L’Évangéliste/XI

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E. Dentu, éditeur (p. 227-252).


XI

UN DÉTOURNEMENT


« Le train !… J’arrive à temps… » fit Mme Ebsen tout essoufflée, chargée de parapluies, d’une paire de socques dans un journal, et s’arrêtant aux barrières de l’arrivée au moment où le train de six heures entrait en gare.

Elle était à la maison, bien tranquille, préparant leur couvert pour dîner, quand un orage subit, le dernier orage de l’été, éclatait en trombes ruisselantes ; et l’idée de sa fille partie le matin pour Port-Sauveur en robe légère et souliers fins, comme toutes les Parisiennes ce jour-là, la précipitait dehors, la jetait toute haletante dans un omnibus vers la gare d’Orléans. Maintenant elle attendait, appuyée à la claire-voie, cherchant à distinguer le chapeau d’Éline, un bout de ses tresses, dans cette foule de gens pressés, effarés, portant des paniers, des bouquets, égouttant encore leurs parapluies ou des vêtements flasques et trempés par l’averse, se bousculant à qui arriverait le premier aux voitures, avec des cris étranglés : « Prenez le chien… portez l’enfant… »

Mais elle avait beau se pencher vers la porte, se hausser, regarder par-dessus la grille ou le bras d’un douanier jusque sur le quai où s’alignaient les wagons luisants et vides, le chapeau noir d’Éline demeurait invisible. D’abord la mère ne s’effraya pas, expliquant le retard avec ce déluge imprévu. Bien sûr, sa fille arriverait par le train suivant ; un peu tard seulement, car d’ici huit heures il n’y avait plus que l’express, qui ne s’arrêtait pas à Ablon. Elle prit gaîment son parti, se mit à marcher dans la longueur de la salle déserte, où le gaz qu’on venait d’allumer secouait sa flamme au vent humide et se reflétait sur les pavés inondés de la cour. Un moment le sifflet de l’express agita la gare d’un piétinement, d’un bruit de voix et de brouettes rouantes ; puis elle n’entendit plus que l’écho de sa lente promenade, le ruissellement de l’interminable pluie, ou dans les cages vitrées le froissement d’un lourd feuillet retourné, un nez invisible qui se mouchait bruyamment.

Mme Ebsen s’ennuyait d’attendre ainsi, l’estomac creux, les pieds froids, et, pour se consoler de sa longue faction, songeait que tout à l’heure, dans leur petit nid capitonné, elles s’installeraient toutes deux vis-à-vis l’une de l’autre devant une bonne « soupe de bière » toute chaude… Huit heures !… Voici les coups de sifflets et les rebondissements de l’entrée en gare. Les portes s’ouvrent, et toujours pas d’Éline… Décidément on l’avait retenue au château ; la mère allait trouver une dépêche en rentrant. C’est égal, après tout ce que Mme Autheman savait de leur vie si serrée et si tendre, ce n’était pas chandi ; Éline non plus n’aurait pas dû céder. La pauvre femme grondait toute seule revenant sous la pluie et barbotant dans les flaques d’eau, par ces longues avenues qui alignent de la gare au Val-de-Grâce de grandes constructions inhabitées, des cinq étages de plâtre neuf avec des trous noirs pour fenêtres.

« Vous avez une dépêche pour moi, mère Blot !…

– Non, madame… y a que le journal… Mais comment ça se fait que vous voilà toute seule ? »

Elle n’eut pas la force de répondre, envahie des mille terreurs qui battaient son front à la fois. Éline était donc malade ? Mais on l’eût prévenue alors, si ce château avait pour habitants des êtres humains… Partir, courir les routes, la nuit, d’un temps pareil !… Il valait encore mieux attendre au lendemain matin… Quelle triste soirée, qui lui rappelait le retour de l’enterrement de grand’mère, la même sensation de vide et d’adieu, avec cette différence qu’Éline manquait et que Mme Ebsen était seule, décidément seule à porter son chagrin et les ressassements de son inquiétude.

