L’Île de Crète, souvenirs de voyage/02

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L'ILE DE CRETE
SOUVENIRS DE VOYAGE

II.
LES HABITANS : TURCS, GRECS ET SFAKIOTES. — L’ILE DEPUIS LA GUERRE DE L’INDEPENDANCE.

Quand on voit sortir des flots de la Mer-Égée les côtes fuyantes de cette étroite et longue terre qui porte encore son antique nom de Crète, quand, après un premier regard jeté sur l’île, on en parcourt les rivages et qu’on en remonte les vallées, on est frappé des difficultés qu’opposait ici la configuration même du sol à la formation d’un grand état et à la création d’une véritable unité politique. Si, comme nous avons essayé de le faire, on étudie ensuite l’histoire de la Crète ancienne dans les monumens du passé, ce n’est pas sans un secret plaisir que l’on y trouve une éclatante confirmation de ces involontaires conjectures et de ces rapides impressions du premier moment. Nulle part la race grecque, telle qu’elle se présente à nous dans sa liberté primitive, avant la conquête romaine, ne se fixa et ne se répandit sur une terre qui favorisât plus dangereusement un de ses instincts les plus chers et les plus profonds ; nulle part elle ne devait pousser et ne poussa plus loin son attachement à l’autonomie de la cité, son goût pour l’isolement municipal ; nulle part enfin n’apparaissent plus hautement les périls et les inconvéniens de ce système et de cet esprit. Rien ne fait mieux comprendre que l’histoire de la Crète pourquoi Rome devait, un jour ou l’autre, triompher de la Grèce et l’asservir.

Cette belle île n’est pas moins intéressante, si je ne me trompe, à parcourir et à étudier de près pour ceux qui ne sont pas résolus à se renfermer dans les âges classiques et dans ce lointain passé, mais qui aiment assez la Grèce pour s’enquérir de son état présent et pour se préoccuper de son avenir. À ce point de vue aussi, il y a beaucoup à observer dans le caractère, les mœurs et la langue de la population actuelle de la Crète. Dans aucune contrée de l’empire turc, la conquête musulmane et sa puissance oppressive d’une part, — de l’autre cette étrange vitalité et cette force de résistance qu’a partout conservées la race grecque, — n’ont produit, en se mêlant et en se heurtant sans cesse, de plus singuliers phénomènes et des résultats plus curieux. Ce que l’on voudrait exposer ici, ce sont quelques-uns des plus remarquables épisodes de cet éternel combat, c’est cet effort de réaction par lequel le vaincu a repris peu à peu l’avantage sur son vainqueur, et a même fini par changer les rôles.

Après que Constantinople, en 1453, fut tombée au pouvoir des Turcs ottomans, Mahomet II et ses successeurs s’occupèrent d’ajouter à leurs possessions continentales d’Europe et d’Asie toutes les îles que renferme le bassin oriental de la Méditerranée. À la fin du XVIIe siècle, ils avaient réussi dans cette entreprise ; Rhodes avait été enlevée en 1522 aux chevaliers de Saint-Jean, et Candie avait capitulé en 1669 ; il ne restait aux Vénitiens que les Iles-Ioniennes, qui ne furent jamais sérieusement attaquées. Néanmoins dans presque toutes les îles grecques la population demeura exclusivement chrétienne. C’est que l’Osmanli, laboureur et cavalier, ami de la plaine et des eaux courantes, ne pouvait guère être tenté de s’établir sur un sol inégal et le plus souvent aride, parmi ces âpres rochers où les sources et la verdure sont choses si rares. Les musulmans d’ailleurs ne se sentaient pas en sûreté au milieu de cette mer qui semblait se jouer de leurs grandes et lourdes flottes pour se faire la complice des légères escadrilles vénitiennes et de tous les corsaires chrétiens ; à vivre sur ces rivages découverts, on risquait de se voir tout d’un coup surpris, enlevé, chargé de fers, condamné enfin à ramer toute, sa vie sur une galère génoise ou maltaise. Dans beaucoup des petites îles, il n’y avait pas un seul Turc, et chaque année, lorsque le capitan-pacha faisait avec sa flotte le tour de l’Archipel, c’étaient les primats grecs qui allaient le trouver à Paros et lui remettre l’impôt ; dans quelques autres, un aga, assisté de quelques soldats albanais, représentait le sultan et était censé maintenir l’ordre, mais ce pauvre fonctionnaire vivait dans des transes perpétuelles. À Thasos, on me racontait que jadis, quand les vigies signalaient à l’horizon quelque navire suspect, le voyvode (c’est ainsi que l’on appelait dans le nord de l’Archipel ces gouverneurs au petit pied) se hâtait de s’enfuir dans les forêts de pins qui couvrent les montagnes de l’île ; il se cachait au plus épais du fourré jusqu’à ce que tout sujet de crainte eût disparu. Dans quelques îles plus importantes, comme Chypre, Rhodes, Mételin et Chio, un certain nombre de familles musulmanes s’étaient établies dans les villes fermées et sous le canon des forteresses ; mais toute la population agricole et commerçante éparse dans les villages de l’intérieur et des côtes était chrétienne. Il n’y eut guère que deux îles où les musulmans se hasardèrent & sortir des enceintes crénelées, à se répandre dans les campagnes et à habiter les villages : je veux parler de l’Eubée et de la Crète, de Négrepont et de Candie, comme disaient les Italiens. C’est que la Crète et l’Eubée étaient, par places du moins, assez bien arrosées, assez fertiles, assez ombragées, pour attirer et retenir les Turcs, ces indolens contemplateurs auxquels il faut des moissons qui ne coûtent pas trop de fatigue, et après le travail, afin de bercer leur rêverie, le frémissement du feuillage et le murmure des eaux. En même temps ces îles étaient assez vastes pour que des musulmans s’y crussent presque aussi en sûreté que sur le continent, pour qu’ils pussent s’y distribuer en groupes nombreux et serrés, toujours prêts à se soutenir les uns les autres et à repousser toute tentative de débarquement.

Dans ces conditions si favorables aux mahométans, tout conspirait à les appeler et à les fixer de bonne heure en Eubée. De ces plaines thessaliennes et béotiennes, où s’étaient répandus en quelques années les, premiers conquérans, un pas suffisait pour enjamber le détroit et se trouver dans l’île. Aussi, dès que les Vénitiens, en 1470, eurent perdu Nègrepont, l’Eubée fut bientôt partagée tout entière, au profit des vainqueurs, en timars ou fiefs militaires. Les Vénitiens tentaient-ils un retour offensif, d’autres ennemis menaçaient-ils l’île, on n’avait, pour gagner le continent, qu’à traverser le pont de Chalcis ou à se jeter dans une barque et à donner quelques coups de rames ; c’est que l’Euripe, tant il est resserré, et si calmes sont ses belles eaux bleues, ressemble moins à un bras de mer qu’à un grand fleuve sans courant ou plutôt à courant variable : à Chalcis, il est moins large que la Seine à Paris.

La situation de la Crète diffère sensiblement de celle de l’Eubée. C’est de toutes les îles grecques la plus éloignée du continent et la plus isolée aussi, celle où des familles turques auraient le plus de peine à se transporter, parce qu’il faut toujours compter, pour faire le trajet, un ou plusieurs jours de mer, et que les Turcs n’ont pas le pied ni les goûts du marin ; c’était enfin celle où ils se verraient, en cas d’attaque, forcés d’attendre le plus longtemps les secours envoyés par leurs frères de terre ferme et exposés à les recevoir le plus tardivement. Comment s’expliquer alors que les musulmans soient si nombreux en Crète qu’on les y trouve, d’un bout à l’autre de l’île, non pas seulement dans les villes, mais dans des villages mêlés aux villages chrétiens, dans les districts de l’intérieur, au cœur même des hautes montagnes ? Comment se fait-il qu’en Crète, avant la guerre de l’indépendance, les musulmans aient formé une part bien plus forte de la population totale que dans l’île d’Eubée ? Vers les premières années de ce siècle, d’après le témoignage de plusieurs voyageurs, la moitié des habitans de la Crète appartenait à l’islamisme, tout au moins d’apparence et de profession extérieure[1]. Il y a là une anomalie qui s’explique par l’histoire de la conquête et de la domination turque, par l’étude de la situation qu’elle ; faisait aux raïas ; mais où chercher cette histoire et les traits épars de ce tableau ? On se trouve là en présence d’une difficulté sérieuse que rencontre devant lui quiconque veut embrasser d’un regard les destinées de la race grecque, et.en suivre jusqu’à nos jours, à travers les âges, l’indomptable et vivace génie.

Pendant les trois cents ans et plus qui se sont écoulés entre la conquête turque et le réveil de la Grèce, vers la fin du siècle dernier, les chrétiens d’Orient, à proprement parler, n’ont pas d’histoire. N’ayant plus d’existence nationale, soumis à une dure et capricieuse oppression, privés de tout ce qui fait le charme de la vie, tombés d’ailleurs partout dans une profonde ignorance, ne voulant pas songer au passé, honteux et désespérés du présent, ne s’étant pas repris encore à beaucoup compter sur l’avenir, quels souvenirs auraient-ils eu à confier au papier ? quel intérêt eût présenté à eux-mêmes ou aux étrangers le monotone récit de leurs misères et de leurs humiliations, des avanies toujours les mêmes que leur prodiguait l’insolent et fantasque orgueil de leurs maîtres ? A peine quelques couvens, quelques églises, comme celles de Janina et de Constantinople, ont-ils tenu de sèches chroniques où ne se trouvent guère que de longues listes de noms et de dates, la série des higoumènes, des évêques et des patriarches ; quant à des détails sur l’état des personnes et des terres, sur ce que sentaient et pensaient ces foules muettes courbées sous le joug, il ne faut rien demander de pareil à ces arides et maigres annales. L’empire turc avait bien ses historiographes officiels, dont quelques-uns paraissent avoir été des hommes d’un vrai mérite, à en juger du moins d’après l’ouvrage de M. de Hammer, tiré presque uniquement des sources orientales ; mais ces fiers musulmans daignaient-ils s’inquiéter de la condition de ces ghiaours, de ces raïas, qu’ils méprisaient et qu’ils détestaient ? Pendant ces trois siècles, les chrétiens, les Grecs particulièrement, ont vécu et duré néanmoins ; ils ont opposé à la conquête une passive, mais infatigable résistance, puisqu’ils ont conservé leur foi, dans beaucoup de localités l’usage de leur langue, partout la mémoire de leur origine, le sentiment de leur nationalité. Il faut bien remplir cette grande lacune de l’histoire, et rattacher au glorieux passé le présent plein d’espérances et de promesses. La tâche est malaisée, et beaucoup d’anneaux en sont rompus et perdus sans retour. Pour en ressaisir et en retrouver quelques-uns, on s’adressera souvent avec succès à la tradition orale, telle que l’ont conservée les chants populaires ou la mémoire fidèle des vieillards, ces vivantes chroniques du passé ; mais ces souvenirs seront souvent vagues et décousus : c’est surtout aux récits des voyageurs européens qu’il faut demander des détails exacts et des renseignemens précis. Malgré les préjugés étroits dont quelques-uns se montrent entachés, malgré les préventions que le schisme leur inspirait, la plupart d’entre eux ne peuvent s’empêcher de s’intéresser à ces malheureux qui portent, eux aussi, le titre de chrétiens ; ils racontent avec plus ou moins d’émotion et de sympathie ce qu’ont à supporter et à souffrir ces tristes descendans d’un peuple dont le nom n’avait pas cessé de parler à toutes les imaginations. Il y aura donc à citer souvent, pour les temps antérieurs à la guerre de l’indépendance, Belon, Tournefort, Pococke, Olivier, d’autres encore qui ont touché les rivages de la Crète à différentes époques, et leurs témoignages se compléteront par les anecdotes et les récits que nous avons recueillis, il y a quelques années, de la bouche des Séliniotes et des Sfakiotes, assis, par les longs soirs d’automne, autour de leur foyer, où les femmes et les jeunes filles jetaient de grandes brassées de sarmens pour enflammer les énormes souches d’olivier, les troncs de châtaignier ou de cyprès.


I

Bien avant que les Turcs, par la reddition de Candie, en 1669, ne devinssent les maîtres de toute la Crète, les Grecs de l’île les avaient appelés de leurs vœux, et leur avaient même, en différentes occasions, fait passer d’utiles avis : à plusieurs reprises, ils avaient provoqué et favorisé des tentatives de débarquement par lesquelles les Ottomans tâtaient les forces de Venise et cherchaient à s’assurer du degré de résistance que pourrait leur opposer la république, quand la Porte se résoudrait à un sérieux effort, à une suprême et décisive attaque. C’est que le plus mauvais des maîtres, c’est toujours, on se le figure du moins, le maître actuel et présent, c’est que l’esclave, surtout quand il a, comme le Grec, la tête légère et l’imagination vive, se persuade aisément que la nouvelle servitude sera moins dure à porter que l’ancienne : changer de chaînes, cela lui semble un soulagement et une distraction. N’y a-t-il d’ailleurs pas la joie de voir humilié et vaincu l’insolent oppresseur devant qui on a tremblé si longtemps, que l’on n’a pu renverser et châtier soi-même ? Il faut dire aussi que la seigneurie n’avait guère pris à tâche de s’attacher la population grecque : l’administration vénitienne, à ne la juger que d’après les rapports mêmes de ses agens, se montrait sans doute bien plus intelligente et plus habile que ne l’a été depuis celle qui lui a succédé, et qu’il faut bien, faute d’un autre mot, appeler l’administration turque ; mais elle ne ménageait pas mieux les intérêts des Grecs, elle n’était point plus avare de leurs sueurs et de leur sang, elle ne témoignait pas plus d’égards à leurs croyances religieuses[2]. Sous les Vénitiens, la Crète, le regno di Candia, comme on disait alors, n’était qu’un vaste domaine d’outremer exploité pour le compte de la métropole par les magistrats qu’elle y envoyait ; la plupart des paysans grecs étaient réduits à la condition de serfs de la glèbe. Quand l’excès de l’oppression amenait un soulèvement, comme cela arriva en 1283 et en 1363, ces rébellions étaient punies avec une impitoyable rigueur. Venise ne se contentait pas de frapper de mort les chefs de la révolte ; des cantons entiers, dans la province de Sfakia et dans celle de Lassiti, étaient dépeuplés ; défense était faite, sous peine de la vie, d’y semer du blé, et ces plateaux, comme nous l’attestent plusieurs contemporains, restaient déserts et stériles pendant près d’un siècle. Jamais enfin les musulmans ne traitèrent les chrétiens avec plus de mépris que les catholiques n’en montraient en toute occasion aux orthodoxes ; le clergé grec, le seul que reconnussent les neuf dixièmes des habitans de l’île et dont ils sollicitassent les prières, s’était vu dépouillé de presque tous ses biens au profit du clergé latin, qui n’officiait que pour quelques étrangers, et dont les hauts dignitaires résidaient presque tous hors de la Crète, mangeant tranquillement en Italie leurs énormes revenus. Ce qui rendait encore plus insupportable cette oppression, c’est qu’elle était conduite avec cet ordre, cette méthode et cette suite que portait dans toute sa politique coloniale le froid et dur génie du gouvernement vénitien ; les Turcs seraient tout au moins des maîtres plus indolens, plus distraits, plus faciles à endormir et à tromper ! En cet état de choses, on comprend que les Grecs candiotes, à part quelques soldats de fortune attachés aux drapeaux de Venise depuis de longues années et retenus par l’appât d’une haute paie, aient comme tendu la main aux Turcs pour les aider à prendre pied dans l’île, qu’ils aient vu sans regret, avec un sentiment même de joie et de secret triomphe, s’éloigner et disparaître à l’horizon la flotte qui emmenait sans retour loin des plages crétoises Morosini et tout ce qui restait de ses héroïques compagnons.

