L’Évolution politique de l’École primaire

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L’Évolution politique de l’École primaire
Revue des Deux Mondes4e période, tome 147 (p. 906-923).
L’ÉVOLUTION POLITIQUE
DE L’ÉCOLE PRIMAIRE

La dernière lutte électorale a mis en présence deux conceptions de la République. Pour la première fois depuis le Quatre Septembre, ce n’est point entre la République elle-même et les partis d’opposition que le duel s’est engagé ; c’est entre deux grandes fractions du parti républicain, entre la politique radicale et la politique modérée, entre les candidats de l’extrême gauche et les défenseurs du cabinet Méline. Sur ce terrain nouveau, les maîtres de notre enseignement frimaire, vieilles troupes auxiliaires qui, depuis quinze ans, combattaient pour la République, ont continué de prendre un ordre de bataille et de pratiquer l’offensive ; et, le plus souvent, c’est derrière les radicaux qu’ils se sont rangés, et contre les républicains de gouvernement qu’ils se sont acharnés. On ne l’ignore point au ministère de l’Instruction publique, non plus qu’au ministère de l’Intérieur : les réclamations ont afflué, les plaintes ont fait assaut ; et tel candidat gouvernemental, dénonçant la propagande hostile des instituteurs, recevait cette réponse plus confiante qu’encourageante : « Qu’y voulez-vous faire ? C’est ainsi partout. » Lors même que les convenances de la politique commanderaient au grand maître de l’Université de couvrir d’un voile l’attitude de ses fonctionnaires, un certain nombre de républicains modérés, qui ont succombé sous la double poussée du socialisme et de l’école primaire, seraient en mesure d’arracher ce voile. La force électorale qu’avait créée le parti républicain s’est retournée contre une moitié de ce parti : sans effort, elle s’est transportée dans le camp des radicaux, et sous les drapeaux, parfois plus rouges que tricolores, d’une république qualifiée de « vraiment républicaine ». Or, c’est en constatant que la République sans épithète était le gouvernement national, et en alléguant les intérêts de l’union civique et de l’harmonie entre les Français, que Jules Ferry et ses disciples avaient demandé à l’école nationale d’être une école républicaine, et républicaine sans épithète. Mais au moment où, dans la République victorieuse, la « concentration » est brisée, nous cherchons en vain de quelles raisons d’union et d’harmonie on pourrait encore se couvrir pour autoriser ou pour inviter l’enseignement primaire à devenir l’instrument du radicalisme. Peut-être l’étude des origines historiques de ce phénomène, de ses causes immédiates et de ses résultats poussera-t-elle à la recherche d’un remède les hommes qui, de par leurs fonctions, auraient le droit de l’appliquer. Nous n’avons d’autre dessein que de suivre rapidement cette périlleuse évolution : à eux de conclure, s’ils le veulent ; à eux d’agir, comme ils le voudront.


I

Dès le lendemain du Seize Mai, entre l’école primaire et la République une alliance fut cimentée : M. Jules Ferry y attacha son nom. La République promettait de protéger l’instituteur contre les influences, municipales ou confessionnelles, qu’il signalerait comme une gêne ; et l’instituteur était invité à défendre la République contre les courans d’opinion qu’elle dénoncerait comme un péril. Au Sénat, le 10 décembre 1879, M. Ferry se félicitait que la loi de 1850 eût laissé à l’enseignement primaire un caractère municipal : « Je trouve cela très bon, affirmait-il ; je ne voudrais pour rien au monde rompre le lien intime qui associe la vie communale aux destinées de l’enseignement primaire. » À cette date, il soutenait contre les droites la liberté qu’avaient les communes de laïciser l’instruction. Peu d’années s’écoulaient, et M. Ferry collaborait à la loi nouvelle qui dérobait l’école primaire à l’ascendant des municipalités et qui refusait aux communes la liberté, réclamée par les droites, de conserver un enseignement confessionnel. C’est au nom de l’intérêt supérieur de la République qu’il agissait ; il voulait en effet que, dans les bourgades hostiles ou indifférentes, elle possédât des colons dont elle serait sûre : les instituteurs seraient ces colons. « Vous ne me laisseriez pas dire, déclarait-il, le 19 avril 1881, au Congrès pédagogique de Paris, qu’il ne doit y avoir dans l’enseignement primaire, dans votre enseignement, aucun esprit, aucune tendance politique. A Dieu ne plaise ! pour deux raisons : d’abord, n’êtes-vous pas chargés, d’après les nouveaux programmes, de l’enseignement civique ? c’est une première raison. Il y en a une seconde et plus haute, c’est que vous êtes tous les fils de 1789. Vous avez été affranchis comme citoyens par la Révolution française, vous allez être émancipés comme instituteurs par la République de 1880 ; comment n’aimeriez-vous pas et ne feriez-vous pas aimer dans votre enseignement et la Révolution et la République ? Cette politique-là, c’est une politique nationale. » M. Ferrouillat, rapporteur de la loi scolaire devant le Sénat, protestait à son tour, le 4 février 1886, que la neutralité politique de l’instituteur serait « une abdication, une désertion de la volonté du pays ».

