L’Évolution d’une science : la Chimie/Chapitre XIV

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Traduction par Marcel Dufour.
Ernest Flammarion (p. 227-235).

CHAPITRE XIV

LES TRAVAUX DE WILLARD GIBBS


Willard Gibbs a publié ses importantes recherches dans un journal presque inconnu et très peu répandu, les Transactions de l’Académie du Connecticut. Gibbs était le type classique du savant, pour lequel l’exactitude et la rigueur sont tout, et qui n’a ni l’aptitude, ni le goût de faire un exposé attrayant, et il n’a fondé aucune école immédiate qui aurait pu étendre ces recherches. Il n’est donc pas étonnant que ces travaux de génie soient d’abord restés complètement inconnus, jusqu’à ce que d’autres chercheurs isolés, trouvant plus ou moins par hasard ces trésors cachés, et cherchant à les rendre accessibles à leurs collaborateurs, aient tardivement mis en lumière l’œuvre de Gibbs et ses applications.

L’ensemble des découvertes de Gibbs ne fait pas encore partie du fonds scientifique commun, et, par suite, n’a pas encore pris une forme compréhensible pour tous. Il est d’ailleurs si riche et si varié que les spécialistes eux-mêmes sont encore loin de l’avoir épuisé, quelque riches et multiples que soient les applications qu’on en a tirées déjà, et je dois me contenter de caractériser d’une manière tout à fait générale le progrès scientifique réalisé par Gibbs.

De toutes les branches de la physique théorique, la thermodynamique ou plus généralement, puisque le nom de thermodynamique est trop étroit, l’énergétique est de beaucoup la plus sûre et la mieux ordonnée. En se basant sur les deux principes de l’énergétique, que nous avons déjà examinés, et à l’aide d’autres lois générales, comme la loi des gaz parfaits, la loi de Faraday, etc. on peut trouver des relations numériques déterminées entre les propriétés les plus différentes des systèmes physiques. Beaucoup de ces relations étaient encore inconnues au point de vue expérimental, quand on les a trouvées théoriquement ; les expériences instituées selon les indications de la théorie ont toujours donné de ces lois une confirmation générale, et même les ont vérifiées numériquement. Un exemple peut suffire : Bunsen avait remarqué que la pression élève le point de fusion de certains corps, tels que la cire, le blanc de baleine, etc. Peu de temps après, en étudiant cette question théoriquement, on trouva une relation entre la pression, le point de fusion, la chaleur de fusion et la variation de volume qu’éprouve le corps en fondant. Cette relation conduisait à ce résultat inattendu que, pour le phénomène devait être de sens contraire à ce qu’il était pour la cire, etc. dans les expériences de Bunsen : le point de fusion de l’eau devait s’abaisser quand la pression augmentait. L’expérience confirma la théorie non seulement en ce qui concerne le sens du phénomène, mais même l’abaissement du point de fusion, d’ailleurs très faible, calculé à l’avance, fut trouvé exact dans la mesure où le permettaient les erreurs d’expérience inévitables.

Alors, grâce à l’application des deux principes, l’histoire expérimentale des corps, dont nous connaissons les rapports d’énergie, n’est plus qu’un chapitre de l’analyse combinatoire. Il suffit d’appliquer les méthodes de Clausius, W. Thomson et Gibbs à toutes les combinaisons imaginables des énergies mises en jeu, pour obtenir entre elles toutes les relations possibles. L’idéal le plus élevé, que Leibniz se faisait de la science, se trouve aujourd’hui atteint partout où règne l’énergétique.

L’importance des travaux de Gibbs tient justement à ce qu’ils ont réalisé ce progrès pour la théorie de l’équilibre chimique. On sait depuis longtemps en physique, que la thermodynamique, qui est l’une des branches les plus fécondes de la science, en est aussi la plus exacte. À cet égard, elle ne le cède en rien à la mécanique rationnelle, à laquelle, d’un autre côté, elle est bien supérieure parce qu’elle se rapproche bien davantage des faits réels. Les travaux de Gibbs ont ouvert en chimie une voie analogue, et, depuis que les chimistes appliquent ses méthodes et ses découvertes, ils ont récolté une riche moisson de résultats ; mais la variété des phénomènes chimiques est si grande en comparaison de la thermodynamique, que le champ n’est pas épuisé, que presque tous les jours on trouve de nouveaux fruits, et que partout il manque de mains pour en cueillir d’autres, qui seraient faciles à atteindre.

Pour mieux caractériser le progrès dû à Gibbs, je veux exposer d’une façon un peu plus détaillée une des nombreuses lois découvertes par lui, la loi des phases. C’est celle dont l’importance a été reconnue dès la première heure, et qui a, par suite, trouvé les applications les plus variées, grâce surtout aux efforts de Bakhuis Roozeboom (1854-1906). Cet exemple montrera du même coup le caractère général des relations que Gibbs a su découvrir.

Considérons un corps homogène, solide, liquide ou gazeux, peu importe, et envisageons toutes les modifications possibles qu’il éprouverait sous des influences calorifiques ou mécaniques, en nous bornant, pour ces dernières, au cas d’une pression uniforme : son état est déterminé d’une façon univoque et invariable, si sa température et sa pression sont données. Cela se voit immédiatement pour les gaz, auxquels s’applique l’équation p v = R T. Nous pouvons ici choisir arbitrairement deux des trois variables, la troisième est alors numériquement déterminée. Nous reconnaissons en même temps que nous ne sommes pas obligés de choisir la température et la pression. Sur les trois variables, il y en a deux d’arbitraires ni plus ni moins. Il en est tout à fait de même pour les liquides et les solides : leur volume est déterminé quand on donne la pression et la température ; ici aussi, il n’y a que deux variables arbitraires : dès qu’elles sont choisies, la troisième se trouve par cela même déterminée.

