L’économie politique en vingt-deux conversations/Conversation 06

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Traduction par Caroline Cherbuliez.
Établissement encyclographique (p. 51-62).


CONVERSATION VI.


DU CAPITAL.

Distinction du riche et du pauvre. — Accumulation de la richesse. — Comment on l’emploie. — Le pauvre travaille pour l’acquérir. — Contrat entre le capitaliste et l’ouvrier. — Le riche est dans la nécessité d’employer le pauvre. — Définition du capital. — Comment le capital donne un revenu. — Profits faits par l’emploi des ouvriers. — Ouvriers productifs. — Indépendance des hommes à capitaux. — Industrie limitée par le capital. — L’industrie croît en proportion du capital. — Le capital augmente par l’addition des épargnes sur le revenu. — Bonheur résultant plutôt de l’acquisition graduelle, que de la possession actuelle de la richesse.
MADAME B.

En suivant le progrès de la société vers la civilisation, nous avons observé les heureux effets de la sûreté de la propriété et de la division du travail. C’est de la même époque que date la distinction entre le riche et le pauvre.

CAROLINE.

Et tous les maux qu’engendre l’inégalité des conditions. C’est, hélas ! le côté sombre du tableau. La mauvaise herbe croit avec le blé.

MADAME B.

Je ne vois pas pourquoi cette distinction serait appelée un mal. Si elle n’existe pas dans l’état sauvage, c’est que l’indigence est générale ; car alors tout le monde est pauvre, parce que personne ne peut se procurer plus que l’absolu nécessaire. Quand la civilisation s’établit, les avantages qui naissent de la division du travail mettent l’homme habile et industrieux en état d’acquérir plus qu’il ne lui faut pour satisfaire ses besoins et ses désirs. Son activité soutenue permet à ce surplus de s’accumuler avec le temps, et cet homme devient riche, tandis qu’un autre, moins industrieux, ne gagnant chaque jour que sa subsistance, reste dans la pauvreté et ne possède rien.

CAROLINE.

Je ne vois pas l’avantage de cette accumulation de richesse. Il faut ou la dépenser ou l’enfouir. Dans le premier cas, l’homme industrieux finira par se trouver aussi pauvre que ses indolents voisins ; dans le second, le trésor accumulé ne sera utile à personne.

MADAME B.

Votre dilemme est présenté d’une manière assez ingénieuse ; mais vous m’avouerez au moins, qu’avec la dépense, augmente le champ des jouissances. Et quant au trésor, j’espère que vous n’en revenez pas à vos premières idées sur les richesses et sur l’argent. Vous n’oubliez pas que la richesse dont nous parlons consiste en produits échangeables ; que ces produits, agricoles ou fabriqués, sont souvent de nature à ne pouvoir être amassés, lors même qu’on voudrait l’entreprendre. Aussi a-t-on imaginé une manière d’en disposer beaucoup plus avantageuse ; une manière qui non-seulement conserve, mais augmente ces produits.

CAROLINE.

Quel est donc cet admirable secret ?

MADAME B.

Vous ne pouvez bien le comprendre sans quelques explications préliminaires. — Dans une société civilisée, les hommes ne peuvent pas, comme dans l’état de nature, subsister de leur chasse ou des productions spontanées de la terre ; il n’y a plus de terres désertes, la culture les a détruites ; tout est partagé, la propriété a tout envahi.

CAROLINE.

Quand la terre est ainsi devenue la possession exclusive du riche, il semble qu’il n’y a plus de ressource pour le pauvre.

MADAME B.

Et que croyez-vous que le riche fasse de son bien ?

CAROLINE.

Le pauvre assurément n’en recevra que bien peu de chose ; ce que les personnes les plus charitables donnent n’est jamais qu’une faible partie de ce qu’elles dépensent.

MADAME B.

Je suis loin de souhaiter que le pauvre dépende de la charité des riches pour sa subsistance. N’y a-t-il pour lui d’autre moyen d’avoir sa part de leur bien que de faire le métier de mendiant ?

CAROLINE.

Pas que je sache, à moins qu’il ne consente à voler. — Mais non, je vous entends, vous voulez dire qu’il gagnera en travaillant.

MADAME B.