Ainsi, la République exigeait le renfort du maître d’école ; mais elle lui rendait appui pour appui ; et il pouvait compter sur elle, comme elle voulait compter sur lui. A l’aurore de leur puissance, MM. Paul Bert, Ferry, Goblet, réclamaient qu’il fût nommé par ses chefs naturels, les autorités universitaires : des projets de loi, même, furent déposés à cet effet. On les oublia brusquement ; après avoir âprement critiqué les paragraphes de la loi de 1854 qui concernaient la nomination des instituteurs, on finit par s’en inspirer et presque par les calquer ; et, — malgré l’effort de certains membres du parti radical, comme MM. Dide et Barodet, — MM. Paul Bert, Ferry, Goblet, remirent les maîtres d’école à la discrétion des préfets. C’est par des motifs politiques qu’ils justifiaient leur résipiscence. « Il y a dans tout village, disait M. Paul Bert, une lumière, et une bouche pour l’éteindre. La lumière est l’instituteur, la bouche est la cure. L’heure n’est pas venue de donner satisfaction aux principes. Il convient de placer derrière l’instituteur un fonctionnaire autorisé, vigoureux, énergique. » En un style moins imagé, M. Ferrouillat expliquait, le 16 février 1886, que, pour échapper à certains servages, l’instituteur avait besoin d’un défenseur, le préfet : « Les lois nouvelles sur l’instruction, ajoutait-il, traversent en ce moment ce que j’appellerai la période politique ; et il faut que la garde en soit confiée à un agent politique. » On opposait au spectre clérical l’uniforme du préfet, épouvantail plus efficace, semblait-il, que la toge du recteur ; et c’est pour protéger l’instituteur qu’on perpétuait sa subordination à l’endroit de la préfecture. M. Jules Simon, M. Bardoux, M. le pasteur de Pressensé, sonnaient vainement l’alarme. Lorsqu’ils craignaient l’entrée de la politique militante dans l’école, on croyait réfuter leurs inquiétudes en redisant avec Jules Ferry : « Les instituteurs ne doivent être ni les serviteurs, ni les chefs d’un parti ; ils ne doivent pas faire de politique ; ils doivent être en dehors des partis. Ils doivent se mettre en garde contre la politique militante et quotidienne, contre la politique de parti, de personnes, de coteries. » Car Jules Ferry, tout le premier, avait pressenti et essayé de conjurer les dangers indéniables dont se préoccupaient MM. de Pressensé, Bardoux et Jules Simon. Mais lorsque, après avoir défendu aux instituteurs d’être neutres et les avoir soumis aux directeurs naturels de l’action électorale, M. Jules Ferry et ses successeurs leur recommandaient de ne point faire de politique, les instituteurs comprenaient, — et peut-être ils n’avaient point tort, — que leur concours électoral, quoi qu’on affectât d’en penser théoriquement, serait accepté durant la mêlée, et récompensé lors de la victoire.

Le parti républicain livra trois grandes batailles : en 1885, contre les monarchistes ; en 1889, contre la tentative boulangiste ; en 1893, contre les hommes nouveaux qui, sous l’étiquette ingrate de « ralliés », offraient loyalement leur adhésion. Il gagna complètement les deux premières et assista au découragement de ses ennemis, ce qui est le raffinement de la victoire. Il ne gagna qu’à demi la troisième, puisque les « ralliés » sentaient croître leur tendresse pour la République à mesure que le parti républicain les battait, et puisque leur persévérance, tout ensemble active et résignée, leur a finalement ouvert l’accès du Parlement. Il parut aux instituteurs, en ces trois circonstances, que leur intérêt était étroitement lié à celui de la République, qu’ils triompheraient avec elle ou péricliteraient avec elle ; et beaucoup d’entre eux apportèrent dans le combat cet acharnement qu’on met à se défendre soi-même. On les avait dressés et comme entraînés pour être, d’un bout à l’autre de l’année, dans leur commune, les champions actifs et belliqueux d’une politique ; et lorsque, à la veille des élections, ils recevaient des circulaires soudaines qui les invitaient au calme, il en était d’eux comme du vieux soldat qui sent l’odeur de la poudre : les réalités de la mêlée ont un attrait provocateur contre lequel les contre-ordres ne prévaudront jamais. Témoins du labeur où s’épuisaient les préfets pour arracher la victoire, il leur semblait naturel de seconder les préfets comme on seconde un chef. Destinés, dès les bancs de l’école normale, à faire l’éducation politique du peuple français, ils s’imaginaient peut-être donner aux adultes une efficace leçon de choses, — et, de fait, ils en donnaient une, — en interrompant bruyamment, sous les regards de leur commune, les candidats de l’opposition.

Joignez-y qu’aux yeux d’un certain nombre, la besogne d’agent électoral était plus lucrative que la profession d’instituteur, et qu’ils croyaient faire un placement plus sûr en achetant la gratitude d’un candidat qu’en méritant celle de leur classe : « Se pousser, disait en 1894 un directeur d’école normale à l’un de nos inspecteurs généraux, c’est le véritable et dominant principe de mes élèves. Un petit nombre seulement sont sensibles à l’attrait d’une noble cause à représenter, d’un grand intérêt national et moral à servir dans l’école primaire. » Tous, enfin, à quelque hauteur que fût située leur âme, n’étaient-ils point, dans leurs villages, la lumière même, et met-on la lumière sous le boisseau ? Sentimens de tout ordre et de tout aloi, petites idées et grandes idées, ambitions mesquines et aspirations emphatiques, souci de leur avancement et souci de ce qu’ils croyaient être leur tâche, tout contribuait à jeter les maîtres d’école dans la bagarre de la politique, sous l’égide des préfets successifs, leurs chefs.


