L’Étonnante Aventure de la mission Barsac/Première partie/Chapitre 6

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VI

troisième article de m. amédée florence



Le troisième article de son envoyé spécial auprès de la mission Barsac fut publié le 5 février par l’Expansion française. Pour des raisons qu’on ne tardera pas à connaître, ce fut le dernier que ce journal reçut jamais de son habile reporter. Par suite, les lecteurs de l’Expansion française durent rester de longs mois avant de connaître le mot de l’énigme que posait M. Amédée Florence dans les dernières lignes de son article, énigme dont ce récit donnera la complète solution.

LA MISSION BARSAC

(Par dépêche de notre envoyé spécial)

Ce que craignait Malik — Le doung-kono —

Soyons amis, Cinna — La Gueule-Tapée —

Le baptême de M. Aliboron — Patience !

Kankan — Un sorcier — Raisonnons —

Des bruits dans la nuit

Kankan, le 24 décembre. — Nous sommes arrivés ici hier matin, et nous en repartons demain matin, jour de Noël.

Noël !… Ma pensée se reporte vers la patrie, dont nous sommes si loin. (Six cent cinquante kilomètres depuis Conakry, d’après l’infaillible M. Tassin.) Je songe, avec une volupté que je ne croyais pas possible, aux plaines couvertes de neige, et, pour la première fois depuis bien des années, j’éprouve un violent désir de mettre mes souliers dans la cheminée, ce qui prouverait, du moins, que j’en ai une.

Mais ne nous attendrissons pas, et reprenons au point où nous les avons laissés ces fastes de la mission Barsac.

Donc, je vous ai raconté dans mon article précédent qu’au moment où le chef et les habitants de Daouhériko nous invitaient à accepter leur hospitalité, Malik avait dit dans son langage à Mlle Mornas :

— N’y allez pas ! Il y va de la vie !

Sur cette phrase, entendue par le capitaine, il avait été décidé que nous camperions en dehors du village, à l’endroit même où nous nous étions arrêtés. Le capitaine Marcenay, après avoir conféré avec Malik, donna les ordres que comportait la situation et engagea les indigènes à s’éloigner. Ils ne le firent pas sans protester de leurs bonnes intentions à notre égard, mais le capitaine ne se laissa pas influencer, et les invita avec fermeté à rentrer chez eux et à ne pas s’approcher à moins de cinq cents mètres de notre camp. On verra bientôt que ces précautions n’étaient pas inutiles.

M. Baudrières, fidèle ami de la prudence, approuva hautement le parti adopté, bien qu’il n’en connût pas la raison. Par contre, M. Barsac, qui se voyait déjà porté en triomphe sous des arcs de feuillages ornés de rubans tricolores, ne put cacher son dépit.

Aussitôt que les indigènes se furent retirés, il s’avança vers le capitaine Marcenay, qui se trouvait à deux pas de moi, ce qui me permit de ne rien perdre de la scène, et lui demanda d’un ton bref où perçait une sourde colère :

— Qui donc commande ici, capitaine ?

— Vous, monsieur le député, dit l’officier, froid mais poli.

— Dans ce cas, pourquoi avez-vous, sans me demander mon avis, donné l’ordre de camper, au lieu de loger chez les habitants, et de chasser ces braves nègres, animés pour nous des meilleures intentions ?

Le capitaine prit un temps, comme on dit au théâtre, et répondit avec calme :

— Monsieur le député, si, en votre qualité de chef de la mission, vous en choisissez l’itinéraire et en réglez la marche à votre gré, j’ai, moi aussi, un devoir à remplir, celui de vous protéger. Il est certain que j’aurais dû vous prévenir et vous faire connaître les motifs de ma conduite, mais j’ai voulu d’abord aller au plus pressé. Je vous prie donc de m’excuser, si j’ai négligé cette…

Jusqu’ici, c’est très bien. Le capitaine Marcenay s’est excusé de sa faute, et M. Barsac peut se considérer comme satisfait. Malheureusement — et il est possible qu’une rivalité d’un autre ordre n’y soit pas étrangère — le capitaine est nerveux, quoiqu’il se contraigne, et il va lâcher un mot maladroit qui mettra le feu aux poudres.

— Si j’ai négligé cette formalité, achève-t-il.

— Formalité !… répète M. Barsac, rouge de colère.

Il est du Midi, M. Barsac, et les gens du Midi sont réputés pour avoir du vif-argent dans les veines. Je sens que les sottises vont commencer.

M. Barsac reprend, tout frémissant :

— Et maintenant, du moins, daignerez-vous me les faire connaître, ces motifs qui doivent être bien puissants pour vous avoir ému à ce point ?

Là, qu’est-ce que je disais, voilà que ça se gâte. C’est au tour du capitaine d’être vexé. Il réplique d’un ton sec.

— J’avais appris qu’un complot se tramait contre nous.

— Un complot !… s’exclame ironiquement M. Barsac. Parmi ces braves nègres !… À trente-cinq kilomètres de Timbo !… En vérité !… Et qui donc vous l’a révélé, ce… complot ?

Il faut voir comment M. Barsac prononce : complot ! Il gonfle les joues, roule les yeux. Dieu ! qu’il est de Marseille, en ce moment !

— Malik, répond laconiquement le capitaine.