C’est cela même. Le pauvre dit au riche : « Vous avez plus que ce qu’il faut pour suffire à vos besoins, et moi je suis sans ressource. Donnez-moi une petite part dans vos biens qui suffise à ma subsistance. Je n’ai que mon travail à vous offrir en échange. Mais il fera plus que compenser le sacrifice que vous ferez, en pourvoyant à mon entretien pendant que je travaillerai pour vous »

CAROLINE.

Mais n’est-on pas dans l’usage de payer des salaires aux ouvriers au lieu de les entretenir ?

MADAME B.

Cela revient au même ; car les salaires pourvoient à l’entretien ; la monnaie représente les choses dont l’ouvrier a besoin et pour lesquelles il peut l’échanger.

CAROLINE.

Ainsi l’on peut supposer que l’ouvrier dit à l’homme riche : « Donnez-moi la nourriture et le vêtement, et moi je produirai pour vous par mon travail, d’autres choses en retour. »

MADAME B.

Précisément ; l’homme riche échange avec l’ouvrier l’ouvrage déjà fait pour l’ouvrage qui est à faire. C’est ainsi qu’il acquiert le droit de commander le travail du pauvre, et qu’il augmente sa richesse par le profit qu’il fait sur ce travail.

CAROLINE.

C’est, je l’avoue, une ressource pour les pauvres ; mais ce n’en est pas assez pour me satisfaire pleinement ; car ils sont laissés à la merci des riches ; et si ceux-ci ne voulaient pas les employer, les pauvres mourraient de faim.

MADAME B.

Il est vrai ; mais que feraient les riches privés de leur secours ?

CAROLINE.

Leur richesse leur fournirait en abondance des moyens de subsistance.

MADAME B.

Au commencement cela pourrait être ; mais à la longue, cette richesse serait consommée. Leurs récoltes et leurs bestiaux seraient mangés ; leurs habits s’useraient, et leurs maisons tomberaient en décadence.

CAROLINE.

Mais les récoltes se renouvellent d’année en année ; on achète de nouveaux habits et l’on répare ou l’on reconstruit les maisons : les riches obtiennent aisément tout ce qu’ils désirent.

MADAME B.

Mais qui produit les récoltes ? Qui fabrique les habits neufs ? Qui bâtit les maisons ? Ce sont les hommes pauvres. Sans leur aide, chacun ne pourrait dépenser que ce qu’il possède actuellement ; et quand cette dépense serait faite, il ne resterait plus rien.

CAROLINE.

Vous avez raison ; c’est là une idée qui m’a souvent inquiétée dans mon enfance. Je croyais que mon père s’appauvrissait en proportion de la dépense qu’il faisait ; mais aujourd’hui je comprends que la richesse est reproduite par le travail du pauvre, et que c’est de là que naît un revenu annuel.

MADAME B.

Si la valeur produite par l’ouvrier surpasse ce qu’il a consommé, l’excès constitue le revenu de celui qui l’emploie ; et je vous prie d’observer que le revenu ne peut être obtenu par aucun autre moyen que par le travail des pauvres.

CAROLINE.

Je savais à la vérité qu’il était nécessaire d’employer des ouvriers dans ce but ; mais je n’avais pas songé à cette réciprocité d’avantages qui en résulte, et qui rend le pauvre en grande partie indépendant de la volonté du riche.

MADAME B.

Le riche et le pauvre sont nécessaires l’un à l’autre. C’est la fable des membres et de l’estomac. Sans les riches, les pauvres mourraient de faim ; et s’il n’y avait point de pauvres, les riches seraient contraints de travailler pour vivre.

CAROLINE.

C’est vrai, et voilà ce que vous aviez en vue, quand vous disiez que les riches avaient un meilleur emploi à faire de leurs biens que de les entasser.

MADAME B.

Sans doute ; la classe ouvrière consomme et reproduit. La richesse destinée à la reproduction par l’emploi des ouvriers est ce qu’on appelle le capital. Vous avez sans doute ouï parler quelquefois de capital ?

CAROLINE.

Oh ! oui ; on dit d’un homme riche qu’il a de grands capitaux. Ces deux expressions me semblent synonymes.

MADAME B.

Elles le sont en effet ; vous pouvez avoir entendu dire que l’on se ruine quand on dépense ses capitaux ; qu’il convient de placer bien son capital, pour qu’il rende un revenu ; c’est-à-dire, qu’il faut l’employer à mettre des ouvriers au travail ; le profit qu’on en retire est ce qu’on nomme le revenu.

CAROLINE.