II

Dans les sphères plus sereines où les tempêtes locales n’ont point d’écho, quelques pédagogues d’élite, mi-philosophes, mi-théologiens, s’efforçaient d’imprimer à notre enseignement primaire une impulsion souveraine. Ils étaient, au second degré, les chefs de l’enseignement, comme les préfets l’étaient au premier degré : il importe, à ce titre, de les faire connaître.

Vers 1869, trois hommes éminens du protestantisme français répandaient en Suisse une semence religieuse. M. Ferdinand Buisson — c’était l’un d’eux — rappelait, il y a peu de mois, sur la tombe de M. Jules Steeg, cette lointaine campagne d’apostolat. « C’était à Neuchâtel, racontait-il. M. Pécaut y était venu appuyer de sa grave parole un effort tenté pour dégager du christianisme traditionnel et ecclésiastique ce qu’on pourrait appeler le christianisme éternel, une sorte d’Evangile fait de la moelle du vieil Evangile, une religion laïque de l’idéal moral, sans dogmes, sans miracles, sans prêtres. Jules Steeg était alors un jeune et obscur pasteur protestant. » Obscur, non ; on le connaissait déjà comme un libre penseur religieux ; il s’était placé du premier coup à l’extrême gauche de la théologie protestante. C’est à lui que M. Pécaut avait songé pour la conduite de la petite et hardie Eglise libérale qui s’organisait dans la Suisse française. » M. Buisson, de son côté, publiait à cette époque, sur le christianisme libéral et sur l’enseignement de l’histoire sainte, des opuscules oubliés aujourd’hui : ils fourmillaient d’audaces voulues ; et ces audaces, resplendissant à travers le miroir de l’éloquence, éblouissaient désagréablement les pasteurs orthodoxes.

Il était réservé à ces trois missionnaires de présider à l’élaboration et à l’exécution de nos lois scolaires : la Suisse les rendit tous trois à la France. M. Buisson et M. Steeg prirent une part importante à la discussion de ces lois : le premier devint directeur de l’enseignement primaire et l’est resté jusqu’à l’avènement du cabinet Méline ; le second fut tour à tour directeur du Musée pédagogique et de l’Ecole de Fontenay ; et le troisième, M. Pécaut, comme inspecteur général de l’Instruction publique, dirigea la réorganisation de toutes nos écoles normales.

Rien ne permet de dire qu’ils aient varié ; tels ils étaient en 1869, tels ils sont restés. Mais, entre 1869 et 1898, leur terrain d’action est devenu plus large, plus difficile aussi : ils travaillaient, en 1869, dans un pays protestant et sur des fidèles protestans ; ils ont travaillé, depuis lors, dans un pays catholique et sur une enfance catholique. M. Pécaut écrivait en 1879 : « L’œuvre de sécularisation morale que les sociétés catholiques n’ont pas accomplie au XVIe siècle par voie de réforme ecclésiastique ou religieuse, les sociétés catholiques tentent de la faire par voie de réforme scolaire. Ceux-là mêmes qui jugent une telle réforme insuffisante ne peuvent refuser d’y concourir. » Il semblait que la nouvelle politique scolaire fût comme une amende honorable de la France à l’endroit du protestantisme, dont nos ancêtres avaient méconnu le prix ; aussi M. Pécaut et ses amis prodiguaient-ils leur concours.

Ils eurent la douleur d’être mal compris. On les qualifiait d’irréligieux, comme si leur vie entière, vouée au service d’une aspiration religieuse, ne s’insurgeait point contre une telle épithète. On les accusait de mettre en péril la religion positive, et, depuis lors, M. Pécaut a répondu : « A un enseignement régulier et laïque de la morale, la religion positive, constituée, ne pouvait perdre que dans la mesure où, au lieu d’être vraiment religieuse, elle serait simplement ecclésiastique ; où, pétrifiée dans ses formules, ses rites, ses pratiques, son histoire surnaturelle, elle serait incapable de s’adapter à un nouvel état de culture intellectuelle et d’activité sociale. » Ce n’était donc point leur faute, à eux, si une Eglise immuable, tutrice spirituelle du pays dont ils devenaient les éducateurs, se sentait gênée ou diminuée par le nouvel enseignement de la morale ; et, s’il advenait, par malheur, comme l’a depuis lors constaté M. Fouillée, que cette innovation scolaire démentît certaines espérances optimistes, il importait d’affirmer à l’avance que la cause n’en devrait point être cherchée dans les défauts mêmes de l’innovation, mais dans notre tempérament, dans nos traditions, dans notre formation catholique héréditaire. « Le catholicisme, écrivait M. Pécaut, en excluant les laïques de toute ingérence dans le dogme et dans le culte, en les habituant durant des siècles à se décharger sur l’Eglise, c’est-à-dire sur le prêtre, du soin de définir la doctrine, d’enseigner la morale, d’interpréter les écritures, de remplir les fonctions sacrées, de gouverner le for intérieur, les a mal préparés à manier pour leur compte la langue des choses de l’âme. » Et M. Pécaut ne faisait point une digression oiseuse, mais il donnait la suite logique de ses idées, lorsque, dans ses notes d’inspection générale, adressées à M. Spuller en 1894, il formait le vœu qu’un jour, « la France, sous les auspices de la libre pensée et non plus de l’autorité dogmatique, retrouvât le sens et la saveur de l’antique tradition chrétienne, depuis longtemps et de plus en plus oubliée ». C’est dans un rapport officiel que M. Pécaut ébauchait ce lointain programme de rénovation religieuse dont l’accomplissement couronnerait le succès de notre œuvre scolaire laïque.