M. Barsac se met à rire. De quel rire !

— Malik !… Cette petite esclave que j’ai payée vingt-cinq sous !…

M. Barsac exagère. D’abord, Malik n’est pas une esclave, vu qu’il n’y a pas d’esclave en territoire français. Un député devrait savoir ça. Et puis, Malik est une femme très chère. C’est bel et bien vingt-cinq francs qu’elle a coûté, plus un vieux fusil et une pièce d’étoffe.

Cependant, M. Barsac continue.

— … Vingt-cinq sous !… Voilà une belle autorité, en effet, et je conçois que vous ayez eu peur…

Le capitaine a senti le coup. Au mot « peur », il a fait la grimace. Il se domine, mais on sent qu’il est furieux en dedans.

— Vous me permettrez de ne pas partager vos craintes, poursuit cependant M. Barsac, qui se monte de plus en plus. Je tiens à être un héros, moi. Je vais donc aller au village, y coucher, et conquérir ce repaire à moi tout seul.

Nous voici au moment des vraies bêtises. Je l’avais prévu.

— Je ne vous le conseille pas, réplique le capitaine du tac au tac. J’ignore si Malik s’est ou non trompée, mais, dans le doute, j’ai pris le parti qu’exigeait la prudence. Je suis responsable de votre sécurité, je vous l’ai dit. Mes instructions, sur ce point, sont formelles, et je n’y faillirai pas, fût-ce, au besoin, malgré vous.

— Malgré moi !…

— Si donc vous tentiez d’enfreindre les ordres du commandant militaire, et si vous sortiez du camp, j’aurais le regret de vous consigner dans votre tente sous bonne garde. Et maintenant, serviteur, monsieur le Député. Je dois veiller à l’installation du camp, et n’ai pas le loisir de discuter davantage. J’ai bien l’honneur de vous saluer.

Là-dessus, le capitaine porte la main à son képi, exécute un demi-tour à droite des plus réglementaires, et s’éloigne, laissant le député du Midi à deux doigts d’une attaque d’apoplexie.

D’ailleurs, pour être franc, je n’en mène pas large, moi non plus.

La colère de M. Barsac est d’autant plus grande que cette scène se passe en présence de Mlle Mornas. Il va s’élancer à la suite du capitaine dans l’intention évidente de lui chercher une querelle qui pourrait avoir un dénouement tragique, lorsque notre aimable compagne l’arrête d’un mot :

— Restez là, monsieur Barsac, dit-elle. Le capitaine a eu tort, il est vrai, de ne pas vous prévenir, mais il s’en est excusé, et, à votre tour, vous l’avez blessé. Pour le surplus, en vous protégeant malgré vous-même, il accomplit son devoir, au risque de s’attirer votre courroux et de nuire à son avancement. Si vous étiez un peu généreux, vous devriez le remercier.

— C’est trop fort !

— Reprenez votre calme, je vous en prie, et écoutez-moi. Je viens de causer avec Malik. C’est elle qui a donné l’éveil à M. Marcenay et l’a informé du complot qui se préparait contre nous. Avez-vous entendu parler du doung-kono ?

M. Barsac secoue négativement la tête. Il n’écume plus, mais il boude.

— Je le sais, moi interrompt le docteur Châtonnay, qui s’est rapproché. C’est un poison mortel qui a cette particularité de ne tuer ses victimes qu’au bout d’une huitaine de jours. Savez-vous comment on l’obtient ? C’est assez curieux.

M. Barsac n’a pas l’air d’entendre. Le volcan éteint fume encore.

Mlle Mornas répond pour lui.

— Non, docteur.

— Je vais tâcher de vous l’expliquer, dit le docteur Châtonnay non sans une certaine hésitation, bien que ce soit très délicat… Enfin ! allons-y !… Sachez donc que, pour fabriquer du doung-kono, on prend une tige de petit mil (en nègre, samo) qu’on introduit dans l’intestin d’un cadavre. Vingt jours après, on la retire, on la fait sécher, on la pile. La poudre ainsi obtenue est versée dans du lait, dans une sauce, dans du vin, ou dans toute autre boisson, et, comme elle n’a aucun goût, on l’avale sans s’en apercevoir. Huit à dix jours plus tard, on enfle. L’abdomen surtout se gonfle d’une façon incroyable. Au bout de vingt-quatre heures, on succombe, et rien, pas un contrepoison, pas un remède, ne peut vous arracher à ce destin funeste, qui,

S’il n’est digne d’Atrée, est digne de Thyeste !

Bon ! encore un vers ! Je vois bien qu’il rime, parbleu, mais à quoi ?

— Voici maintenant, dit à son tour Mlle Mornas, le complot tramé par les habitants du village. En arrivant ici, Malik a entendu le chef de Daouhériko en parler avec d’autres chefs du voisinage. Dolo Saron, c’est le nom de ce roitelet, devait nous faire une réception amicale, un accueil des plus cordiaux, nous inviter à aller les uns dans sa maison, les autres dans celles de ses complices. Là, on nous aurait offert quelques mets ou quelque boisson du pays que nous n’aurions pas refusés. Pendant ce temps, on aurait fait boire les soldats. Demain, nous repartions sans nous être aperçus de rien, et, dans quelques jours, nous aurions commencé à ressentir les premières atteintes du poison. Bien entendu, tous les nègres des alentours auraient guetté ce moment, et, notre convoi désorganisé, ils auraient pillé nos bagages, auraient emmené nos âniers et nos porteurs en esclavage, se seraient emparés de nos chevaux et de nos ânes. Malik a surpris ce complot, en a avisé le capitaine Marcenay et vous savez le reste.