Pas de lumière chez les Lorie… Depuis qu’il avait envoyé Sylvanire et les enfants à l’écluse, le pauvre homme ne rentrait plus que fort tard, car il évitait un voisinage devenu douloureux par le parti pris de la jeune fille de ne plus répondre à aucune de ses lettres, même à celle où il se soumettait et acceptait ses conditions orthodoxes, pour lui comme pour les siens. Et tout à coup Mme Ebsen qui ne descendait plus chez Lorie depuis deux mois, sentait dans sa détresse le remords d’avoir si facilement abandonné ce brave garçon à la dureté capricieuse d’Éline. Il n’est tel que de souffrir pour comprendre tous les tressaillements même inavoués de la souffrance.

Elle ne se coucha pas et garda sa lampe allumée, comptant les heures, épiant les bruits et l’approche des rares voitures, avec les espoirs fous de l’attente, ses superstitions fiévreuses. « La troisième qui passera va s’arrêter à la porte… » Mais celle-là filait, et d’autres jusqu’aux roues bruyantes des laitiers au petit jour. Alors, avec la réaction ordinaire aux mauvaises nuits, elle se renversait dans son fauteuil, du sommeil qui suit une veillée de mort, la bouche ouverte, les traits bouffis, vraie syncope d’ivresse d’où la tirèrent de violents coups de sonnette et les appels énergiques de la mère Blot :

« Mame Ebsen… Mame Ebsen… Ça vient d’arriver ; je crois bien que c’est de votre demoiselle… »

Dans le jour blanc qui inondait le petit salon, elle courut ramasser l’enveloppe passée sous la porte… Éline écrivait, elle n’était pas malade. Qu’y avait-il donc ?… Ceci :

*

« Ma chère mère, dans la crainte de t’affliger, j’ai reculé jusqu’ici devant une résolution depuis longtemps prise dans mon cœur. Mais l’heure a sonné. Dieu m’appelle, je vais à lui. Je serai loin, quand cette lettre te parviendra. Si notre séparation sera longue, ce que dureront ces jours d’épreuve, je l’ignore ; mais j’aurai soin de te donner de mes nouvelles et te fournirai l’occasion de m’envoyer des tiennes. Sois sûre que je ne t’oublierai pas et que je prierai le Sauveur miséricordieux pour qu’il te bénisse et te donne sa paix selon les promesses de son amour.

« Ta fille toute dévouée,

ÉLINE EBSEN. »

D’abord elle ne comprit pas, et relut lentement, tout haut, phrase à phrase, jusqu’à la signature… Éline… c’était Éline qui avait écrit ça, son enfant, sa petite Lina… Allons donc !… Pourtant, l’écriture, quoique un peu tremblée, ressemblait bien à l’écriture de sa fille… Oui, ces folles de là-bas qui lui avaient tenu la main et dicté ces phrases monstrueuses dont elle ne pensait pas un mot… D’où venait-elle, cette lettre ? Le timbre de Petit-Port, parbleu !… Éline était encore là, et sa mère n’aurait qu’à accourir pour changer cette horrible résolution… C’est égal, en voilà une méchanceté de vouloir lui enlever son enfant, sa Linette atorée… Elle en faisait donc un commerce, cette Mme Autheman, de déchirer les cœurs… On allait bien voir ça, par exemple !

Toutes ces idées jaillies à haute voix, ou traduites seulement d’un geste de colère, lui venaient en faisant ses apprêts de départ, recoiffée en hâte, la figure à peine rafraîchie des larmes de sa veille. Son billet pris, assise dans le wagon, elle se calma un peu et considéra de sang-froid l’enveloppement traître et progressif autour de sa fille, depuis la première visite d’Anne de Beuil, dont elle se rappelait les investigations curieuses sur le monde qu’elles connaissaient à Paris, – pour s’assurer sans doute que l’on pouvait manœuvrer impunément, – jusqu’à la réunion des Ternes, sa fille sur l’estrade à côté de cette folle… oh ! l’horreur… jusqu’au mot de Mme Autheman, venant chercher Éline pour ses écoles : « Vous aimez beaucoup votre enfant, madame ?… » et l’intonation perfide et froide de cette jolie bouche aux lignes serrées.

Mais comment n’avait-elle pas vu cela plus tôt ? Quel aveuglement, quelle faiblesse !… Car c’était elle la cause de tout. Ces traductions, ces insanités religieuses dont on avait lentement intoxiqué sa fille, Éline n’y tenait pas plus qu’elle ne désirait assister à cette réunion de prières. C’est la mère qui l’avait voulu, par intérêt, par vanité, pour se lier avec les Autheman, des gens riches. Ah ! bête, bête… Elle se maudissait, s’interpellait des mots les plus durs.