Il devenait naturel, dès lors, que les initiateurs de cette œuvre accordassent une confiance spéciale aux esprits hardis qui, par leur propre élan, devançaient la rénovation religieuse : tel, par exemple, ce directeur d’école normale auquel M. Pécaut, en 1888, rendait, dans la Revue pédagogique, un bien instructif hommage. « M. Goy, disait M. Pécaut, était porté, dès la première heure de sa vie intellectuelle, avoir les choses par le dedans, mieux encore, à leur source première, au sein du tout dont elles font partie, et c’est par-là qu’il a toujours été religieux jusqu’à la moelle, si c’est être religieux que de rattacher sa pensée, son âme entière et sa vie, à la vie, à la pensée universelle, à Dieu même ; mais, avec cela, esprit libre et critique entre tous, incapable d’aliéner sa liberté à une tradition, à un dogme positif, pas plus qu’à une définition philosophique fixe et officielle. » Et l’éloge se poursuivait, avec une onction douloureuse. Ancien pasteur dans la Gironde, comme M. Steeg, et désigné, ce semble, à la confiance administrative par les rares qualités de son tempérament religieux, M. Goy avait formé trois générations d’instituteurs : en Algérie, dans le Tarn, dans la Haute-Garonne.

Il devenait naturel, pareillement, que les guides suprêmes de notre enseignement primaire ne fissent point bon marché de leurs propres susceptibilités religieuses, dans les jugemens qu’ils portaient sur les hommes et sur les choses : c’est ainsi que M. Steeg, en 1891, dans la même Revue pédagogique, mettait quasiment à l’index le Bossuet de M. Lanson ; il en dénonçait les « sophismes », les « manèges », les « contradictions », la « doctrine ésotérique », et il concluait sévèrement : « De tels livres ne sont pas faits pour les instituteurs de notre démocratie, et il est de devoir de les en prévenir. » M. Lanson était frappé d’anathème, ou peu s’en fallait. Mais n’est-ce pas M. Steeg qui, au moment d’entrer dans la carrière politique et pédagogique, prononçait cette parole, rappelée par M. Buisson : « Je me sens plus que jamais, à travers tout cela et en tout cela, pasteur protestant » ?

On peut dire effectivement, avec plus de vérité, peut-être, encore, que ne le pensait M. Steeg, que, par le fait même de leurs habitudes d’esprit, les adeptes du protestantisme libéral semblaient spécialement prédestinés à organiser l’enseignement primaire comme le souhaitait la majorité du Parlement. Il y avait de tout dans cette majorité : des spiritualistes et des positivistes, des matérialistes et des évolutionnistes, des francs-maçons pour qui Dieu n’était qu’un clérical digne d’expulsion, enfin des hégéliens sans le savoir (Taine les eût appelés des jacobins), pour qui Dieu, c’était l’État. Et, devant cet auditoire hétérogène, on multipliait, sur l’esprit des lois scolaires, les déclarations les plus diverses ; on taisait, par nécessité politique, cette simple vérité, que, « pour la première fois, une grande et populaire philosophie, en cela différant de toutes celles qui avaient régné jusque-là et de toutes les églises, conduisait logiquement, inévitablement, à des maximes en contradiction absolue avec les préceptes séculaires[1] ». On n’osait point constater cette insurrection philosophique, cette contradiction absolue. M. Ferrouillat célébrait « le Dieu de la philosophie, le Dieu de la raison, le Dieu des braves gens, le Dieu de la religion naturelle, la religion du Vicaire savoyard ». Les convenances de la discussion entraînaient les orateurs à se faire les émules de M. Jules Simon, à chercher une formule nette pour leurs convictions spiritualistes, et à la trouver à peu près. Mais, d’autre part, l’étrange aventure de l’expression « devoirs envers Dieu », exclue de la loi sur la demande de M. Jules Ferry, et rétablie dans les programmes par égard pour M. Jules Simon, attestait l’incohérence de la majorité novatrice à laquelle on faisait appel. Des ménagemens s’imposaient. M. Ferry, après avoir affirmé, le 23 décembre 1880, que la plupart des maîtres étaient spiritualistes, déclarait, non sans paradoxe, le 2 juillet 1881, que la morale de Spencer avait d’ailleurs les mêmes conclusions que celle de Kant ou de M. Jules Simon, et justifiait ainsi, par avance, les instituteurs qui se détacheraient du vieux spiritualisme. Un autre ministre, après avoir promis la neutralité confessionnelle, opposait fièrement sa propre philosophie aux doctrines chrétiennes du péché originel et du travail, et provoquait des questions inquiètes de M. le pasteur de Pressensé sur le caractère rationaliste, peut-être anti-confessionnel, du spiritualisme qui serait enseigné à l’école. Bref, au moment où les lois scolaires furent votées, il y avait eu trop de paroles, et trop de silences aussi, pour que les instituteurs fussent exactement au courant de ce qu’on attendait d’eux.

Dans les cadres scolaires que venait de bâtir une « concentration » bigarrée, il s’agissait de faire circuler un souffle, de mettre une vie, d’introduire une âme : c’est ici qu’intervinrent les pédagogues qui nous occupent. Représentée par les plus intelligens de ses adeptes, par des hommes qui retrouvaient dans l’Etat un poste supérieur à celui qu’ils avaient perdu dans leur propre Église, la tendance « protestante-libérale » s’exprimait en une langue à la fois riche et vague, aux contours ondoyans et moelleux, plus susceptible de rendre des impressions que des idées, et plus apte à traduire la religiosité qu’à définir un credo : langue discrète et courtoise, assez pieuse pour réfuter ceux qui dénonçaient « l’école sans Dieu », assez souple pour ne point choquer les politiciens qui traitaient Dieu en ennemi.

