L’Évangéliste/XIII

La bibliothèque libre.
E. Dentu, éditeur (p. 270-292).


XIII

TROP RICHES


Le rez-de-chaussée de l’hôtel Gerspach, rue Murillo. Toute la livrée à l’antichambre, gantée, debout, alignée au port d’armes. Le suisse à sa table, enflé et rogue, répondant pour la vingtième fois :

« Madame la baronne ne reçoit pas.

– C’est son jour cependant. »

Son jour en effet, mais un malaise subit… Et à ce mot de malaise un frisson gai passait sur tous ces larges mentons bleus et rasés. C’était la fable de l’antichambre, cette maladie de peau qui revenait à chaque saison.

« Elle y sera pour moi… comtesse d’Arlot… Je n’ai qu’un mot à dire… »

Il y eut des coups de timbre assourdis dans les tentures, un va-et-vient discret et stylé, et presque aussitôt, à l’étonnement de la valetaille, l’ordre d’introduire la visiteuse qui n’était pourtant pas de l’intimité. Dans le salon du premier étage, où Mme d’Arlot attendit quelques minutes, un grand feu doux brûlait sous une haute glace sans tain encadrant le parc Monceau, ses pelouses anglaises, ses rocailles, le petit temple grelottant dans le ciel noir, au nu des arbres dépouillés ; paysage d’hiver parisien dont la tristesse rendait plus pénétrant l’intérieur fleuri, étincelant de laques, de cuivres, de craquelés, d’une quantité de bibelots et d’étoffes bigarrées comme une palette, des paravents bas près des fenêtres, des sièges qui se groupaient autour de la cheminée, espacés pour la causerie.

Léonie, en regardant ce salon d’une Parisienne à la mode, se rappelait le temps où elle recevait, elle aussi, avec la coquetterie de son jour et de sa maison, avant l’abandon, le funeste « à quoi bon ? » découragé qui emportait sa vie : le mari au cercle ou à la Chambre, elle à l’église à toute heure et jamais de réception ni de visite. Il avait fallu un motif bien puissant pour l’amener chez Déborah, une ancienne amie de pension longtemps préférée malgré l’écart des mondes où vivaient les deux jeunes femmes, mais qu’elle ne voyait plus depuis son renoncement à tout.

« Si madame la comtesse veut prendre la peine… »

Elle entra dans la demi-nuit d’une chambre aux tentures claires, aux rideaux tirés.

« Par ici, » dit une petite voix enfantine et pleurarde, venue d’un immense lit à estrade et à baldaquin… « Il faut que ce soit toi, va ! »

Et ses yeux faits à l’obscurité distinguaient au milieu d’un attirail de miroirs à main, pencils, patte de lièvre, boîtes à poudre et à onguents, qui faisaient de la courtine en velours de Gênes un dessus de toilette d’actrice, l’infortunée Déborah étendue, dans l’ébouriffement roux de ses cheveux, son masque blafard de juive d’Orient tout miroité de pommade ainsi que ses mains, ses bras superbes sortis des épaulettes de dentelle.

« Tu vois, c’est comme à la pension… En voilà pour une semaine à n’aller nulle part, à ne voir personne, un tas d’horreurs sur la peau… C’est venu ce matin, subitement, juste mon jour… Et demain ma vente à l’ambassade pour les inondés de… de Chose. Et ma robe de chez Véroust… Crois-tu que je suis malheureuse ! »

Des larmes coulaient sur l’onguent délayé de ses joues et laissaient voir les éraflures sanglantes de l’acné, assez insignifiante en somme, mais outrageant sa vanité de jolie mondaine en vedette. Que n’avait-elle tenté pour s’en débarrasser ! Louèche, Pougues, les boues de Saint-Amand. « Oui, cinq heures jusqu’au cou dans un marais de boue noire toute chaude, avec des filets d’eau qui filtrent là dedans, vous courent sur la peau comme des bêtes… Rien n’y fait… C’est dans le sang, c’est l’héritage… L’or des Autheman, comme disait cette drogue de Clara… »

Léonie reconnaissait la Déborah du pensionnat de Bourlon, la grande bonne fille au tout petit crâne sous sa toison fauve comme un grelot dans un chapeau de folie, aussi belle, aussi nulle et expansive que du temps d’infirmerie.