On pense si nous sommes émus par ce récit. M. Barsac est consterné.

— Hein ! quand je vous le disais ! fait M. Baudrières d’un air triomphant. Les voilà, vos populations civilisées ! De fameux gredins !

— Je n’en reviens pas, gémit M. Barsac. Je suis atterré, littéralement atterré ! Ce Dolo Sarron, avec son air bonhomme ! Ah ! mais ! nous allons rire !… Dès demain, je fais brûler ce village, et, quant à ce misérable Dolo Sarron !…

— Y pensez-vous, monsieur Barsac ! s’écria Mlle Mornas. Songez que nous avons à parcourir des centaines et de centaines de kilomètres. La prudence…

M. Baudrières interrompt. Il demande :

— Est-il bien nécessaire de nous obstiner dans ce voyage ? Cette question a été posée : « Les populations de la boucle du Niger sont-elles ou non suffisamment civilisées pour que des droits politiques puissent leur être accordés ? » Il me semble que nous connaissons la réponse. L’expérience de ces quelques jours, et notamment celle de ce soir, doit nous suffire.

Ainsi attaqué, M. Barsac se reprend. Il se redresse. Il va parler, il parle… Mlle Mornas le prévient.

— M. Baudrières n’est pas très exigeant, dit-elle. Pareil à l’Anglais qui prétendait que toutes les Françaises sont rousses, parce qu’il en avait rencontré une de cette couleur en débarquant à Calais. Il juge tout un peuple sur quelques malfaiteurs. Comme s’il ne se commettait pas de crimes en Europe !…

M. Barsac approuve avec conviction. Mais la langue lui démange. Il s’empare de la parole.

— Très juste ! s’écrie-t-il. Mais il est, messieurs, une autre face de la question. Serait-il admissible que des représentants de la République, à peine au seuil d’une vaste entreprise, se laissassent…

Il parle bien, M. Barsac.

— … se laissassent décourager dès les premiers pas comme des enfants peureux ? Non, messieurs, ceux qui ont l’honneur de porter le drapeau de la France doivent posséder un ferme bon sens et un courage que rien n’abat. Ainsi, ils apprécieront sainement la gravité des dangers qu’ils peuvent courir, et, ces dangers exactement reconnus, ils leur feront face sans pâlir. Mais ces pionniers de la civilisation…

Par le Ciel, c’est un discours !… En voilà pour quelque temps !

— … ces pionniers de la civilisation doivent, par-dessus tout, faire preuve de circonspection et ne pas se hâter de porter un jugement d’ensemble sur toute une immense contrée, en se basant sur un fait unique, dont la réalité même n’est pas certaine. Ainsi que l’a dit excellemment le précédent orateur…

Le précédent orateur, c’est Mlle Mornas, tout simplement. Il sourit, le précédent orateur, et, pour couper court à ce flot d’éloquence, s’empresse d’applaudir à grand bruit. Nous applaudissons tous à son exemple, hors M. Baudrières, cela va de soi.

— La cause est entendue, dit Mlle Mornas au milieu du vacarme, et le voyage continue. Je répète donc que la prudence nous commande d’éviter toute effusion de sang qui pourrait entraîner des représailles. Si nous sommes sages, nous aurons pour principal objectif de cheminer paisiblement. C’est du moins l’avis de M. Marcenay.

— Oh ! alors ! si c’est l’avis de

M. Marcenay !… approuve M. Barsac, moitié figue, moitié raisin.

— Ne prenez pas votre air ironique, monsieur Barsac, réplique Mlle Mornas. Vous feriez bien mieux d’aller trouver le capitaine, que vous avez passablement rabroué tout à l’heure, et de lui tendre la main. En somme, peut-être lui devons-nous la vie.

M. Barsac a la tête chaude, mais c’est un brave et excellent homme. Il hésita juste ce qu’il fallait pour donner du prix à son sacrifice, puis se dirigea vers le capitaine Marcenay qui achevait d’organiser la garde du camp.

— Capitaine, un mot, lui dit-il.

— À vos ordres, monsieur le député, répondit l’officier en prenant la position militaire.

— Capitaine, continue M. Barsac, nous avons eu tort l’un et l’autre, tout à l’heure, mais moi plus que vous. Je vous prie donc de m’excuser. Voulez-vous me faire l’honneur de me donner la main ?

Cela fut dit avec beaucoup de dignité et n’eut rien d’humiliant, je vous assure. M. Marcenay en fut tout ému.

— Ah ! monsieur le député, fit-il, c’est trop ! J’avais déjà tout oublié !…

Ils se serrèrent la main, et je crois que, jusqu’à nouvel ordre, les voilà les meilleurs amis du monde.

L’incident Barsac-Marcenay terminé à la satisfaction générale, chacun de nous se retira sous l’abri qui lui était destiné. J’allais donc me coucher, lorsque je m’aperçus que, suivant sa coutume, M. de Saint-Bérain n’était pas là. Était-il donc sorti du camp, malgré la consigne ?