Il y eut bien quelques déceptions : M. Lichtenberger fut chargé de les constater. Doyen de la faculté de théologie protestante de Paris, il écrivit, sur les résultats du nouvel enseignement moral, un rapport sincère et mécontent. L’intelligence française demeurait à demi close, et la conscience française était rétive à cette philosophie volontairement imprécise. Mais, sans se décourager, M. Buisson et ses auxiliaires, en faisant appel à quelques instituteurs de choix, poursuivirent leur œuvre. Qu’on lise toutes leurs publications, on y verra qu’ils ont été conduits, eux laïcisateurs de l’école, à faire planer sur cette école l’hégémonie latente, mais continuelle, de certaines conceptions philosophiques empruntées au protestantisme libéral. Volontiers dirions-nous que, dans notre enseignement primaire, le protestantisme libéral a ménagé la revanche de Dieu. Affichant fièrement son titre de « laïque », l’école était, non point sans doute pénétrée, mais tout au moins entourée, cernée par un ensemble d’idées et de sentimens, d’inspirations et d’aspirations qui étaient comme le legs d’une minorité confessionnelle, le protestantisme, et d’une fraction de cette minorité, le libéralisme : et ces idées et ces sentimens, ces inspirations et ces aspirations étaient, dans notre enseignement primaire, la part du divin.

On ne sera pas surpris, assurément, que les philosophes religieux auxquels en revenait l’honneur aient été salués comme des directeurs de conscience par les meilleurs de nos instituteurs, soustraits de bonne heure à l’Eglise, et jaloux néanmoins de rattacher à quelque formule, à une apparence de credo, leurs généreux désirs et leur besoin d’action morale. M. Buisson, il y a quelques années, inaugurait dans la Correspondance générale de l’enseignement primaire une sorte de consultation sur « l’âme de l’école » : une élite de correspondans et de correspondantes répondait à l’appel. Cette élite mérite et obtient une certaine influence ; et, grâce à elle, M. Buisson et ses collaborateurs sont devenus les maîtres de « l’âme de l’école », comme les préfets étaient les maîtres de l’école elle-même.


III

Il eût semblé logique que, cette année même, les instituteurs continuassent de conformer leur conduite électorale aux instructions des préfets, et qu’au contraire, de ces hautes autorités pédagogiques justement aimées, ils n’attendissent aucune impulsion politique. Mais la scission du parti républicain, commencée par le cabinet Bourgeois, achevée par le cabinet Méline, a déterminé beaucoup d’entre eux à risquer vers l’extrême gauche un pas décisif et, pour la première fois, à faire de la politique en dehors des préfets et à l’encontre des préfets. Le personnel de l’enseignement primaire, créé par les républicains modérés, paraît être devenu majeur au point de vue politique ; sa déclaration de majorité a été une déclaration de guerre aux républicains modérés ; et l’on dirait qu’un certain nombre de maîtres d’école ont remis aux collaborateurs des grandes publications pédagogiques la direction politique de leurs consciences, abandonnée jadis à l’autorité préfectorale.

Au début de cette année, M. Buisson, ancien directeur de l’enseignement primaire, ouvrait à tous les amis de l’enseignement les colonnes du Manuel général, qu’il dirige ; il advint que les deux écrivains qui, les premiers, répondirent à cette invitation, furent M. René Goblet et M. Léon Bourgeois. L’acharnement avec lequel ils combattaient le cabinet Méline leur laissait pourtant le loisir de satisfaire aux instances de M. Buisson. L’on s’explique que celui-ci ait été touché d’un pareil empressement, et les instituteurs plus encore que lui. Ils saisirent, dans la lettre de M. Goblet, une attaque mal déguisée contre le cabinet Méline et contre l’ « esprit nouveau » : M. Goblet censurait « cette bourgeoisie qui se jette, par un retour désespéré, mais peu sincère, dans les bras de l’Eglise pour y chercher un appui ». Notre personnel scolaire est maintenant exercé à comprendre les demi-mots, en politique : M. Goblet fut entendu. Déjà, d’ailleurs, on était prévenu par M. Pécaut, dans le même Manuel, qu’il se produisait « dans l’ordre scolaire le même mouvement d’arrêt ou de réaction qui se remarquait dans l’ordre religieux et dans l’ordre politique, et qui nous conduirait bien loin et bien bas si on s’y laissait aller ». M. Pécaut poussait un cri d’avertissement, et signalait à ses lecteurs de l’enseignement primaire ces législateurs « qui se demandent si l’on n’a pas été trop loin et s’il ne serait pas temps de désarmer ».

