L’Île au trésor (trad. Laurie)/Chapitre 4

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Traduction par André Laurie.
Hetzel (p. 22-27).


IV

LE COFFRE DU CAPITAINE.


J’informai ma mère, sans plus tarder, de tout ce que j’aurais assurément mieux fait de lui dire plus tôt. Nous nous trouvions placés dans une position difficile et périlleuse, — il ne pouvait y avoir de doute à cet égard. Une partie de l’argent de cet homme — si tant il y a qu’il eût de l’argent — nous était incontestablement due. Mais il était peu probable que les camarades du Capitaine, à les juger par Chien-Noir et l’aveugle, seuls spécimens que je connusse du genre, fussent d’avis d’abandonner leur proie pour payer les dettes du mort. L’ordre que m’avait donné le Capitaine d’enfourcher un cheval et de courir chez le docteur Livesey me revenait bien à la pensée. Mais pour l’exécuter, il aurait fallu laisser ma mère sans protection dans un pareil moment : il n’y avait pas à y songer.

La vérité d’ailleurs, c’est que l’idée seule de rester une minute de plus dans la maison nous terrifiait tous les deux : la chute d’un charbon dans l’âtre, le tic-tac de la pendule nous remplissaient d’épouvante. La route noire et solitaire nous semblait à chaque instant pleine de piétinements lointains. L’image du Capitaine étendu mort dans le parloir, l’idée que ce détestable aveugle était peut-être embusqué dans le voisinage et sur le point de reparaître, me glaçaient, comme on dit, dans ma peau. Il fallait prendre un parti immédiat : nous nous arrêtâmes à celui de partir ensemble pour demander de l’aide au village voisin. Aussitôt fait que dit : nous voilà partis nu-tête, courant sur la route dans le crépuscule qui tombait, par le brouillard et la gelée.

Le village n’était heureusement pas fort éloigné, quoique caché par les falaises ; il s’élevait à l’extrémité de la baie voisine de la nôtre, et — circonstance qui me rassurait le plus — dans la direction opposée à celle d’où le mendiant était venu et où, sans doute, il était retourné. À peine fûmes-nous vingt minutes en route, quoiqu’il fallût nous arrêter de temps en temps pour reprendre haleine, en prêtant l’oreille, serrés l’un contre l’autre. Mais on n’entendait aucun bruit inusité, rien que la cadence du flot qui lavait la plage, et le croassement des corbeaux dans le bois.

Des lumières brillaient déjà dans les maisons du village et je n’oublierai jamais le plaisir que me causa la vue de ces portes et fenêtres éclairées. À ce réconfort devait d’ailleurs se limiter tout le secours que nous devions y trouver. Personne ne voulut consentir à venir avec nous à l’Amiral-Benbow. Les hommes, au moins, auraient pu rougir de se montrer si pusillanimes. Plus nous insistions sur nos craintes, plus ils s’accrochaient tous, hommes, femmes et enfants, à l’abri tutélaire de leurs maisons. Le nom du capitaine Flint, qui m’était inconnu quand je l’avais entendu prononcer par notre défunt locataire, n’était que trop familier par là et portait la terreur avec lui. Quelques paysans, qui avaient travaillé aux champs de l’autre côté de l’auberge, déclaraient avoir remarqué sur la route des étrangers qu’ils avaient pris pour des contrebandiers, et s’être hâtés de décamper, dans le but de n’être pas impliqués dans l’affaire. L’un d’eux assurait avoir vu un petit cotre à l’ancre dans une crique que nous appelions le Trou-de-Kitt. Du reste, n’importe qui s’intitulait le camarade du feu Capitaine devenait par cela même suspect. Bref, les volontaires s’offraient en foule pour s’en aller à cheval prévenir le docteur Livesey, dans la direction opposée à l’Amiral-Benbow, mais pas un ne consentait à venir avec nous défendre l’auberge.

On dit que la lâcheté est contagieuse. Mais, d’autre part, la discussion relève souvent les courages. C’est précisément ce qui arriva à ma mère. Quand chacun eut donné son avis, elle prit la parole. Rien ne pouvait l’empêcher, disait-elle, de tenter un effort pour sauver l’argent qui appartenait à son fils orphelin.