Si le capital s’emploie à payer les salaires des ouvriers, il est dépensé et consommé par eux ; il est donc perdu pour le capitaliste, comme s’il l’avait lui-même dépensé.

MADAME B.

Non ; le capital employé de la sorte est consommé, mais il n’est pas détruit : du moins il ne l’est pas plus que la graine confiée à la terre, qui est reproduite avec bénéfice. Le capital consommé par les ouvriers est reproduit de même, avec un accroissement de valeur dans les articles qui sont le fruit de leur industrie.

CAROLINE.

Je sais qu’un capital produit un revenu ; et il me semble que j’ai une idée nette de la manière dont cela se fait. J’ai cependant quelques doutes à ce sujet, que je ne puis entièrement dissiper. Je vois que l’ouvrier ne reproduit pour le capitaliste qu’autant qu’il consomme ; en d’autres termes, qu’il produit des marchandises égales en valeur aux salaires qu’il reçoit ; le revenu est simplement équivalent aux avances ; l’ouvrier rend exactement ce que le capitaliste lui a fourni ; celui-ci ne perd ni ne gagne à ce marché ; le seul avantage qu’il y trouve est qu’à la faveur de la reproduction, un produit périssable est rendu permanent ; car s’il y a un surplus de production, il est bien juste que l’ouvrier en ait tout le bénéfice.

MADAME B.

Aucun capitaliste ne consentirait à faire un tel accord. Quand un homme pauvre demande au riche de pourvoir à son entretien, en lui offrant son travail en retour, il ne lui dit pas : « Pour la nourriture que vous me donnerez pendant le cours de cette année, je produirai, pour l’année prochaine, une égale quantité de nourriture ; » — parce qu’il sait qu’on ne l’emploierait pas à ces termes-là. Il faut qu’il engage le capitaliste, par la perspective de quelque avantage, à échanger la nourriture toute prête qu’il possède, contre quelque chose qui n’existe point encore. Il lui dit donc : « Pour la nourriture que vous me donnez dès à présent, je vous en rendrai plus l’année prochaine ; ou je vous procurerai des produits de plus grande valeur. »

CAROLINE.

Il me semble qu’il y a de la dureté de la part du riche, après avoir envahi la propriété de la terre, et n’avoir laissé au pauvre que son travail, de ne pas lui en céder en entier le fruit. Si j’étais législateur, je me sentirais disposée à établir, à tout événement, une loi pour forcer le capitaliste à céder à l’ouvrier la totalité du profit provenant de son travail. Un règlement de cette nature tendrait infailliblement à améliorer la condition du pauvre. Vous souriez, madame B. ; j’ai bien peur que vous ne goûtiez pas mon plan de législation.

MADAME B.

J’y proposerais une addition ; ce serait une loi qui forçât le capitaliste à employer les ouvriers ; car aux termes que vous voudriez prescrire, personne ne consentirait à leur donner de l’ouvrage. Si le fermier était obligé de payer à ses ouvriers la valeur des récoltes qui sont le fruit de leur travail, il ne retirerait aucun profit de la vente de ses récoltes ; il laisserait donc ses champs sans culture, la terre resterait en friche, et les ouvriers mourraient de faim. Par la même raison, les fabricants congédieraient leurs ouvriers, et les marchands leurs commis ; en un mot, l’industrie serait paralysée. Certes si vous cherchiez à inventer pour un pays un système de ruine certaine et inévitable, je ne crois pas que vous pussiez adopter un moyen plus efficace d’accomplir un tel dessein.

CAROLINE.

En voilà bien assez sur la sagesse de mes lois ! J’aurais dû prévoir les conséquences que vous venez de me montrer, puisque vous m’aviez fait remarquer précédemment, que ce qui engage le riche à employer le pauvre, c’est l’avantage qu’il retire de l’occupation qu’il lui donne.

MADAME B.

Sans doute. Le profit que procure aux riches l’emploi qu’ils font de leurs capitaux constitue leur revenu. Sans ce revenu, le capital pourrait, il est vrai, être reproduit chaque année en vertu de vos lois coactives ; mais comme il ne donnerait point de revenu, le capitaliste le consommerait graduellement pour l’entretien de sa famille ; et par conséquent les moyens qu’il a d’employer des ouvriers diminueraient d’année en année.