Les Turcs se hâtèrent d’organiser leur conquête, autant du moins qu’ils savaient le faire. L’île fut partagée en quatre pachaliks ou sandjaks, qui furent bientôt réduits à trois par la suppression de celui de Sitia ; les trois pachas, en général à peu près indépendans l’un de l’autre, résidaient l’un à Khania (c’est là le vrai nom grec de la ville appelée par les Vénitiens La Canea), l’autre à Retymo, le troisième à Candie, ou, comme on l’appelle encore en Crète, Megalo-Kastro. Quelquefois un de ces personnages, plus élevé en dignité que les autres, exerçait momentanément sur ses deux collègues une suprématie et un contrôle assez mal définis. Chacun de ces sandjaks contint un certain nombre de grands et de petits fiefs viagers, nommés les uns ziamets et les autres timars. La province de Candie fut censée renfermer 8 grands et 1,400 petits fiefs ; on compta 5 ziamets dans la province de La Canée et 4 dans celle de Retymo, tandis que la première fournissait 800 et la seconde 350 timars[3]. La possession de ces domaines obligeait ceux qui en étaient investis à fournir au Sultan, en cas de guerre, un nombre d’hommes déterminé à l’avance suivant les temps et les provinces.

Les fiefs crétois furent formés sans doute surtout des terrains qui, avant la conquête, faisaient partie du domaine public, ou appartenaient aux nobles vénitiens et au clergé latin. Ils furent distribués à tous ceux des agas et des beys d’Anatolie et de Roumélie qui, après avoir pris part aux dangers et aux longues fatigues du siège, désirèrent se fixer dans l’île, dont ils avaient appris à connaître les ressources et à goûter le climat. Une fois les Vénitiens expulsés, le bruit de cette grande victoire, répandu dans tout l’empire, dut attirer aussi en Crète plus d’un aventurier, plus d’un janissaire ou spahi ruiné par les guerres du Danube et avide de refaire sa fortune en recevant de la munificence du sultan, dans sa nouvelle conquête, des maisons, des oliviers et des terres. Quant à des femmes pour peupler leur harem, quant à des bras pour cultiver leurs domaines, ce serait affaire aux nouveau-venus d’en trouver. Les campagnes les plus voisines des villes et de la mer, les plaines les plus fertiles furent les premières occupées ; enivrée de l’orgueil du triomphe récent, une soldatesque brutale se répandit d’un bout à l’autre de l’île, étendant à son gré et suivant son caprice les limites des fiefs qui lui avaient été concédés par le gouvernement impérial, enlevant par la force aux Grecs leurs vergers et leurs champs, les contraignant de se faire métayers à des conditions onéreuses, leur arrachant enfin leurs filles et leurs sœurs.

Quand les Grecs se virent ainsi traités, un grand désespoir les prit. Ils n’avaient plus la ressource d’espérer du changement de régime une amélioration de leur triste sort : les maîtres qu’ils avaient contribué à se donner ne laisseraient pas échapper de sitôt une conquête qui leur avait coûté tant d’or et de sang ; d’ailleurs, sous des vizirs comme les Kupruli, la fortune de l’empire ottoman semblait grandir tous les jours. Alors on vit se renouveler un curieux phénomène qu’avait déjà offert au moyen âge l’histoire de la Crète. Pendant la domination des Sarrasins, au IXe et au Xe siècle, le christianisme avait presque complètement disparu de l’île. Quand Nicéphore Phocas l’eût reconquise sur les infidèles, il fallut envoyer aux Grecs crétois, tombés dans de bizarres superstitions et adonnés à des rites singuliers où se mêlaient les deux religions, des missionnaires chargés de les ramener au culte et à la foi de leurs pères. À la tête de ces missionnaires se trouvait un moine arménien célèbre par sa sainteté, nommé Nicon, qui ne réussit pas sans peine à relever les autels chrétiens, à purifier les églises, à rétablir la liturgie, à reconstituer le clergé, et à remettre en vigueur les saints canons et la discipline ecclésiastique. Après la seconde conquête musulmane, les choses se passèrent presque de même qu’après la première : des cantons entiers apostasièrent ; c’est ce que nous attestent tous les voyageurs qui visitèrent la Crète pendant le cours du siècle qui suivit la prise de Candie, Chevalier, Tournefort et R. Pococke[4]. Tournefort, pour ne citer que lui, affirme que « la plupart des Turcs de l’île sont renégats ou fils de renégats. »

À défaut de ces témoignages, les habitudes, le caractère, le langage des Turcs crétois suffiraient à révéler leur origine à un observateur attentif et sagace. Ils n’ont des Turcs que le nom ; de figure, de mœurs et de parole, ils sont restés tout Grecs. C’est qu’il est facile de changer de religion : on n’a pour cela qu’à prendre le chemin de la mosquée au lieu de celui de l’église ; mais on ne change pas d’idiome aussi aisément et aussi vite, on n’oublie pas en quelques années la langue de son enfance pour en apprendre une autre qui, pour les Grecs du moins, présente de grandes difficultés. Certains sons en effet, qui reviennent sans cesse dans la prononciation turque, comme le ch et le j manquent complètement à l’alphabet grec. Il n’y a donc jamais eu, il n’y a point aujourd’hui d’autre langue parlée dans l’île de Crète que la langue grecque ; les fils des vrais Turcs établis ici par la conquête ont dû apprendre bien vite le grec vulgaire, qui seul leur permettait d’entrer en relations avec les nouveaux frères que leur donnait l’apostasie, et avec les raïas, leurs sujets. Les musulmans de Crète, à part quelques-uns que les circonstances ont amenés à résider plus ou moins longtemps à Stamboul ou en Anatolie, savent à peine une vingtaine de mots turcs, quelques formules de salutation ou de prière, et ne parlent ou n’écrivent jamais que le grec. C’est dans cette langue que sont lus et affichés tous les firmans de la Porte, tous les arrêtés et décrets des pachas[5].

Les Grecs crétois, en embrassant l’islamisme, ne se crurent pas non plus obligés de renoncer à celles de leurs habitudes que proscrivait leur foi nouvelle : leurs passions profitèrent de la tolérance qu’accorde le Coran à certains de nos appétits, sans se résoudre aux sacrifices auxquels il prétend en contraindre d’autres. C’est ainsi qu’ils purent unir les vices des chrétiens à ceux des mahométans, l’ivrognerie à la polygamie. Tous les musulmans de l’île avaient conservé l’habitude de faire et de boire publiquement du vin, comme des ghiaours, habitude qui scandalisait fort leurs coreligionnaires de terre ferme. « Le Turc candiote, dit un voyageur, est peu estimé dans les autres parties de l’empire. Cette mauvaise réputation est fondée, chez les musulmans, sur sa négligence à observer certains préceptes du Coran[6]. « Cette impression ne s’est pas encore effacée. En 1857, un Turc de Constantinople, officier distingué, ne me parlait qu’avec un mépris déclaré des musulmans de Crète, avec lesquels son service l’avait mis en relations suivies depuis quelques mois. « Ils ne savent, me disait-il, que s’enivrer et chanter à tuetête en méchant grec toute sorte de folies. Pas un n’a voyagé, pas un ne connaît sa langue et n’a le désir de l’apprendre. Si l’on veut causer ici raisonnablement, si l’on veut parler turc, c’est encore à un Grec qu’il faut s’adresser. »

Quoique les vrais Turcs se refusassent à reconnaître des frères dans ces musulmans improvisés qui faisaient si bon marché du Coran, quoique le sang grec coulât ainsi dans les veines du plus grand nombre de ceux qui se paraient, il y a cent ans, du nom de Turcs, nulle part les dominateurs musulmans ne furent pour les chrétiens plus insolens et plus cruels que dans l’île de Crète. Aucun chrétien n’était maître ni de sa terre, ni de sa maison, ni de sa femme et de ses filles. Il suffisait, pour lui ravir tout ce qui fait aimer la vie, du caprice d’un mahométan. Tous les Turcs que contenait l’île étaient inscrits dans l’un des quatre régimens de janissaires qui résidaient en Crète, et, grâce à ce titre, ils foulaient aux pieds toute justice et tout droit, ils bravaient effrontément toute autorité. Dans le cours du siècle dernier, le sultan, auquel on désobéissait partout, n’était nulle part moins obéi qu’en Crète. Plusieurs fois, révoltés contre le pacha que la Porte leur avait envoyé, les Turcs candiotes forcèrent Constantinople à reconnaître le chef qu’ils s’étaient donné, à sanctionner par un firman le choix des rebelles. Il était donc impossible aux gouverneurs de rien tenter avec quelque suite et avec quelque succès pour défendre contre des agressions chaque jour plus brutales la vie et la propriété des chrétiens, pour relever l’agriculture et le commerce, que l’absence de tout ordre et de toute sécurité faisait d’année en année tomber et décroître lentement.

Dans la cruauté avec laquelle les nouveaux musulmans avaient commencé tout d’abord à traiter ceux qui, la veille encore, étaient leurs frères, il entrait sans doute beaucoup de cette haine que les renégats témoignent presque toujours à la religion qu’ils ont quittée et à ceux qui continuent de la professer. La persévérance de tant de chrétiens à rester fermes dans leur foi, malgré tout ce qu’elle leur attirait de souffrances, était pour ces transfuges un amer et continuel reproche. Ils s’en vengeaient en accablant les chrétiens d’humiliations et d’injures. Ce même remords, il est vrai, ne tourmentait plus les fils de ceux qui avaient fait défection ; mais l’habitude était prise, et l’habitude du mal s’acquiert moins aisément, comme elle se perd moins vite, que celle du bien.

Il est difficile d’imaginer à quels excès s’emportait communément cette fantasque et violente tyrannie partout où elle n’était point retenue, comme dans les districts montagneux de l’intérieur, par la crainte des muettes embuscades et des nocturnes vengeances. On en jugera par quelques anecdotes que j’entendais raconter dans une famille française fixée depuis longtemps en Crète, et qui avait recueilli beaucoup de détails curieux sur la guerre de l’indépendance et sur les tristes années qui ont précédé l’insurrection. La maison de campagne qu’habitait à Khalepa, près de La Canée, le chef de cette famille appartenait, il y a une cinquantaine d’années, à un bey fort riche, vrai seigneur du pays. Comme presque tous les Turcs crétois, celui-ci buvait du vin, et souvent, pour arriver plus vite à l’ivresse, de l’eau-de-vie. Assez bon diable, dit-on, tant qu’il était à jeun, il n’était rien, une fois ivre, qu’il ne se permît et qu’il n’osât. Un jour, après boire, il apprend qu’une chrétienne, une des plus jolies filles du pays, devait, le lendemain même, épouser un jeune Grec, le plus agile, le plus fort, le plus élégant des garçons du village. Il envoie aussitôt deux de ses serviteurs chercher la fiancée et son père : « c’était, disait-il, pour les féliciter du mariage qui se préparait. » Il fallut bien obéir ; le fiancé, qui serait peut-être intervenu, était allé à la ville pour ses cadeaux de noce. Les pauvres diables arrivent donc tout tremblans ; le bey les fait approcher, et adresse à la jeune fille des complimens grossiers, dont chaque mot est une insulte. Malheureusement pour elle, sa frayeur, sa honte, la rougeur qui monte à ses joues, ne font que la rendre plus belle encore ; enflammé de luxure, le maître ordonne aux bandits qui lui servent de valets d’emmener le père et de le laisser seul avec la fille. On entraîne donc le vieillard, qui se débat en vain entre les bras robustes d’une demi-douzaine de Turcs ; on le jette dehors roué de coups et plus mort que vif. Quand le bey a satisfait son caprice et déshonoré la jeune Grecque, il monte à cheval pour prendre l’air et dissiper les fumées du vin ; suivi de ses coupe-jarrets, il s’élance au galop sur la route qui de Khalepa mène à La Canée. En chemin, il rencontre le fiancé, qui, ne sachant encore rien de tout ce qui s’était passé, revenait tranquillement avec les présens destinés à sa future. Aussitôt il fond sur lui, et, tirant un pistolet, il le décharge à bout portant sur le jeune homme, qui tombe mort à ses pieds. Ces crimes, est-il besoin de le dire ? restèrent impunis ; c’étaient là jeux de prince, et les maîtres du pays, aux mains de qui étaient les tribunaux et la justice, ne songeaient pas à s’indigner pour si peu. Ce misérable ne fut tué que plusieurs années après, dans la guerre de l’indépendance.

Voici une autre anecdote que je tiens aussi de bonne source. Il existe encore dans l’île de Crète bien des vieillards qui ont vu ces choses, et qui, on le comprend, ne les ont ni oubliées, ni pardonnées. Il y avait à La Canée, vers le commencement de ce siècle, un chrétien, boulanger de son état, renommé pour son talent à faire je ne sais quel gâteau du pays. On parlait beaucoup aussi de la beauté de sa femme, très vantée parmi les Grecs ; mais aucun Turc n’avait pu l’apercevoir : par prudence, comme presque toutes les femmes grecques de la ville, elle ne sortait jamais de sa maison. Un matin, un bey de La Ganée, un de ceux auxquels on osait le moins désobéir, entre dans la boutique du boulanger, « Fais-moi pour ce soir, dit-il au pauvre homme, un beau gâteau ; je viendrai, avec quelques amis, le manger chez toi ; que la table soit mise à deux heures de nuit, et donne-nous de bon vin et de forte eau-de-vie. Tu seras bien payé. » Le boulanger se confond en remercîmens : « il était confus de l’honneur que lui faisait sa seigneurie, sa seigneurie serait satisfaite. » La chose d’ailleurs l’ennuyait plus qu’elle ne l’alarmait. Ceux des beys qui n’avaient point perdu tout respect humain et qui n’aimaient point à violer la loi du prophète devant leurs femmes et leurs serviteurs faisaient assez souvent de ces parties fines, la nuit, derrière les auvents bien fermés de quelque café solitaire ; tout ce que leur hôte avait à craindre, c’était de n’être que peu ou point payé de sa peine. Sans trop s’inquiéter, notre homme prépare donc son gâteau, et, le soir venu, dispose tout pour flatter le palais de ses convives. À l’heure dite, les beys arrivent, s’assoient sur le tapis et commencent à boire. Bientôt, comme le maître de la maison, pour achever sa cuisine, retournait à ses fourneaux : « Fais venir ta femme pour nous servir, » lui dit impérieusement le chef de la bande. Le malheureux, qui commence à comprendre, se récrie, jure ses grands dieux qu’il lui est impossible de se conformer aux désirs de leurs seigneuries, que sa femme n’est pas au logis. On ne l’écoute pas : « s’il n’obéit sur-le-champ, on va le tuer et fouiller sa maison ; si au contraire il est docile, on ne fera de mal à personne. » Étourdi par ces menaces, le boulanger cède et va chercher sa femme ; à peine l’a-t-il amenée plus morte que vive, on frappe à la porte de la rue. « Va ouvrir, dit-on au mari, c’est encore un convive que nous attendons. » Il y court en toute hâte, pour être plus tôt revenu et veiller autant que faire se pourrait sur sa femme. Il ouvre donc, et sur lui se jettent aussitôt des gens apostés, qui le percent de coups de poignard et laissent son cadavre étendu dans la rue. Cela fait, on referme la porte. Alors commença l’orgie, et elle dura jusqu’au matin. Quant à la jeune femme, livrée sans défense à ces scélérats, je laisse à penser comment elle passa la nuit et quelles insultes lui furent prodiguées.