Sans prévenir mes compagnons de voyage, je me mis à sa recherche. J’eus la chance de rencontrer tout de suite son domestique, Tongané, qui me dit :

— Toi vouloir voir mossié Agénor ? Toi venir doucement. Nous voir lui cachément. Lui beaucoup rigolo !

Tongané me conduisit au bord d’un petit cours d’eau, en deçà de la ligne des sentinelles, et, dissimulé derrière un baobab, je vis, en effet, Saint-Bérain. Il paraissait fort occupé et tenait entre ses doigts un animal que je ne distinguais pas bien.

— Y en a ntori, me dit Tongané. Un ntori, c’est un crapaud.

Saint-Bérain ouvrit largement la gueule de la bête, et lui introduisit dans le corps une tige d’acier effilée à ses deux extrémités. Au milieu était attachée une forte ficelle, dont il tenait l’autre bout.

Le plus singulier, c’est que, pendant toute cette opération, Saint-Bérain ne cessa pas un instant de pousser des soupirs à fendre l’âme. Il avait l’air de cruellement souffrir, et je n’y comprenais rien. J’ai eu, depuis, le mot de l’énigme. Saint-Bérain souffrait, en effet, mais seulement d’infliger au malheureux ntori un traitement si barbare. Pendant qu’il cédait à sa passion pour la pêche, sa sensibilité protestait.

Après avoir déposé le crapaud dans les herbes de la rive, il se blottit derrière un arbre, un gros bâton à la main, et attendit. Nous fîmes comme lui.

Nous n’eûmes pas à attendre longtemps. Presque aussitôt, un animal bizarre, une sorte d’énorme lézard, apparut.

— Toi voir, me dit Tongané à voix basse, y en a belle « gueule-tapée » !

Gueule-tapée ?… Le docteur me dit le lendemain qu’on désigne ainsi une variété d’iguane.

La gueule-tapée, donc, avala le crapaud, puis voulut retourner à l’eau. Se sentant alors retenue par la ficelle, elle se débattit, et les pointes d’acier lui pénétrèrent dans les chairs. Elle était prise. Saint-Bérain tira l’animal à lui, et leva son bâton…

Qu’est-ce à dire ? Le bâton retombe sans force, tandis que Saint-Bérain pousse un véritable gémissement… Une fois, deux fois, trois fois, le bâton se lève menaçant ; une fois, deux fois, trois fois, il retombe inoffensif, avec accompagnement d’un lamentable soupir.

Tongané perd patience. Il s’élance hors de notre cachette, et c’est lui qui, d’un coup vigoureux, met fin à l’incertitude de son maître et aux jours de la gueule-tapée, qui n’avait jamais aussi bien mérité son nom.

Saint-Bérain pousse encore un soupir, de satisfaction cette fois. Déjà Tongané s’est emparé de l’iguane.

— Demain, dit-il, y en a manger queule-tapée. Moi faire cuire. Y aura beaucoup bon.

Il y eut « beaucoup bon », en effet.

Le 16 décembre, nous repartîmes dès l’aube. Nous contournâmes d’abord la ville, où l’on apercevait peu d’habitants à cette heure matinale. Ce vieux mécréant de Dolo Sarron nous regarda défiler, et je crus le voir esquisser à notre adresse un geste de menace.

À un kilomètre de là, nous traversâmes un bois composé de karités, de ntabas et de bans, à ce que nous apprit le docteur Châtonnay.

— Le ntaba, nous dit-il, est un ficus de grandes dimensions. Ses feuilles, larges de vingt-cinq à trente centimètres, sont employées pour abriter les campements. Ses fruits, qui mûrissent en juin, renferment trois ou quatre gros haricots qui baignent dans un jus très sucré. Les indigènes s’en régalent. Nous autres Européens, nous préférons le fruit du saba, qui rappelle notre cerise. Quant au ban, dont le fruit, vous le voyez, ressemble à notre pomme de pin, c’est un palmier. Ses branches sont employées à construire des toits de cases, des paniers servant aux transports, comme nous en avons quelques modèles dans notre convoi. Avec les feuilles, on fabrique des chapeaux, des nattes, des sacs à marchandises. Enfin, les branches séchées et fendillées font des torches excellentes. C’est avec ces torches, d’ailleurs, que nous nous éclairons.

Un peu avant neuf heures, le sentier fut coupé par une rivière, où grouillaient, comme d’habitude, hippopotames et caïmans. Il nous fallut la traverser à gué. Je remarquai alors que c’était la première fois que nous étions dans ce cas. Jusqu’ici, ou bien nous avions trouvé des ponts, ou bien les eaux étaient si basses que c’est tout juste si nos montures avaient pu y tremper leurs sabots. Cette fois, c’était différent, nous avions devant nous une véritable rivière.

Par bonheur, son niveau était moins haut que nous ne l’avions craint. Nos chevaux furent mouillés à peine jusqu’au poitrail, et notre passage s’accomplit sans difficulté.

Mais, pour les ânes, ce fut une autre chanson. Lorsque ces animaux, d’ailleurs très chargés, eurent atteint le milieu de la rivière, ils s’arrêtèrent d’un commun accord. Les âniers s’efforcèrent vainement de les faire avancer. Ils se montrèrent aussi insensibles aux cris d’encouragement qu’aux coups de bâton.