Loin d’envisager comme un mal les profits que le capitaliste retire de ses ouvriers, j’ai souvent pensé que c’était une des plus bienfaisantes dispensations de la Providence, que cet ordre en vertu duquel l’emploi des forces du pauvre est nécessaire au riche pour l’accroissement de sa fortune.

Ainsi l’homme riche a un moyen d’accroître son capital, non en l’entassant mais en le distribuant à des ouvriers qui le consomment et reproduisent un autre capital plus considérable. De-là ces ouvriers ont pris le nom d’ouvriers productifs.

CAROLINE.

Ainsi quand un homme possède un capital, ou par l’accumulation de ses épargnes ou par héritage, il n’a plus besoin de travailler pour vivre ; d’autres travaillent pour lui.

MADAME B.

Cela dépend de la grandeur de son capital et de l’étendue de ses désirs. Si ce capital lui donne un revenu suffisant à son entretien et à celui de sa famille, avec le degré d’aisance qui le satisfait, il peut vivre sans rien faire ; sinon il travaillera lui-même, ou tout au moins il inspectera ses ouvriers. C’est le cas du fermier, du marchand, du chef d’atelier ; chacun d’eux surveille les travaux qui l’intéressent.

Comprenez-vous maintenant qu’aucune entreprise productive ne peut être faite sans capital ? Le capital est nécessaire pour payer les ouvriers, pour acheter les matériaux de leur travail, les instruments dont ils se servent ; pour suffire en un mot à toute la dépense qu’exige l’emploi des ouvriers.

CAROLINE.

Mais un homme peut faire une entreprise productive sans employer des ouvriers : par exemple s’il cueille des champignons, sur une terre commune, il n’a pas besoin de capital pour cela ; il n’y emploie point d’outils ; la terre produit des champignons spontanément, et tout homme a droit de les ramasser. On peut dire la même chose des noisettes et des groseilles sauvages.

MADAME B.

Ce sont là des restes des ressources en usage à l’état sauvage ; dans cet état on subsiste des productions spontanées de la terre : mais les occupations qui ne demandent aucun capital sont bien peu considérables, et ne peuvent avoir lieu que durant une certaine saison de l’année.

CAROLINE.

Il y en a une qui me paraît avoir beaucoup d’importance ; c’est la pêche. Les pêcheurs n’ont nul besoin de capital ; le poisson ne leur coûte que la peine de le prendre. — Ah ! non ; je me trompe ; j’oubliais les filets et les barques, qui sont nécessaires pour pêcher ; il faut bien d’ailleurs que les hommes aient de quoi subsister, quand le temps ne leur permet pas de se hasarder sur l’eau.

Mais il y a un autre exemple, madame B. ; j’ai connu des personnes qui n’avaient rien, et qui faisaient des affaires sur leur crédit.

MADAME B.

Ceci n’est pas une exception ; car le crédit est l’emploi d’un capital qui appartient à un autre.

CAROLINE.

Il est vrai ; c’est un triste sujet de réflexion, qu’il faille toujours posséder quelque chose pour gagner davantage. Ainsi celui qui n’a rien pour commencer, n’a aucun moyen d’échapper à la pauvreté.

MADAME B.

Le mot pauvreté a un sens vague. Si vous entendez par-là un état de véritable indigence, l’ouvrier qui gagne sa subsistance au jour le jour n’est pas dans cet état. Mais si vous opposez la pauvreté à la richesse, c’est-à-dire, à la possession d’un capital, les ouvriers sont communément dans cet état. Ils peuvent toutefois en sortir. Un homme bien portant et bon travailleur, s’il sait économiser, met presque toujours de côté quelque petite somme ; c’est le commencement d’un capital, qui se forme par l’accumulation de ces épargnes successives.

CAROLINE.

C’est vrai. Thomas, notre sous-jardinier, qui est intelligent et laborieux, disait l’autre jour à ses camarades, qu’au moment où il aurait amassé quelqu’argent pour commencer un établissement, il avait dessein de se marier. Mais il me semble que si mon père voulait lui donner une cabane et un acre ou deux de terre, Thomas pourrait faire croître quelques légumes qu’il porterait au marché, et pourrait ainsi s’entretenir lui et sa famille.

MADAME B.