Nous avons voulu, par ces douloureux récits, faire connaître le caractère et les habitudes des Turcs crétois avant de raconter les cruels châtimens qui les frappèrent, d’abord sous le gouvernement d’Hadji-Osman-Pacha, dont le nom est resté redouté dans l’île, et plus tard, dans les luttes de la révolution grecque. Pour que l’expiation ne parût pas trop sévère, il fallait montrer combien les crimes avaient été grands, insupportables, inouïs. Ce fut par la main d’un Turc que furent portés les premiers coups à ce sanglant despotisme. Les beys crétois, encouragés par l’impunité, devenaient de plus en plus indisciplinés et insolens ; leurs exactions, leurs cruautés, les avanies qu’ils prodiguaient aux chrétiens dépeuplaient peu à peu le pays, et la Porte voyait avec inquiétude approcher le jour où, de cette île si riche autrefois et si féconde, elle ne tirerait pour ainsi dire plus aucun revenu. Quatre pachas, nommés par le sultan, venaient d’être déposés l’un après l’autre par les janissaires candiotes et renvoyés à Stamboul. Le divan se décida en 1813 à envoyer à Candie, avec le titre de gouverneur-général, Hadji-Osman-Pacha, qui s’était fait connaître, dans les postes qu’il avait remplis, par l’énergie de son caractère, par une fermeté qu’il poussait au besoin jusqu’à la cruauté. Habitué à se faire obéir, Hadji-Osman eut bien vite jugé la situation et pris son parti. Il savait qu’aux grands maux il faut les grands remèdes, et il n’était pas homme à hésiter sur le choix des moyens. La principale difficulté, c’est qu’il n’avait pas de troupes à sa disposition : ces beys et ces agas turcs, ceux-là mêmes qu’il voulait abattre et châtier, formaient la seule milice de l’île ; quant à faire venir du dehors des Albanais ou d’autres soldats, il n’y fallait pas songer. Avertis par là même des secrètes pensées du pacha et de ses projets, les Turcs n’auraient point laissé débarquer ces nouveau-venus ; les batteries des ports, les canons des murailles, les clés des portes étaient en leur pouvoir, et la vie du pacha entre leurs mains. Il fallait donc chercher plus près de soi, dans l’île même et jusque dans le cœur de ces villes fortifiées dont les janissaires se croyaient les maîtres, une force que l’on pût armer sans donner l’éveil et le jour du combat amener en un instant sur le terrain ; il fallait se tourner vers les chrétiens et se servir d’eux. Hadji-Osman ne recula point devant cette nécessité ; il s’entendit secrètement avec les primats grecs ; par leur entremise, il fit distribuer des armes aux raïas, et les avertit de se tenir prêts, Ceux-ci, qui avaient bien des comptes à régler avec leurs oppresseurs, acceptèrent aisément l’alliance et la vengeance qui s’offraient à eux. Pendant qu’ils se préparaient et s’armaient en silence, leur visage, habitué par la servitude à la dissimulation, sut rester humble et calme ; il ne trahit rien des confidences qu’ils avaient reçues, ni de leurs espérances cachées.

Pour l’exécution de son projet, le pacha avait choisi Khania, où les musulmans étaient moins nombreux et moins forts qu’à Mégalo-Kastro. À Mégalo-Kastro d’ailleurs et à Retymo, il avait mis des hommes à lui, sur qui il pouvait compter. Quand donc il eut terminé tous ses préparatifs et donné le mot d’ordre à ses affidés, Hadji-Osman attira, sous divers prétextes, à Khania, où il avait établi sa résidence, les plus remuans et les plus redoutables des beys crétois. À mesure qu’ils se présentent, il les accueille le plus gracieusement du monde, et réussit, à force de politesses et d’avances, à endormir les plus soupçonneux ; puis, quand ils sont tous réunis dans la ville, il les convoque un matin au sérail pour entendre la lecture de je ne sais quel firman arrivé de Constantinople. Ils se rendent, sans défiance aucune, à cette invitation ; mais à peine sont-ils rassemblés dans la salle d’audience, que les domestiques du pacha et quelques aventuriers albanais dévoués à sa fortune se précipitent sur eux et les renversent, les garrottent avant qu’ils aient pu se reconnaître. En même temps les chrétiens en armes paraissent aux portes, et s’en emparent au nom du pacha et du sultan. D’autres bandes, conduites par des chefs sûrs, se dirigent vers les maisons des Turcs qui s’étaient le plus signalés dans les derniers désordres : on les saisit, on les entasse dans les prisons. Quelques heures après, vers le soir, sur la digue qui ferme le port de La Canée, on amène une vingtaine des prisonniers les plus notables, on les décapite tous l’un après l’autre, et à chaque tête qui tombait, un coup de canon annonçait à la ville la mort du condamné. D’après l’ordre formel du pacha, ces exécutions devaient être, pour les Turcs comme pour les Grecs, le motif et le prélude de réjouissances publiques : au moment où tonnait le canon vengeur, les jeux et les danses devaient commencer, et malheur à celui qui ne montrerait pas assez d’allégresse ! Puisqu’il regrettait les ennemis du sultan, les rebelles qui venaient de périr, il partagerait leur sort, il irait les rejoindre !

Le même jour, et par les mêmes moyens, les pachas de Retymo et de Candie avaient, eux aussi, fait leur coup d’état. Ils envoyèrent leurs prisonniers à Khania, car Hadji-Osman voulait jouir de sa justice, de sa vengeance. Pendant près de deux mois, le sang ne cessa de couler à La Canée. Vers l’heure où se couchait le soleil, une lente et funèbre salve apprenait à la ville combien de têtes avait tranchées le bourreau. Aussitôt éclataient les acclamations et la fête. Les Turcs avaient trop peur, ils tremblaient trop devant Hadji-Osman pour ne pas crier bien haut ; quant aux Grecs, ils triomphaient, et passaient la nuit à s’enivrer et à danser.

C’est là sans doute une justice bien expéditive et bien cruelle, qui songe à le nier ? Il y a surtout quelque chose de barbare dans cette joie commandée par le juge aux spectateurs de la peine, comme pour rendre par cet outrage la mort plus cruelle aux condamnés ; mais, si l’on veut être équitable pour Hadji-Osman, il faut bien se dire qu’à très peu d’exceptions près tous ceux qu’il a frappés méritaient leur sort. Si d’ailleurs il se montra impitoyable, lui-même en retour ne trouva ni justice ni pardon. Il avait trop bien servi la Porte pour rester longtemps en faveur. Ses rigueurs n’avaient pu manquer d’atteindre des parens ou des amis d’hommes puissans à Stamboul, de lui faire des ennemis redoutables et acharnés. On profita d’un changement de vizir, on fit parler une femme ou un eunuque, et l’on réussit à rendre suspect au sultan cet intrépide et fidèle sujet. C’était encore le temps où l’on annonçait aux fonctionnaires leur destitution en leur envoyant le cordon[7]. On l’expédia donc à Hadji-Osman. Celui-ci, en vrai musulman de la vieille roche, reçut ce message très dévotement, fit ses ablutions et sa prière, et tendit sa tête au lacet. Lui mort, tous les anciens abus reparurent, et l’île retomba au pouvoir d’une aristocratie factieuse et sanguinaire.

Sous le poids écrasant de cette tyrannie et de ces misères, la population chrétienne aurait sans doute fini par s’enfuir, s’éteindre ou apostasier tout entière, et le nom grec aurait disparu de l’île, si tous les raïas avaient été soumis au même joug et au même régime que les habitans des villes et du bas pays. Heureusement, dans les hautes terres et surtout dans les Monts-Blancs, plus élevés que le Dicté, plus larges et plus épais que l’Ida, formés d’un système bien plus compliqué de chaînes secondaires et de vallées profondes séparant des plateaux d’un accès difficile, les chrétiens avaient conservé une tout autre attitude et une situation beaucoup plus digne. C’étaient ces Grecs des Monts-Blancs qui, sous les Vénitiens, fournissaient les meilleurs soldats aux milices de l’île, qu’une ou deux fois par an des officiers étrangers passaient en revue et faisaient manœuvrer au chef-lieu du district. Ces montagnards n’avaient jamais perdu l’habitude des armes : pendant la paix, si l’on peut appeler ainsi un état toujours troublé et précaire, ils entretenaient par la chasse leur force et leur adresse. La vigueur de leurs corps endurcis à la fatigue, la position, toujours facile à défendre, de leurs villages, situés sur les hauteurs, le voisinage des bois, des cavernes, des inaccessibles ravins, qui pouvaient, en cas de collision, leur offrir aussitôt un sûr asile, la crainte de représailles et de surprises qu’il serait plus difficile encore de prévenir que de châtier, tout contribuait à imposer aux musulmans, à l’égard de pareils voisins, une certaine retenue et quelques ménagemens. Tout en ayant donc, eux aussi, à lutter et souvent à souffrir, les Riziotes, c’est-à-dire ceux qui habitaient les versans septentrionaux, la racine des Monts-Blancs, les Séliniotes, les Sfakiotes, menaient une vie plus supportable que les autres raïas, et conservaient dans l’île le nom, les traditions et les espérances de la race grecque.

Mieux protégés que tous les autres par l’étrange configuration du sol qu’ils habitaient, retranchés derrière ces murs de roche et de neige, couverts par ces torrens, par ces étroits et tournans ravins, par ces redoutables escarpemens que nous avons déjà essayé de décrire, les Sfakiotes, depuis le temps où nous les voyons apparaître dans l’histoire, jouissaient d’une indépendance de fait que ne supprima point la conquête turque[8]. La première mention que j’en rencontre dans les annales de la Crète, c’est chez le voyageur florentin Buondelmonti, au commencement du XVe siècle. « Là, dit-il, se voit Sphichium, très ancienne cité, maintenant ruinée et sans murailles. Des paysans habitent une partie de l’espace qu’elle occupait ; à cause de l’aridité de leurs montagnes, ces hommes n’ensemencent pas la terre, ils vivent du produit des planches de cyprès qu’ils façonnent et du laitage que donnent leurs troupeaux de chèvres. Ils sont de grande taille, d’une incroyable agilité dans leurs montagnes et redoutables à la guerre ; ils arrivent jusqu’à l’âge de cent ans sans être atteints par aucune infirmité ; au lieu de vin, ils ne boivent presque jamais que du lait. » On voit, d’après ces paroles de Buondelmonti, confirmées par un curieux passage de Cornélius, que les Monts-Blancs étaient bien plus boisés alors qu’ils ne le sont aujourd’hui. L’historien ajoute, en s’appuyant sur une chronique manuscrite d’un de ses aïeux, « qu’un incendie, s’étant allumé, de ce côté de l’île, dans un grand bois de cyprès, dura trois années continues, sans que l’on pût l’éteindre. » En admettant qu’il y ait là quelque exagération, il n’en reste pas moins certain que toute cette région ne possède plus que de faibles débris des forêts d’autrefois, et que cet épais rideau de verdure devait contribuer à rendre encore plus facile aux Sfakiotes la défense de leur territoire. Quand Belon, vers 1550, visita la Sphachie, comme il l’appelle, les Sfakiotes ne se servaient point d’armes à feu ; ils en étaient encore à l’arc et aux flèches de leurs ancêtres. « Ils portent derrière le dos, écrit-il, une trousse où il y a cent cinquante flèches environ, bien ordonnées, et un arc bandé pendant au bras ou en écharpe, et une rapière au côté. » Ils dansent, sous les yeux du voyageur, sans déposer leurs armes, et Belon s’empresse aussitôt de voir la pyrrhique dans cette danse d’hommes armés.

Les Vénitiens vivaient d’ordinaire en assez bons termes avec les Sfakiotes, à la condition de les laisser tranquilles chez eux et de ne guère leur imposer qu’un hommage de pure forme et un tribut insignifiant. En temps de guerre, ils savaient utiliser leur humeur belliqueuse et leur amour du butin ; ils en formaient des bataillons qui, encouragés par, une haute paie, étaient employés avec succès contre les Turcs. Ils eurent beaucoup de peine à faire quitter aux Crétois l’arc, leur arme antique et familière, pour leur faire prendre l’arquebuse. Les succès que quelques Grecs obtinrent à la chasse en se servant d’armes à feu tentèrent les autres, qui en demandèrent à la seigneurie ; des commissaires vénitiens envoyés dans l’île en 1586 pour en étudier la situation, et dont M. Pashley a publié le remarquable rapport, distribuèrent un certain nombre de fusils à ceux des sujets qu’ils croyaient fidèles. Pourtant l’usage de l’arc ne disparut point de sitôt ; en 1596, un autre inspecteur vénitien, Foscarini, écrit en parlant des Sfakiotes : « Ils vont toujours avec l’arc sur les épaules et avec un carquois attaché au flanc, carquois plein de flèches, qu’ils excellent à lancer au but ; beaucoup d’entre eux aussi sont d’excellens arquebusiers. » Soixante ans plus tard, dans les relations du siège de Candie, il est encore souvent question de blessures faites avec l’arc, et l’arsenal de cette ville contient, comme nous l’avons dit, des provisions de flèches qui remontent à cette époque.

Un des commissaires vénitiens de 1586 avait été très frappé du caractère et de l’attitude des Sfakiotes. « C’est, dit-il, une population plus courageuse que celle du reste de l’île. Ce qui lui donne cette supériorité, c’est, avec son tempérament et avec la nature du pays qu’elle habite, la conviction qu’elle a de descendre des Romains. Tout cela lui inspire je ne sais quoi de généreux dans ses actions que l’on ne trouve pas chez les autres Crétois. Les Sfakiotes dans le principe ne se soumirent pas, comme le reste de leurs concitoyens, au joug des cavaliers de Venise ; soit que leur farouche bravoure ait arrêté les conquérans, soit que la stérilité de leur pays les ait rebutés, ils ne sont jamais tombés aux mains de cet ordre des seigneurs, si abhorré dans tout le duché… Certainement, n’était que le territoire de Sfakia n’est pas habité tout entier par des familles également jalouses de l’insolente gloire de désobéir, et que les Sfakiotes ne sont pas unis entre eux, il serait très difficile de les contenir. »

Les Sfakiotes, en dépit des démêlés qu’ils avaient souvent avec les Vénitiens, ayant peu à souffrir de la domination étrangère, semblent ne pas s’être joints aux autres indigènes pour appeler les Turcs, mais avoir au contraire, autant qu’il était en eux, résisté à la conquête musulmane. Dans les premières années de la guerre de Candie, les Sfakiotes firent sentir rudement leur valeur aux Turcs, malgré l’offre que ceux-ci leur avaient faite du libre exercice de la religion chrétienne et du maintien de leurs franchises pour le cas où ils consentiraient à servir contre les Vénitiens. Les chefs sfakiotes Zymbi, Balsamo et Calamo, se distinguèrent en plusieurs rencontres. Les Sfakiotes n’en furent que plus respectés après le triomphe définitif du croissant. Pendant tout un siècle, les gouverneurs n’exigèrent d’eux d’autre tribut qu’une certaine quantité de glace qu’ils devaient, chaque année, apporter de leurs montagnes à Megalo-Kastro, à Retymo et à Khania, pour l’usage des pachas et de leurs maisons. Sfakia était censé faire partie de l’apanage de la sultane-validé ou sultane-mère, à qui les habitans de ce district envoyaient chaque année quelques présens. On se contentait de cette marque de sujétion, et l’on ne réclamait point des Sfakiotes l’impôt appelé haratch ou capitation, que payaient tous les autres raïas de l’île ; ils eussent été gens à mal prendre la chose et à répondre à cette demande par des coups de fusil.

Ce qui entretenait chez les Sfakiotes des habitudes belliqueuses, et ce qui empêchait leurs armes de se rouiller pendant qu’ils étaient en paix avec le Turc, c’étaient les haines héréditaires qui divisaient chez eux les familles et les villages, c’étaient les guerres civiles qui trop souvent désolaient leurs vallées. Comme presque tous les montagnards, comme les Maïnotes et les Monténégrins, les Sfakiotes poussaient au dernier point la superstition et le fanatisme de la vendetta. Le rapport de l’un des commissaires vénitiens, Foscarini, signale parmi eux un usage qui se retrouve en Corse : un homme avait-il été frappé par son ennemi, son plus proche parent jurait de ne pas changer de linge, de ne point se séparer de la chemise ensanglantée du mort, que l’on n’eût vengé son trépas en frappant son assassin ou quelqu’un de sa famille. C’était quelquefois au bout de quarante ou cinquante ans que se payait cette dette de vengeance. Peu d’hommes à Sfakia, disent encore les vieillards, mouraient autrefois de mort naturelle ; « c’étaient là nos coutumes, » ajoutent-ils, non sans regretter secrètement l’ancienne énergie. Des querelles qui s’engageaient souvent sous le plus léger prétexte faisaient sortir de la ceinture couteaux et pistolets ; celui qui succombait avait-il beaucoup de parens, il ne restait guère au meurtrier d’autre chance de salut que de s’enfuir et de quitter l’île, et c’est le parti qu’il s’empressait presque toujours de prendre. La famille de la victime se portait aussitôt à la maison de l’assassin, la brûlait et s’emparait de tous ses biens. Le canton d’Anopolis était divisé en deux groupes ennemis, à la tête desquels se trouvaient les deux hameaux de Gyro et de Kampi, et qui échangeaient souvent des balles. De même les gens de Kallikrati et d’Askyfo étaient presque toujours-en guerre avec ceux de Nipros et d’Asfento. Quand un Sfakiote ne trouvait pas à brûler sa poudre dans ces querelles de famille et, de voisinage, il faisait quelque expédition nocturne dans les campagnes voisines des Monts-Blancs, il allait enlever des femmes, de l’argent ou des troupeaux. Pour se soustraire à ces déprédations, il arrivait souvent que des chrétiens ou des mahométans du bas pays concluaient une sorte de traité avec les plus redoutés des chefs sfakiotes ; ils leur donnaient, à titre de prime d’assurance contre le brigandage, un mouton par dix que comptait le troupeau, et, ce tribut une fois payé, le Sfakiote, se chargeait de veiller lui-même sur les biens de ceux qu’il appelait désormais avec orgueil ses sujets, ses raïas, un châtiment terrible attendait quiconque eût osé leur dérober un agneau.