A la voix de M. Goblet, succéda celle de M. Bourgeois. Quelques mois auparavant, à la Chambre, il avait prononcé, sur l’œuvre scolaire de la République, l’un de ses plus habiles discours, recueilli les suffrages de la majorité d’antan, de la majorité de « concentration », et obtenu la gloire, d’ailleurs banale, de l’affichage. Les instituteurs lui en avaient su gré. Il couronna leur gratitude par la lettre ouverte qu’il écrivit à M. Buisson : jamais hommage plus enivrant ne leur avait été rendu. Transportez-vous par la pensée dans la modeste maison, voisine de l’école primaire, où l’instituteur se repose de son travail et dévore parfois ses déceptions : il doute de sa mission, dont, à l’école normale, on lui célébrait la grandeur sans en aplanir suffisamment les difficultés ; il doute de ses forces et se sent incapable (son inspecteur d’académie l’a du reste constaté) de « rien tirer de son propre fonds en matière d’éducation morale » ; il doute peut-être de ses chefs, soupçonnés de pactiser avec la réaction. Mais il est tout prêt à s’exalter de nouveau, si son exaltation trouve un complice. Le complice survient : c’est M. Léon Bourgeois. Le chef de l’opposition radicale interpelle cet instituteur : « Tu es, lui dit-il, le dépositaire du trésor intellectuel et du trésor moral par lequel s’est faite l’unité de la conscience humaine… Tu es le représentant de la raison… Tu es le représentant de l’idée nationale et de la conscience sociale… Tu es, dans chaque village, non seulement l’interprète des idées communes, mais l’homme dont la présence suffit à les manifester… Tu exerces une espèce de magistrature des mœurs. »

L’instituteur devient une façon de verbe incarné ; bien loin de sourire, il admire ; et, de M. Bourgeois à lui-même, de lui-même à M. Bourgeois, son admiration fait un mouvement de va-et-vient. Au terme de sa lettre, M. Bourgeois souhaite que l’esprit public soit « uniquement inspiré par la ferme conscience et la ferme raison », et il conclut : « La République a-t-elle trop espéré en se flattant d’avoir mis dans chaque commune de France un homme au moins qui dans les heures difficiles y puisse être l’organe de cette conscience et de cette raison ? » C’en est fait ; M. Buisson pourra désormais prêter l’hospitalité du Manuel, tantôt à des républicains de gouvernement, comme M. Raymond Poincaré, tantôt à des sénateurs du centre gauche, comme M. Bérenger ; ils trouvent la place prise par M. Léon Bourgeois. Lorsque viendront les « heures difficiles » où l’on devra opter entre les deux conceptions de la République, beaucoup de maîtres d’école se feront les organes de « la ferme conscience » et de « la ferme raison », ferme conscience intransigeante à l’endroit des « ralliés », ferme raison accessible aux utopies révolutionnaires. C’est en vain que M. Bourgeois, dans un coin de sa lettre, glissait, comme une clause de style, la formule de M. Ferry : « Les instituteurs ne doivent pas faire de politique. » Comme pour concilier avec les scrupules de M. Ferry les espérances qu’on fonde sur le personnel scolaire, M. Buisson distingue, dans un numéro suivant du Manuel général, l’homme et le fonctionnaire : « Le fonctionnaire, dit-il, reste absolument neutre ; l’homme reste absolument libre ; et, sous le régime républicain, une attitude à la fois virile et réservée ne provoquera pas les rigueurs administratives. » On s’est, en effet, comporté, durant la dernière période électorale, comme si les rigueurs administratives n’étaient point à redouter.

Au reste, M. Bourgeois, dont beaucoup de maîtres d’école ont soutenu la politique avec plus de virilité que de réserve, est en quelque mesure leur chef, puisqu’il est le président de la Ligue de l’Enseignement. Voilà trente ans que cette Ligue existe : fondée par Jean Macé pour la diffusion de l’instruction primaire laïque, elle se préoccupe surtout, depuis que les lois scolaires sont en vigueur, du développement de l’instruction des adultes. Le gouvernement de la République, en un certain nombre de localités, a eu la généreuse imprudence d’invoquer le concours de ses instituteurs pour les cours et conférences qu’organise cette association. Elle fut à l’origine, comme la franc-maçonnerie à laquelle elle est intimement unie, l’antichambre et parfois le laboratoire du parti républicain. On a plus tôt fait, en général, de modifier sa stratégie que son armement ; et lorsque les modérés, prenant conscience de leur force et de leurs droits, réclamèrent la maîtrise de la République nouvelle et tentèrent de substituer à la politique de concentration une politique d’autonomie, ils continuèrent de considérer comme une auxiliaire la Ligue de l’Enseignement, antique alliée des victoires républicaines.

Désireux de multiplier les œuvres d’éducation populaire pour combler les effrayantes lacunes de l’école primaire et pour disputer le peuple au socialisme, ils gardèrent à la Ligue leur confiance coutumière. Mais la Ligue, fidèle à elle-même, a défendu le vieil esprit contre l’esprit nouveau ; — ce qui veut dire, en pratique, la politique de M. Bourgeois contre la politique de M. Méline, et l’amitié des socialistes contre l’amitié des ralliés. M. Bourgeois sent tout le prix de l’influence des « Ligueurs » ; annuellement, au Congrès de la Ligue, il passe ses troupes en revue et les honore d’un grand discours : il étudiait, en 1894, l’éducation des adolescens et des adultes ; en 1895, l’éducation civique et sociale ; en 1896, les œuvres d’enseignement destinées à compléter l’école ; et il a réuni ces divers discours dans un petit livre de propagande : l’Éducation de la Démocratie française. Nombreux sont les instituteurs qui l’entendent, plus nombreux encore ceux qui le lisent ; il célébrait à Rouen, en 1896, les 18 500 instituteurs que la Ligue enrôle sous son drapeau ; en est-il beaucoup, parmi eux, qui marchanderaient leur dévouement à la politique de M. Bourgeois ?