« Si nul de vous n’ose venir à notre aide, dit-elle, Jim et moi nous irons tout seuls. Oui, nous retournerons chez nous, comme nous sommes venus, et nous nous passerons de vous, poules mouillées que vous êtes !… Nous ouvrirons le coffre, dussions-nous payer ce devoir de notre vie. Tout ce que je vous demande, mistress Crowley, c’est de nous prêter le sac que je vois là, pour emporter l’argent qui nous appartient légitimement. »

Je déclarai, bien entendu, que j’étais prêt à escorter ma mère et, bien entendu aussi, on poussa les hauts cris sur notre témérité. Mais n’empêche que pas un seul homme n’eut le courage de partir avec nous. On consentit seulement à me prêter un pistolet chargé, en cas d’attaque, et l’on promit de nous tenir des chevaux tout sellés, pour notre retour, en cas de poursuite. En outre, il fût convenu qu’un gars serait immédiatement envoyé au docteur Livesey pour demander l’appui de la force armée.

Je puis dire que le cœur me battait de belle manière quand nous partîmes tous les deux dans la nuit noire, maman et moi, en cette périlleuse aventure. La lune, qui se trouvait dans son plein, se levait à peine et commençait à montrer un bord rougeâtre au-dessus du brouillard. Raison de plus de nous hâter, car il était évident qu’il ferait clair comme en plein jour avant que nous eussions fini, et dès lors notre départ serait signalé, s’il y avait des espions en campagne. Nous nous glissions donc rapidement le long des haies, en faisant le moins de bruit possible. Nous arrivâmes ainsi chez nous sans avoir rien vu ou entendu de suspect, et c’est avec un véritable soulagement, que nous refermâmes sur nous la porte de l’Amiral-Benbow.

Mon premier soin fut de pousser le verrou. Un instant nous reprimes haleine dans les ténèbres, seuls dans la maison avec le cadavre du Capitaine. Puis ma mère alluma une chandelle, et, nous tenant par la main, nous entrâmes dans le parloir. Le mort était comme nous l’avions laissé, sur le dos, les yeux grands ouverts et un bras étendu.

« Tire le store, Jim, me dit tout bas ma mère ; on pourrait nous voir du dehors… Et maintenant, reprit-elle quand je lui eus obéi, il s’agit de lui prendre la clef du coffre, ce qui est impossible sans le toucher », ajouta-t-elle avec un frémissement d’horreur.

À l’instant je m’agenouillai auprès du cadavre. Par terre, à côté de sa main ouverte, se trouvait un petit morceau de papier coupé en rond, noirci d’un côté. C’était évidemment la marque noire. Je ramassai le papier et je vis qu’au revers, resté blanc, il portait ce message laconique, d’une grosse écriture très lisible : À ce soir, Dix Heures. »

« Mère, il avait jusqu’à dix heures ! » m’écriai-je.

Et comme je parlais encore, l’horloge se prépara à sonner. Ce bruit inattendu nous fit grand’ peur. Mais, après tout, la nouvelle était bonne, car il n’était que six heures.

« Allons, Jim, dit maman, cette clef !… »

Je tâtai les poches l’une après l’autre : quelque petite monnaie, du fil et des aiguilles, un dé à coudre, un couteau, un bout de tabac à chiquer, une boite à amadou, un briquet, une boussole de poche, voilà tout ce que je trouvai. Je commençais à désespérer de découvrir la clef.

« Peut-être est-elle suspendue à son cou », suggéra ma mère.

Surmontant ma répugnance, j’ouvris vivement son col de chemise, et là en effet, suspendue à un cordon goudronné, que je coupai avec son propre couteau, je trouvai la clef.

Cette victoire nous remplit d’espoir. Nous nous hâtâmes de monter chez lui, dans la petite chambre qu’il avait occupée si longtemps et d’où le fameux coffre n’avait pas bougé depuis le jour de son arrivée.

Ce coffre était semblable à toutes les malles de matelot, fait en bois dur, usé aux coins comme s’il avait longtemps servi, et marqué sur le couvercle, au fer rouge, d’un grand B.

« Donne-moi la clef, » me dit ma mère.

Et, malgré la dureté de la serrure, elle eut en un clin d’œil fait tourner le pêne et rejeté le lourd couvercle en arrière.

Une forte odeur de tabac et de goudron s’exhala aussitôt. Nous ne vîmes rien sur le dessus qu’un costume complet en fort bon état, proprement plié et brossé. Comme le fit remarquer ma mère, ces vêtements ne devaient même pas avoir été portés. Ils recouvraient un assemblage assez hétéroclite de menus objets : quarts de cercle, gamelle d’étain, rouleaux de tabac, deux paires de beaux pistolets, une barre d’argent fin, une vieille montre espagnole, divers autres bijoux de peu de valeur et d’apparence exotique, un compas monté en cuivre, cinq ou six coquilles d’Amérique. Depuis combien de temps traînait-il ces coquilles avec lui, dans sa carrière errante, périlleuse et coupable ?… Tout cela n’avait pas grand intérêt pour nous, sauf les bijoux et la barre d’argent. Et encore, comment en tirer parti ?… Aussi poursuivions-nous activement nos recherches. Le fond du coffre était occupé par un vieux caban de matelot, blanchi par le sel de plus d’une plage lointaine. Ma mère le tira avec impatience, et nous découvrîmes alors les derniers objets que recelait la caisse, un paquet enveloppé de toile cirée et qui nous parut rempli de papiers, puis un sac de toile d’où sortit, quand je le touchai, un tintement d’or.