Malheureusement pour les Sfakiotes, qui ne s’étaient jamais sentis plus aguerris et plus fiers que dans le courant du siècle dernier, ils furent entraînés dans la désastreuse insurrection de 1770. Cette entreprise, provoquée par l’inquiète ambition de l’impératrice Catherine, pompeusement annoncée à l’Occident et brillamment commencée, ne devait aboutir, grâce à la sotte présomption d’Alexis Orlof, qu’à d’humilians échecs et à une lamentable effusion de sang chrétien. La révolte fut décidée et conduite dans l’île de Crète par un certain maître Jean (daskalos Iannis), dont le nom et le souvenir se sont conservés dans un chant populaire que j’écrivis à Sfakia même sous la dictée des vieilles femmes. Maître Jean devait sans doute le titre que lui donne la tradition à quelque supériorité intellectuelle qu’il aurait acquise je ne sais où ; peut-être avait-il, dans sa jeunesse, voyagé hors de l’île. Quoi qu’il en soit, c’était le plus riche propriétaire de Sfakia ; il semble avoir eu une tête politique, capable de former de vastes plans ou du moins de les comprendre et d’en poursuivre l’exécution avec patience et résolution. Il voulait, comme dit le poème populaire qui perpétue sa mémoire, rétablir la nationalité hellénique, tin Romiosynin :


À chaque Pâques, à chaque fête de Noël, il mettait son chapeau — et il disait au protopappas : « J’amènerai le Russe. » — « Maître Jean de Sfakia, silence ! Il ne nous convient pas de parler ainsi. — Si le sultan vous entendait, il nous enverrait des Turcs. » — « Qu’il envoie son armée, et toute sa flotte ! — Sfakia a des hommes de cœur, de vrais pallikares ; — qu’il envoie son armée avec tous ses étendards ! — Sfakia a des hommes de cœur, aussi nombreux que les ramiers de ses bois. »


Aussi, dès que l’apparition de la flotte russe et les premiers succès de l’insurrection de Morée furent connus en Crète, maître Jean souleva Sfakia. Il était en relations, depuis plusieurs années déjà, avec Benaki, le primat messénien, et avec les chefs maïnotes ; des armes et des munitions avaient été amassées de longue main. Les Sfakiotes réussirent d’abord ; ils se répandirent dans la plaine, pillèrent beaucoup, tuèrent un certain nombre de Turcs, et réduisirent les autres à s’enfermer dans les places fortes. Ce fut alors que maître Jean fit un voyage à Paros pour se concerter avec Orlof, et lui demander une coopération active, une attaque sur l’une des forteresses de l’île. Orlof, qui avait l’ambition d’un grand rôle, mais qui n’en avait pas le génie, ne sut rien comprendre, et ne voulut rien faire ; il attendit, et pendant qu’il se donnait de grands airs et qu’il tranchait du souverain, la Morée fut reconquise à l’aide de la soldatesque albanaise. La partie était perdue ; partout en Crète les raïas étaient restés tranquilles : Sfakia seul était en armes. Les pachas rassemblèrent des troupes et marchèrent avec des forces imposantes contre les Sfakiotes. Ceux-ci étaient divisés ; les uns voulaient se soumettre, les autres résister ; pendant qu’on discutait, les Turcs franchirent les défilés, ravagèrent et incendièrent les villages d’Askyfo et d’Anopolis, et ne se retirèrent qu’en emmenant de nombreux prisonniers et un riche butin. Maître Jean n’avait cessé de conduire la résistance ; mais, mal secondé, il fut partout battu et repoussé, son frère même tomba aux mains des Turcs. Ceux-ci, malgré leur succès, ne regardaient point la rébellion comme supprimée tant qu’ils n’en auraient point le chef entre les mains. De Megalo-Kastro, le pacha fit porter à maître Jean des paroles de pardon et de réconciliation, en l’engageant à venir le trouver pour faire sa paix et rentrer en grâce. Pour mieux assurer l’effet de ces promesses trompeuses, on força par des menaces de mort le frère du chef à lui écrire une lettre où il se portait garant de la bonne foi du pacha et pressait maître Jean de céder. Tout en se conformant aux ordres de celui dont un signe pouvait faire tomber sa tête, le rusé Sfakiote trouva moyen de donner un avertissement à son frère. Au bas de sa missive, il écrivit trois fois la lettre μ, dans un endroit où, sans frapper les yeux, elle pouvait, avec un peu d’attention, être aisément distinguée. Cette lettre signifiait dans sa pensée μή (έρθης), μή, μή, « ne viens pas, ne viens pas, ne viens pas. » Il espérait que son frère comprendrait ce langage, resterait dans la montagne, et se déroberait à la mort qui l’attendait ; mais celui-ci, las du rôle qu’il jouait et des maux qu’il attirait sur son pays, conseillé d’ailleurs par de faux amis vendus au pacha, n’examina point la dépêche, s’empressa d’accepter ce qu’on lui proposait, et donna tête baissée dans le piège. On l’accueillit d’abord avec beaucoup d’amitié et d’honneurs ; puis, dès qu’on fut sûr de le bien tenir, on changea de ton : il fut pendu à Candie comme brigand, et l’île entière retomba sous un joug plus dur que jamais. Les Sfakiotes furent pour la première fois soumis au haratch, humiliation qu’ils ressentirent vivement et dont ils jurèrent de.se venger dès que l’occasion serait favorable[9]. Quelques-uns des plus hardis et des plus braves se joignirent à ce Lambro dont les aventureux exploits ont frappé l’imagination de Byron. C’est à Lambro, tel que le lui représentaient les récits qu’il aimait à écouter pendant son voyage en Orient, que Byron a emprunté quelques-uns des traits dont il peint son Corsaire, et il l’a mis lui-même en scène dans les deux plus beaux chants de son Don Juan, dans l’épisode d’Haydée. D’autres Crétois préférèrent chercher un asile dans le pays même d’où était parti le signal de l’insurrection. Établis à Odessa, dans cette, cité nouvelle dont la Russie doit à un Français, le duc de Richelieu,. l’essor brillant et la prospérité rapide, ils s’enrichirent par le commerce, et quand l’hétairie vint à s’organiser, ils entrèrent avec ardeur dans le mouvement. Grâce.aux relations qu’ils avaient conservées avec leurs compatriotes, ils les avertirent de se tenir prêts, et préparèrent le soulèvement dont Sfakia donna le signal en juillet 1821. Parmi les plus opulens de ces Crétois établis en Russie, parmi ceux qui se dévouèrent le plus passionnément et de leur bourse et de leur personne à la délivrance de leur pays, se trouvait la famille Kalergi, qui, au XIIIe siècle, était déjà la première de l’île. En 1299, un Kalergi, après avoir balancé pendant dix-huit ans la fortune de Venise, traitait d’égal à égal avec la république, et recevait pour lui et ses descendans le titre et les privilèges de noble vénitien.


II

On ne peut entreprendre de retracer ici les événemens militaires dont la Crète a été le théâtre pendant ces luttes de l’indépendance, qui ont duré environ neuf ans : ils sont racontés dans toutes les histoires générales de cette guerre, et d’ailleurs n’y aurait-il pas quelque monotonie dans le récit assez peu varié de ces combats où le courage déployé de part et d’autre éloigne tout résultat décisif, de ces entreprises hardies qui finissent toujours par échouer faute d’unité dans le commandement, faute aussi d’approvisionnemens réguliers et d’artillerie de siège ? En Crète comme dans la Grèce continentale, ce furent les mêmes alternatives de succès et de revers, des débuts brillans qui ne tenaient pas leurs promesses, des coups de main heureux que rendaient stériles l’insuffisance des moyens d’attaque et les rivalités des chefs chrétiens. Pourtant, en 1823, les musulmans ne tenaient plus la campagne et s’étaient d’un bout à l’autre de l’île renfermés dans les forteresses. L’une d’entre elles, Kissamo-Kasteli, avait capitulé après qu’eurent péri, par la famine et par la peste, presque tous les Turcs qui s’y étaient réfugiés avec leurs familles. Déjà même la garnison de Megalo-Kastro parlait de se rendre, et les Grecs étaient sur le point de se trouver ainsi maîtres de la plus forte place de l’île Khania et Retymo auraient sans doute bientôt suivi cet exemple, et la Crète eût été tout entière aux mains des chrétiens. Le sultan semblait hors d’état de continuer la lutte ; les Russes le menaçaient sur le Danube, et, en Grèce ses armées, mal commandées et mal nourries ; harcelées par les klephtes, poursuivies par la peste et les fièvres à travers les déserts qu’elles faisaient devant elles’ et qui les dévoraient, fondaient et disparaissaient l’une après l’autre, comme des boules de neige lancées dans une fournaise ardente. Les chrétiens n’y gagnèrent rien. Le sultan, à bout de forces, appela à son aide et se substitua son puissant vassal le pacha d’Égypte. Méhémet-Ali saisit avec empressement l’occasion que lui offrait la fortune d’essayer son armée, d’aguerrir ses officiers et ses soldats, et surtout de se poser aux yeux de tout l’Orient, en cette heure critique, comme le seul défenseur efficace et le véritable champion de l’islam. Un lieutenant d’Ibrahim-Pacha débarqua donc en Crète avec une flotte qui portait plusieurs régimens égyptiens, soumis à une discipline sévère et dressés par des instructeurs européens. Les places furent débloquées, et les Sfakiotes rejetés dans leurs montagnes, où les suivit une partie de la population de l’île. L’ennemi ne put pénétrer dans la vallée d’Haghia-Roumeli ; mais les familles qui s’y étaient réfugiées manquaient de vivres et souffraient de la disette. Beaucoup de Crétois s’expatrièrent, les autres se soumirent. Quelques tentatives faites pour rallumer la guerre en 1825 et 1826, pendant que les meilleures troupes d’Ibrahim étaient occupées en Morée, n’eurent qu’un succès momentané. La Crète était donc à peu près tranquille quand, malgré les efforts et les sacrifices des chrétiens, malgré la supériorité qu’ils avaient conquise et qu’ils avaient gardée tant que les Turcs avaient été abandonnés à leurs propres forces, le protocole de Londres du 2 février 1830 et les traités, qui en furent la conséquence laissèrent l’île en, dehors du nouveau royaume qu’ils constituaient et la rendirent ainsi à la domination ottomane.

Nulle part plus de sang n’avait coulé, nulle part la lutte n’avait été plus acharnée, plus cruelle, plus implacable qu’en Crète. C’est ce qui me frappait dans les récits auxquels je provoquais mes hôtes ou les paysans que je rencontrais dans les sentiers de la montagne, et qui cheminaient à côté de moi, tout surpris de voir un étranger comprendre leur langue et s’intéresser à leurs ressentimens, à leurs luttes, à leurs souffrances. Dans les villages de la Riza, on se souvient d’avoir, en 1821, après que les musulmans eurent été mis en déroute dans le défilé de Krapi, chassé sur les montagnes, « comme des chèvres sauvages, » les pauvres fuyards qui s’étaient jetés de côté et d’autre dans les taillis, et qui, ne marchant que la nuit, cherchaient à gagner Retymo. Quelques-uns, domptés par la faim et par la soif, plus fortes que la peur, finissaient par entrer dans un village, et, se jetant aux pieds du premier Grec qu’ils rencontraient, lui demandaient la vie et une goutte d’eau. On croira peut-être que la pitié prenait le vainqueur en voyant à ses genoux son ennemi désarmé et à demi mort. C’est mal connaître les Sfakiotes et tout ce qu’avaient amassé de haine et de colère dans le cœur des chrétiens de l’île les atrocités dont ils avaient été les victimes depuis deux siècles. Le chrétien, s’il avait à sa ceinture un pistolet, reculait d’un pas en se dégageait de ces mains tremblantes qui voulaient s’attacher à lui, répondait aux prières par quelque sarcasme, cassait la tête au malheureux, et abandonnait son corps aux vautours. Quelques jours après la bataille, me racontait-on, un Turc entra vers midi dans un village sfakiote. Il était épuisé de fatigue et de besoin, mais encore armé. C’était vers midi, et tous les hommes étaient aux champs. Les femmes, qui se trouvaient seules à la maison, firent bon accueil au fugitif, parurent touchées de sa misère, lui apportèrent à boire et à manger, et promirent de lui sauver la vie. Reconnaissant et un peu rassuré, il céda au sommeil et s’endormit sur un tapis. Dès qu’elles le virent privé de sentiment et immobile, après lui avoir enlevé doucement ses armes elles le tuèrent à coups de hache.

Les femmes mêmes, les Grecs ne craignent point de l’avouer, n’étaient pas épargnées. Au moins pendant la première année de la lutte, avant que les deux partis, voyant leurs succès se balancer et la guerre se perpétuer, n’eussent eu l’idée de prendre des gages et de conserver leurs prisonniers pour les échanger, les chrétiens mettaient à mort sur-le-champ toutes les musulmanes qui leur tombaient entre les mains. Chose singulière, en versant tout ce sang innocent, c’est un devoir religieux qu’ils prétendaient accomplir ! S’ils agissaient ainsi, me répétaient plusieurs d’entre eux, c’était, comme autrefois les Israélites, pour épargner des tentations et des chutes aux soldats de la bonne cause[10]. Il leur semblait commettre un moindre péché en égorgeant de sang-froid leurs captives qu’en se laissant séduire par des lèvres et des yeux que n’avait point touchés l’eau du baptême. On éprouve une vive surprise, mêlée de quelque humiliation, à retrouver ainsi tout près de nous, dans notre siècle et chez un peuple chrétien, puissans encore et meurtriers, des préjugés aussi barbares, tout semblables à ceux qui, il y a près de deux mille ans, arrachaient à la grande âme de Lucrèce ce cri de douloureuse indignation :

Tantum relligio potuit auadere malorum !

Tout odieux et révoltant que nous en paraisse l’effet, ils étaient sincères, on n’en saurait douter, ces étranges scrupules de conscience qui firent tant de victimes. Un autre fait", qu’on nous attesta de divers côtés, prouvé encore quelle forte prise avait le sentiment religieux sur ces vives imaginations dirigées et excitées par un clergé ignorant et fanatique. Quand s’engagea la guerre sainte, la plupart des chrétiens firent vœu de ne point approcher de leurs femmes que la lutte ne fût terminée, que les Turcs ne fussent chassés de l’île. Par ce sacrifice, par cette renonciation volontaire à des droits qu’ils tenaient de la main même du prêtre, ils pensaient se rendre propice le Dieu des armées et l’intéresser davantage à combattre pour eux. Presque tous tinrent leur serment, assure-t-on, pendant les quelques mois d’été et d’automne que dura la première campagne. L’hiver vint sans que des résultats décisifs eussent été atteints ; alors seulement, quand il fut bien certain que les hostilités se prolongeraient et dureraient peut-être, encore des années, Sfakiotes et Séliniotes, ramenés et retenus à leurs villages par le mauvais temps, oublièrent l’un après l’autre leur résolution ; mais aussi longtemps que les Grecs restèrent fidèles à leur vœu, la contrainte qu’ils s’imposaient, venant s’ajouter à cette soif de vengeance qui les dévorait, ne dut pas peu contribuer à passionner la lutte dès le début, à la rendre plus meurtrière et plus implacable qu’elle ne l’était ailleurs. Exaltés par l’abstinence même, fermant leur âme à toute tendresse, transportés par la voix de leurs prêtres, qui eux aussi avaient pris le fusil et marchaient au premier rang, ces farouches croisés n’étaient point apaisés et désarmés par la victoire ; pour calmer la fièvre de leur sang et détendre leurs nerfs surexcités, il leur fallait, après les émotions du combat, le délire et les emportemens du massacre[11].

