L’économie politique en vingt-deux conversations/Conversation 08

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Traduction par Caroline Cherbuliez.
Établissement encyclographique (p. 70-82).


CONVERSATION VIII.


DES SALAIRES ET DE LA POPULATION.

Extrêmes limites des salaires. — Les salaires sont réglés par le rapport du capital à la population. — Un petit capital crée une petite demande de travail, des salaires bas et de grands profits pour le capitaliste. — Un accroissement de capital crée une plus grande demande de travail, de plus hauts salaires et de moindres profits au capitaliste. — Nécessité de produire des moyens de subsistance avant d’entreprendre d’autres ouvrages. — Comment les salaires sont diminués par un accroissement de population qui a lieu sans un accroissement de capital. — Effet de la rareté des vivres sur les salaires. — Effet de la hausse des salaires pendant la rareté des vivres. — Effet d’un maximum dans le prix des vivres. — Effet d’une diminution de population, causée par la maladie, sur le taux des salaires. — Ce n’est pas l’ouvrage, mais ce sont les fonds, qui créent une demande de travail. — Salaires en Irlande. — Salaires à la ville et à la campagne.
MADAME B.

Dans notre dernier entretien, nous sommes arrivées, si je ne me trompe, à ce résultat, que le capital est presque aussi avantageux aux pauvres qu’aux riches ; car quoiqu’il soit la propriété de ceux-ci, il est par sa nature destiné à l’entretien des autres.

CAROLINE.

Le capital arrive à l’ouvrier sous forme de salaire, mais comme il faut accorder au capitaliste un profit sur l’ouvrage produit, j’aimerais à me faire une idée du rapport de ce profit au salaire.

MADAME B.

Cela varie beaucoup ; mais le salaire de l’ouvrier ne peut jamais être, d’une manière permanente, au-dessous de ce qui suffit pour le faire vivre, sans cela il ne pourrait pas travailler.

CAROLINE.

D’un autre côté, le salaire ne peut jamais être égal à la valeur totale de l’ouvrage produit ; car si le maître n’y avait aucun profit, il n’emploierait pas l’ouvrier.

MADAME B.

Voilà donc les deux extrêmes entre lesquels le salaire est placé ; mais il y a une multitude de degrés intermédiaires. Si le salaire, outre la subsistance de l’ouvrier, ne lui donnait pas de quoi pourvoir à l’entretien de sa femme et de sa famille, la classe des ouvriers irait graduellement décroissant ; dès-lors la rareté des bras élèverait les salaires, et les ouvriers seraient en état de vivre avec plus d’aisance et d’élever une famille ; mais comme le capitaliste tient toujours le taux des salaires aussi bas qu’il peut, l’ouvrier et sa famille peuvent rarement obtenir plus que le nécessaire.

CAROLINE.

Entendez-vous par-là ce qui est indispensablement nécessaire pour vivre ?

MADAME B.

Non ; j’entends la nourriture, le vêtement, et les autres choses que le climat et la coutume du pays rendent indispensables pour la vie, pour la santé, et pour être à l’extérieur dans un état décent, analogue à ce que l’usage prescrit aux classes inférieures. Du feu et des vêtements chauds, par exemple, sont nécessaires dans ce pays ; ils ne le sont pas en Afrique. La civilisation et les progrès de la richesse et des manufactures ont beaucoup étendu l’enceinte du nécessaire ; l’usage du linge est considéré aujourd’hui comme un objet de nécessité par toutes les classes du peuple ; les bas et les souliers, en Angleterre au moins, sont presque mis au même rang. Des maisons à cheminées et à fenêtres vitrées sont devenues nécessaires ; car si les pauvres en étaient privés, la mortalité croîtrait sensiblement. En Irlande les paysans élèvent leurs enfants dans une cabane de boue, dont la porte sert en même temps de fenêtre et de cheminée.

CAROLINE.

Ne vaudrait-il donc pas mieux, que la classe ouvrière s’accoutumât ici, comme en Irlande, à une vie dure et pénible, plutôt que de se livrer aux douceurs d’une espèce d’aisance, dont la privation, dans les saisons malheureuses, devient une véritable souffrance ?