En ce cas ce serait votre père qui fournirait le capital, La cabane et la terre sont bien un capital, mais seules elles ne suffiraient pas. Thomas aurait besoin en outre d’instruments de jardinage et d’un aide, peut-être de plusieurs, pour mettre la terre en culture. Il faut ensuite qu’il vive et qu’il soutienne sa famille jusqu’à ce que le produit de son jardin puisse être vendu au marché. Dans l’espace de trois ou quatre ans, il pourra avoir amassé, sur ses gains journaliers, un petit capital qui le mettra en état d’entreprendre ce genre de vie. Alors il ne sera plus un ouvrier gagé, il travaillera pour son propre compte. C’est ainsi que tout a son commencement ; souvent les plus grandes fortunes ont eu une semblable origine.

Supposons maintenant que Thomas puisse payer la rente d’un acre tandis que sa fortune est de 100 livres sterling, il pourra payer la rente de dix acres lorsqu’il possédera 1000 livres sterling ; mais avec ce bien, il ne pourra pas aller au delà ; il ne peut pas accroître sa ferme plus que ne le comportent ses moyens de la payer ; ainsi son industrie est limitée par l’étendue de son capital.

CAROLINE.

Je n’entends pas très-bien cela.

MADAME B.

Imaginons un artisan, un cordonnier, par exemple, qui possède un capital avec lequel il puisse entretenir dix ouvriers ; puis, que, l’année suivante, il trouve qu’il a gagné par son travail 100 liv. st. Ces 100 liv. st. constituent son revenu ; s’il les dépense, son capital demeure ce qu’il était auparavant : mais s’il ajoute cette somme à son capital, elle le mettra en état d’entretenir et d’occuper un plus grand nombre de journaliers. Supposons qu’il en emploie douze au lieu de dix ; ils lui feront une plus grande quantité de souliers ; et les profits additionnels obtenus en les vendant, donneront, si on les ajoute au capital, de nouveaux moyens d’avoir des ouvriers. Par conséquent la demande du travail, ou, en d’autres termes, l’emploi que l’on fera des pauvres, croîtra comme le capital, et cette demande ne sera limitée que par le manque de capital.

CAROLINE.

Mais n’oublions pas que le maître cordonnier et sa famille doivent être entretenus des profits du maître seul ; ainsi ces profits ne peuvent pas être tous ajoutés à son capital.

MADAME B.

Cela est sans doute impossible. Les dépenses de sa famille consomment en général la plus grande partie du revenu d’un homme ; mais, si cet homme est prudent, il mettra de côté tout ce qu’il lui sera possible d’épargner ; ces économies le mettront à même d’augmenter et d’améliorer ses affaires, de quelque genre qu’elles soient.

CAROLINE.

Ainsi un fermier serait en état d’augmenter et d’améliorer la culture de sa ferme, en augmentant le nombre de ses ouvriers ; un marchand, ses affaires ; en sorte que plus un homme devient riche, plus il lui est facile d’accroître sa richesse ?

MADAME B.

Oui, les secondes mille livres sterling sont souvent acquises avec moins de difficulté que les cent premières.

CAROLINE.

Cela est dur pour ceux qui n’ont rien. Le riche propriétaire de terres achète toutes les petites fermes ; le riche négociant accapare toutes les grandes spéculations mercantiles ; le gros poisson en un mot dévore tous les petits.

MADAME B.

Il n’y a pas de vérité dans cette comparaison. Celui qui accumule une grande fortune par son travail ne fait tort à personne ; il fait au contraire le bien de la communauté. C’est ce que vous comprendrez mieux tout à l’heure. En attendant je dois vous faire observer que le bonheur, en tant qu’il dépend de la richesse, consiste moins dans la possession que dans le plaisir d’acquérir. Chaque degré d’une prospérité croissante est une jouissance. Votre jardinier, qui épargne ses gages, avec la perspective de s’établir au bout de deux ou trois ans, a probablement plus de satisfaction à s’occuper de sa richesse future qu’il n’en aura à la posséder. Aussi longtemps qu’il continue de faire des additions annuelles à son capital, la même source de jouissances reste ouverte pour lui, mais elle n’excitera pas chez lui un intérêt aussi vif que ses premières épargnes. Les négociants vous diront que leurs premiers gains leur ont fait plus de plaisir que toutes leurs accumulations subséquentes. La nature a sagement attaché le bonheur à l’acquisition graduelle de la richesse, plutôt qu’à sa possession actuelle, et par-là en fait un stimulant de l’activité. Nous verrons dans la suite que cet état progressif de prospérité est également propre à avancer le bonheur des nations.