« Mais je suis là… je pleure, je me désole au lieu de te demander de tes nouvelles… Si longtemps qu’on ne s’est vu !… Je te trouve coulée… Es-tu un peu plus heureuse ?

– Non… » dit Mme d’Arlot simplement.

« Ton même chagrin, toujours ?…

– Toujours.

– Oh ! je comprends ça, pauvre chérie… Si pareille chose m’était arrivée… je ne dis pas avec le baron, parce que le baron… Mais enfin quelqu’un que j’aurais aimé… Oh ! Dieu… » Sa petite glace bien droite, elle effaçait du bout de la patte de lièvre la trace de ses larmes. « Heureusement, toi, tu as ta religion pour te consoler…

– Oui, ma religion… » dit la comtesse toujours de sa voix morne.

« Est-ce vrai ce que Paule de Lostande racontait l’autre jour que ta belle-mère venait de te donner deux cent mille francs pour une fondation d’orphelinat ?…

– Ma belle-mère est très bonne avec moi… »

Elle ne disait pas que ces générosités vraiment royales, à l’aide desquelles la vieille marquise croyait effacer les torts de son fils, avivaient chaque fois le mal qu’elle voulait guérir.

« Cette pauvre de Lostande !… Encore une qui n’est pas heureuse… » reprit Déborah qui dans son désespoir aimait à remuer la tristesse… « Tu as su la mort de son mari, cette chute de cheval, aux grandes manœuvres ?… Elle n’a pu s’en consoler… seulement elle, pour oublier, elle a ses piqûres… oui, elle est devenue… Comment dit-on ?… Morphinomane… Toute une société comme ça… Quand elles se réunissent, chacune de ces dames apporte son petit étui d’argent, avec l’aiguille, le poison… et puis crac ! sur le bras, dans la jambe… Ça n’endort pas ; mais on est bien… Malheureusement l’effet s’use chaque fois, et il faut augmenter la dose.

– Comme moi, mes prières… » murmura Léonie, et tout à coup avec une intonation déchirante : « Non, vois-tu, il n’y a que d’être aimée qui compte… Ah ! si mon mari avait voulu… »

Elle s’arrêta, presque aussi stupéfaite que son amie de ce cri de détresse, de cet intime aveu qui l’obligeait à mettre, une minute, sa main devant ses yeux.

« Chère belle !… » fit Déborah d’un geste affectueux qu’immobilisa tout de suite l’enduit de ses bras nus ; et rappelée à sa propre misère : « Ah ! la vie n’est pas gaie… On ne voit que du malheur partout… tu sais ce qui arrive à notre pauvre mère Ebsen ?… »

À ce nom d’Ebsen, Léonie secoua ses larmes brusquement :

« C’est pour elle que je viens… » Elle s’animait. « Imagine-t-on cela !… Ne pas même lui dire où est son enfant… Mais c’est un monstre, cette Jeanne Autheman.

– Elle n’a pas changé depuis la pension. Te rappelles-tu sa jolie figure, son air recta, sa petite bible dans le tablier où nous mettions nos montres ?… C’est qu’elle m’avait tourné la tête un moment. Je serais partie, en Afrique, avec elle… Non ! me vois-tu missionnaire chez les nègres ?… »

Il était difficile en effet de se la figurer ainsi, avec ses onguents, ses pencils qu’elle promenait lentement en caresse sur son cou de statue.

« Mais enfin ton cousin Autheman, que dit-il ?… Comment laisse-t-il commettre de pareilles atrocités ?… Elle vous déchire le cœur, cette pauvre mère, quand elle raconte… Tu ne l’as pas entendue ?… Il y a des détails inouïs… Tiens, elle est en bas dans ma voiture… Elle n’osait pas monter, croyant que tu avais du monde ; mais si tu veux…

– Non, non, je t’en prie… » fit Déborah épouvantée… « le baron m’a bien défendu de me mêler de cette affaire…

– Le baron ?… Et pourquoi ?… Moi qui justement comptais sur toi, sur ton salon, ce Chemineau qui est toujours chez vous.

– Non, ma petite, je t’en supplie… Tu ne sais pas ce que c’est, dans la banque, d’avoir Autheman contre soi… On serait brisé comme verre… mais toi-même, ton mari… Le voilà député maintenant… Ça obtient tout ce que ça veut, un député de l’opposition.

