?

— Oui, maîtresse.

— Tu sais donc où est sa tombe ?

Tongané rit.

— Bien sûr, dit-il. J’irais les yeux fermés.

Encore un silence, puis j’entends :

— Bonsoir, Tongané.

— Bonsoir, maîtresse, répond le nègre, qui sort de la tente et s’éloigne.

Mlle  Mornas va se coucher, et moi j’en fais autant sans plus lambiner. Mais, à peine ai-je soufflé ma lanterne, que la mémoire me revient.

Buxton ?… Parbleu ! je ne connais que ça ! Où donc avais-je la tête ? Quel admirable reportage j’ai manqué, ce jour-là !

J’étais au Diderot à cette époque déjà reculée, et — qu’on excuse ces souvenirs personnels — j’avais proposé à mon directeur d’aller interviewer sur le théâtre même de ses crimes le capitaine révolté. Pendant des mois il recula devant les frais. Que voulez-vous ? Tout le monde n’a pas le sens de l’actualité. Quand il consentit enfin, il était trop tard. J’appris à Bordeaux, au moment de m’embarquer, que le capitaine Buxton était mort.

Maintenant, tout ça, c’est de l’histoire ancienne et vous me demanderez peut-être pourquoi je vous ai raconté cette conversation surprise entre Tongané et sa maîtresse ?… Vraiment, je ne le sais pas moi-même.

Le 8 décembre, je trouve encore sur mon carnet le nom de Saint-Bérain. Il est inépuisable, Saint-Bérain. Cette fois, c’est un rien, mais ce rien nous a beaucoup amusés. Puisse-t-il vous dérider quelques minutes !

Nous cheminions depuis deux heures à la première étape du matin, quand voilà Saint-Bérain qui pousse tout à coup des cris inarticulés et se trémousse sur son cheval de la manière la plus hilarante. Nous commençons déjà à rire, de confiance. Mais Saint-Bérain ne rit pas, lui. Péniblement, il met pied à terre et porte la main à cette partie de son individu sur laquelle il a coutume de s’asseoir, le tout en se livrant à des contorsions inexplicables.

On s’empresse. On s’informe. Que lui est-il arrivé ?

— Les hameçons !… murmure Saint-Bérain d’une voix mourante.

Les hameçons ?… Cela ne nous dit rien. C’est seulement plus tard, quand le dégât eut été réparé, que le sens de cette exclamation nous fut révélé.

On n’a peut-être pas oublié que, au moment où nous quittions Conakry, Saint-Bérain, rappelé à l’ordre par sa tante — ou sa nièce — s’était hâté d’accourir, en fourrant à pleines mains dans ses poches des hameçons qu’il venait d’acheter. Naturellement, il n’y avait plus pensé. C’étaient lesdits hameçons qui se vengeaient maintenant de ce sans gêne. Par suite d’un faux mouvement, ils s’étaient interposés entre la selle et le cavalier, et trois d’entre eux s’étaient implantés solidement dans la peau de leur propriétaire.

Il faut l’intervention du docteur Châtonnay pour délivrer Saint-Bérain. Trois coups de bistouri y suffisent, que le docteur ne se prive pas d’accompagner de commentaires. Et il rit, que c’est un plaisir !

— On peut dire que vous avez « mordu » ! s’écrie-t-il d’abord avec conviction, tout en procédant à l’examen du champ opératoire.

— Aïe !… fait, pour toute réponse, Saint-Bérain qui vient d’être séparé du premier hameçon.

— Pour une belle pêche, c’est une belle pêche ! proclame au deuxième le docteur.

— Aïe !… crie derechef Saint-Bérain.

Enfin, pour le troisième :

— Vous pouvez vous flatter d’avoir pris la grosse pièce, aujourd’hui, complimente l’excellent docteur.

— Aïe !… soupire une dernière fois Saint-Bérain. L’opération est terminée. Il n’y a plus qu’à panser le blessé, qui remonte ensuite à cheval, où il prendra, pendant deux jours, des attitudes très cocasses.

Le 12 décembre, nous sommes arrivés à Boronya. Boronya serait un petit village comme les autres, s’il n’avait l’avantage de posséder un chef particulièrement aimable. Ce chef, qui est tout jeune, car il n’a guère plus de dix-sept ou dix-huit ans, gesticule beaucoup et distribue des coups de fouet aux curieux qui nous approchent de trop près. Il s’élance au-devant de nous, une main sur son cœur, et nous fait mille protestations d’amitié, que nous reconnaissons en lui offrant du sel, de la poudre et deux rasoirs. À la vue de ces trésors, il danse de joie.