— Ah ! moi connaître, fit l’un des âniers. Eux vouloir baptême.

— Oui ! oui ! répondirent ses collègues. Eux attendre baptême.

Chacun d’eux se baissant alors prit dans ses mains un peu d’eau, qu’il versa sur la tête des animaux dont il avait la garde, tout en prononçant des mots inintelligibles.

— C’est, expliqua M. Tassin, un usage immémorial dans ces pays. Au premier gué qu’il faut traverser, la règle est de baptiser les ânes. Vous allez voir que, maintenant que les rites sont accomplis, ils vont repartir sans difficulté.

Ce ne fut pas long, en effet.

Il faisait près de trente degrés à l’ombre. Les ânes, qui avaient probablement trouvé agréable la fraîcheur de l’eau, pensèrent sans doute qu’un bon bain leur serait plus agréable encore. Après deux ou trois joyeuses pétarades, ils se renversèrent gaiement dans la rivière, et se roulèrent avec tant de plaisir que leurs charges mal attachées commencèrent à s’en aller à la dérive.

Il fallut les repêcher. Les âniers s’y employèrent avec la sage lenteur qui les caractérise, de sorte que, sans les soldats du capitaine Marcenay, nous aurions perdu la moitié de nos provisions, de nos cadeaux, de nos marchandises d’échange, ce qui eût été un irréparable malheur.

Comme M. Barsac exhalait son impatience et sa mauvaise humeur en termes violents et qu’il apostrophait d’épithètes provençales mais injurieuses les âniers flegmatiques, Moriliré s’approcha de lui :

— Mani Tigui (commandant), lui dit-il doucement, toi pas crier.

— Que je ne me mette pas en colère !… Quand ces animaux-là vont me noyer pour cent mille francs de marchandises !…

— Pas bon, reprit le guide. Toi, beaucoup patience. Si charges tomber, indigènes disputer, toi pas crier. Eux parler beaucoup, mais pas méchants. Après, y a beaucoup bon.

Ce que je vous raconte là, pour exact que ce soit, ne vous amuse peut-être pas. S’il en est ainsi, je n’y peux rien. En m’embarquant pour suivre la mission Barsac, je m’attendais à un reportage passionnant, et je pensais vous envoyer de la copie bourrée d’aventures fabuleuses. Ombres mystérieuses des forêts vierges, luttes contre la nature, combats contre les animaux féroces, batailles avec d’innombrables armées de nègres, voilà de quoi étaient faits mes rêves. Il me faut déchanter. Nos forêts, c’est la brousse, et nous ne nous heurtons à aucune difficulté naturelle. En fait d’animaux, nous n’avons guère vu que des hippopotames et des caïmans, fort nombreux, il est vrai, auxquels il convient d’ajouter des troupeaux d’antilopes et, par-ci par-là, quelques éléphants. Quant aux nègres altérés de carnage, nous ne rencontrons que des amis, si j’en excepte ce vieux brigand de Dolo Sarron. C’est un voyage très monotone.

En quittant Daouhériko de fâcheuse mémoire, nous avons d’abord gravi une côte, puis nous sommes redescendus sur Bagareya, dans la vallée du Timkisso. Je remarque à ce moment, faute d’observation plus palpitante, que Tchoumouki a quitté l’arrière-garde et marche en compagnie de Moriliré. Il y a donc de la brouille avec Tongané ? Tchoumouki et Moriliré causent ensemble, et semblent être les meilleurs amis du monde. Allons ! tant mieux !

Quant à Tongané, il n’a pas l’air de beaucoup regretter son camarade. À l’arrière du convoi, il s’entretient avec la petite Malik, et la conversation paraît fort animée. Une idylle, peut-être ?…

À partir de Bagareya, c’est de nouveau la brousse, qui se dessèche de plus en plus, à mesure que nous nous éloignons de la saison des pluies, et c’est de nouveau la plaine, que nous n’abandonnerons plus, autant dire, jusqu’à Kankan, que nous avons atteint hier, 23 décembre, et d’où je date cet article.

Dans la journée du 22, à Kouroussa, nous avons passé la Djoliba, que M. Tassin m’affirme être le Niger, mais, à Kankan, nous retrouvons une autre rivière aussi importante qui se dirige vers la première, qu’elle rejoint, paraît-il, à quatre-vingts kilomètres dans le Nord. Pourquoi ne serait-ce pas cette rivière, qu’on nomme le Milo, qui serait le Niger véritable et authentique ? M. Tassin, non sans une expression assez méprisante, m’affirme qu’il n’en est rien, mais il ne me dit pas pourquoi. Peu m’importe, d’ailleurs.

Et les incidents ? me direz-vous. Quoi ! pendant ces neuf journées, il ne vous serait rien arrivé ?

Rien du tout, ou si peu !

J’ai beau consulter à la loupe mon carnet de notes, je n’y trouve que deux faits dignes, à la rigueur, d’être relatés. Le premier est imperceptible. Quant à l’autre… Ah ! dame ! l’autre, je ne sais trop ce qu’il faut en penser.

Voici, d’abord, le bref récit du premier.

Trois jours après avoir quitté Daouhériko, nous cheminions sans fatigue entre les lougans assez bien cultivés, indice que nous approchions d’un village, quand des indigènes croisant notre route donnèrent tout à coup des signes manifestes de peur et prirent la fuite.