Dans les récits que me faisaient volontiers de ces coups de main et de ces rencontres tant d’acteurs survivans, je remarquai bien des traits d’un caractère tout antique, et qui, sous leur forme originale et naïve, me rappelaient à chaque instant Homère et Hérodote, la guerre de Troie et la guerre médique. C’était par exemple la manière dont on parlait des chefs, les qualités par lesquelles ils se recommandaient, et dont le souvenir est resté vivant dans la tradition populaire. L’un se faisait reconnaître de loin à sa haute stature et dépassait de toute la tête ceux qui combattaient sous ses ordres ; tel autre, chasseur renommé, était plus rapide à la course que tous les montagnards de Sfakia, et la chanson célébrait l’agilité de ce nouvel Achille aux pieds légers, un troisième se distinguait par la sonorité de sa voix claire et perçante, qui retentissait au loin dans la montagne pour presser la marche des traînards, et qui, sur le champ de bataille, dominait le bruit de la mousqueterie. Ainsi, devant Troie, « Stentor, au grand cœur et à la voix d’airain, criait à lui seul aussi haut que cinquante hommes réunis. » Dans ces luttes quotidiennes entre gens qui se connaissaient tous et parlaient la même langue, entre habitans du même district et souvent du même village, se croisaient, quand on se retrouvait en présence les armes à la main, des apostrophes et des défis semblables à ceux qu’échangent les héros d’Homère. C’est, le jour où il devait tomber frappé par une balle chrétienne, un chef musulman, Ali-Ghlemedi, qui, voyant les Grecs s’enfuir devant lui, les interpelle ainsi : « Arrêtez-vous donc ! Lâches, où fuyez-vous ? Arrêtez-vous, que je vous montre comment combattent les hommes de cœur ! » C’est le capitaine grec Anagnostis qui lui répond, en termes que la tradition a conservés parce qu’ils contenaient, comme les dernières paroles de Patrocle mourant, une prédiction bientôt réalisée : « Tu es sorti aujourd’hui, Ali-Aga, pour combattre ; j’espère pourtant de Dieu qu’il ne te laissera pas rentrer chez toi, que ta mère ne te reverra point vivant, et que le jour d’aujourd’hui sera l’on dernier jour. » Un autre chef chrétien, Antoine Melidoni, avait, dans la première année de la guerre, fait de tels prodiges d’énergie et d’activité que le pacha de Megalo-Kastro, émerveillé de tant de valeur et de succès, sollicita de Melidoni la permission de le voir. « Dans quelques jours, répondit le Crétois comme aurait pu le faire un Spartiate du vieux temps, tu seras prisonnier dans ma tente, et tu auras le loisir de me contempler. » Ce ne fut pas une vaine bravade ; bientôt après le pacha devint captif des Grecs. Les exploits de Melidoni lui portèrent malheur ; il périt avant la fin de cette première année, victime de la jalousie que ses triomphes avaient inspirée au farouche capitaine Roussos, le chef des Sfakiotes. Antoine Melidoni était d’un village situé au pied du mont Ida. Après avoir essayé vainement de se défaire de son rival en l’envoyant combattre des forces très supérieures, Roussos, furieux de le voir grandir dans l’opinion des chrétiens à chaque nouvelle rencontre, convia le montagnard à un festin ; celui-ci accepta sans défiance. Insulté par le chef sfakiote, accusé d’ambition et de sourdes menées, Melidoni se justifia en quelques paroles pleines de noblesse adressées aux soldats, et se retira au milieu des acclamations des Sfakiotes eux-mêmes, qui lui promettaient solennellement de combattre et de mourir pour lui. La colère et la haine de Roussos, abandonné des siens, ne connurent plus de bornes ; il feignit de vouloir une réconciliation, et dans l’entrevue il fendit la tête à Melidoni. Ne reconnaît-on pas là ces violentes jalousies, ces vanités passionnées qui éclatèrent sur la flotte et dans l’armée des Grecs avant les batailles de Salamine et de Platée, et qui faillirent si souvent rompre le concert et livrer la Grèce à l’ennemi ?

Un trait curieux, propre, si je ne me trompe, à la Crète, et qu’on ne retrouverait point sur le continent grec, ce fut le rôle que jouèrent dans la guerre de l’indépendance certaines familles converties en apparence, depuis la conquête, au mahométisme, mais restées en secret fidèles de cœur et de pensée à la religion de leurs pères. Aussitôt que parut se présenter l’occasion longtemps attendue d’abattre le croissant et d’affranchir la Crète, elles s’empressèrent d’abjurer une dissimulation qui leur pesait, de revenir publiquement au christianisme, et de verser leur sang pour cette foi qu’elles se reprochaient d’avoir pu renier un moment même du bout des lèvres. La plus célèbre de ces familles dans le souvenir et la reconnaissance des Crétois, c’est celle des Kurmulides, maintenant dépouillée et presque détruite. C’était une riche et vieille maison de nobles ou d’archontes, comme on dit dans les îles, qui avait sa demeure patrimoniale à Kusé, dans la fertile plaine de la Messara, dont elle possédait la plus grande partie. Les chefs du clan, peu de temps après la prise de Candie, avaient feint d’embrasser l’islamisme ; mais en cachette ils continuèrent à baptiser leurs enfans et à leur donner des noms chrétiens. Quand les rites du baptême avaient été mystérieusement accomplis par quelque prêtre dévoué à la famille, l’enfant était circoncis par l’iman, et recevait un nom musulman, Ibrahim, Hussein ou quelque autre, le seul par lequel il fût connu et qu’il portât publiquement. Cette opulente famille, tout le monde l’atteste, ne manquait jamais d’employer le crédit dont elle jouissait auprès du pacha et l’influence qu’elle exerçait dans le district à protéger, du mieux qu’elle pouvait, les pauvres raïas, et à les défendre contre les » vexations et les avanies qui les menaçaient sans cesse. Parfois cependant l’inquiétude prenait les Kurmulides, lorsqu’ils songeaient à l’autre vie et au châtiment qui les y attendait peut-être en retour de leur apparente apostasie[12]. Sous l’empire de ces craintes, un d’entre eux se décida, vers le commencement du siècle, à faire un pèlerinage au saint sépulcre, et à demander au patriarche si un chrétien sincère, qui professait extérieurement l’islamisme, avait quelque chance d’être sauvé. Le patriarche répondit Sans hésitation qu’un chrétien qui cachait sa foi et qui rendait de publics hommages aux faux prophètes des infidèles devait renoncer à tout espoir de salut. Sur cette réponse, le vieillard prit aussitôt sa résolution, qu’à son retour il fit adopter à la plus grande partie des membres de sa famille. Trente Kurmulides résolurent d’aller ensemble trouver le pacha à Megalo-Kastro, pour déclarer devant lui qu’ils étaient chrétiens, et pour subir la mort ignominieuse qui ne pourrait manquer de suivre cet aveu. Quand ils furent entrés en ville, par respect pour l’archevêque, ils se présentèrent chez lui avant de se montrer au pacha, et lui firent part de leurs intentions. Le métropolitain, on le comprendra aisément, ne vit pas la chose sous le même jour que le patriarche de Jérusalem, et combattit vivement leur projet. Il n’eut pas de peine à leur prouver que ce n’était pas eux seulement qu’ils condamnaient ainsi au martyre, et que leur mort entraînerait fatalement celle de beaucoup d’autres chrétiens qui n’étaient nullement préparés à ces extrémités. On sévirait contre tous les prêtres qui avaient consenti à les marier et à baptiser leurs enfans, contre les évêques qui, à différentes époques, avaient accordé les dispenses nécessaires pour la célébration de pareils mariages ; les soupçons s’égareraient même sur beaucoup de personnes qui n’étaient point dans le secret, et la démarche des Kurmulides aurait pour conséquence inévitable de faire couler des flots de sang chrétien. L’archevêque termina en les assurant que sa pensée différait complètement de celle du patriarche ; il ne doutait point, leur dit-il à plusieurs reprises, qu’ils ne pussent aller au ciel après s’être extérieurement conformés, dans leur vie et dans leur mort, aux exigences de la loi musulmane. — Ce ne fut pas sans peine qu’ils se laissèrent convaincre, et qu’ils se décidèrent à quitter la ville sans avoir fait au pacha la déclaration projetée.

Un des membres les plus remarquables de cette famille fut Hussein-Aga, qui s’était déjà signalé avant la révolution par le rôle brillant qu’il avait joué dans plusieurs des guerres où la Porte se trouva engagée vers le commencement du siècle. Dans la première période de l’insurrection, il se distingua sous son nom chrétien de capitaine Michali Kurmulis. C’était l’archegos ou chef grec de toute la province de Megalo-Kastro, et il mourut à Hydra en 1824. Sa place fut prise par son fils, Riswan-Aga, redevenu le capitaine Démétrios, qui fut tué à Athènes. Son frère, Mustapha-Aga (le capitaine Manolis), succomba un peu, plus tard à Mokho en Crète. De soixante-quatre hommes que comptait la famille en 1821, deux seulement ont survécu à cette lutte meurtrière. On raconte qu’en 1824 trois Kurmulides furent exécutés sous les murs de Retymo par l’ordre du général turc Mustafa-Bey. On leur avait offert de racheter par l’apostasie leur propre vie et la liberté de leurs femmes et de leurs enfans, faits prisonniers en même temps qu’eux ; mais, devant le pacha comme sur le lieu même du supplice et sous le tranchant du glaive, ils avaient rejeté cette offre avec indignation. Pendant trois nuits après l’exécution, l’évêque de Retymo se rendit au lieu où ils avaient été frappés et où leurs restes gisaient encore abandonnés sans sépulture ; chaque fois il vit une flamme, sans doute allumée par Dieu même, descendre et se poser, brillante auréole, sur les corps des saints martyrs. Instruits de ce miracle, les chrétiens enlevèrent et se partagèrent comme des reliques les vêtemens ensanglantés des trois victimes. De précieux avantages. étaient attachés à la possession de ces dépouilles enviées : tombait-on malade, on n’avait qu’à faire brûler dans sa chambre, auprès de son lit, une parcelle de ces tissus sacrés, et l’on revenait aussitôt à la santé.

On le voit, dans cette lutte inégale et opiniâtre que les chrétiens soutinrent pendant plusieurs années contre un ennemi supérieur en nombre et qui se renouvelait sans cesse, ce fut pour eux un efficace et puissant soutien que cet enthousiasme religieux, d’autant plus ardent qu’il discutait et qu’il raisonnait moins. C’était encore une force que ces superstitions mêmes dont la naïveté nous fait presque sourire : elles donnaient à ceux qui combattaient et qui mouraient pour la foi la ferme assurance que le Dieu qu’ils invoquaient les entendait et ne les abandonnerait point ; elles lui montraient, dans ces vertus miraculeuses et salutaires conférées au dernier vêtement des martyrs, un signe visible de la protection divine, un. gage certain d’une prochaine et triomphante délivrance. À ce sentiment de chrétienne confiance venait s’en ajouter un autre qui se confondait presque avec lui : en dépit de tant de siècles d’oppression et de misère, le Grec n’avait jamais cessé d’avoir foi en l’avenir de sa race, et d’espérer secrètement qu’un jour ou l’autre sonnerait pour lui l’heure de la résurrection et des revanches. Les événemens de la guerre, par quelque douloureuse déception qu’elle se fût terminée, avaient pourtant, dans l’ensemble, été de nature à relever le moral des Grecs crétois, à leur donner conscience de leur force, à leur faire bien augurer du lendemain. Poursuivie des deux parts avec un acharnement farouche dont nous avons essayé de donner une idée, cette guerre de neuf ans laissait l’île ruinée, appauvrie, dépeuplée ; la peste, l’incendie, le trafic des marchands d’esclaves, avaient aidé le glaive à vider cités et villages et à enlever les bras à la culture. D’immenses étendues de terre, couvertes jadis de riches moissons, restaient en friche. Là où s’offraient autrefois à l’admiration du voyageur de belles plantations d’oliviers, on ne voyait plus que des troncs noircis par la flamme, qu’un sol-jonché de cendres et de rameaux flétris. Il semblait que le plus impitoyable de tous les fléaux, la famine, dût se charger de perpétuer les maux de la guerre et d’enlever à l’île le peu d’habitans qui lui restaient. Le voyageur français Olivier, en 1795, évaluait la population de l’île, d’après des renseignemens qui paraissent dignes de confiance, à 240,000 âmes, à peu près également partagées entre les deux religions. En 1834 au contraire, M. Pashley, s’appuyant sur une sorte d’enquête instituée et poursuivie par lui avec un soin minutieux pendant son séjour dans l’île, y trouvait environ 129,000 habitans ; sur ce nombre, 40,000 au plus étaient musulmans.

Ainsi, malgré tout ce qu’avaient enduré les chrétiens, la proportion numérique était changée à leur avantage, et, au terme de cette lutte d’où ils semblaient sortir vaincus, ils formaient les deux tiers de la population totale de la Crète. C’est que, tenant la campagne, ils avaient après tout moins souffert que les musulmans, enfermés dans les places, où les maladies et la disette avaient fait d’affreux ravages. C’est surtout que, plus sobres, plus actifs, plus laborieux, plus âpres à l’épargne, plus fidèles au vœu du mariage, ils étaient bien plus capables de réparer leurs pertes, de remplacer en peu de temps les générations détruites par la guerre, et de réveiller au sein de la terre sa fécondité endormie. Ils avaient d’ailleurs bon courage ; ils étaient fiers d’eux-mêmes, et les victoires de la veille leur répondaient des progrès du lendemain ; tant que l’île avait été livrée à elle-même et que les Grecs crétois n’avaient eu en face d’eux, comme en un champ clos, que les Turcs indigènes, les Grecs n’avaient-ils pas pris sur leurs adversaires une supériorité marquée ? N’avait-il pas fallu, pour reconquérir l’île déjà presque affranchie de ses oppresseurs, que le pacha d’Égypte, dont la puissance était alors irrésistible, intervînt avec une armée nombreuse et disciplinée ? L’Europe avait bien paru abandonner la Crète, elle avait pu même la remettre aux mains de la Porte ; mais ce n’avait pas été sans stipuler en sa faveur certaines conditions qu’elle tiendrait sans doute à faire observer. On n’était plus au temps où le pacha de La Canée faisait impunément, comme en 1765, abattre et fouler aux pieds le pavillon d’une grande nation européenne, pendant que le consul lui-même était traîné devant lui et traité par son ordre avec le dernier mépris. Tout était bien changé : de brillantes escadres promenaient dans les mers du Levant le drapeau des puissances qui avaient détruit à Navarin la flotte égyptienne et forcé la Turquie à reconnaître le royaume de Grèce. Désormais, partout où ces puissances auraient un agent, les raïas se sentiraient protégés, les Turcs surveillés et contenus. Dans la capitale le sultan et ses vizirs, dans les provinces les pachas, caïmacams et mudirs trouveraient toujours en tiers, entre eux et les raïas, ici les ambassadeurs, là les consuls.