« Nous allons montrer à ces coquins que nous sommes d’honnêtes gens ! dit ma mère. Je prendrai mon dû, et pas un liard de plus… Tiens-moi le sac de mistress Crowley !…

Et elle se mit à compter des pièces d’or, qu’elle jetait au fur et à mesure dans le sac que je tenais ouvert. Son projet était d’arriver au total exact de la note du Capitaine. Mais ce n’était pas une opération aussi simple qu’on pourrait le croire : car les pièces étaient de tout modèle et de tous pays, des doublons, des louis, des guinées, des onces, que sais-je encore ? Le tout pêle-mêle. Encore les guinées étaient-elles les plus rares, et les seules que ma mère sût compter.

Nous n’étions pas à moitié de ce travail, quand je l’arrêtai soudain en posant ma main sur son bras. Dans le silence de la nuit, je venais de percevoir un son qui me glaçait le sang dans les veines, le tap-tap-tap du bâton de l’aveugle sur le sol durci par la gelée… Le son se rapprochait… Nous écoutions, retenant notre haleine… Le bâton frappa le seuil de la porte, et nous entendîmes le loquet qu’on tournait, puis le verrou secoué par le misérable… Il y eut un long silence… Enfin le tap-tap-tap recommença, s’éloigna lentement, à notre joie inexprimable, et finit par se perdre au loin. Mère, m’écriai-je, prenons tout et partons ! »

J’étais sûr que cette porte verrouillée devait avoir paru suspecte et que toute la bande n’allait pas manquer de nous tomber sur le dos. Et pourtant, que j’étais aise d’avoir pensé à pousser ce verrou ? Pour s’en faire une idée, il faut avoir vu ce terrible aveugle.

Si effrayée que fût ma mère, elle ne voulut à aucun prix entendre parler de prendre un sou de plus que son dû. Quand à prendre un sou de moins, elle s’y refusait obstinément.

« Il est à peine sept heures, disait-elle. Je veux tout ce qui m’appartient. »

Elle parlait encore, quand un coup de sifflet très prolongé se fit entendre à une assez grande distance sur la hauteur. Cette fois, il ne fut plus question de rester.

« J’emporterai ce que j’ai là ! dit ma mère en se relevant précipitamment.

— Et moi, je prends ceci pour faire un compte rond ! m’écriai-je, en ramassant le paquet de toile cirée. »

L’instant d’après, nous dévalions l’escalier dans les ténèbres, laissant notre chandelle auprès du coffre vide ; nous prenions la porte et nous gagnions au pied. Le brouillard commençait à se dissiper et la lune éclairait déjà en plein les hauteurs qui nous entouraient ; heureusement pour nous, le chemin creux et les environs de l’auberge se trouvaient encore plongés dans la brume et une obscurité relative favorisait notre fuite, au moins au début. Mais nous avions à franchir un espace éclairé, à peu près à mi-chemin du village. Et le pis, c’est qu’un bruit de pas nombreux se faisait déjà entendre derrière nous. Bientôt, nous eûmes la certitude que ces pas étaient ceux d’une troupe d’hommes se dirigeant vers l’auberge et dont l’un portait une lanterne.

« Mon enfant, dit tout à coup ma mère, prends l’argent et sauve-toi !… Je crois que je vais défaillir. »

C’était fini : nous allions être pris !… Ah ! que j’en voulais à nos voisins de leur indigne lâcheté !… Par bonheur, nous touchions presque au petit pont. Tant bien que mal, j’aidai ma mère à marcher jusqu’au bord du fossé. En y arrivant, elle poussa un soupir, et tomba évanouie sur mon épaule. Je ne sais où je trouvai la force nécessaire pour la pousser ou plutôt la traîner jusqu’au fond du fossé, tout contre l’arche du pont. Je ne pouvais faire plus : le pont était trop bas pour me permettre autre chose que de me cacher dessous, mince comme j’étais, en rampant sur les genoux et les mains. Il fallut donc rester là, ma mère presque absolument en vue de la route, et tous deux à portée de voix de l’auberge.