— Marfa ! Marfa ! criaient-ils, tout en jouant des jambes.

Marfa veut dire fusil en langage bambara. Or, nous comprendrons d’autant moins le sens de ces exclamations, que, pour ne pas effrayer les nègres, il avait été décidé par le capitaine Marcenay que ses hommes dissimuleraient les leurs dans des gaines de cuir fauve ne rappelant en rien la forme des armes. Il n’y avait donc pas de fusil apparent. D’où venait cette terreur des nègres que nous croisions ?

Nous nous le demandions en vain, lorsque nous entendîmes un fracas métallique suivi d’un cri d’indignation poussé par M. de Saint-Bérain.

— Les coquins ! hurlait-il, furieux. Ils jettent des pierres sur mon étui à lignes ! Le voilà tout bosselé ! Attendez ! Attendez un peu, misérables !…

On eut toutes les peines du monde à l’empêcher de poursuivre ses agresseurs, et encore fallut-il que Mlle Mornas intervînt. Les nègres, voyant son bel étui nickelé étinceler au soleil, l’avaient pris pour un canon de fusil. De là leur effroi.

Pour éviter le retour de semblables méprises qui auraient pu nous attirer quelque méchante affaire, M. Barsac pria M. de Saint-Bérain de placer son trop brillant matériel dans les bagages, sur le dos d’un âne. Mais il n’y eut pas moyen de faire entendre raison à l’obstiné pêcheur, qui déclara que pour rien au monde il ne se débarrasserait de ses lignes. Tout ce que l’on put obtenir, ce fut qu’il enveloppât son étui nickelé dans un lambeau d’étoffe, de manière à en dissimuler l’éclat.

C’est un type, mon ami Saint-Bérain.

L’autre fait se passe à Kankan, où nous sommes arrivés, avec douze heures de retard sur nos prévisions, dans la matinée du 23, à cause d’un nouvelle fugue de Moriliré. Le 22, au moment de nous mettre en route pour la seconde étape de la journée, pas de Moriliré. On le cherche en vain de tous côtés, et il faut bien nous résigner à l’attendre.

Le lendemain, à la première heure, notre guide était d’ailleurs à son poste, et s’occupait du départ comme si de rien n’était. Cette fois, l’absence n’était pas niable. Aussi Moriliré ne perdit pas son temps en dénégations inutiles. Il expliqua qu’il avait dû retourner au précédent campement où il avait oublié les cartes du capitaine Marcenay. Ce dernier le tança vertement, et l’incident fut clos.

Je ne vous en aurais même pas parlé, si Saint-Bérain, avec sa fantaisie habituelle, n’avait essayé de le grossir en le dénaturant. Souffrant d’insomnie cette nuit-là, il avait, paraît-il, assisté au retour de notre guide. Or, n’est-il pas allé dire en grand mystère, au capitaine Marcenay, que Moriliré revenait non de l’ouest, d’où nous arrivions nous-mêmes, mais de l’est, c’est-à-dire du côté de Kankan où nous allions, qu’il ne pouvait, par conséquent, avoir été chercher un objet oublié, et que, par suite, il avait menti.

Sorti de toute autre source, un tel renseignement mériterait peut-être d’être tenu en considération, mais venant de Saint-Bérain !… Saint-Bérain est si distrait qu’il aura perdu le nord.

Revenons à nos moutons. Je vous disais donc que l’autre fait avait Kankan pour théâtre. Pendant que nous y errions, Mlle Mornas, M. Barsac, Saint-Bérain et moi, sous la conduite de Tchoumouki et de Moriliré…

Mais je m’aperçois que j’ai oublié d’éclairer ma lanterne, et qu’il convient de prendre les choses d’un peu plus loin.

Sachez donc que, les jours précédents, Moriliré n’avait cessé de nous importuner, les uns après les autres, en nous vantant les mérites d’un certain griot, plus spécialement un kéniélala (qui prédit l’avenir), domicilié à Kankan. À l’entendre, ce kéniélala posséderait une « double vue » étonnante, et, à maintes reprises, il nous avait pressés d’en faire personnellement l’expérience. Inutile de dire que, sans nous concerter, nous l’avions envoyé promener à l’unanimité. Nous ne sommes pas venus au coeur de l’Afrique pour consulter des somnambules plus ou moins extralucides.

Mais, tandis que nous nous promenons à travers Kankan sous leur direction, voilà que Moriliré et Tchoumouki s’arrêtent à deux pas d’une case, qui d’ailleurs n’offre rien de particulier. Par un hasard que je les soupçonne fort d’avoir aidé, il paraît que nous sommes précisément devant la demeure du fameux kéniélala qu’ils nous ont tant vanté. De nouveau, ils nous conseillent de lui rendre visite. De nouveau, nous refusons. Mais ils ne se tiennent pas pour battus et ils recommencent imperturbablement l’éloge du vénérable sorcier.

Qu’est-ce que ça peut bien faire à Moriliré ou à son camarade Tchoumouki que nous allions chez leur kéniélala ? Les moeurs du pays seraient-elles à ce point policées que nos deux gaillards eussent une « commission » sur la recette de leur phénomène, et seraient-ils chargés de lui racoler des clients, comme les gondoliers de Venise en racolent pour les fabricants de verrerie et de dentelle ? Voilà qui donnerait raison à M. Barsac !