Cette situation, les Grecs, avec leur vif esprit et leur subtile pénétration, en avaient saisi tout d’abord les avantages, et les Turcs eux-mêmes, quoiqu’ils eussent l’intelligence plus lente et qu’ils fussent moins au courant des choses de l’Occident, soupçonnaient confusément que l’ancien régime ne pouvait se recommencer, que les pays mêmes qui leur faisaient retour, ils ne les possédaient plus au même titre qu’avant l’insurrection. Les Turcs crétois surtout étaient profondément découragés ; ils se souvenaient des rudes échecs que leur avaient infligés leurs compatriotes ; ils se voyaient diminués de nombre, appauvris, affaiblis de tout point. De beaucoup de familles, il ne restait que des enfans ou des vieillards : pendant tout le temps que les musulmans avaient passé captifs dans les places fortes, leurs domaines étaient restés incultes ; quand la fin de la lutte leur permit de rentrer chez eux, ils trouvèrent leurs champs couverts de broussailles et leurs oliviers arrachés. L’argent et les bras leur manquaient également pour remettre ces terres en valeur ; beaucoup d’entre eux s’empressèrent alors de les céder à vil prix, pour un peu d’argent comptant, à ceux des chrétiens qui.se trouvaient avoir quelque petit capital disponible. Quant à forcer les raïas, comme on l’avait souvent fait autrefois, à travailler sans salaire pour le compte des agas et des beys, quant à les dominer par la violence et l’intimidation, il n’y fallait plus songer. Les troupes égyptiennes, qui avaient conservé la Crète à l’islam, continuaient à l’occuper, et en 1830 l’accord des puissances alliées, bientôt consacré par un firman de la Porte, réunissait la Crète à la vice-royauté de Méhémet-Ali. L’Europe avait adopté cette combinaison, parce qu’elle savait le gouvernement égyptien plus fort et plus habile, plus capable de se faire obéir que le gouvernement turc, et le sultan n’avait pu refuser un aussi faible dédommagement au généreux vassal qui avait sacrifié pour lui tant d’argent et tant d’hommes, qui pour lui avait enseveli dans les eaux du golfe de Navarin la plus belle flotte qui depuis longtemps eût fait flotter, au vent la bannière ottomane. L’administration égyptienne se montra en Crète ce qu’elle était sur les bords du Nil, ce qu’elle fut en Syrie, âpre, impitoyable, sans entrailles, avide de gain, mais souvent intelligente, toujours ferme, très décidée à tout faire plier sous sa dure volonté, par intérêt enfin dégagée de tout fanatisme et suffisamment impartiale entre les musulmans et les chrétiens. D’ailleurs il était plus facile à ceux qui gouvernaient la Crète au nom de Méhémet-Ali, de ramener les chrétiens que de s’attacher les musulmans. Ceux des Turcs qui avaient survécu à la guerre ne se courbaient qu’en frémissant sous la main sévère d’un gouvernement impérieux et fort ; ils dissimulaient mal les regrets que leur inspiraient l’ancienne anarchie et l’autorité purement nominale qui la tolérait si patiemment. Méhémet-Ali n’hésita point à faire des exemples. Plusieurs Turcs de distinction, ayant laissé éclater leur mécontentement et tenté de renouveler les vieux abus, furent, en 1830 et 1831, les uns décapités, les autres jetés en exil ou en prison. Ces rigueurs firent sensation. Les Grecs, dont beaucoup avaient quitté l’île à la nouvelle du traité qui la rendait aux musulmans, revinrent en foule. Deux conseils, chargés de décider en appel de tous les procès, furent établis à Megalo-Kastro et à Khania ; ils étaient composés mi-partis de Turcs, mi-partis de Grecs, et il sembla que si quelquefois leurs arrêts manquaient d’équité, c’était du côté des Grecs que l’influence du pacha faisait pencher la balance. D’autres conseils semblables, destinés à juger en premier ressort, furent constitués dans chaque district ; une gendarmerie irrégulière, formée surtout d’Albanais, fut chargée d’assurer l’exécution des ordres souverains, et l’île, au bout d’une année de ce régime, jouissait d’un ordre et d’un calme qu’elle n’avait pas connus depuis bien longtemps. Jamais, depuis la chute de la domination vénitienne, aucun chrétien n’avait pu se croire aussi sûr du lendemain, n’avait senti sa vie et ses biens aussi efficacement protégés.

Les bienfaits de ce régime furent dus surtout à deux hommes, Osman-Noureddin et Moustafa-Pacha, qui organisèrent la nouvelle province égyptienne. Osman-Noureddin-Bey, l’un des hommes les meilleurs et les plus éclairés que le vice-roi ait eus à son service, ne remplit en Crète que des missions temporaires ; mais Moustafa, qui était entré dans l’île en 1824 avec les premières troupes d’Ibrahim, la gouverna pendant vingt-deux ans, de 1830 à 1852 : il mérite donc qu’on parle de lui avec quelques détails. C’était un Albanais des environs de Cavala, comme Méhémet-Ali lui-même, à la famille duquel il était allié, dit-on, par des liens de parenté éloignée et de voisinage. Quand il arriva en Crète, c’était un sauvage qui ne savait ni lire ni écrire, et qui payait vingt-cinq piastres par oreille grecque que lui apportaient ses soldats. Heureusement il rencontra un Français, le docteur Caporal, homme intelligent et capable, qu’il attacha à sa fortune. Il avait le sens naturellement juste et fin, et il se laissa guider. Son conseiller ne lui donna point de leçons et ne lui enseigna ni le français ni les mathématiques ; mais il lui ouvrit l’esprit, il sut lui apprendre les affaires tout en le faisant valoir. Ainsi dirigé, Moustafa-Pacha eut le talent de se rendre nécessaire ; il plut aux Européens, et malgré quelques fautes, en dépit de quelques cruautés inutiles, il réussit, tout en servant les intérêts de son gouvernement, à se faire presque aimer de la population chrétienne. Après avoir pacifié l’île, il fit accepter aux Grecs, et aux Turcs une sorte de trêve, et les força, au moins provisoirement, à vivre en bonne intelligence. Il n’oublia d’ailleurs pas de se récompenser de ses propres mains, en pacha qui connaît son monde et qui songe à l’avenir. Retiré ; maintenant à Constantinople, où il a été plusieurs fois grand-vizir, il possède de vastes domaines dans toutes les parties de l’île, et c’est un des plus riches propriétaires de tout l’empire.

Le principal moyen qu’employa Moustafa-Pacha pour se faire obéir, ce fut de ne donner en quelque sorte aux Turcs indigènes aucune part dans l’administration du pays. Presque tous les mudirs ou administrateurs cantonaux étaient des Albanais, et en 1857, on ne comptait que cinq ou six Turcs crétois dans le corps des zaptiés ou gendarmes irréguliers, qui est chargé de la police de l’île. Ces étrangers, n’ayant pas de possessions et d’intérêts dans le pays, ne vivant guère que de leur paie et ne pouvant rien attendre que de la faveur du pacha, sont plus dévoués au pouvoir souverain et le servent mieux. Tous les petits gouverneurs que j’ai trouvés dans les villes et villages crétois étaient de ces soldats de fortune fixés dans l’île depuis plus de trente ans. Ils n’avaient jamais revu leur patrie, mais ils n’en avaient point oublié la langue. Les Arnautes forment en Crète une colonie si nombreuse que l’idiome le plus parlé dans l’île après le grec, ce n’est certes pas le turc, mais l’albanais. Les vieux chefs ont fait venir de leurs montagnes les fils de leurs parens et de leurs amis, et ils les ont placés parmi ces zaptiés, que l’on trouve répartis dans les principaux villages par troupes de dix, quinze, vingt, suivant les cantons. Ces malheureux sont fort peu payés ; aussi la plupart sont-ils en guenilles. Dans certaines provinces de l’empire, ils feraient beaucoup de mal et vivraient aux dépens des habitans ; mais ici, isolés au milieu d’une population belliqueuse qui joue volontiers du couteau et du fusil, ils ont peur et restent tranquilles. L’autorité d’ailleurs, qui n’a point envie d’avoir des révoltes à apaiser, leur tient la bride assez serrée.

Nous avons souvent fait halte au milieu du jour et quelquefois passé la nuit dans ces corps de garde albanais ; c’étaient des abris qui n’avaient rien de séduisant, mais dont il fallut pourtant se contenter, faute de mieux, en certains lieux déserts. La chambre est basse et enfumée ; le long des murs sont suspendues des armes mal tenues. Les lits de camp, avec leurs petits matelas tachés et troués et leurs couvertures en loques, sont d’une saleté révoltante. Çà et là quelques Arnautes dorment ou fument sur ces grabats. Ils sont tous en négligé ; une calotte qui fut jadis blanche leur couvre le haut de la tête à défaut du fez, que l’on réserve pour la grande tenue. Sur leurs épaules pendent leurs longs cheveux, qui semblent n’avoir jamais connu le peigne. Pour tout vêtement, ils ont une chemise déchirée et un large pantalon bouffant. Des souliers percés ou de vieilles bottes molles, semblables à celles que portent les autres habitans de l’île, leur couvrent à peu près les pieds. Sauf quelques rares exceptions, toutes les figures ont un air de famille qui frappe tout d’abord ; c’est sur toutes la même expression, non pas de méchanceté, mais de sauvagerie étonnée et d’ignorante apathie. Pour la plupart, les officiers sont dignes des soldats. En trois mois, nous avons vu deux mudirs qui nous ont plu par une physionomie intelligente, par des manières gracieuses et dignes ; mais en revanche combien les agas ou chefs des villages, car tout village de quelque importance a un de ces administrateurs albanais, nous ont presque toujours paru bornés et stupides, profondément inférieurs en tout point à la population qu’ils sont chargés de gouverner !

On le voit, le régime établi par Moustafa-Pacha pendant les premières années de la domination égyptienne n’a pas encore été modifié dans ses parties essentielles et ses caractères généraux. En 1840, lorsque Méhémet-Ali, malgré la France, eut été contraint, par la triple alliance, de renoncer à la Syrie et de se renfermer dans l’Égypte, la Crète fit aussi retour au sultan ; mais Moustafa-Pacha était trop avisé pour n’avoir pas pris à l’avance toutes ses mesures, pour ne pas s’être assuré, par d’adroites démarches et des raisons sans réplique, la bienveillance des plus grands personnages de l’empire. Il fut maintenu dans ses fonctions, qu’il remplit sans encombre jusqu’en 1852. Des révoltes partielles, déterminées par des ordres venus d’Alexandrie ou de Stamboul à l’effet d’augmenter les impôts, avaient été apaisées presque sans effusion de sang, et le gouvernement avait toujours cédé, au moins sur quelques points. Après cet habile administrateur, qui partit pour prendre à Stamboul possession du grand-vizirat, la Crète fut gouvernée pendant trois ans par Mehemed-Emin-Pacha. C’était un très honnête homme, chez qui l’on trouvait toutes les vertus patriarcales des vieux Turcs sans aucun de leurs préjugés haineux contre l’Europe et les réformes. Moins ingénieux peut-être et moins rusé que Moustafa-Pacha, il avait la volonté ferme et l’esprit droit, il était bienveillant et juste pour tous. Sous sa main respectée, l’île fut tranquille malgré les espérances données aux raïas par la guerre de Crimée, et tout se réduisit à quelques manifestations hostiles que les Grecs se permirent à l’égard de bâtimens anglais ou français qui relâchèrent à La Canée. Il eut pour successeur en 1855 Véli-Pacha, fils de Moustafa, qui était né, qui avait été élevé dans l’île, et pour qui le grec était la langue de son enfance. Son ambassade à Paris, où il avait eu l’honneur de signer le traité d’alliance entre la France, l’Angleterre et la Turquie, lui avait fait une réputation qui ne se soutint ni en Bosnie, où il échoua complètement, ni dans l’île de Crète, d’où un soulèvement général le chassa au bout de trois ans. Annoncées avec fracas à toute l’Europe avant même d’avoir reçu un commencement d’exécution, les réformes qu’il tenta n’eurent d’autre effet que de fatiguer et d’indisposer toute la population de l’île, les musulmans aussi bien que les chrétiens. Quelques-unes même des améliorations projetées trahissaient une fâcheuse ignorance de l’état du pays. Pour ne citer qu’un exemple, le pacha voulait ouvrir entre Candie et La Canée une route carrossable, aussi large que nos plus belles routes impériales, quand il n’y avait pas dans l’île une autre voiture que sa calèche française, quand les sentiers de montagne, par lesquels seuls les denrées de l’intérieur peuvent arriver jusqu’aux ports d’embarquement, devenaient de jour en jour plus dangereux et plus impraticables. Il eût mieux valu, tout le monde le sentait, aller au plus pressé, refaire çà et là les chaussées, réparer les ponts vénitiens, dont chaque hiver emportait quelque lambeau ; mais quel bruit aurait fait en Occident ce modeste labeur ? J’éprouve quelque regret de ne pas avoir plus de bien à dire de celui qui nous a fait en Crète, à mon compagnon et à moi, un excellent et presque fastueux accueil ; mais, puisqu’il me faut parler d’événemens que je ne pourrais passer tout à fait sous silence, je ne saurais dissimuler que Véli, sans avoir commis tous les crimes dont la presse d’Athènes le prétend coupable, me semble avoir été puni assez justement par où il avait péché. Il s’est perdu pour avoir trop ambitionné les applaudissemens et les éloges de Paris ; receperat mercedem suam, vanus vanam.

Ce soulèvement de l’île de Crète, dont nous nous contenterons d’indiquer ici les principaux épisodes, débuta, au mois de mai 1858, par la démarche de deux cents Grecs qui se réunirent en armes à Perivolia, tout près de La Canée. De là, sans commettre aucun acte d’hostilité ni de déprédation, ils envoyèrent aux consuls une protestation contre toutes les mesures du gouverneur-général, en les priant de la faire parvenir à Constantinople. Véli-Pacha menaça, le rassemblement grossit et compta bientôt de sept à huit mille hommes. Le commandant des quelques troupes dont disposait le gouverneur refusa d’attaquer des gens qui se déclaraient les fidèles sujets du sultan, et assuraient n’en vouloir qu’au pacha. Les Turcs s’étaient d’abord associés, de cœur tout au moins et d’intention, à la résistance des Grecs ; mais bientôt cette concentration de forces les inquiéta : excités d’ailleurs par Véli, qui, pour venger son orgueil blessé, cherchait à pousser les choses à l’extrême, ils quittèrent leurs villages, ils affluèrent avec leurs femmes et leurs enfants, avec une partie de leur bétail, dans les villes fermées. Là, cette foule oisive et désheurée, que ce déplacement irritait en l’appauvrissant, faillit plusieurs fois se porter contre les chrétiens à des excès qui auraient aussitôt allumé dans toute l’île une violente insurrection. Plusieurs fois les chrétiens se crurent, non pas à la veille, mais à l’heure même d’un massacre général : de nombreuses familles grecques se réfugiaient chaque jour à Syra ; d’autres, quand les Turcs devenaient plus menaçans, qu’ils poussaient par les rues des cris de mort et qu’ils déchargeaient leurs armes, se précipitaient vers les consulats, qui tous, hors le consulat d’Angleterre, s’ouvraient devant eux. À La Canée, la loyale et ferme attitude de M. Derché, alors gérant du consulat de France, ne contribua pas peu à tenir les Turcs en respect ; à Megalo-Kastro, notre agent consulaire, un vieillard, M. Itard, rendit des services analogues. On apprit, le 21 juin, la destitution de Véli-Pacha. La commission envoyée par le divan, au premier bruit des troubles de Crète, pour examiner l’affaire, avait conféré avec les chefs des insurgés, et son président, l’amiral Achmet-Pacha, s’était prononcé contre le gouverneur-général ; mais Sami-Pacha, le nouveau vali de Crète, se faisait attendre, et Véli-Pacha ne se décidait point, à quitter La Canée, où sa présence et les menées de ses créatures entretenaient une redoutable agitation. Achmet-Pacha de son côté, malgré sa modération et sa prudence, avait toutes les peines du monde à retenir les passions qui s’exaspéraient de plus en plus, et à prévenir l’explosion redoutée. On respira quand le 12 juillet arriva enfin Sami-Pacha, et surtout quand le lendemain il eut réussi à embarquer, comme par surprise, son malheureux prédécesseur, qui ne pouvait se résoudre à fuir en disgracié, en vaincu, cette terre où, trois ans auparavant, il débarquait triomphalement, annoncé et salué par toutes les fanfares de la renommée.

Les chrétiens, sans tirer un coup de fusil ; avaient obtenu ce qu’ils demandaient, ils avaient même profité de l’occasion pour faire accepter encore plusieurs autres réclamations relatives à l’impôt et à la constitution des conseils provinciaux ou medjilis. L’excellente discipline qu’ils avaient su observer pendant trois mois, sous des chefs improvisés, dans une situation pleine de périls, le soin avec lequel ils avaient su éviter de blesser les commissaires impériaux et de donner aux Turcs le moindre prétexte pour commencer la lutte armée, tout cela faisait honneur à leur sens politique et au tact de leurs capitaines. Aussitôt. Véli parti, ils se dispersèrent, ils retournèrent chez eux faire la moisson et cueillir les olives. On eut plus de peine à renvoyer les Turcs dans leurs villages ; il fallut que l’ancien gouverneur de l’île, Mehemed-Emin-Pacha, alors ministre de la police à Constantinople, vînt aider Sami de ses conseils et de son influence. Ce n’était pas que les Turcs tinssent à Véli et le regrettassent, mais il leur était impossible de ne pas être intérieurement froissés, de ne pas s’inquiéter pour l’avenir de ce nouveau succès des chrétiens, de cette victoire que les Grecs avaient su remporter sans brûler une amorce.