MADAME B.

Non ; loin de là, je souhaiterais bien plutôt d’étendre que de resserrer l’enceinte du nécessaire. Il y a plus de santé, plus de propreté, plus d’intelligence, plus de bonheur, dans une cabane anglaise que dans une habitation irlandaise. Il y a plus de force, de vigueur, d’industrie, dans un paysan anglais qui se nourrit de viande, de pain et de légumes, que dans un Irlandais, qui ne vit que de pommes de terre.

CAROLINE.

Sans doute je souhaiterais aux basses classes tout le bien-être auquel elles peuvent atteindre ; mais leurs salaires ne leur permettent pas toujours cet avantage. Qu’est-ce qui détermine le taux des salaires ?

MADAME B.

C’est le rapport du capital à la partie de tous les habitants qui est vouée au travail.

CAROLINE.

Ou en d’autres termes, le rapport des moyens de subsistance au nombre de ceux qu’ils doivent faire vivre.

MADAME B.

Oui, c’est là ce qui règle les salaires, quand ils sont laissés à leur cours naturel ; c’est ce rapport qui seul crée ou anéantit la demande du travail. Pour vous rendre cela clair, je simplifierai lu question, en la réduisant à une moindre échelle. Supposons que nous avons fondé une colonie dans une île déserte ; que les colons ont divisé la terre entr’eux ; qu’ils l’ont cultivée pour vivre ; et qu’étant à la fois ouvriers et propriétaires, ils recueillent en entier le fruit de leur industrie. Sur ces entrefaites, qu’un vaisseau échoue à la côte, et que quelques hommes de l’équipage gagnent la terre : qu’arriverait-il ? Ils fourniraient une recrue d’ouvriers, qui dépendraient des anciens colons pour leur travail et leur entretien.

CAROLINE.

Mais si les colons n’ont pas produit plus de moyens de subsistance qu’il ne leur en faut pour leur propre usage, comment pourront-ils entretenir ces nouveaux venus ? Sans capital, vous le savez, on ne peut pas employer des ouvriers.

MADAME B.

Vous avez bien raison. Mais il est probable que les plus laborieux des colons auront produit quelque chose au delà de ce qui leur est indispensablement nécessaire. Ils auront sans doute quelque petit fonds de réserve, qui les mettra en état d’employer au moins quelques-uns de ces malheureux naufragés. Mais comme ces hommes, qui sont dans la détresse, voudront tous avoir part à ce surplus, chacun d’eux offrira son travail pour la moindre portion d’aliments qui puisse le faire subsister. Le capital de l’île se trouvant ainsi insuffisant pour le maintien de la population, la concurrence des ouvriers pour trouver de l’emploi, mettra leurs salaires au taux le plus bas ; et les capitalistes retireront un grand profit du travail des ouvriers. Par conséquent un petit capital ne crée qu’une petite demande de travail.

CAROLINE.

Par la demande du travail entendez-vous la demande des pauvres qui veulent travailler, ou celle du capitaliste qui veut des ouvriers ?

MADAME B.

C’est celle du capitaliste. La demande du travail est la demande des ouvriers, qui est faite par ceux qui ont de quoi les payer, sous forme de salaires, de gages, ou d’entretien, ou de toute autre manière.

Mais qu’arrivera-t-il à notre colonie, quand les ouvriers auront à leur tour richement payé ceux qui les emploient par le fruit de leur industrie ?

CAROLINE.

En produisant une abondante récolte, ils auront eux-mêmes d’abondants moyens de subsistance.

MADAME B.

Observez que la récolte n’appartient pas à ceux qui l’ont produite, mais à leurs maîtres ; comment donc est-il si sûr que les ouvriers en auront une part plus considérable ?

CAROLINE.

Je suppose que les maîtres, ayant un plus grand capital, seront disposés à en accorder une plus grande portion à leurs ouvriers.

MADAME B.

Je crois que le capitaliste cherchera toujours à faire, sur le travail de ses ouvriers, le plus grand profit qu’il pourra ; et que lorsque son capital croîtra, il préférera d’en augmenter le nombre, plutôt que de hausser leurs salaires. Mais l’emploi d’un plus grand nombre d’ouvriers fait croître la demande du travail ; et il en résulte d’ordinaire, comme vous verrez, une hausse dans les salaires.