– Je ne peux rien demander à mon mari… » dit la comtesse en se levant. Déborah la retint seulement pour la forme ; car la faible créature avait peur d’un débat où elle se sentait vaincue d’avance, et craignait surtout qu’on ne vît Mme Ebsen chez elle, dans sa cour.

« Je regrette bien, je t’assure… pour toi, pour cette pauvre femme… tu reviendras me voir, dis ?… Adieu, ma belle… Et ne pas pouvoir s’embrasser. »

Elle retomba sur son lit, prise d’un nouvel accès de désespoir et resta là, dans son apparat de malade, l’émail de sa poitrine, de ses bras morts sortant des satins et des dentelles, sans larmes, sans gestes, toutes en plaintes inarticulées, comme une grande poupée de jour de l’an.

En descendant l’escalier tendu d’un tapis clair à bordure de peluche, Léonie d’Arlot songeait : « Si ceux-là ont peur, que diront les autres ? » L’affaire lui semblait bien plus compliquée que tout à l’heure. Sur le perron, pendant que sa voiture se rangeait, un nom lui vint à l’esprit… Oui, c’était une idée. Au moins, là, on aurait toujours un bon conseil… Elle jeta une adresse au cocher et monta près de Mme Ebsen qui la guettait fiévreusement, comme si elle s’attendait à la voir revenir avec Éline…

« Eh bien ?…

– Oh ! vous savez, toujours la même cette Déborah, une grosse indolente… D’abord elle est en floraison et nous ferait perdre trop de temps… Nous allons chez Raverand.

Raferand ?… »

La Danoise ne connaissait même pas de nom le plus savant, le plus subtil avocat de Paris, deux fois bâtonnier de l’ordre.

« Un avocat !… On va donc plaider ?… »

Ses yeux s’arrondissaient de terreur. C’était si long, il fallait tant d’argent. Léonie la rassurait : « Peut-être pas… on va voir… C’est un ami. » Un vieil ami de son père, à qui elle devait d’être restée avec le comte, l’honneur de la famille sauvegardé dans l’écroulement de leur bonheur.

Rue Saint-Guillaume. Une antique maison épargnée par les démolisseurs à ce coin du faubourg Saint-Germain, et gardant une tradition de vieille France dans le cintre de son portail à heurtoir, de sa large rampe de pierre. Raverand arrivait du Palais, et fit entrer la comtesse immédiatement, sans passer par le salon où la clientèle attendait, aussi nombreuse et impatiente qu’à la consultation d’un médecin à la mode.

« Qu’y a-t-il, chère enfant ?… pas de malheur ?…

– Non… du moins, pas à moi… Mais à quelqu’un que j’aime bien… »

Elle présenta Mme Ebsen, que l’avocat interrogeait muettement, du noir de ses yeux aigus et fouilleurs. La pauvre mère était très émue. Ce grand cabinet, ce silence, cette tête d’homme de loi sérieuse et fine sous la lampe… Ah ! misère, tant d’histoires pour une chose si juste, si simple, ravoir sa fille qu’on lui avait prise.

« Voyons l’affaire… » dit Raverand, et comme un peu de surdité restait à Mme Ebsen de sa congestion, il répéta plus fort : « Voyons l’affaire… »

Elle commença son récit ; mais la colère, l’indignation l’étranglaient. Tous les mots voulaient sortir à la fois dans toutes les langues qu’elle savait, en danois, en allemand, d’une expression plus familière à son cœur ; et l’effort que lui coûtait son français, les « ch » du Nord sifflant malgré elle entre ses lèvres, faisaient plus incohérente et haletante encore cette invraisemblable histoire qu’elle attaquait par tous les bouts… Sa petite Lina si chandille… ch… ch… ch… Elle n’avait que ça au monde… Et grand’mère, la présidente, l’horloge électrique, les prières à trois sous, les boissons qu’on donnait à sa petite… ch… ch… ch vous comprenez…

« Pas trop !… » murmurait l’avocat. Léonie voulait parler, il l’arrêta : « Voyons, madame… votre fille est partie de chez vous ?

– Non, non… pas partie… Ils me l’ont prise, volée… son cœur, toute mon enfant.

– Comment cela ?… Quand ?… »

Il lui tirait les renseignements un par un, se faisait réciter la terrible lettre gravée dans la mémoire de la mère, comme un mordant indestructible… Ta fille toute dévouée, Éline Ebsen…

« Et depuis son départ, avez-vous reçu d’autres lettres ?