Ablon !

Elle descendit sans reconnaître la gare, sans se rappeler la jolie partie qu’ils avaient tous faite là au printemps. Tellement les endroits se transforment à nos impressions personnelles, tant il y a de nos yeux dans les paysages ou les gens que nous regardons ! Il lui vint seulement à l’idée qu’Éline se rendait à Port-Saveur en omnibus. Elle s’informa… Il n’y avait pas d’omnibus pour ce train-là ; mais on lui in diqua un chemin de traverse qui la conduirait droit sur le château, l’affaire d’une demi-heure.

Il faisait un temps doux, tout blanc, ouaté d’une brume qui montait des terrains détrempés par le déluge de la nuit, et qui attendait midi pour se résoudre en pluie ou s’évaporer sous le soleil. Longeant d’abord des murs de propriété, ouverts de loin en loin de hautes grilles qui laissaient voir des pelouses vertes, des corbeilles fleuries, des orangers alignés devant les perrons, tout un été surpris et grelottant dans le brouillard comme les robes claires des Parisiennes de la veille, Mme Ebsen se trouva subitement en pleine campagne : des pentes de vignes et de betteraves, des volées de corbeaux sur de grands espaces labourés, des champs de pommes de terre où des sacs alignés et tassés, des silhouettes d’hommes et de femmes, faisaient les mêmes taches grises et lourdes dans ces vapeurs blanches, étoupées au ras du sol.

La mère se sentait atteinte par cette tristesse des choses comme d’une oppression physique, qui augmentait à mesure qu’elle approchait de Port-Sauveur, dont elle apercevait les toitures rouges et les grands ombrages à mi-côte. Après avoir côtoyé l’interminable clôture d’un parc débordé de lierre, de vigne vierge empourprée, elle traversa la voie ferrée sur un passage à niveau et se trouva au bord de la Seine, devant le château. La demi-lune gazonnée avec ses chaînes de fer en face de l’entrée, la longue maison et cette grille monumentale, masquée de persiennes aux lamelles serrées, entre lesquelles elle essayait de voir autre chose que des cimes d’arbres… C’était bien là.

Elle sonna faiblement, puis une fois encore, et, pendant le temps assez long qu’on mit à lui ouvrir, prépara sa phrase d’entrée, courte et polie. Mais la porte ouverte, elle oublia tout et se rua, haletante :

« Ma fille !… où est-elle ?… Tout de suite… Je veux la voir… »

Le valet de chambre, en tablier de service, avec le P. S. argenté sur le col de drap noir, répondit selon la consigne, que Mlle Éline avait quitté le château depuis la veille ; et sur un geste de dénégation furieuse : « Du reste, Madame est là… Si Madame veut lui parler… » Derrière lui, elle traversa des allées, un perron, monta des marches, sans rien voir, et se trouva dans un petit salon vert où Mme Autheman écrivait, la taille droite, à son bureau. Cette figure connue, ce sourire imposant et doux, détendirent sa colère.

« Oh ! Madame, Madame… Lina… Cette lettre… Qu’est-ce que ça veut dire, tout ça ?… »

Et elle partit en sanglots convulsifs, secouant et affaissant sa grosse personne lamentable. Mme Autheman crut qu’elle aurait facilement raison de cette faiblesse en larmes, et doucement, avec onction, assise sur le même divan : « Voyons, il ne fallait pas se désoler ainsi, mais se réjouir au contraire et glorifier le Seigneur, qui daignait éclairer son enfant, retirer son âme du noir sépulcre… » Ce pansement mystique sur le cœur à vif et plus humain que jamais produisit l’effet d’une brûlure… La mère se dégagea, se leva, les yeux secs :

« Des phrases, tout ça… Mon enfant !… Je la veux…

– Éline n’est plus ici… » fit Mme Autheman avec un soupir attristé devant cette révolte sacrilège.

« Alors, dites-moi où elle est… Je veux savoir où est ma fille… »

Sans s’émouvoir, habituée qu’elle était à ce genre d’explication, la présidente répondit qu’Éline Ebsen avait quitté la France, avec l’intention de répandre l’Évangile. Peut-être en Angleterre, peut-être en Suisse, on ne savait au juste. En tout cas elle donnerait des nouvelles à sa mère, pour laquelle elle gardait toujours les sentiments d’une fille chrétienne et dévouée.