Il est probable que le capital des colons croîtra tellement par le travail des ouvriers, que la difficulté ne sera pas d’entretenir les nouveaux venus, mais de trouver de l’emploi pour le nouveau capital. Les possesseurs de ce capital excédant chercheront avec ardeur à se procurer les services des ouvriers ; l’un pour bâtir une hutte, l’autre pour enclore un champ, un troisième pour construire une barque, et ainsi du reste ; car ce surplus ne donne du profit que lorsqu’on l’emploie. Dès-lors la concurrence ne sera plus entre les ouvriers pour obtenir de l’ouvrage, mais entre les maîtres pour obtenir des ouvriers. Cela haussera nécessairement le taux des salaires, et diminuera par conséquent les profits du capitaliste.

CAROLINE.

Oh ! c’est fort clair. Si Jean offre à un homme un schelling par jour pour bâtir sa maison, et que Thomas donne un schelling et demi pour construire sa barque, tandis que Jacques paie deux schellings pour clore son champ, les salaires doivent s’élever à deux schellings par jour : car si Jean et Thomas ne donnaient pas autant que Jacques, celui-ci aurait le monopole des ouvriers.

MADAME B.

Vous voyez donc que c’est le capital additionnel, produit par le travail de ces hommes, qui, en augmentant la demande du travail, fait hausser les salaires. Ainsi toutes les fois que le capital destiné à l’entretien des ouvriers abonde, le capitaliste est forcé de se contenter de profits moindres, et d’accorder à ses ouvriers une rémunération plus libérale. Et par-là même à mesure que croit l’opulence nationale, les pauvres qui travaillent sont mieux payés et les profits des capitaux diminuent.

CAROLINE.

Ah ! c’est charmant ! C’est précisément ce que je désire. Mais, madame B., si, pendant la seconde année, nos colons emploient leurs ouvriers à bâtir des maisons et à enclore des champs, au lieu de les cultiver, les moyens de subsistance manqueront de nouveau, et les ouvriers retomberont dans leur premier état de besoin ; à moins que l’épreuve qu’ils ont faite de la détresse ne leur serve de leçon pour l’avenir.

MADAME B.

Cela ne dépend pas de la volonté des ouvriers, qui sont obligés de faire l’ouvrage pour lequel ils sont salariés, de quelque espèce qu’il soit. Mais ceux qui les emploient prendront soin de pourvoir à leur entretien, car ils savent que ceux qui négligeraient de faire des provisions pour eux seraient privés de leurs services. Ils ne peuvent pas travailler sans moyens de subsistance, et ils ne voudront pas travailler si on ne leur offre de quoi vivre dans l’abondance, tant que quelques-uns des colons leur feront une pareille offre. Si Jean donc ne fait pas une aussi bonne moisson que Jacques, il ne sera pas en état, l’année suivante, d’employer autant d’ouvriers que lui. Chaque propriétaire de terre aura donc soin de diriger le travail de ses ouvriers de manière à produire la subsistance requise, avant de les employer à d’autres travaux.

Supposons maintenant que les gens de l’équipage naufragé eussent avec eux leurs femmes et qu’ils aient une famille : cette circonstance aurait-elle affecté les salaires ?

CAROLINE.

Les salaires n’auraient pas changé ; mais comme ils auraient eu à pourvoir à l’entretien de leurs femmes et de leurs enfants outre le leur propre, ils n’auraient pu vivre aussi aisément.

MADAME B.

Et s’il n’y avait pas de la nourriture pour tous, les enfants les plus faibles seraient morts, non de faim précisément, mais de quelques-unes de ces maladies qu’engendre le défaut d’une bonne et suffisante nourriture. Il est donc évident qu’un ouvrier ne doit pas se marier à moins que son salaire ne suffise à l’entretien d’une famille ; ou à moins qu’il n’ait, comme votre jardinier, quelque petite provision en réserve.