– Deux, monsieur… Une de Londres, la dernière de Zurich… Mais elle n’est ni là, ni là…

– Montrez-moi cette lettre de Zurich… »

Elle sortit de sa poche son dé, ses lunettes, un portrait de sa fille qui ne la quittait plus, puis la lettre qu’elle dépliait de ses gros doigts tremblants et passait à l’avocat. Il la lut à haute voix, lentement, pour en chercher la pensée intime ; car cette malheureuse femme commençait à l’intéresser :

« Ma chère mère, comme je tiens essentiellement à te donner de mes nouvelles, je ne veux pas tarder plus longtemps à t’écrire. Mais j’ai été profondément peinée d’apprendre combien tu crains peu par tes détours et tes mensonges… »

Mme Ebsen sanglotait.

« Combien tu crains peu d’accuser injustement des personnes qui ne nous ont fait que du bien. Tu me mets ainsi dans l’impossibilité de te dire où le service de Dieu m’a envoyée et de t’exprimer tout le respect de ta fille bien affectionnée en Jésus. – Éline Ebsen. »

Après un silence : « Névrose religieuse… » dit Raverand d’une voix grave… « C’est Bouchereau qui soigne ça… »

Névrose, Bouchereau, des mots vides de sens pour la mère ; mais elle savait bien que sans les poisons qu’on lui faisait boire, jamais son enfant chérie ne lui aurait écrit une lettre pareille. Et surprenant le sourire incrédule de l’avocat, elle retourna ses poches encore une fois, lui tendit un papier tout chargé de formules chimiques, de noms d’alcaloïdes, hyoxanine, atropine, strychnine, et portant le timbre d’une des premières pharmacies de Paris. Depuis le départ d’Éline, elle avait trouvé dans ses tiroirs une boîte de pilules et un petit flacon contenant à l’analyse un extrait de belladone et une décoction de fèves de Saint-Ignace, stupéfiants et tétaniques, de quoi troubler le cerveau ou l’anéantir.

« Diable !… » fit Raverand… « En 1880 !… C’est vif… Quel âge a votre fille ? » ajouta-t-il, dressé dans son fauteuil, sa petite tête en avant flairant l’affaire, avec l’allonge aplatie d’un furet à l’entrée du terrier.

« Vingt ans tout à l’heure… » dit la mère d’un accent désespéré que ce mot splendide, cette fête, vingt ans, rendaient plus lamentable encore. Le vieux praticien pensa tout haut : « C’est une belle cause… »

Léonie d’Arlot triomphait :

« Et cette femme n’en est pas à son premier crime… Nous aurons d’autres victimes à montrer, d’autres mères plus malheureuses encore que celle-là…

– Qui est-ce ?… Le nom de la dame ?… » demanda Raverand qui se montait. Mme Ebsen ouvrit de grands yeux, stupéfaite qu’il ne devinât pas. Et Léonie :

« Mais c’est Mme Autheman… »

Le geste de l’avocat retomba découragé.

« Oh ! alors… »

Sa tenue d’ancien bâtonnier l’empêcha d’achever sa phrase ; mais le fond de sa pensée était bien qu’il n’y avait rien à faire. Il s’agissait au contraire de détourner la pauvre femme d’un procès dangereux et inutile. Les Autheman étaient trop forts, hors de toute atteinte, comme réputation, moralité, fortune. Il fallait ruser, patienter… D’abord, si l’on plaidait, au cours de l’instance Éline serait majeure ; et naturellement…

« Il n’y a donc pas de justice ! » dit Mme Ebsen, retrouvant l’intonation désolée de la paysanne de Petit-Port, dont le deuil se dressait en face de son désespoir. Raverand, à qui l’on venait de passer une carte, s’était levé :

« Peut-être par un mot du garde des sceaux, une enquête officieuse, pourrait-on savoir où est la jeune fille… Mais comment décider le ministre à une démarche aussi délicate ?… à moins que… vous êtes étrangère, Danoise ?… Voyez donc votre consul. »

Puis tout bas à la comtesse, en les reconduisant :

« Après tout, son enfant n’est pas malheureuse.

– Non, mais elle.

– Elle, c’est une mère… toutes les mères sont des martyres… » Il changea de ton. « Et chez vous ?… comment va votre mari ?…

– Je n’en sais rien…

– Toujours implacable ?