Voilà pourquoi l’on dit qu’un corps homogène quelconque possède deux degrés de liberté, ou plus brièvement deux libertés.

On peut disposer encore de ces libertés autrement qu’en se donnant la pression, la température ou le volume, etc. On peut avoir à côté d’un liquide, sa vapeur, à côté d’un corps solide, le même corps fondu et liquide, etc. Gibbs appelle phases les diverses parties du système, où celui-ci présente des propriétés différentes, et, en particulier, une autre densité. Un système composé d’eau et de vapeur présente donc deux phases, une phase liquide et une phase gazeuse. Alors on peut demander les conditions pour que les deux phases existent l’une à côté de l’autre.

Si deux phases sont en équilibre l’une à côté de l’autre (et nous nous occupons uniquement de ces cas), il faut manifestement qu’elles aient même température et même pression.

Gibbs a montré que cette condition permet toujours de disposer d’une des libertés existantes. Quand le nombre des phases en contact augmente, le nombre des libertés conservées par le système décroît. Dans un système formé par un corps pur, pour lequel chaque phase peut se transformer complètement dans l’autre, il n’y a plus qu’une liberté, quand les deux phases coexistent, et, si les trois phases coexistent, il n’y a plus de liberté du tout.

D’autre part le nombre des libertés augmente, si plusieurs corps différents sont mis ensemble. Chaque nouveau corps indépendant entraîne une liberté de plus. Appelons L le nombre des libertés, φ celui des phases et n celui des constituants, le cas général est réglé par l’équation φ + L = n + 2, la somme du nombre des phases et du nombre des libertés est égale au nombre des parties constituantes, augmenté de deux. On ne se rend pas immédiatement compte de tout ce que renferme cette simple équation. Vérifions d’abord qu’elle convient aux cas simples, d’où nous sommes partis. Pour un seul constituant, sous une seule phase, n = 1, φ = 1, donc L = 2, le nombre des libertés est 2 comme nous l’avons déjà vu. Pour un seul corps sous deux phases, L = 1, il n’y a plus qu’une liberté. Par exemple, quand un liquide se trouve à côté de sa vapeur, nous ne pouvons plus choisir arbitrairement qu’une seule grandeur, la température par exemple, mais alors la pression n’est plus arbitraire. Un liquide pur possède pour une température déterminée, une tension de vapeur déterminée, et sa vapeur ne peut exister à côté de lui sous aucune autre pression, car si la pression augmente, la vapeur se liquéfie, et, si la pression diminue, le liquide se vaporise.

Pour montrer une application plus étendue de la loi des phases, cherchons comment se comporte une solution saline au contact d’un sel solide. Nous avons deux constituants et deux phases, la solution et le sel solide ; alors L = 2, il y a deux libertés. Nous pouvons, par exemple, choisir une température déterminée. Or nous savons que, dans ces conditions, la solution se sature du corps solide, et qu’il s’établit, dans le liquide, un rapport bien déterminé entre le dissolvant et le sel. La seconde liberté, que la loi des phases exige, semble manquer. Toutefois, l’expérience a montré plus tard, que la concentration de la solution saturée peut varier, si on fait varier la pression : alors la saturation varie aussi. Cette variation d’ailleurs très faible existe, et, maintes fois déjà, dans des cas analogues, la loi des phases a conduit à étudier expérimentalement des variations, qui par leur petitesse, avaient jusqu’alors échappé à l’observation.

De même, mais d’une manière d’autant plus variée que le nombre des constituants est plus grand, la loi des phases caractérise tous les systèmes chimiques possibles à l’état d’équilibre. Elle joue ainsi le rôle d’un principe de classification pour l’étude scientifique de la question, et il faudrait un beau nombre de gros volumes pour exposer toutes les connaissances actuelles qui se rattachent à la loi des phases.

Enfin, on ne peut passer sous silence le rôle essentiel joué par la notion de phase dans les recherches théoriques relatives aux concepts fondamentaux de la chimie. Cette notion est plus générale que celle de corps, car elle embrasse les corps purs aussi bien que leurs solutions. Grâce à elle, on peut développer les lois fondamentales de la stœchiométrie d’une manière plus générale et plus exempte d’hypothèses qu’il ne serait possible de le faire autrement. C’est tout spécialement Franz Wald, né en 1861, qui a travaillé ce sujet.

Nous venons de jeter un court aperçu sur la portée de l’un des nombreux résultats obtenus par Gibbs. Il suffit à donner une idée de l’importance des travaux de ce savant, qui a amené la chimie mathématique au degré d’exactitude et de variété que la physique mathématique avait atteint depuis plus d’un siècle. Voici, pour conclure, un fait bien caractéristique : autrefois les traités de thermodynamique se terminaient d’ordinaire par la théorie de la machine à vapeur, aboutissant à une application numérique. Aujourd’hui on met en avant les principaux résultats de la chimie mathématique, dont on fait pour ainsi dire le cheval de bataille de la thermodynamique.