Les deux compères ne se découragent pas. Ils insistent, insistent tellement que nous cédons, ne serait-ce que pour avoir la paix. Après tout, nous pouvons bien leur faire ce plaisir, et s’ils y gagnent quelques cauries, tant mieux pour eux.

Nous entrons dans une case d’une abominable saleté, et où ne pénètre qu’une lumière très atténuée. Le kéniélala est debout au milieu de la pièce. Après s’être tapé pendant cinq minutes sur la cuisse en nous disant Ini-tili, ce qui veut dire « bon midi » — il est cette heure-là, en effet — il s’accroupit sur une natte et nous invite à l’imiter.

Il commence par faire devant lui un tas de sable très fin, qu’il étale, d’un seul coup, en éventail, à l’aide d’un petit balai. Il nous demande ensuite une douzaine de noix de kola, moitié rouges, moitié blanches, qu’il fait passer vivement au-dessus du sable en marmottant des paroles incompréhensibles, puis, rangeant les fruits sur le sable suivant diverses figures, cercles, carrés, losanges, rectangles, triangles, etc., il fait des signes bizarres au-dessus d’eux comme pour les bénir. Enfin, il les ramasse précieusement, et tend sa main sale dans laquelle nous déposons le prix de la consultation.

Nous n’avons plus qu’à l’interroger. Il est inspiré. Il parlera.

Nous lui posons, à tour de rôle, quelques questions, qu’il écoute en silence. Il donnera toutes les réponses à la fois, nous annonce-t-il. Quand nous avons fini de parler, il parle aussitôt à son tour, avec une grande volubilité, très vivement, en homme sûr de ce qu’il avance. Pas gaies, les prédictions de notre magicien ! Si nous avions la foi — qui nous manque heureusement — nous sortirions de son officine pleins de soucis et d’inquiétudes.

C’est par moi qu’il commence, par moi qui me suis enquis du sort réservé à ce que j’ai de plus cher au monde, c’est-à-dire aux articles que je vous envoie.

— Bientôt, me dit-il dans un charabia que je traduis en français clair, personne n’aura plus de tes nouvelles.

Voilà bien ma chance ! Mais enfin, le sorcier a dit : bientôt. Je peux donc être tranquille pour la présente lettre. Le kéniélala passe à Saint-Bérain.

— Tu recevras, lui prédit-il, une blessure qui t’empêchera de t’asseoir.

Je pense aux hameçons. Il retarde, le vieux farceur. Il s’égare dans le passé, dont Moriliré et Tchoumouki n’ont sans doute pas manqué d’illuminer les ténèbres.

C’est maintenant le tour de Mlle Mornas.

— C’est au coeur que tu seras frappée, prononce le kéniélala.

Eh ! eh ! pas si bête ! Remarquez qu’il n’a pas précisé. La blessure sera-t-elle physique ou morale ? Moi, je penche pour la seconde hypothèse, et je soupçonne fort nos deux guides de s’être livrés à quelque « potin ». Mlle Mornas a sûrement interprété la prophétie comme moi, car elle a rougi. Parions qu’elle pense au capitaine Marcenay.

Mais notre magicien s’est tu, puis il a regardé M. Barsac d’un air menaçant. Il est clair que nous en sommes à la prédiction la plus importante. Il vaticine :

— Au-delà de Sikasso, je vois des Blancs. C’est pour vous tous l’esclavage ou la mort.

Il en a de gaies, le gros père.

— Des Blancs !… répète Mlle Mornas. Vous voulez dire : des Noirs.

— J’ai dit : des Blancs, affirme solennellement le kéniélala, qui singe l’inspiration de la manière la plus amusante. Ne dépassez pas Sikasso. Sinon, l’esclavage ou la mort.

Bien entendu, nous prîmes l’avis en plaisantant. À qui ce diseur de bonne aventure ferait-il croire qu’il peut exister en territoire français une troupe de Blancs assez nombreuse pour mettre en péril une colonne de l’importance de la nôtre ? Au dîner, le soir, on s’amusa de cette histoire, même le craintif M. Baudrières, après quoi on n’y pensa plus.

Mais j’y pensais de nouveau, moi, le soir, en me couchant. J’y pensais très sérieusement, et, finalement, j’aboutis à des conclusions qui… que… Enfin, jugez vous-même.

Posons d’abord les termes du problème.

Il existe deux faits et demi.

Le demi-fait, c’est l’absence de Moriliré à Timbo et, lors de la dernière halte, avant Kankan.

Les deux faits sont l’empoisonnement au doung-kono et la sinistre prédiction du sorcier nègre.

Cela posé, raisonnons.

Premier fait. Est-il croyable que le chef d’un infime village ait conçu le projet insensé de s’attaquer à une région de la Sénégambie depuis longtemps occupée par nos troupes, à trente-cinq kilomètres de Timbo, où un important poste français tient garnison ? Non, ce n’est pas croyable. C’est au contraire inadmissible, absolument inadmissible.

Deuxième fait. Est-il croyable qu’un vieux nègre stupide et ignorant ait le pouvoir de lire dans l’avenir ? Non, il n’a pas ce pouvoir, c’est absolument certain.