– Oui…

– Il se range pourtant… Le voilà homme politique… Son dernier discours à la Chambre…

– Adieu, mon ami… »

En voiture, la mère dit : « J’ai froid… » ses dents claquaient. « Vous me reconduisez, Léonie ?

– Mais non… mais non… Nous allons d’abord chez le consul… Où est-ce ?

– Faubourg Poissonnière… M. Desnos. »

Desnos, grand fabricant de meubles, faisait venir ses bois de Norvège et du Danemark, et dans l’intérêt de son commerce avait recherché ce poste de consul. D’ailleurs, ignorant tout du pays qu’il représentait, les mœurs, la langue, et jusqu’à la position géographique. Les bureaux se trouvaient à droite d’une cour éclairée par les vitres d’un immense atelier tenant tout le fond et remplissant l’air d’un fracas de marteaux, de scie, de tours, que soutenait la basse vibrante d’une machine à vapeur. La même activité à l’intérieur, trahie seulement par le grincement des plumes, le déplacement des lourds folios de commerce, le crépitement du gaz au-dessus des fronts courbés. Ici comme chez l’avocat, le nom du comte d’Arlot abrégea l’attente ; et Desnos reçut tout de suite ces dames dans son cabinet cossu et vaste, séparé de l’atelier de dessin par une porte vitrée qui laissait voir des rangées d’hommes en blouse assis ou debout, travaillant en silence.

« Est-ce allumé là-haut ? » demanda le fabricant, s’imaginant que ces dames venaient pour un mobilier. Quand il sut qu’on n’avait à faire qu’au consul, son sourire se figea, sa figure de Parisien bon enfant devint sérieuse. « Pour le consulat, c’est de deux à quatre… Enfin puisque vous voilà, mesdames… » Les mains croisées sur son gilet, confortable et rempli, de notable commerçant, il écoutait au bruit lointain de sa machine à vapeur qui faisait trembler le plancher et les vitres.

Eh ! bon Dieu, que lui racontait-on là ? Poison, détournement, mais c’est à l’Ambigu qu’il fallait porter ça. En plein Paris, avec un téléphone chez soi, des ateliers éclairés à la lampe Edison, comment croire à une aventure pareille ? Tout à coup au milieu du récit alterné que lui faisaient les deux femmes, car Mme Ebsen était si troublée que la comtesse avait dû lui venir en aide, Desnos se leva, indigné. Il ne pouvait en entendre davantage. Autheman était son banquier… La maison la plus riche, la plus sûre ; l’honorabilité la plus intacte… Jamais de telles infamies n’avaient pu se passer chez Autheman. « Croyez-moi, madame… » il s’adressait tout le temps à la comtesse, comme si l’autre ne méritait pas qu’un notable s’occupât d’elle… « Ne vous faites pas l’écho de calomnies semblables. L’honneur des Autheman, c’est l’honneur du commerce parisien tout entier. »

Il salua. Le temps est précieux dans les affaires, surtout vers la fin des journées et des semaines. Du reste, toujours à la disposition de Madame la comtesse. Pour le consulat, de deux à quatre. Demander le secrétaire, M. Dahrelupe.

Les ateliers grondaient dans la cour noire. Des camions, des voitures à bras roulaient lourdement sur le pavé vibrant comme un tremplin, pendant que les deux femmes essayaient de regagner leur coupé. Mme Ebsen parlait en gesticulant au milieu du vacarme : « Eh ! bien, moi toute seule, puisque tout le monde a peur !… » Des ouvriers déchargeant des bois la bousculèrent. Elle voulut s’écarter, frôla la roue d’un camion, et sourde, lourde, maladroite, effarée, poussait des petits cris d’enfant, quand Léonie vint la prendre par la main, songeant à ce que deviendrait la pauvre créature, si on la laissait se débattre toute seule dans son malheur. Non, elle ne l’abandonnerait pas. On aurait cette enquête dont parlait Raverand ; dès le lendemain M. d’Arlot verrait le ministre… « Oh ! vous êtes bonne, ma petite, » et dans la nuit de la voiture les larmes de la mère lui brûlaient ses gants.