Sous Sami-Pacha, homme avisé et adroit, sous son successeur Ismaïl-Pacha, qui est en ce moment gouverneur-général de Crète, l’île est restée à peu près tranquille. Une petite expédition militaire a été faite en 1863 contre Sfakia, par les ordres du gouverneur, pour punir des actes de brigandage et de rapt dont s’étaient rendus coupables plusieurs Sfakiotes. Dans le bas pays et dans les villes, l’opinion, chez les Grecs eux-mêmes, poussait le pacha à ces mesures de rigueur, et si elle lui faisait un reproche, c’était de trop ménager les Sfakiotes. Ceux-ci, après d’assez longs pourparlers qui donnèrent aux coupables le temps de s’enfuir de l’île, cédèrent, laissèrent traverser leurs défilés et occuper militairement quelques-uns de leurs villages, puis rendirent une partie des objets volés. Sfakia, on ne saurait se le dissimuler, est en pleine décadence. Ces âpres montagnes, ces froids et pierreux plateaux, ne donnent qu’à grand’peine, à ceux qui n’y épargnent pas leur sueur, une maigre et insuffisante nourriture. Autrefois les Sfakiotes ajoutaient au chétif produit de leurs terres ce que leur pillage leur donnait de butin dans une société sans cesse troublée par des guerres publiques ou privées. Aujourd’hui qu’il règne dans l’île de Crète quelque chose qui ressemble à de l’ordre, les Sfakiotes ne pourraient plus, sans danger pour eux-mêmes, compter sur ce genre de revenus. Aussi beaucoup d’entre eux achètent-ils des terres à blé et des oliviers à Selino, à Kissamo, Apocorona ou Mylopotamo, et finissent-ils par s’établir à demeure dans les plaines et sur les rivages, ne remontant plus, même l’été, dans leurs montagnes natales. C’est ainsi que beaucoup de maisons restent fermées dans les villages d’Askyfo, d’Haghia-Roumeli et d’Anopolis ; Sfakia est certainement moins peuplé qu’avant la guerre de l’indépendance, et ne pourrait, en cas d’insurrection, envoyer au combat autant de fusils qu’autrefois.

En revanche, dans tout le reste de l’île, la population chrétienne grandit sensiblement, en nombre aussi bien qu’en richesse. En 1834, M. Pashley croyait trouver en Crète 129,000 âmes, dont 40,000 musulmans ; en 1847, un des hommes qui ont le mieux étudié l’état actuel de la Crète, M. Hitier, alors consul de France à Khania, évaluait la population à 160,000 âmes, sur lesquelles il ne comptait encore que 40,000 musulmans. L’augmentation, on le voit, ne se serait produite qu’au profit des chrétiens. À la suite d’un recensement commencé en 1857 par les ordres de Véli-Pacha, on a publié les résultats partiel obtenus pour la province de Khania[13]. En prenant ces chiffres pour exacts et en admettant que dans les autres provinces l’accroissement de la population ait eu lieu dans la même proportion, on obtient pour toute la Crète, dix ans après l’évaluation approximative de M. Hitier, une population totale de 172,000 âmes. Si maintenant on suppose, dans les autres provinces de l’île, la même différence numérique relative entre les Turcs et les Grecs, il y aurait eu, en 1858, 123,000 chrétiens contre 49,000 musulmans. Ainsi en vingt-trois années la population grecque soumise serait arrivée de 90,000 à 123,000 âmes ; elle aurait donc augmenté de plus d’un tiers, tandis que les musulmans, qui de nom du moins sont encore les maîtres, n’ont pas augmenté seulement d’un quart, de 40,000 à 49,000[14].

La propriété du sol échappe aux mains des Turcs, comme la proportion numérique varie à leur désavantage. Depuis 1829, il n’y a pas eu dans l’île, à proprement parler, de lutte ouverte et armée, il n’y a pas eu effusion de sang ; mais depuis la pacification les Grecs ont continué la guerre avec ardeur : seulement ils en ont changé la méthode et la forme. Leur arme nouvelle, dont ils savent se servir mieux encore que des anciennes, c’est l’argent. Ici, comme dans toutes les parties de l’empire où les raïas sont nombreux et jouissent de quelque liberté, les Turcs vendent toujours et n’achètent jamais. Depuis 1829, une grande partie des terres autrefois possédées par les musulmans dans les plaines les plus fertiles ont passé dans les mains des chrétiens. La complète dépossession des Turcs par cette révolution pacifique et graduelle n’est donc qu’une affaire de temps. Les agas et les beys, dépouillés de leurs biens par ces ventes, qui sont faites presque toujours dans un moment d’embarras et par suite à vil prix, affluent dans les villes, où ils cherchent à vivre de quelqu’une de ces sinécures que l’administration turque prodigue aux musulmans, sans pouvoir satisfaire tous les fainéans qui l’implorent[15]. Une race réduite à ces extrémités ne se reproduit plus, diminue peu à peu, et finit par s’éteindre.

Cette infériorité et cette décadence, les Turcs crétois mêmes en ont conscience, et beaucoup d’entre eux, m’assurait-on, seraient prêts à chercher le remède au mal dans une conversion ou plutôt dans un retour au christianisme. En 1856, après la proclamation du hat-humaïoun et l’arrivée de Véli-Pacha, qui avait fait les plus belles professions de tolérance religieuse, dans le district de Megalo-Kastro, six cents musulmans environ revinrent au christianisme. Dans l’éparchie de Pediada, un village entier, Piscopi, quitta le Coran pour l’Évangile. Véli-Pacha donna quelques marques de déplaisir, et le mouvement s’arrêta ; mais beaucoup d’autres musulmans, prétendent les Grecs, seraient disposés à suivre cet exemple, s’ils ne craignaient l’autorité, qui voit ces changemens d’un mauvais œil, et qui trouve toujours moyen de punir la désertion en dépit du hat impérial et de toutes les déclarations officielles. Plusieurs personnes m’ont affirmé avoir reçu à cet égard de nombreuses confidences ; mais il faut en ces matières se défier un peu des Grecs, si prompts à l’exagération et toujours enclins à croire fait ce qu’ils désirent.

Les Turcs crétois sont d’ailleurs, d’habitudes et de manières, aussi peu Turcs que possible, et le voyageur est exposé à s’y tromper sans cesse. Les musulmans portent ici le même costume et parlent la même langue que les chrétiens. Accroupis autour d’une dame-jeanne de malvoisie, ils leur font raison, sans balancer, le verre à la main. Leurs femmes mêmes se montrent souvent non voilées, sinon aux étrangers, du moins aux hommes qu’elles connaissent. Quand nous logions dans la maison d’un Turc, les femmes sans doute ne venaient pas à nous : c’étaient les hommes de la famille qui allaient chercher les plats dans le harem et qui les en rapportaient ; mais que de fois j’ai vu de loin des Grecs entrer dans la maison des Turcs avec qui ils étaient liés, et les femmes les recevoir sur le seuil sans mettre leur voile ! Dans les champs, à la fontaine, nous avons rencontré souvent des femmes turques qui, prises à l’improviste, ne faisaient pas, comme elles l’auraient certainement essayé ailleurs, mine de détourner la tête ou d’aller se cacher derrière un arbre : elles restaient en face de nous le visage découvert, et fort tranquillement nous regardaient passer.

Les mariages entre Turcs et Grecs étaient fréquens avant la guerre de l’indépendance : il n’était pas facile à un chrétien de refuser sa fille à l’aga ou au bey qui la lui demandait ; mieux valait la donner pour éviter qu’on ne la prît. Les enfans étaient élevés dans l’islamisme, mais la femme conservait toute liberté de suivre les offices et de pratiquer sa religion. Depuis que le règne de la violence a cessé, ces unions sont devenues très rares, presque sans exemple. Les Turcs, souvent peu nombreux dans un canton et par là même plus bornés dans leurs choix, ne demanderaient pas mieux que d’épouser les belles Grecques qui abondent dans les villages de l’île ; mais les chrétiennes ne veulent pas entendre parler de s’unir à un musulman, et elles répondraient au besoin par le chant populaire qu’a déjà cité Fauriel, et qui se répète encore d’un bout à l’autre de l’Orient : « J’aimerais mieux voir mon sang — rougir la terre — que de sentir mes yeux — baisés par un Turc. » A peine, me disait-on, arrive-t-il tous les cinq ou six ans qu’une passion inspirée par un jeune Turc à quelque fille grecque amène une de ces unions, qui choquent et irritent vivement les chrétiens.

La race, chez les deux sexes, est en général saine et forte dans toute la Crète, mais surtout chez les habitans des Monts-Blancs, musulmans ou chrétiens. Les Turcs du district d’Abadia, sur les pentes méridionales de l’Ida, et ceux de Selino, dans l’ouest de l’île, les Grecs séliniotes et sfakiotes offrent à chaque instant des types qui feraient la joie du peintre et du sculpteur. Les Sfakiotes surtout sont taillés pour faire d’admirables soldats. Presque tous sont de très haute taille ; leur vigueur, que nous les avons vus déployer à la course et à la lutte, s’accuse plutôt par la surprenante agilité des mouvemens que par une musculature exagérée, tandis que ce dernier caractère m’a souvent frappé chez les Turcs de l’Anatolie. La plupart d’entre eux sont blonds, leurs longs cheveux tombent sur leurs épaules, ils ont de grands yeux clairs, le nez marqué sans être fort, la bouche fine, les dents brillantes et bien rangées ; on sent dans toute leur personne je ne sais quoi d’ardent et de nerveux qui fait songer au cheval pur sang. Leur costume est à peu près le même que celui des autres Crétois : il se compose d’une chemise à larges manches, d’un gilet bleu ouvert sur la poitrine, d’une veste brodée, d’une épaisse ceinture de laine rouge plusieurs fois enroulée autour du corps, d’un large pantalon bleu dont le bas se cache dans de grandes bottes de cuir jaune. Une épaisse capote blanche, dont le Sfakiote ne se sépare guère, complète ce, costume. Il est rare aussi qu’on le trouve sans sa longue carabine ; tout au moins, s’il l’a laissée à la maison, a-t-il gardé à la ceinture, par mesure de précaution, son grand couteau et ses lourds pistolets, toujours chargés jusqu’à la gueule.

Le costume des femmes ressemble fort à celui que portent les Albanaises d’Eleusis et des villages de l’Attique ou de la Béotie. Ce qui en forme le fond, c’est un caleçon de toile blanche par-dessus lequel tombe une longue chemise qui est de toile l’été, et de laine l’hiver ; elle est serrée à la taille par des cordons, et s’ouvre sur la poitrine par une fente que les jeunes filles seules prennent quelque soin de tenir close. Dès que la Crétoise est mariée, comme il y a presque toujours quelque enfant à nourrir, elle ne se donne pas la peine de rattacher des agrafes que la main se lasserait à défaire et à rajuster sans cesse. L’habitude une fois prise, on la garde, et Tournefort remarquait déjà « que l’habit des dames de Crète est très simple et qu’il leur laisse le sein tout découvert. »

En attendant le moment où elles seront nourrices, les femmes grecques, presque toujours jolies, quoi qu’en dise Tournefort, et souvent fort belles, font naître chez les jeunes gens de vives passions, qui ont inspiré toute une poésie amoureuse propre à la Crète, celle des madinadœs ou quatrains chantés en dansant. Nous en donnerons quelques échantillons, pris un peu au hasard parmi ceux que nous retrouvons dans nos notes de voyage, tels que nous les dictaient en riant, à Sfakia, jeunes filles et jeunes gens. On y trouvera, je l’espère, quelques traits qui ne manquent point de charme et de grâce. Voici d’abord les plaintes d’un amant malheureux :

« Mon cœur, ma pensée, ne visent qu’à toi, et je reste immobile et privé de sens, écoutant si j’entendrai prononcer ton nom.

« Mon cœur est fermé, comme la nuit la grande porte de Khania, et il ne s’ouvrira plus, il ne sourira plus, comme il souriait autrefois.

« Hélas ! j’ai perdu le sens pour l’amour d’une fille, grecque, que j’ai aperçue une fois seulement à sa fenêtre l

« Je t’aime, ô mes yeux, et personne ne s’en aperçoit, et de l’amour que tu m’as inspiré, puisse Dieu me délivrer !

« Tes yeux brillans, lorsque tu les tournes de mon côté, des étincelles me volent au visage, des étincelles qui me piquent et me brûlent ! »


Voici maintenant les images que trouve le poète pour peindre à lui-même et aux autres la beauté de sa maîtresse, voici les cris de joie et les langueurs de l’amour heureux :


« O toi que je chéris, tu es élancée comme le cyprès, et, quand tu parles, de ta bouche tombent des mots doux comme le miel.

« Le fleuve entraine des branches, et la mer des navires, et le regard de la vierge que j’aime entraîne les pallikares.

« Je sens l’odeur du basilic, et je ne vois pas le vase où il fleurit ; c’est mon amie qui l’a dans son sein, et c’est de là que vient ce parfum.

« Tes yeux sont noirs, tes cheveux sont blonds, et la neige de nos cimes est noire en regard de toi, ô mon amie.

« J’ai parcouru tout l’univers, j’ai parcouru un à un tous ses villages, et nulle part je n’ai rien vu, je n’ai rien rencontré d’aussi beau que mes amours.

« J’ai parcouru tout l’univers, pour trouver un doux raisin ; mais je n’en ai pas trouvé un aussi doux que ta lèvre.

« Ta lèvre rose, je suis venu pour la baiser ; mais arrêtons-nous : ce vin, j’ai peur qu’il ne m’enivre.

« Mets du miel dans le verre, pour qu’il fonde et que nous buvions, afin que notre lèvre soit douce quand nous nous embrasserons.

« Mon jasmin élancé, ma rose de Sitia, ta beauté même, la lointaine Venise en a entendu parler.

« Ta beauté enflamme les pachas, tes sourcils enflamment les vizirs, les charmes de ton corps angélique les patrons de navires.

« Ah ! si je pouvais, une fois seulement, mettre ma main dans ton sein de marbre, — puis mourir ! »


N’ya-t-il pas là une riante imagination, une veine heureuse et originale ? n’y a-t-il pas surtout bien de la sincérité et de la passion ? Ce que la traduction ne peut rendre, c’est la légèreté du tour, ce sont les mots vifs et colorés empruntés au meilleur fonds de l’ancienne langue, ce sont tous ces gracieux composés qui sortent sans effort de l’instinct populaire. L’idiome dans lequel sont écrites ces poésies est intéressant aussi à un autre point de vue ; c’est ce dialecte sfakiote où l’on a déjà signalé plusieurs particularités qui le distinguent des autres formes du grec moderne, et qui, par une filiation directe, le rattachent à l’ancien dialecte dorique de la Crète, tandis que la langue usitée dans le reste de l’île ne diffère que par quelques expressions locales de celle qui est parlée dans l’Archipel et sur le continent de la Grèce.

