L’Étourdi, 1784/Seconde partie/3

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, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 13-18).

LETTRE III.

Il ne faut jurer de rien.


LE haſard qui, ſans doute, voulait plus ſervir mes deſirs que la vertu de Madame de Nephes, me conduiſit chez elle dans un moment où ſon mari était ſorti, & tous ſes gens éloignés. J’entre de piece en piece à pas précipités quoique ſuſpendus, ſans rencontrer perſonne qui les arrête. Je parviens juſques dans ſon appartement, elle repoſait. Emporté loin de moi, la profonde ſolitude dans laquelle nous nous trouvions, la fureur de mes deſirs, tout m’invitait à la témérité. Je crus que cet inſtant qui confond toutes les idées des femmes ſaiſi par moi, avec la derniere audace, me rendrait heureux. La ſurpriſe, l’effroi commencerent bien ma victoire ; mais elle fut ſuſpendue pour quelques inſtans.

Madame de Nephes s’eſquiva de mes bras, en me reprochant, d’une voix étouffée & tremblante, de ne connaître en amour d’autre plaiſirs que ceux que les ſens procurent. Vous traitez de chimere, me dit-elle, & d’illuſion, les mouvemens qui portent à l’ame une volupté plus vive & plus délicate mille fois que ne peut l’être celle dont vous faites votre unique objet. J’avais meilleure opinion de vous.

Quelques modérés que fuſſent ces reproches, je ne doute pas qu’ils ne m’en euſſent impoſé, ſi le ton dont elle me les faiſait, ne m’eût fait perſiſter dans mes deſſeins. Sa voix, naturellement douce, avait ſi peu acquiſe ce ſon que lui donne la colere, que je ne pus me déterminer à ne pas eſſayer ſon indulgence. Je changeai ſeulement de moyens.

Tu ſais, mon cher Deſpras, avec quelle facilité je pleure, & avec quel art ; je joins aux larmes les plus abondantes les ſanglots & les gémiſſemens. Jamais plus belle occaſion d’employer mes talens ne s’était offerte. L’éloquence du ſilence, des larmes & de l’accablement, devinrent donc mes ſeules armes contre Madame de Nephes. Je me précipitai à ſes genoux, je lui pris la main, & la lui baiſai avec une ardeur extrême ; enſuite tout doucement je levai mes yeux ſur les ſiens, comme pour y chercher l’abſolution de ma témérité paſſée ; mais mon but était de lui montrer mes larmes. Car l’on m’a dit plus d’une fois que je ſuis, on ne peut pas plus intéreſſant quand je pleure ; parce que mes yeux qui, dans leur état naturel, ſe trouvent un peu moins tendres que hardis, ſe trouvent très-adoucis par cette humidité, En effet, ces groſſes larmes qui ſillonnaient le long de mes joues, ces ſoupirs dont elles étaient accompagnées, & les ſanglots, dont je les ornais, produiſirent tout l’effet que je m’en étais promis, en la jetant dans le plus grand attendriſſement. Comment dépeindre tous les mouvemens qui l’agitaient. La joie, la tendreſſe, la douleur, le deſir même, chacun de ces ſentimens ſiégeait tour-à-tour dans ſes yeux.

J’y avais lu trop diſtinctement l’impreſſion qu’elle recevait de ma préſence, & les efforts qu’elle mettait à me les cacher pour ne pas achever d’abattre ſa vertu expirante. J’oſai porter ma bouche ſur un ſein qui, ſans être d’albâtre, en avait la blancheur & la fermeté.


Comme on voit d’un ruiſſeau les ondes argentées.
S’élever, s’applanir, par les vents agités,
De même ce beau ſein libre dans ſon eſſor,
Se ſouleve, s’abaiſſe, & ſe ſouleve encore.


Toute égarée qu’elle était alors, cependant elle était encore aſſez à elle-même pour ſentir le danger où elle ſe trouvait expoſée. Mais il était trop tard pour que cette réflexion pût lui être utile… Mes baiſers portent l’incendie aux extrémités de ſon corps ; ſes genoux fléchiſſent, enfin ſon ſein palpite, tout ſon corps s’affaiſſe, elle tombe. Déjà la nature avait donné le ſignal du plaiſir, déjà elle repouſſait d’une main égarée mes careſſes brûlantes, quand tout-à-coup elle ſe ſent abymée dans les flots d’une volupté plus profonde encore. Son ame ne peut y réſiſter, elle s’envole en comblant la meſure des plaiſirs. Bientôt elle recouvre la vie, & retrouve deux fois la mort dans l’ardeur de mes embraſſemens.

Avant de me ſéparer de Madame de Nephes, je lui fis promettre qu’elle viendrait ſouper le même-jour dans une petite maiſon que j’avais, & où il lui était aiſée de ſe rendre ſans ſuite & ſans crainte. La réputation qu’elle s’était faite exigeait toutes les meſures qui ſemblaient devoir aſſurer ſon ſecret. Elle fut ſenſible à ce procédé de ma part, trouva que mon arrangement la mettait à l’abri des commentaires & des ſoupçons où mes viſites pouvaient l’expoſer ; & mon empreſſement à paſſer la ſoirée tête à tête avec elle, la flatta d’autant plus qu’il lui prouvait mon amour. Hélas ! elle était bien éloignée de s’attendre à ce qui lui arriva, & moi bien éloigné de le prévoir. Le premier courier t’inſtruira de l’un & de l’autre.