L’Étourdi, 1784/Première partie/1

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, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 1-4).

L’ÉTOURDI.

LETTRE PREMIERE.

Préliminaires indiſpenſables.


QUe me demandes-tu, mon cher Deſpras ? pourquoi veux-tu que, par un récit ſincere de toutes mes fredaines, je te retrace ce temps orageux d’une jeuneſſe inconſidérée que j’ai employé follement à courir après cet Être trompeur & fugitif qu’on nomme bonheur, & dont je ne ſaiſis jamais que l’ombre. Tu deſires, dis-tu, connaître toutes mes folies ? La plus grande, ſans doute, eſt celle de te les raconter, tu l’exiges ; eh bien ! connais-moi, connois tous ces bouillans tranſports, ces appétits déréglés auxquels je ne ſavois rien refuſer ; c’eſt pour toi, pour toi ſeul que j’écris.

Je ne te ferai point une énumeration pompeuſe de mes premiers parens : il t’importe fort peu de ſavoir qui ils furent. Je ne penſe point comme la plupart de ces Gentilhommes qui, s’enorgueilliſſant d’une longue ſuite d’ayeux, jouiſſent moins dans les races futures que dans celles qui n’exiſtent plus. J’ai toujours penſé qu’il valait mieux briller de ſa propre gloire, & en réfléchir l’éclat ſur ſes neveux, que de l’emprunter de ſes peres. Le mien occupe un des premiers rangs dans la ville de … un frere aîné eſt marié dans la maiſon paternelle, un autre Officier dans le régiment de … un troiſieme frere ſervant dans la cavalerie, une ſœur attendant mari, & moi ; compoſons la famille de M. de Falton, c’eſt le nom de celui à qui je dois le jour.

J’avais quinze ans lorſque je quittai le college pour aller à ** dans l’école du Génie, y étudier les Mathématiques. Les propos de mes camarades, les deſirs de mon âge, tout me diſait qu’il exiſtait dans le monde un bonheur qui m’était inconnu, & qui ne me ſerait dévoilé que par la plus délicieuſe des expériences.

Ce fut par le moyen de quelques livres qu’on m’avoit prêté, que je fis les premieres acquiſitions de certaines notions infiniment plus intéreſſantes & plus liées à la nature, que le pompeux galimathias algébrique dont on m’excédait chaque jour.

Une nuit, à la ſuite de la lecture de Thémidore, je rêvai à Roſette qui en eſt la principale héroïne ; & par la plus chere des illuſions, je trouvai, dans les bras du ſommeil, les plaiſirs qu’un amant goûte ſur le ſein de ſa maîtreſſe.

Les impreſſions d’un ſonge ne s’effacent que long-temps après ſa fuite. En effet, j’éprouvai, après mon réveil, les ſuites voluptueuſes d’un amoureux délire : le plaiſir avait parcouru tous mes ſens, &, avait porté le trouble & le deſir.

Peins-toi un étalon vigoureux, découplé, l’œil ardent, la tête haute, bondiſſant de deſirs & d’impatience, échappé du haras. Il frappe la terre, fend l’air qu’il électriſe, & ſouffle le feu par les naſeaux. C’eſt à-peu-près l’état où j’étais, & dans lequel me trouva le Chevalier de Nanlo qui entra chez moi dans ce moment.

Nanlo étoit celui de mes camarades avec lequel je cherchais le plus à me lier d’amitié. Il avait de l’expérience ; il s’apperçut de mon agitation, & m’en demanda la cauſe. Je lui fis l’aveu de mon rêve ; il m’en plaiſanta, s’obſtinait à croire qu’il avait été volontaire, & que je ne devais nullement aux pavots de Morphée la ſource du torrent de délices dans lequel je paraiſſais nager encore. Mais le ton & la ſimplicité de mes réponſes, lui faiſant connaître que je n’étais nullement coupable de ce qu’il me reprochait, ce bon camarade eut pitié de mon ignorance, & m’apprit l’art d’anticiper, ſans riſque, ſur les droits de l’hymen, & de réaliſer mon ſonge ſans Le ſecours du ſommeil.