Les Grecs crétois, à tout prendre, tiennent beaucoup de leurs frères de la Roumélie et des autres îles ; ils sont aussi rusés, aussi retors, aussi menteurs dès que le mensonge leur paraît utile, aussi intéressés, pour ne pas dire avides. Avec tout cela, ils ont dans le langage et les manières quelque chose de plus digne, de plus franc, de plus noble que les autres Grecs soumis au sultan. Dans leur attitude à l’égard des Turcs, leurs maîtres, il n’y a rien de cette crainte instinctive qui perce presque toujours dans les paroles, dans les gestes, dans toute la physionomie du raïa lorsqu’il approche d’un musulman. On sent, à les voir et à les entendre, que ce sont des hommes qui savent se battre et qui l’ont montré, qui ont confiance en eux-mêmes, et qui se font craindre plutôt qu’ils n’ont peur. Les Grecs de la Crète sentent de plus en plus qu’ils sont en mesure d’exiger des privilèges, des ménagemens tout particuliers, et que l’on compte avec eux. Depuis plus de vingt ans, non-seulement ils sont autorisés à avoir des cloches, comme le sont maintenant tous les raïas de l’empire, mais ils en ont partout, qu’ils sonnent à toutes volées. Les medjilis, ces conseils mixtes dont nous avons essayé d’expliquer ailleurs la composition et le rôle[16], ne sont, dans beaucoup de provinces de la Turquie, qu’une sorte de fiction constitutionnelle ; mais en Crète ils rendent de véritables services, et les chrétiens prennent très au sérieux le droit qui leur a été conféré d’y être représentés par leurs primats. Ailleurs les raïas introduits dans le conseil tremblent devant leurs collègues turcs, se font le plus petits qu’ils peuvent, et se bornent à opiner du bonnet ; ils se garderaient bien d’être d’un autre avis que le fonctionnaire turc qui les préside. Ici il n’en est pas de même, et les séances sont souvent orageuses. Comme me le disait un Grec, ici l’on par le au Turc le fez sur le coin de l’oreille.

C’est en effet une chose remarquable que la franchise et la liberté des Grecs crétois dans leurs conversations avec les Turcs ; ils s’entretiennent volontiers, devant les Turcs et même avec eux, des événemens de la guerre de l’indépendance, et, au lieu de chercher à faire oublier leurs révoltes, ils semblent se proposer de les rappeler sans cesse au souvenir de leurs maîtres. Pendant que nous étions à Kissamo-Kasteli, nous reçûmes, dans la maison grecque où nous étions logés, une visite du mudir ; la chambre se remplit bien vite d’oisifs, attirés par le désir d’assister à la conversation qui s’engagerait entre le premier magistrat du lieu et les grands personnages européens arrivés la veille ! Ces intrus se mêlèrent aussitôt à l’entretien et ne tardèrent pas à y prendre la part principale. On parla surtout des incidens de la lutte pendant les neuf ans qu’elle a duré, et des différentes rencontres auxquelles tel ou tel des interlocuteurs s’était trouvé. Le mudir était un vieux soldat qui était venu en Crète, il y avait plus de trente ans, avec les premières troupes qu’y avait envoyées le pacha d’Égypte. « Combien étiez-vous à tel combat ? lui demandait un Grec. — Nous étions tant. — Et combien avez-vous perdu de monde ? » Il ne faisait aucune difficulté de le dire ; il reconnaissait que sept ou huit cents Sfakiotes avaient, je ne sais plus où, tenu tête à une armée de douze mille hommes, dont lui-même faisait partie, et avaient fini par la battre. On causa des montagnes de Sfakia et de leurs infranchissables défilés, et un Grec alors, tout en souriant : « C’est là, effendi, que nous nous retirerons encore la première fois que vous nous tourmenterez, et vous viendrez, si vous voulez, nous y chercher ! »

Quelque juste confiance que puisse avoir la population chrétienne en ses propres forces et en son énergie tant de fois éprouvée, quelque droit qu’elle ait de compter sur le rempart et l’asile de ses hautes montagnes, elle ferait, je crois, fausse route en recherchant ou même en n’évitant pas soigneusement toute occasion d’engager une lutte ouverte et armée contre le gouvernement turc. Le premier résultat, le résultat immédiat et certain d’une insurrection, d’une nouvelle guerre de religion déchaînée à travers l’île, ce serait la rapide destruction de l’œuvre lente et laborieuse des trente dernières années, ce serait une effroyable effusion de sang et l’anéantissement de presque tout le capital qui s’est accumulé dans l’île depuis 1830 par l’agriculture et le commerce, par ce génie de l’épargne qui est une des puissances de la race grecque. Dans quelle pensée d’ailleurs les Cretois braveraient-ils ces souffrances et cette ruine, courraient-ils volontairement le risque de ce périlleux temps d’arrêt dans le désordre et l’anarchie ? J’admets que les Grecs crétois débuteraient encore par de brillans succès, et qu’ils auraient bien vite rejeté les Turcs dans les forteresses ; mais cela trancherait-il la question ? La Turquie n’a-t-elle pas maintenant toute une flotte à vapeur au moyen de laquelle, en quelques heures, elle pourrait jeter dans l’île des troupes régulières bien supérieures en nombre et en discipline à l’armée égyptienne de 1824, mieux commandées et mieux pourvues d’artillerie ? D’ailleurs le dénoûment de la guerre de l’indépendance n’a-t-il point prouvé aux Crétois que leur sort, s’il s’agit d’un remaniement politique de l’Orient, est moins entre leurs mains qu’entre celles des puissances, et qu’aucune province ne sera désormais détachée de l’empire turc sans le concours et le consentement de l’Europe ? Les Grecs crétois, à en juger d’après la conduite qu’ils ont tenue dans les troubles des dernières années, ne manquent pas de sens et d’instinct politique. Si des conseils venus du dehors et des suggestions intéressées ne leur troublent point l’esprit, ils sauront, on doit l’espérer, ne rien tenter qui puisse compromettre l’excellente situation que leur ont faite leurs souffrances et leurs victoires d’il y a quarante ans, les calculs et les projets de Méhémet-Ali, les qualités de certains gouverneurs turcs, les fautes de certains autres, surtout enfin leur propre énergie, leur industrieuse activité. Qu’ils continuent à mettre en valeur toutes leurs terres qu’ils développent, les relations commerciales de leurs ports, qu’ils s’enrichissent de plus en plus, et que, la bourse à la main, ils refassent, année par année, arpent par arpent, la conquête de l’île entière. Quand ils seront maîtres de tout le soi, dussent-ils envoyer à Stamboul, au lieu de l’envoyer à Athènes, la dîme de leurs champs et de leurs vergers, ils seront de fait, en dépit des apparences contraires, maîtres chez eux, maîtres par le moyen du medjilis, où ils ont aujourd’hui déjà la prépondérance de l’administration et de la justice. Auront-ils alors beaucoup de peine à obtenir de la Porte, en saisissant quelque occasion favorable, des privilèges analogues à ceux de Samos, qui se gouverne elle-même sous le contrôle d’un prince grec nommé par le sultan, qui a sa constitution particulière et son drapeau flottant à toutes les brises de l’Archipel ?

Lorsque dans les derniers jours de l’année nous quittâmes l’île de Crète, lorsque nous vîmes disparaître à l’horizon les pics des Monts-Blancs déjà tout chargés de neige, ce n’était pas sans tristesse que nous nous arrachions à cette terre où nous avions passé trois mois de l’une des plus belles époques de notre vie, à ces montagnes où la nature s’était montrée à nous sous des traits si étranges et si originaux, où de si augustes ruines nous avaient fait entrevoir par momens les splendeurs du passé. Nous songions surtout avec quelque serrement de cœur à toutes les mains que nous avions pressées, à tant d’adieux et de souhaits échangés, à cette race intelligente et fière que nous avions si souvent entendue regretter de n’avoir pas obtenu en 1830 le prix espéré de tant de misères et de sacrifices, de tant de combats et de victoires. Quelque justice qu’il puisse y avoir dans cette plainte, nous partions sans inquiétude, certains que l’avenir, quoi qu’il arrive, sera meilleur que le passé pour les Grecs crétois. Comment d’ailleurs cesserions-nous de nous intéresser à la Crète ? Comment oublierions-nous ces braves gens qui, dans leur simplicité, nous ont fait un soir, de la meilleure foi du monde, une proposition que je ne puis rappeler ici sans sourire ? Nous avions, pendant plusieurs heures, causé avec des chefs sfakiotes ; nous nous étions fait raconter leurs vieilles traditions, leurs combats d’autrefois ; nous avions paru nous associer à leurs douleurs et à leurs espérances, et sans doute notre sympathie les avait émus. Nous les vîmes alors, pendant le repas, causer entre eux à voix basse et se consulter longuement ; puis, quand ils revinrent s’asseoir auprès de nous, notre hôte, le plus âgé de la bande, nous expliqua qu’ils étaient tout prêts pour un soulèvement, que, dans des cavernes qu’ils nous montreraient, ils avaient des dépôts d’armes et de poudre. Si nous voulions nous mettre à leur tête, ils entreraient dès le lendemain en campagne contre Véli-Pacha, et, une fois le Turc chassé, ils nous proclameraient leurs souverains ; nous nous partagerions l’île comme nous l’entendrions, et la France ne pourrait manquer de reconnaître des princes français qui rattacheraient à son influence et placeraient sous son protectorat une si belle province. Tout en les remerciant cordialement, nous eûmes beaucoup de peine à les convaincre que la chose n’était pas aussi facile qu’ils le croyaient, et que le temps était passé de pareilles aventures. C’eût été beau pourtant de porter le sceptre d’Idoménée et d’être les successeurs de Minos, ce mortel « qui causait familièrement avec le grand Jupiter ! »


GEORGE PERROT.

  1. Un voyageur français, Olivier, qui avait eu communication des registres servant à la perception du haratch, évaluait en 1795 la population de l’Ile à 240,000 habitans, dont 120,000 musulmans environ. Je croirais volontiers, d’après d’autres données, ces chiffres un peu exagérés.
  2. L’ouvrage capital pour l’histoire de la domination vénitienne en Crète, c’est la Creta sacra de Flaminio Cornaro, en latin Cornélius, Venise, 1755, 2 vol. in-4o. Ce Cornaro appartenait à une famille dont une branche importante s’était établie en Crète et y avait tenu un rang considérable pendant plusieurs siècles ; un de ces Cornaro candiotes a écrit en grec moderne un poème chevaleresque qui, depuis le XVIe siècle, est resté populaire en Orient et a été très souvent réimprimé : je veux parler de l’Erotocritos, dont l’auteur, Vincent Cornaro, a été proclamé par Coray « l’Homère de la langue vulgaire. » — On peut consulter aussi avec fruit les différentes pièces tirées par M. Pashley de la bibliothèque de Saint-Marc, et publiées par lui à la suite de ses Travels in Crete (Londres, 1837, 2 vol. in-8o). Il donne de nombreux extraits d’anciennes chroniques manuscrites et de rapports officiels adressés par des provéditeurs vénitiens à la seigneurie.
  3. Finlay, History of Greece under the ottoman and venitian domination, p. 5.
  4. Le voyage de Louis Chevalier se trouve parmi les manuscrits de la bibliothèque de l’Arsenal ; c’est d’après l’archevêque de Candie que Chevalier note et constate le fait de ces nombreux changemens de religion. Pococke dit de même : « Il y a plusieurs villages dont les habitans, anciennement chrétiens, sont devenus presque entièrement mahométans. »
  5. C’est ce qu’un Grec crétois rappelle aux Turcs dans un curieux petit écrit de quatre pages qui a été publié en Crète dans le courant de 1858, et que M. Saint-Marc Girardin a traduit en partie (Voyez le Journal des Débats du 27 août de la même année) : « Il y en a bien peu parmi vous, dit aux Turcs le Grec auteur de cette pièce, qui connaissent la langue des Turcs. Par-ci par-là il peut bien y avoir quelque petit seigneur qui peut avoir lu jusqu’à l’Amen-Tzoutzou, mais le reste ne connaît pas même l’Elif-be-Tzou-tzou (abécédaire), et si vous faites quelquefois votre namaz (prière), vous dites bien Allaha-Ekber, Allah-Ekber, mais du diable si vous savez ce que cela veut dire ! »
  6. Tancoigne, Voyage dans l’Archipel et dans l’île de Candie, t. Ier, p. 90.
  7. C’est sous Mahmoud qu’a enfin disparu cet usage barbare. Le dernier vizir à qui la vie ait été enlevée en même temps que le pouvoir, c’est Pertew-Pacha en 1837. Depuis lors, les relations avec l’Europe et l’adoucissement des mœurs ont rendu tout à fait impossibles ces exécutions arbitraires.
  8. L’étymologie du nom de Sfakia est incertaine. Cornélius semble y voir une autre forme ou une corruption du nom de Psychium, qui se trouve dans Ptolémée appliqué a un point situé à l’ouest de Port-Phœnix ; mais de la comparaison de Ptolémée et du Stadiasmus il semble résulter que Psychion était hors du pays connu au moyen âge et de nos jours sous le nom de Sfakia. Peut-être ferait-on mieux de tirer ce nom du verbe sphiggo, serrer, étrangler. Sphakia, ce serait le pays des gorges resserrées, des déniés, et cette étymologie serait certes bien fondée sur la nature des lieux.
  9. Ces détails sur un personnage dont le nom n’est mentionné dans aucune histoire publiée en Occident m’ont été donnés, dans le pays même, par la tradition populaire et les chants qui la conservent, puis confirmés à Athènes par un des Crétois qui connaissaient le mieux l’histoire moderne de leur lie, M. Antoniadis, un courageux combattant de la guerre de l’indépendance et le rédacteur, pendant de longues années, de l’un des journaux les plus estimés qui se soient publiés à Athènes, l’Athina.
  10. Les choses s’étaient passées de même quand, au Xe siècle, les troupes byzantines reconquirent la Crète sur les Arabes et en reprirent la capitale. Il y eut à Candie un massacre général des habitans, sans distinction d’âge ni de sexe, et le poète chrétien Theodosius Diaconus, qui nous raconte ces événemens, loue l’empereur d’avoir ordonné ce massacre et d’avoir empêché ainsi les vainqueurs d’user, à l’égard des femmes, des droits de la guerre. « Autrement, dit-il, l’auguste sacrement du baptême aurait été profané par le contact de Allés non baptisées, et toute l’on armée eût été souillée. »
  11. J’ai eu l’occasion d’observer chez les brigands de la Roumélie des croyances analogues à celles qui avaient inspiré aux Sfakiotes leur vœu d’abstinence. J’étais en Grèce en 1855 et 1850, quand le brigandage prit, à la suite des insurrections manquées d’Épire et de Thessalie, un tel développement que la France et l’Angleterre songèrent un moment à se substituer au gouvernement grec et à occuper tout le royaume. Il n’était pas d’atrocités devant lesquelles reculassent Davelis et sa bande ; mais il était à peu près sans exemple qu’ils abusassent des jeunes filles et des femmes qui tombaient entre leurs mains. Si on refusait de les racheter au prix qu’avait fixé le chef, les misérables les faisaient périr, quelquefois dans d’affreux tourmens, mais jamais ils ne les déshonoraient. Ils étaient convaincus, me disaient les soldats chargés de les poursuivre et dont quelques-uns avaient fait jadis le même métier, que tout brigand qui aurait fait. violence a une femme serait infailliblement tué à la première rencontre. Les exemples ne manquaient pas pour prouver que ce n’était point là une superstition vaine, et que le châtiment suivait de près la faute.
  12. C’est un voyageur anglais, M. Pashley, qui a recueilli quelques-uns de ces détails ; il les tenait de celui qui, après la guerre, était resté le chef de la famille, Iannis Kurmulis, qu’il connut en 1833, exilé à Nauplie. Ce personnage, dont le nom se trouve. aussi dans les chansons populaires de la Crète, s’appelait avant la révolution Ibrahim-Aga.
  13. La Vérité sur les événemens de Candie, Paris, 1858. Cette brochure, sans nom d’auteur, a été rédigée par un ami, par un ancien secrétaire de Véli-Pacha.
  14. J’emprunte ces chiffres et les résultats que j’en tire à l’ouvrage de M. V. Raulin, savant français qui explora l’île de Crète en 1845, sous les auspices du Muséum d’histoire naturelle. Il a publié en 1858 une Description physique de Vile de Crète (Bordeaux, in-8o, 292 pages), qui contient beaucoup de faits intéressans, même pour les personnes étrangères aux sciences proprement dites.
  15. Voici ce qu’on lit dans une correspondance de La Canée adressée au Courrier d’Orient du 25 juillet 1863 : « Je vous ferai observer à ce sujet qu’avant 1830 les Grecs ne possédaient pas un pouce de terre dans notre province ; aujourd’hui la plus grande partie de nos campagnes leur appartient. Dès qu’un Turc manifeste le désir de vendre un morceau de terre, vite un chrétien se présente comme acheteur. »
  16. Voyez la Revue du 15 janvier 1863.