Pour nous remercier, il donne l’ordre de construire, en dehors du village, des paillotes dans lesquelles nous pourrons coucher. Lorsque je prends possession de la mienne, je vois les nounou très occupés à aplanir et à fouler le sol, qu’ils recouvrent de bouse de vache séchée. Je leur demande pourquoi le luxe de ce tapis ; ils me répondent que c’est pour empêcher les vers blancs de sortir de terre. Je leur sais gré de l’attention, et les en récompense d’une poignée de cauries1. Ils en sont tellement enchantés qu’ils s’empressent de cracher sur les murs et d’étaler leurs crachats avec la paume de la main. Saint-Bérain, qui doit partager ma case — et qui est là

1 Caurie, monnaie indigène, donc seize cents valent cinq francs. par hasard ! — me dit que, ce qu’ils en font, c’est pour m’honorer. Grand merci !

Le 13 décembre, dans la matinée, nous atteignons Timbo sans autre incident. Cette agglomération, la plus importante de celles que nous avons traversées jusqu’ici, est entourée d’un tata, c’est-à-dire d’un mur en pisé, d’épaisseur variable selon les contrées, derrière lequel est élevé un échafaudage en bois qui sert de chemin de ronde.

La tata de Timbo contient en réalité trois villages, séparés les uns des autres par de vastes espaces cultivés ou boisés, où les animaux domestiques flânent en liberté. Dans chacun de ces villages, il y a un petit marché quotidien, mais dans le plus étendu se tient un grand marché hebdomadaire.

Une case sur quatre est inoccupée. Elle est remplie d’immondices, d’ordres variées, ainsi, d’ailleurs, que les rues. Il est hors de doute que ce pays manque de balayeurs. Et autant que malpropre il est pauvre. Nous avons vu des enfants, la plupart d’une maigreur de squelettes, chercher leur nourriture dans le fumier. Quant aux femmes, elles sont d’une laideur repoussante.

Cela, du reste, ne les empêche pas d’être coquettes. Comme c’était jour de marché, les plus riches de l’endroit s’étaient mises sur leur trente et un. En toilette « habillée », elles portent un pagne bleu rayé de blanc, le haut du corps étant enveloppé d’une pièce de calicot blanc ou de mauvais florence aux couleurs éclatantes, leurs oreilles sont chargées de lourds anneaux de métal soutenus par des chaînettes d’argent entrecroisées sur le dessus de la tête, et des bracelets et des colliers en corail ou en perles fausses décorent leurs cous, leurs poignets et leurs chevilles.

Presque toutes ont des coiffures en forme de casque. Certaines ont les pariétaux rasés et un cimier de cheveux orné de verroterie sur le sommet du crâne. D’autres sont complètement rasées. Les plus élégantes se font une tête de clown : toupet pointu et deux larges coques latérales. À leur façon d’arranger leur chevelure, on doit, paraît-il, reconnaître à quelle race elles appartiennent, peuls, mandé, bambara, etc. Mais je ne suis pas de cette force, et j’abrège ces détails ethnographiques, sur lesquels M. Tassin doit, à son retour, s’étendre dans un livre qui sera, à tout le moins, sérieusement documenté.

Les hommes sont vêtus de brayes, de blouses blanches ou de pagnes. Ils ornent leurs crânes des couvre-chefs les plus divers, depuis la chéchia jusqu’au chapeau de paille, en passant par le bonnet orné de ferblanterie ou de losanges d’étoffes de couleur. Pour vous saluer, ils se frappent la cuisse de la paume de la main pendant cinq bonnes minutes, en répétant le mot dagaré, qui doit, comme Ini-tié, signifier « bonjour », ou bien Ini Sou-Khou-ma, qui le signifie certainement.

Nous nous rendons au grand marché, où nous trouvons réunie toute l’aristocratie de Timbo. Les vendeurs y sont installés depuis huit heures du matin dans deux rangées de paillotes, ou seulement assis sous des nattes soutenues par quatre piquets, mais le beau monde n’y arrive que vers onze heures.

On y vend un peu de tout : du mil, du riz, du beurre de karité à 0 fr. 50 centimes le kilo, du sel à raison de 11 fr. 50 la barre de vingt-cinq kilos, des boeufs, des chèvres, des moutons, des poulets à 3 fr. 30 la pièce, ce qui n’est pas donné, des fusils à pierre, des noix de kola, du tabac, des koyos ou bandes pour pagne, des niomi, galettes de farine de mil ou de maïs frites, des étoffes variées : guinée, calicot, des chapeaux, des turbans, du fil, des aiguilles, des épingles, de la poudre, des pierres à fusil, etc., et enfin, bien étalés sur des peaux desséchées, de petits tas de viande pourrie d’une odeur sui generis, pour les gourmets.