C’était la lettre d’Éline, à peu près dans les mêmes termes, détaillée lentement, posément, sur un ton d’implacable douceur qui montait Mme Ebsen jusqu’à la rage, jusqu’au transport d’une colère d’assassin devant cette femme correcte et serrée dans sa toilette noire pâlissant encore ses joues étroites, son front en avant, ses larges yeux limpides, presque sans pupille, où l’on sentait si bien le froid et le dur de la pierre, et le néant de toute tendresse, de tout apitoiement féminin.

« Oh ! je vais l’étrangler… » pensait-elle. Mais ses mains crispées nerveusement se joignaient, s’allongeaient en prière : « Madame Autheman, rendez-moi ma petite Lina… Je n’ai qu’elle au monde. Elle partie, il n’y a plus rien… Mon Dieu ! nous qui étions si heureuses… Vous avez vu notre petit chez nous, si soigné, si chandi… Pas moyen de se bouder là-dedans. Il n’y avait pas la place… Il fallait s’embrasser tout le temps. »

Les sanglots lui revenaient en vagues de tempête, l’étouffaient, noyaient ses phrases suppliantes. Elle ne demandait qu’une chose, rien qu’une chose : voir son enfant, lui parler, et si tout cela était vrai, si Lina le lui disait elle-même… alors elle céderait, bien sûr, elle le promettait.

Une entrevue ! C’est justement ce que Jeanne ne pouvait permettre. Elle préférait, pour convaincre la mère, essayer des phrases de sermon, des lambeaux chrétiens de ses petits livres… Consolation en Jésus… affliction qui dispose à la prière… Et peu à peu s’exaltant au mouvement de son prêche : « Mais c’est vous, malheureuse femme, c’est votre âme qu’Éline veut délivrer ; et votre grande douleur est le commencement du salut. »

Mme Ebsen écoutait, les yeux à terre, mais le cœur et l’esprit en défense. Soudainement, avec la fermeté d’une décision prise : « C’est pien… Vous ne voulez pas me rendre Lina… Je vais m’adresser à la justice. Nous allons voir si c’est permis des abominations pareilles. »

Malgré ces menaces qui l’émouvaient peu, Mme Autheman la reconduisit jusqu’au perron et fit signe au domestique de l’accompagner, toujours majestueuse, impersonnelle comme la destinée. À mi-chemin, la mère se retourna, s’arrêta une minute sur cette terrasse où sa fille se promenait hier, ce matin peut-être. D’un regard elle enveloppa le grand parc silencieux, dominé de la croix de pierre blanche qui sortait du brouillard, comme au faîte d’un cimetière.

Oh ! s’élancer vers ces bois touffus, vers ce caveau de mort qu’elle sentait lui cacher sa fille murée là vivante, se ruer à faire sauter la porte, avec un grand cri terrible : « Lina !… » la prendre, l’emporter loin, la rendre à la vie… Cela traversa sa pauvre tête d’un jet rouge. Puis une honte la retint, le sentiment de son impuissance en face de ce luxe et de cette belle ordonnance qui l’impressionnaient malgré tout.

La justice ! Il n’y avait que la justice.

*

Résolue et droite, elle marchait vers le village, ayant son plan tout prêt, très simple. Aller trouver le maire, exposer sa plainte, et revenir avec un gendarme, un garde-champêtre, quelqu’un qui lui ferait rendre son enfant ou obligerait cette méchante femme à dire ce qu’elle était devenue. Le succès de sa démarche, elle n’en doutait pas, se demandant même si avant d’arriver à cet esclandre elle avait bien employé les moyens de conciliation. Oui, pleuré, supplié les mains jointes, et l’on n’avait pas voulu l’entendre. Tant pis ! Ça lui apprendrait à cette voleuse d’enfants.

Dans l’unique rue du village dont elle montait la pente, dans les maisonnettes uniformément alignées, avec leurs petits jardinets allongés devant en tiroirs, rien ne bougeait. Tout le monde devait être aux champs, par cette saison de récoltes. De temps en temps seulement on écartait un rideau, un chien venait flairer ces pas étrangers ; mais le rideau retombait tout de suite, le chien n’aboyait pas. Rien ne troublait ce silence morne de caserne ou de pénitencier.