M. Spuller, ministre de l’Instruction publique en 1887, supposant à la création d’une « Union nationale des instituteurs de France », justifiait ainsi sa prohibition : « A côté de la pensée des instituteurs, qui ne m’est pas suspecte, apparaît une autre pensée, celle des hommes politiques qui se groupent autour d’eux et inévitablement se mêlent à eux. Comment un parti quelconque résisterait-il à la tentation de mettre dans ses intérêts et de placer de façon ou d’autre sous sa dépendance un corps aussi considérable que le personnel de l’enseignement primaire à tous les degrés ? » Et M. Spuller continuait : « Permettra-t-on aux instituteurs publics laïques de se donner des chefs en dehors de leurs chefs naturels ? Ils seront les premiers à répondre que ce serait là reconstituer sous une autre forme l’organisation des associations religieuses enseignantes, au moment même où la loi déclare cette organisation incompatible avec l’exercice de la fonction d’instituteurs publics. » Ces sages avertissemens avaient la valeur d’un pressentiment ; on les pourrait répéter en partie, à propos de la Ligue dont M. Bourgeois est le président, et M. Buisson l’un des vice-présidens. Serait-il exagéré de dire qu’en face de ces puissantes influences, les deux universitaires qui ont mission de diriger notre enseignement primaire, M. Rambaud et M. Bayet, ont été comme oubliés ? Un mois encore avant les élections, le 3 avril, M. Buisson parlait à Lyon sur les patronages laïques, sous la présidence de M. Bourgeois ; et M. Bourgeois, sous les auspices du groupe « le Denier de Ecole », prononçait un grand discours dans lequel il reprochait vivement au cabinet Méline l’abandon des principes républicains. A moins que les instituteurs ne voulussent être des sourds, ils étaient contraints d’entendre et de conclure. Et comment seraient-ils des sourds, lorsque c’est M. Bourgeois qui parle ? Par sa philosophie franchement positiviste, par sa notion de la solidarité, qui affecte une allure quasi scientifique, il a su les attirer et les captiver ; ils trouvent, dans les propos de M. Bourgeois, plus de substance et plus de suc que dans les périphrases gauchement spiritualistes dont les auteurs des lois scolaires essayaient, il y a quinze ans, de couvrir leur disette philosophique. Le chef du parti radical a conquis les instituteurs à sa personne avant de les conquérir à son parti : aujourd’hui, la double conquête est faite, et bien faite.

Au reste, c’était la force des choses, c’était la vitesse acquise, qui les entraînaient du côté même où les appelait M. Bourgeois. Ils apercevaient, aux approches du parti modéré, des hommes contre qui, vingt ans durant, ils avaient été exercés à combattre : un politique discerne la nécessité de certaines fusions, mais cette nécessité échappe à un soldat ; et c’est parce que les instituteurs, de longue date, étaient des sous-officiers électoraux, qu’un grand nombre d’entre eux, à l’endroit des républicains modérés, ont paru se comporter en déserteurs. Ils avaient l’illusion de défendre les « principes républicains » ; incapables d’oublier ce que tant de fois on leur avait répété, qu’ils devaient « affranchir le peuple des servitudes séculaires de la superstition et de l’ignorance »[2], ils détestaient l’esprit nouveau comme un courtisan de ces servitudes ; et vraisemblablement un colloque entre les chefs modérés et ces instituteurs émigrés au radicalisme se fût terminé sans entente, par une mutuelle accusation de trahison. Les formules usuelles : « lois intangibles, vieil esprit républicain, discipline républicaine, péril clérical, réaction aux abois », s’étalaient avec un raffinement d’insolence sur les programmes radicaux, et s’estompaient ou même s’effaçaient complètement sur les programmes des républicains de gouvernement ; demander au maître d’école de faire fi de ces formules, qui étaient pour lui comme de vieilles connaissances, et de prendre congé d’une pareille escorte, c’était lui demander de briser l’unité de sa vie politique. Il croyait faire acte de loyauté, de cohésion à l’endroit de son propre passé, en montant la garde autour de ce vocabulaire symbolique et autour des candidats qui ne craignaient point d’y recourir ; et il s’imaginait servir la République en exerçant, à l’encontre des préfets et du ministère, une candidature officielle à rebours.

C’est qu’en effet la parole du maître d’école avait encore la portée d’une parole officielle ; de là des confusions, des équivoques, nous allions dire des quiproquos, dans beaucoup de départemens où l’on avait l’habitude d’épier et de saisir, sur les lèvres de ce fonctionnaire, un écho fidèle des pensées préfectorales. On trouverait à la campagne, parmi cette masse de braves gens persuadés qu’on n’a bien voté que si l’on a voté avec le gouvernement, un grand nombre qui, sur la foi de Monsieur l’instituteur, ont donné leur confiance au candidat de M. Bourgeois, en croyant (Dieu leur pardonne ! ) que c’était celui de M. Méline et du préfet. Pouvaient-ils supposer qu’il y eût divergence entre les vœux électoraux du pouvoir central et les vœux électoraux du maître d’école ? Les radicaux et les socialistes ont bénéficié de cette piperie ; mais la dignité des instituteurs en a évidemment pâti. « Ne vous laissez pas prendre par le bout du doigt dans l’engrenage de la politique militante, disait M. Jules Ferry au Congrès pédagogique de 1881. Il vous aurait bien vite emportés et déconsidérés tout entiers. » Les disciples de M. Ferry, et peut-être lui-même, les engagèrent pourtant dans cet engrenage ; ils y sont emportés, vertigineusement ; et leur considération en souffre. Je plains, et de toute mon âme, ces maîtres d’école du Calvados, qui racontent aux bambins, durant la première heure de la classe, qu’ils auront sept ans de service à faire si M. Jules Delafosse est élu par leurs papas[3], et qui, durant la seconde heure, font peut-être une leçon de morale sur le mensonge : ils doivent sentir, les malheureux, que le rôle d’agent électoral et le rôle d’éducateur sont désormais incompatibles.