Timbo est, comme je vous l’ai dit, le premier centre un peu important que nous rencontrons. Aussi y sommes-nous restés deux jours, les 13 et 14 décembre. Ce n’est pas que nous soyons extrêmement fatigués, mais les animaux et les porteurs, ces autres bêtes de somme, manifestent une lassitude parfaitement légitime.

Pendant ces quarante-huit heures, nous avons fait, les uns et les autres, de nombreuses promenades dans l’enceinte du tata. J’ai consigné ci-dessus l’essentiel de mes observations. N’attendez pas de moi de plus amples descriptions, que vous trouverez sans peine, au surplus, dans les traités spéciaux. Mon rôle à moi, c’est d’être l’historiographe de la mission Barsac, et ce rôle me plaît. Clio m’inspire, mais je n’ai pas l’âme d’un géographe. Que cela soit dit une fois pour toutes.

Le lendemain de notre arrivée, le 14, par conséquent, nous avons été fort inquiets au sujet de notre guide. Pendant toute la journée, on le chercha vainement. Moriliré avait disparu.

Rassurez-vous. Le 15 décembre, au moment du départ, il était à son poste, et, quand nous nous réveillâmes, il avait déjà distribué une suffisante quantité de coups de gourdin pour que les âniers ne missent pas en doute la réalité de sa présence. Questionné par M. Barsac, Moriliré soutint mordicus n’avoir pas quitté le camp de toute la journée de la veille. Comme nous n’avions, en somme, aucune certitude, et la chose étant, d’ailleurs, sans importance, car, Moriliré est bien excusable, après tout, d’avoir voulu tirer ce que les marins appellent une « bordée », on n’insista pas, et l’incident fut clos.

Nous quittons donc Timbo le 15 décembre, à l’heure habituelle, et notre voyage se poursuit toute la journée sans difficulté particulière, et selon l’horaire accoutumé. Il y a lieu de noter, cependant, que les pieds de nos chevaux ne foulent plus le sol de la route qui nous a conduits jusqu’ici. La route, au-delà de Timbo, se transforme progressivement en un simple sentier. C’est donc à partir de Timbo que nous devenons vraiment des explorateurs.

Autre changement : le pays est maintenant accidenté. Ce ne sont que montées et descentes. Au sortir de Timbo, il nous faut d’abord gravir une colline assez haute que nous devons ensuite descendre. À la colline succède une plaine, puis c’est une nouvelle montée, jusqu’au village de Daouhériko, aux abords duquel nous devons nous arrêter afin de camper pour la nuit.

Gens et animaux étant bien reposés, le train est plus rapide que de coutume, et il n’est pas six heures du soir quand nous arrivons à ce village.

Les manifestations les plus amicales nous y attendaient. Le chef vint au-devant de nous et nous offrit des présents. M. Barsac le remercia. Des cris de bienvenue lui répondirent.

— Ils ne sont pas plus chauds pour moi à Aix, quand je passe sur le cours Sextius, dit M. Barsac avec satisfaction. J’en étais sûr. Il n’y a qu’à leur parler.

Il semble bien qu’il ait raison, M. Barsac, malgré que M. Baudrières hoche la tête d’un air sceptique.

Cependant, le chef du village continuait ses amabilités. Il offrait de nous loger dans les plus belles cases du village, priait notre compagne d’accepter l’hospitalité dans sa propre demeure. Cet accueil chaleureux nous allait au cœur, et la suite de notre voyage nous apparaissait en rose, lorsque Malik, s’approchant de Mlle  Mornas, lui dit rapidement à voix basse :

— Toi pas aller, maîtresse ! Sans ça, toi mourir !

Mlle  Mornas regarde la petite négresse avec stupéfaction. Il va de soi que j’ai entendu, comme c’est le devoir d’un reporter qui se respecte. Mais le capitaine Marcenay a entendu, lui aussi, bien que ce ne soit pas son métier. D’abord, il paraît surpris. Puis, après une courte réflexion, il se décide. Il se débarrasse en deux temps des importunités du chef et donne des ordres pour l’installation du camp. Je l’écoute, et conclus que nous serons bien gardés.

Ces précautions me font réfléchir. Le capitaine, qui a la pratique du pays noir, y croit donc, à ce danger signalé par Malik ?

Alors ?…

Alors, je me pose cette question avant de m’endormir : « Qui a raison, M. Barsac ou M. Baudrières ? »

Peut-être le saurai-je demain.

En attendant, je suis perplexe.

Amédée Florence.