Or, l’incident du doung-kono est tout aussi certain, ou, du moins, puisqu’il est avéré pour moi qu’un tel projet n’a jamais pu être conçu, on s’est arrangé de manière à nous faire croire à sa réalité.

Et, de même, il est certain que le kêniélala, qui, livré à lui-même, eût parlé au hasard, et nous eût dit tout autre chose, n’a pas dit, en fait, autre chose, mais s’est obstiné à nous prédire l’esclavage ou la mort au-delà de Sikasso.

La conclusion s’impose : on a voulu nous effrayer.

Qui ? Pourquoi ? me demandez-vous.

Qui ? Je n’en sais rien.

Pourquoi ? Dans le but de nous faire renoncer à notre voyage. Nous gênons quelqu’un, et ce quelqu’un ne veut pas que nous dépassions Sikasso.

Quant au demi-fait Moriliré, ou il ne signifie rien, ou, si Saint-Bérain n’a pas été aussi distrait que de coutume, Moriliré est complice de ceux qui tentent d’arrêter notre marche. Son insistance à nous conduire chez le kêniélala le rend déjà très suspect, et il est à croire qu’il a été, à tout le moins, payé dans ce but. Il conviendra d’élucider ce point.

Telles sont mes conclusions. L’avenir me dira si elles sont ou non fondées.

Qui vivra verra.

Amédée Florence.

Dans la brousse, à une journée de marche de Kankan, 26 décembre. — J’ajoute ce post-scriptum à ma lettre d’avant-hier, que Tchoumouki se charge de vous faire parvenir.

Ce qui nous est arrivé cette nuit est extraordinaire. Je vous le signale sans même essayer de l’expliquer.

Nous avons quitté Kankan hier matin, 25 décembre, et, après deux fortes étapes d’une trentaine de kilomètres au total, nous avons campé le soir en rase campagne. Le pays est peu peuplé. Le dernier village traversé, Diangana, est à près de vingt kilomètres en arrière, et cinquante kilomètres nous séparent du prochain, Sikoro.

À l’heure habituelle, le camp dormait.

Au milieu de la nuit, nous avons été réveillés tout à coup par un bruit étrange, que nul de nous ne put expliquer d’une manière plausible. C’était comme un ronflement colossal, analogue à celui d’une machine à vapeur, ou, plus exactement, au bourdonnement d’insectes, mais d’insectes gigantesques, d’insectes qui auraient une taille d’éléphants. D’après les renseignements donnés par les sentinelles, ce bruit insolite avait commencé dans la direction de l’ouest. D’abord très faible, il avait augmenté peu à peu d’intensité. Au moment où nous sortons de nos tentes, il atteint son maximum. Le plus singulier, c’est qu’il nous vient d’en haut, de l’air, du ciel. La cause qui le produit est juste au-dessus de nous. Mais quelle est-elle ?

Nous écarquillons nos yeux en vain. Impossible de rien voir. De gros nuages masquent la lune, et la nuit est noire comme de l’encre.

Pendant que nous nous épuisons inutilement à percer les ténèbres, le ronflement s’éloigne dans l’est, diminue, meurt. Mais, avant qu’il ne soit complètement éteint, nous en percevons un deuxième qui nous arrive de l’ouest. Comme le premier, ce ronflement grandit, atteint son maximum, diminue et cesse, en s’éloignant du côté de l’est.

Le camp semble frappé de terreur. Tous les Noirs ont le visage contre terre. Quant aux Européens, ils se sont groupés autour du capitaine Marcenay. Avec eux, j’aperçois Tchoumouki et Tongané, qui, à force de vivre parmi les Blancs, ont acquis un peu de leur fermeté d’âme. Par contre, je ne peux découvrir Moriliré. Sans doute est-il à plat ventre quelque part avec ceux de sa couleur.

Par cinq fois, le terrifiant ronflement naît, grandit et s’éteint. Puis la nuit reprend son calme habituel et s’achève paisiblement.

Au matin, c’est toute une affaire que de reformer la colonne. Les nègres ont peur et se refusent obstinément à partir. Le capitaine Marcenay finit toutefois par les mettre à la raison. Il leur montre le soleil qui se lève dans un ciel sans nuages. À coup sûr, rien d’anormal ne se passe dans l’air, en ce moment.

Enfin nous partons avec trois heures de retard.

Le phénomène de cette nuit fait, bien entendu, l’objet de toutes les conversations, mais personne ne peut réussir à l’expliquer. Peu à peu, cependant, on commence à parler d’autre chose, quand, à deux kilomètres environ du campement que nous venons de quitter, le capitaine Marcenay, qui marche en tête, constate que le sol est creusé par des ornières longues d’une cinquantaine de mètres, et orientées de l’ouest à l’est. Ces ornières, profondes de dix centimètres environ du côté ouest, s’effacent insensiblement du côté est. Elles sont au nombre de dix réunies en cinq groupes de deux.

Ont-elles un rapport quelconque avec le phénomène de cette nuit ? On est d’abord tenté de répondre : non.

Et pourtant il y a cette direction commune de l’ouest à l’est ; il y a ces nombres semblables : cinq groupes d’ornières, cinq ronflements successifs…

Alors ?…

Alors, je ne sais pas.

Amédée Florence.