Supposez encore, qu’après plusieurs bonnes années, un ouragan vienne dévaster les récoltes de nos colons de manière à réduire la moisson à la moitié de ce qu’elle était l’année précédente. Quel serait l’effet d’un tel événement sur les salaires ?

CAROLINE.

Il les ferait baisser, car les moyens de subsistance diminueraient en conséquence. Mais je ne sais pas très-bien voir comment s’opérerait cette réduction.

MADAME B.

Pour observer cet effet en détail, suivons nos suppositions : Jean, voyant que son capital ne peut entretenir que la moitié de ses ouvriers, renvoie avec regret l’autre moitié. Ces pauvres gens errent çà et là cherchant de l’ouvrage ; mais ils ne trouvent que des compagnons de misère, qui ont perdu comme eux, et par les mêmes causes leur gagne-pain. Se voyant sans ressource, ils reviennent à leurs maîtres, et les supplient de les reprendre à des termes moins avantageux pour eux que ci-devant. Jean, qui avait congédié ces ouvriers, non faute de travail à donner, mais faute de fonds pour les payer, se trouve heureux, dans sa situation réduite, d’avoir des ouvriers à bon marché. Il fait accord avec eux, et se détermine à renvoyer ceux qu’il avait retenus, à moins qu’ils ne consentent à se mettre au même taux. Ceux-ci n’ignorant pas la peine qu’ils auraient à trouver ailleurs de l’emploi, se voient forcés d’accepter les conditions qui leur sont offertes ; c’est ainsi que les salaires baissent partout dans la colonie.

CAROLINE.

Cela est tout à fait clair. Je n’ai qu’une objection à faire, c’est que les choses iraient ainsi dans notre colonie ; mais non certainement ailleurs. Les salaires, loin d’être réduits, sont, je crois, souvent haussés en temps de disette. Il y a du moins beaucoup de plaintes parmi les pauvres, si cela n’a pas lieu.

MADAME B.

Dans les pays où l’on fait usage de monnaie, la réduction des salaires ne se fait pas de la manière que je viens de dire. Dans ces pays-là, il n’est pas nécessaire de changer le taux des salaires, parce que le haut prix des vivres en temps de disette a précisément le même effet. Si vous payez à vos ouvriers les mêmes salaires quand les vivres ont doublé de prix, leurs salaires en réalité ont diminué de moitié ; puisqu’ils ne leur procurent que la moitié de ce qu’ils leur procuraient en d’autres temps.

CAROLINE.

Mais c’est une espèce de tromperie faite aux pauvres ouvriers ; car je ne pense pas qu’en économie politique ils soient beaucoup plus savants que moi ; ils ne savent pas qu’un schelling vaut plus dans un temps que dans un autre ; et continuent en temps de disette ou de rareté, de travailler pour les mêmes salaires, parce qu’ils n’en savent pas davantage.

MADAME B.

La connaissance qu’ils n’ont pas ne ferait en ce cas que leur apprendre à supporter patiemment un mal inévitable. Quand le capitaliste voit son capital diminué, il n’a d’autre alternative que de réduire le nombre de ses ouvriers, ou le taux de leurs salaires ; je devrais dire plutôt le taux de la récompense du travail, puisque nominalement les salaires restent les mêmes. Or, n’est-il pas plus équitable de diviser les moyens de subsistance entre tous ceux qui travaillent, que de nourrir les uns avec abondance, tandis que les autres mourraient de faim ?

CAROLINE.

Sans contredit ; mais ne serait-il pas bien, qu’en ce cas, la législature intervint, et obligeât les capitalistes de hausser les salaires en proportion de la hausse du prix des vivres, de manière que les ouvriers eussent toujours leur ration accoutumée ? Il me semble que le taux des salaires devrait se régler sur le prix du pain, qui est la principale subsistance du pauvre, afin qu’ils en eussent toujours la même quantité, quel qu’en fût le prix.

MADAME B.

En d’autres termes, afin que chacun put manger sa ration de pain accoutumée, quelque insuffisante que fût la moisson ; car à moins que vous ne trouviez un moyen d’augmenter la quantité des vivres, c’est en vain que vous augmenterez, les salaires.