Il fut une époque, — et pas bien lointaine, — où le gouvernement de la République dénonçait amèrement l’hostilité électorale des curés : on en faisait grand bruit, et l’on sévissait. Aux dernières élections, dans beaucoup de communes, c’est l’instituteur, c’est l’ « anti-curé », qui a mené la bataille contre le gouvernement ; mais il se peut faire que la République modérée rende à ses fonctionnaires indulgence pour violence. On la dirait gênée pour se plaindre d’eux ; et, de fait, si l’on feuilletait l’histoire locale des quinze dernières années, quels rapprochemens curieux s’imposeraient ! Nous n’en voulons citer qu’un seul. M. de Mackau, en 1884, lisait à la tribune de la Chambre une lettre qu’avaient reçue tous les instituteurs d’un département comtois : on leur annonçait la publication imminente d’un journal local, « se recommandant d’un comité de direction politique à la tête duquel se trouvaient trois députés », et l’on donnait les noms de ces députés ; « ce journal, ajoutait-on, s’assurera dans notre département, par le nombre et l’autorité des noms qui le patronnent et par les soins apportés à sa rédaction, l’influence la plus large et l’action la plus étendue » ; on demandait aux maîtres d’école, non seulement de s’y abonner, mais d’y collaborer en transmettant à la rédaction tous les faits intéressant leurs communes, et on les invitait à faire savoir, dans un proche délai, si leur concours était assuré. Des trois députés qui inspiraient cet appel, deux ont disparu ; le troisième est aujourd’hui sénateur ; la feuille qu’il fondait il y a seize ans a passé au radicalisme, et la brigade de « reporters » et d’agens électoraux qu’il avait jadis réussi à recruter parmi les instituteurs a, cette année même, manœuvré presque unanimement contre lui et contre la candidature gouvernementale qu’il patronnait. M. le pasteur de Pressensé parlait véritablement en prophète, lorsqu’il disait au Sénat, le 16 février 1886 : « Si vous allez jusqu’à demander l’adhésion formelle et le dévouement actif de tous les fonctionnaires pour des opinions particulières, pour des opinions de parti, alors vous dépassez le but. La servilité n’est point une garantie de fidélité. Quand les échines sont devenues souples, elles plient devant tous les soleils levans ; or, vous le savez, à l’horizon politique, le soleil se couche souvent, et celui du lendemain n’est pas celui de la veille. Prenez garde, au contraire, en créant une administration servile, de forger l’arme qui peut bientôt se retourner contre vous ! »

L’arme fut forgée, et elle vient de se retourner. Par une coïncidence peut-être heureuse, un certain nombre de publicistes, de professeurs et d’hommes politiques, qui s’intéressent aux destinées de notre enseignement primaire, se sont dernièrement groupés, sous le beau nom d’ « Amis de l’Ecole », et ont commencé une campagne auprès des pouvoirs publics pour rendre aux autorités universitaires la nomination des instituteurs. Parmi les signataires du manifeste, il en est qui, de tout temps, ont réclamé le vote immédiat d’une telle réforme : on n’est point surpris de les voir revenir à la charge. Mais il serait désastreux que le mouvement fût dévié et que la noblesse de leurs intentions fût comme souillée par l’adhésion tout à fait imprévue de certains hommes de parti, qui, craignant que les préfets formellement dévoués à la politique modérée n’aillent se multipliant, s’empresseraient de soustraire le maître d’école à un joug dont eux-mêmes ne tiendraient plus la poignée. Quiconque s’intéresse aux « Amis de l’Ecole » et à l’école elle-même doit lutter avec acharnement contre un tel péril. Au terme d’une évolution qui a exalté l’instituteur, et durant laquelle il s’est fièrement dressé, d’abord comme champion du pouvoir, puis, cette année, comme adversaire du pouvoir, on rapetisserait, non pas seulement son rôle, mais sa dignité, si l’on s’ingéniait à maintenir ou à modifier ses rapports avec le préfet, selon le degré d’espérances que l’on fonde sur le prochain mouvement préfectoral. Désabusé, désillusionné, inquiet et fatigué, le maître d’école, alors, en viendrait à se demander si M. Jules Simon ne donnait pas une preuve de bon sens lorsqu’il disait aux créateurs de notre enseignement primaire : « Vous voulez grandir le maître d’école, vous croyez que vous le grandissez en en faisant le représentant des idées modernes. Moi, je crois que je le grandis davantage, quand, au lieu de vouloir en faire un représentant des idées modernes, je veux en faire, tout bonnement, tout simplement, un maître d’école de village. »


  1. Tarde, Revue pédagogique, 1897, p. 210.
  2. L’expression fut prononcée sur la tombe de Paul Bert par M. Berthelot, alors ministre de l’Instruction publique (Science et Religion, p. 272).
  3. Voir le Gaulois du 21 mai 1898, article de M. Jules Delafosse.