En haut, sur une place ombragée de vieux ormes en quinconce, le temple flanqué de deux écoles évangéliques éclatait, sous le ciel voilé, du reflet de sa pierre nouvellement blanchie. Devant les hautes fenêtres entr’ouvertes de l’école des filles, Mme Ebsen s’arrêta pour écouter un tumulte de petites voix, qui récitaient en mesure, sans respirer : Qui-est-é-gal-à-l’É-ter-nel-dans-le-ciel-Qui-est-sem-bla-ble-à-l’É-ter-nel-en-tre-les-forts…, et des coups de règle sur une table activant ou ralentissant la lecture.

Si elle entrait !

C’est là qu’Éline donnait ses leçons. Peut-être lui dirait-on quelque chose… Qui sait même si elle n’allait pas la trouver installée, faisant la classe, tout simplement… La porte poussée, entre quatre murs blancs chargés de versets, elle vit, affaissées devant des tables à pupitres, de longues rangées de blouses noires et de petits béguins noirs serrés autour de têtes hâlées de campagnardes. Au fond, une grande fille, blême et bouffie, présidait, la Bible d’une main, sa longue règle de l’autre, et s’avança en voyant entrer Mme Ebsen, l’exercice interrompu, toutes ces jeunes têtes levées curieusement.

« Par grâce, Mademoiselle… Je suis la maman d’Éline…

– Continuez !… » cria aux enfants, aussi fort que le pouvait sa voix humble, Mlle Hammer épouvantée. Et toute la classe reprit à l’unisson : Ô-É-ter-nel-Dieu-des-ar-mées… Certes il fallait que la pauvre Hammer fût bien bouleversée, pour s’animer ainsi et repousser Mme Ebsen vers la sortie, opposant à toutes ses questions son « moui… moui » dolent, désolé, où se sentaient le désespoir et la confusion que lui causait, après tant de milliers d’années, la funeste aventure d’Adam et d’Ève sous le pommier.

« Vous connaissez ma fille ?…

– Moui…

– C’est ici qu’elle faisait la classe ?

– Moui…

– Est-ce vrai qu’elle est partie ?… Oh ! dites, par pitié…

– Moui… moui… sais rien… demandez au château. »

Et cette timide personne, qui avait une poigne de frère ignorantin, jeta la mère dehors et referma la porte, pendant que la classe continuait à réciter avec fureur : Les-voies-de-l’É-ter-nel-sont-droi-tes-les-jus-tes-y-mar-che-ront…

On apercevait de l’autre côté de la place le drapeau tricolore de la mairie et sur le gris des murs le R. F. en grandes lettres noires, que Mme  Autheman n’avait pas encore osé remplacer par son P. S. Un gros homme, à face blême de bedeau, écrivait derrière une vitre du rez-de-chaussée. C’était le secrétaire de la mairie ; mais Mme Ebsen voulait parler au maire.

« Il n’y est pas… » dit l’homme, sans tourner la tête… À quelle heure on le voyait ?… Tous les jours de six à sept, au château.

« Au château ! mais c’est donc ?…

– Oui, Monsieur Autheman. »

Rien à espérer de ce côté. Alors elle pensa au curé, qui devait être leur ennemi et près duquel elle trouverait un conseil ou un aide. Elle se fit indiquer la cure et descendit à grands pas vers le bord de l’eau. Sur sa route, on attelait un petit omnibus de campagne, devant un bureau : Correspondance du chemin de fer, voitures à volonté. Elle s’approcha du conducteur, lui demanda s’il connaissait une grande belle personne blonde, tout en deuil, et, pour éclaircir la mémoire du paysan, lui glissa dans la main une pièce blanche… S’il la connaissait, je crois ben ! C’est lui qui la conduisait trois fois la semaine.

« A-t-elle fait la route hier ?… et ce matin ?… Oh ! cherchez, je vous en prie. » Elle eut le malheur d’ajouter : « C’est ma fille… ils me l’ont prise… »

Aussitôt l’homme s’embrouilla… Il ne se rappelait plus rien… Était-elle venue hier ?… On lui dirait ça au château… Toujours le château ! Et la longue et grise maison montait, grandissait dans l’esprit de la mère comme une bastille, une forteresse, une ce ces immenses bâtisses féodales ombrant de leurs tourelles et minant de leurs fondations, de leurs fossés de défense tout le pays d’alentour.

