L’Éventail

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L’éventail[1].


C’est un mignon jouet du siècle des marquises,
Son brin d’ivoire est d’or et d’agate incrusté,
Et sa feuille de gaze aux peintures exquises
Sur un beau sein d’albâtre a souvent palpité.
 
Boucher[2], peintre mignard de ces grâces légères,
Sur l’azur diaphane a peint l’Amour vainqueur,
Qui badine et folâtre autour de deux bergères
Essayant, mais en vain, de leur percer le cœur.

L’enfant a son carquois et ses flèches cruelles.
Il rit : il sait que nul ne peut le désarmer.
Il offre ses cheveux, aux caresses des belles,
Enchanté de se voir redouter, mais aimer.

Les bergères[3] ont leur toilette des dimanches :
Les grands paniers[4] bouffants gentiment retroussés,
L’étroit fichu jeté sur les épaules blanches
£t les jupons de moire aux élégants plissés.

Le corset serre encor leur taille svelte et fine,
Et la rose sourit dans leurs cheveux poudrés.
La houlette à pompons arme leur main mutine,
Les souliers de satin chaussent leurs pieds cambrés.

Ah ! s’il pouvait parler, quels adorables contes
Il nous raconterait, l’éventail indiscret !
Dans le boudoir rempli de marquis et de comtes
Il était des amours le confident secret.

Que de fois dans un bal sa maîtresse étourdie
S’oubliant — par mégarde ou peut-être à dessein —
Se laissait captiver par quelque mélodie
D’amour, et l’éventail s’agitait sur son sein.

Qu’il était fier alors, ce bijou de poupée.
Pareil au papillon brillant sur une fleur,
Quand la belle, distraite et très préoccupée.
Le portait à son front pour cacher sa rougeur !

Derrière l’éventail elle pouvait sourire.
Et son œil en coulisse[5] essayait d’entrevoir
À travers le léger tissu — mais sans rien dire —
Le galant qui tombait à genoux, plein d’espoir.

Le bruit des violons troublait ce doux silence.
Sur un air de Rameau[6] que l’orchestre jouait,
Marquises et marquis saluaient en cadence
Et la main dans la main dansaient le menuet[7]

L’éventail oublié restait sur la causeuse.
La marquise rentrait en carrosse au logis.
Le lendemain matin, la charmante oublieuse
Le recevait des mains de l’amoureux marquis.

La belle minaudait, se mirait dans sa glace,
Et froissait l’éventail entre ses doigts nerveux ;
Dieu ! qu’elle était jolie et qu’elle avait de grâce !
Et puis tout s’achevait par de tendres aveux.

L’amour était alors passe-temps agréable
Il n’avait plus l’ardeur des grandes passions,
Mais on le vénérait encor ; c’était aimable,
Car maintenant, hélas ! tous, nous le dédaignons.

Aujourd’hui tout est mort : et marquis et marquise.
Les boudoirs sont fermés ; les violons rouilles
Se sont tus, car leurs vieux airs ne sont plus de mise.
Ils dorment, ces objets jadis si réveillés.

L’éventail, dans son frêle étui de carton rose.
Lui, qui sur les seins nus des belles résida,
Dort comme eux, et parfois, dans son sommeil morose,
Il rêve des aveux auxquels il présida.

  1. Ces vers et les suivants sont extraits de Bourgeons d’avril. La pièce est de 1885 ; Julie Hasdeu avait donc 15 ans et demi lorsqu’elle composa cet exquis tableau, digne de Watteau ou de Lancret.
  2. Boucher (1703-1770), peintre parisien, le protégé de Mme de Pompadour. Il fut le plus fécond des peintres du XVIIIe siècle, mais non le plus remarquable. Ses mythologies et ses pastorales peuplées de bergères enrubannées sont bien inférieures à celles de Watteau (1684-1721) et de Lancret (1690-1743).
  3. Les grandes dames du XVIIIe siècle, à l’imitation de Marie-Antoinette, à Trianon, aimaient à jouer à la bergère de pastorale.
  4. Corps de jupe soutenu par des baleines.
  5. Œil qui regarde de côté à la dérobée. Dans cette expression le mot coulisse a le sens de pli ou de rempli en couture.
  6. Célèbre compositeur français (1683-1764), l’auteur d’Hippolyte et Aricie et de Castor et Pollux.
  7. Voir page 523, note 1.