C’était un vrai sacrifice que Léonie d’Arlot faisait à sa vieille amie, de s’adresser pour elle à son mari, un étranger du même toit, à qui rien de l’intime de sa vie ne devait plus être connu. Elle y pensait en revenant de la rue du Val-de-Grâce et se rappelait à mesure les détails sinistres de sa rancune, toujours saignante, comme si elle datait d’hier : cette petite mariée toute rose dans sa robe de visite, son rire ingénu, ses confidences tout bas comme à une grande sœur, puis « Je vais voir mon oncle… » et comme ils tardaient à revenir, elle, brusquement avertie d’un coup au cœur, surprenant l’adultère entre deux portes, ignoble et bas comme un voleur dont il avait les bégaiements, la sueur pâle, les mains interdites et tremblantes.

Quelle existence son mari avait-il eue après cela ? Quel effort tenté pour conquérir son pardon ? Toujours au cercle ou chez les filles. Depuis six mois seulement, fatigué de sa maîtresse, une vieille actrice qui tenait un magasin de bibelots avenue de l’Opéra avec une arrière-boutique pour l’amour, il s’était jeté dans la politique, encore un magasin de bibelots à dessous de saletés et de trahisons ; et maintenant voilà que son foyer le tentait, lui devenait nécessaire pour grouper ses amis, ses influences, et sans oser le demander, il aurait bien voulu que sa femme se remît à recevoir, à sortir, qu’on oubliât le passé… Non, non, pas cela. Jamais. Séparés jusqu’à la mort !…

Après ce serment de colère, elle s’interrogeait, regardait son ennui, le vide navrant de ses journées que les offices religieux ne suffisaient plus à remplir, ni la course aux prêches célèbres, ni les longues stations désheurées sur les tapis de Sainte-Clotilde. Son enfant était là pour la garder d’une faute ; mais ne pas faire le mal, est-ce assez dans la vie ?… « Ah ! Raverand a raison… Je suis implacable… »

Elle l’était moins pourtant depuis quelques heures, comme si ces larmes de mère l’avaient attendrie, humanisée à leur chaleur vivante ; en tout cas le drame des Ebsen l’agitait, la tirait de cette torpeur mystique où elle n’entrevoyait comme but et délivrance que la mort. « Monsieur le comte est au salon avec Mademoiselle… »

Pour la première fois depuis longtemps, le salon de l’hôtel était allumé, et devant le piano droit grand ouvert la petite fille, haut assise et surveillée par le profil moutonnier de sa vieille institutrice, jouait un morceau d’étude. M. le comte regardait les petits doigts de son enfant s’écarteler sur les touches, approuvait en mesure, toute cette scène intime prise dans le cercle lumineux d’une grosse lampe à abat-jour.

« Un peu de musique avant le dîner… » dit le mari saluant avec un demi-sourire qui fronce sa barbe blonde et courte, grise par places, et son grand nez de viveur que la tribune parlementaire allait tourner au bénisseur et au majestueux.

Elle, dans le trouble où la mettait ce semblant d’intérieur retrouvé, s’excusa d’être en retard, commença des explications, et tout à coup :

« J’ai quelque chose à vous demander, Henri. »

Henri !… Des années qu’il n’avait entendu ce nom-là ; car, avenue de l’Opéra, M. le comte s’appelait Biquette. L’institutrice emmena l’enfant ; et, tout en se dégantant, en dénouant son chapeau qu’emportait la femme de chambre, Léonie racontait ses démarches pour Mme Ebsen, l’horrible peur que ce nom d’Autheman leur faisait à tous, le conseil de Raverand de s’adresser au garde des sceaux. Elle était debout devant la cheminée, svelte et charmante, dans l’animation de sa journée et les reflets roses de la flamme où elle chauffait l’un après l’autre ses pieds cambrés et minces ; mais ce qu’elle demandait, cette parole au ministre offrait bien des difficultés en ce moment. On était en guerre, et pas pour rire. Les décrets, la loi sur la magistrature… Elle fit un pas, rapprocha ses jolis yeux d’or vert : « Je vous en prie…

– Tout ce que vous voudrez, ma chère. »

Il eut un élan pour l’étreindre, la mettre contre son cœur, quand par la porte violemment ouverte une voix d’automate annonça que Mme la comtesse était servie. Henri d’Arlot prit le bras de sa femme ; et passant dans la salle à manger d’où les épiait la petite mine intriguée de l’enfant déjà à table, il crut sentir ce bras souple et rond s’appuyer et trembler un peu.

Ce fut le seul résultat des démarches de Mme Ebsen.