Au bord de l’eau, en face d’une petite crique où des femmes accroupies lavaient du linge, le presbytère semblait une maisonnette de pêcheur, avec des bachots amarrés au bas des marches, ses grands éperviers qui séchaient entre deux perches, tendus comme des hamacs. Le curé lui inspira confiance tout de suite par sa carrure robuste, ses petits traits enfantins noyés dans la largeur de sa face rougeaude et creusée de fossettes. Il fit entrer cette visiteuse convenablement mise, dans son petit salon pénétré par la fraîcheur humide du rez-de-chaussée et de la rivière, s’effara un peu de sa première phrase : « C’est une malheureuse mère qui vient vous demander aide et secours…, » car le pauvre homme n’avait pas un centime à donner, et encore plus de la seconde : « Mme Autheman vient de m’enlever ma fille… »

Elle ne s’aperçut pas de l’indifférence et de la froideur subites qui aplatissaient cette figure de bon vivant, et commença fougueusement son histoire. Le prêtre, lui, se rappelait le mot de son évêque sur les banquiers, la mésaventure de sœur Octavie, et trouvait inutile de risquer pour des étrangers une campagne aussi dangereuse. Au bout de quelques phrases, il l’interrompit vivement :

« Pardon, madame, vous êtes protestante ?… Alors comment voulez-vous que j’intervienne dans tout ceci ?… Ce sont des affaires de famille que débrouilleront plus facilement vos pasteurs… – Mais, monsieur le curé, c’est une question d’humanité encore plus que de religion… Une femme, une mère vient à vous… Vous n’allez pas la repousser, voyons… »

Il comprit qu’il parlait trop dur et devait au moins envelopper son refus d’apitoiement… Eh ! sans doute, l’histoire de cette pauvre dame était très touchante, ses larmes disaient la vérité… Certainement la personne en question – inutile, n’est-ce pas, de préciser davantage – apportait au service de ses convictions religieuses une ardeur aveugle, un zèle de propagande répréhensible… Lui-même avait été le premier à en souffrir… Du reste, dans tous les cultes, les femmes se jettent toujours en avant et dépassent la raison et le but. Les prêtres catholiques connaissent bien ces exaltations de dévotes qui, sous prétexte d’autel à soigner, de fleurs à renouveler, s’immiscent dans les affaires de sacristie et qu’il faut calmer tout le temps. Mais les pasteurs n’avaient pas les mêmes moyens d’autorité… Que voulez-vous faire dans une religion de critique, de libre examen, une religion sans discipline, où tout le monde entre comme au moulin, croit ce qu’il veut, peut même jouer au prêtre si cela l’amuse ?…

« Aussi, voyez quel gâchis de sectes, de croyances !… »

Il s’animait, car il en avait gros dans le cœur contre Luther, et Calvin, et, fier de montrer son érudition sur un sujet qu’il avait tout spécialement étudié pendant les loisirs que lui laissait sa cure, il énumérait les sectes innombrables qui, en dehors de la grande scission entre libéraux et orthodoxes, divisent la Réforme :

« Faites le compte, » disait-il en levant l’un après l’autre ses gros doigts où les rames et l’épervier avaient mis des calus… « Vous avez les Irvingiens qui veulent le retour aux premières idées du siècle apostolique, les Sabbatistes demandant le Sabbat comme les Juifs, les Péagers dont toute le dévotion consiste à se frapper la poitrine à grands coups de poing, les Darbystes rebelles à toute organisation ecclésiastique, n’acceptant aucun intermédiaire entre leur orgueil et Dieu, les Méthodistes, les Wesleyens, les Mormons, les Anabaptistes, les Hurleurs, les Trembleurs… Quoi encore ?… »

La pauvre femme écoutait, ahurie, cette nomenclature théologique, et, comme si tous ces cultes dressaient autant de barrières entre elle et sa fille, elle mit la main sur ses yeux, et murmura : « Mon enfant !… mon enfant !… » d’un accent si navré que le prêtre touché au cœur sortit de sa réserve :

« Mais enfin, Madame, il y a des lois… Il faut aller à Corbeil… déposer votre plainte au parquet… Je sais bien que vous avez à faire à rude partie et qu’il y a quelques années, dans des circonstances presque semblables, l’enquête commencée… Mais c’était sous le Seize-Mai ; et vous serez sans doute plus heureuse sous un régime sincèrement républicain. »

Il souligna ces derniers mots d’une malice qui remit en place ses traits poupins.

« C’est loin, Corbeil ? » demanda la mère, brusquement.

Non, Corbeil n’était pas loin. Elle n’avait qu’à suivre la berge jusqu’à Juvisy, où elle trouverait le train qui la mènerait en vingt minutes.

*

La voilà sur l’étroit chemin, allant du côté de Juvisy dont elle aurait pu distinguer à distance les maisons blanches groupées au tournant que fait la Seine à cet endroit, si la brume encore épaissie n’eût empêché de rien voir à cinquante pas.

La rivière, alourdie sous cette brume, semblait figée entre les formes d’arbres indistinctes qui la bordaient. De loin en loin, un bachot immobile avec une silhouette de pêcheur toute droite, la gaule en main. Et un silence planant, une attente, une angoisse de l’air qui gagnait la mère déjà si faible, n’ayant rien mangé depuis la veille, brisée, détrempée par les larmes, aussi molle que le chemin peu fréquenté, herbeux et limoneux, où elle glissait à chaque pas. Sa pensée la fatiguait encore à courir devant elle, faisant dix fois la route comme un enfant indocile. Déjà elle se figurait son entrée chez ce procureur, ce qu’il dirait, ce qu’elle répondrait. Quand tout à coup, de se voir seule, pataugeant dans cette boue déserte, allant chercher des gendarmes pour qu’ils lui ramènent de force son enfant, elle fut anéantie d’un découragement immense… À quoi bon les juges, les soldats, puisque sa fille ne l’aimait plus ?… Elle se répétait mot pour mot l’horrible lettre tant relue depuis le matin… Dieu m’appelle, je vais à lui… ta fille toute dévouée…

Lina !… sa toute dévouée !… Non, il y a de ces choses… Alors en même temps que l’ingratitude d’Éline, tout ce qu’elle avait fait pour elle lui remontait au cœur… Tant veillé, tant trimé, pour que rien ne lui manquât, qu’elle fût instruite, élevée comme une vraie demoiselle… Porter soi-même des loques et des pièces pour faire à l’enfant un trousseau de pension tout neuf… Et quand au bout de tant de privations et de peines, la voilà grandie, et belle et savante… Ah ! si chandille… « Dieu m’appelle, je vais à lui ! »

Ses jambes fléchissaient. Il lui fallut s’arrêter sur un tas de pierres rougeâtres, des pierres de carrière débarquées là pour quelque construction parmi des orties et de ces grandes plantes qui gardent l’eau de pluie dans leurs calices verts comme dans des coupes de poison. Elle posa ses pieds tout mouillées sur la planche d’abordage, dont l’extrémité trempait encore dans la rivière, offrant une pente bien lisse, bien engageante à sa lassitude et à son désespoir. Mais elle n’y songea pas un instant, toute à une idée, une idée terrible, qui l’envahissait…

Et si cette femme avait dit vrai, si c’était vraiment Dieu qui lui eût pris sa fille, qui eût fait ce coup de voleur !… Car enfin cette Jeanne Autheman n’était pas magicienne, et, pour affoler ainsi de grandes filles de vingt ans, il fallait quelque chose de surnaturel. Des bouts de phrase entendus au prêche, des mots de livres saints prenaient tout à coup dans son cerveau troublé l’accent de feu des menaces bibliques… N’aimez point… Celui qui quittera son père et sa mère… Mais alors, contre Dieu rien ne pouvait prévaloir… Qu’allait-elle chercher à Corbeil ?… la Justice ?… Contre Dieu !…

Écrasée sur son tas de pierres, regardant sans bouger la Seine huileuse et lourde, étoilée çà et là de larges éclaboussures, elle n’existait plus que par le bouillonnement de toutes ces idées qui faisaient dans sa pauvre tête comme un grondement sourd de chaudière déversée… La pluie maintenant, une pluie fine, pénétrante, brouillant le ciel et l’eau entre ses mailles serrées… Elle voulut se lever, se remettre en route ; mais tout tournait, la rivière, les arbres, et elle s’affaissa dans l’herbe molle et boueuse, les yeux fermés, les bras inertes.