CAROLINE.

C’est vrai ; mais il est vrai aussi que deux schellings achèteront deux fois la quantité de pain que peut acheter un schelling. Ces deux vérités, madame B., paraissent incompatibles.

MADAME B.

Il faut donc que l’une des deux soit une erreur. Deux schellings n’achèteraient pas le double de pain qu’achète un schelling, si les salaires étaient doublés ; parce que le prix des vivres hausserait en proportion des salaires.

CAROLINE.

Mais je défendrais au fermier de hausser le prix du blé et du bétail, en sorte que le boulanger et le boucher ne seraient point obligés de hausser le prix du pain et de la viande. Il n’est pas juste que le fermier, parce qu’il a une mauvaise récolte, rejette son malheur sur le public, et soit le seul à n’en pas souffrir ; c’est pourtant ce qui a lieu, s’il élève le prix de ses produits en proportion de leur rareté.

MADAME B.

Le fermier consomme, en même temps qu’il produit ; comme consommateur, il partage le mal de la cherté. S’il vend son blé au double du prix commun, ce que sa maison en emploie lui coûte le double, car il pourrait le vendre à ce prix.

Mais supposons qu’il fût possible de prévenir la hausse du prix en temps de rareté : qu’en résulterait-il ? Ayez toujours en vue ce point important, c’est que la moisson n’a donné que la moitié du produit ordinaire ; tant que les salaires et les vivres restent au même taux, les ouvriers achètent et consomment la quantité ordinaire de nourriture, et au bout de six mois…

CAROLINE.

Je vous entends, madame B. ; au bout de six mois, toute la provision de vivres sera consommée, et les malheureux dont je plaignais le sort seront obligés de mourir de faim.

MADAME B.

C’est ce qui arriverait infailliblement, si l’on persévérait dans une telle mesure ; mais quoiqu’il ait été souvent tenté, par des souverains moins éclairés que bienveillants, d’assigner des bornes au prix des vivres, les suites en ont été bientôt telles, qu’elles ont forcé les législatures de supprimer un remède également inefficace et nuisible. « En 1315, l’Angleterre fut en proie à une famine plus cruelle qu’aucune dont on eût conservé le souvenir ; le prix des vivres s’éleva tellement qu’il ne fut plus à la portée des classes moyennes. Le parlement, touché de la détresse générale, ordonna que les vivres se vendissent à des prix modérés, qu’il prit sur lui de prescrire. La suite de cette mesure fut, qu’au lieu de se vendre à ce maximum ou au-dessous, les vivres renchérirent ou disparurent du marché. On n’y vit que très-rarement de la volaille ; plus du tout de viande de boucherie. Les moutons étaient enlevés par une maladie pestilentielle, et les grains de toute espèce se vendaient à des prix énormes. Dès le commencement de l’année suivante, le parlement, reconnaissant sa méprise, laissa le prix des vivres se régler de lui-même[1]. »

Vous voyez donc que la hausse du prix des vivres est le remède naturel au mal de la rareté. C’est le moyen d’épargner la petite provision de vivres, et de la faire durer jusqu’à la récolte suivante. Le gouvernement ne devrait jamais se mêler du prix des vivres ni du taux des salaires. L’un et l’autre trouvent toujours leur niveau respectif, quand on ne les trouble point.

Mais revenons à notre colonie. Comment les salaires seraient-ils affectés, si quelque maladie contagieuse venait à enlever la moitié des ouvriers ?

CAROLINE.

Cela augmenterait la demande de travail, et hausserait par conséquent les salaires des survivants.

MADAME B.

Nous pouvons donc dire généralement, que quand le nombre des ouvriers demeure le même, le taux des salaires croit avec le capital et diminue avec lui ; que si le capital reste le même, les salaires tombent quand le nombre des ouvriers croit, et s’élèvent quand ce nombre diminue ; les mathématiciens diraient, que le taux des salaires varie directement comme le capital, et inversement comme le nombre des ouvriers.

Macpherson parle « d’une peste terrible, venue de l’orient, qui ravagea l’Angleterre en 1348, et enleva, à ce qu’on assure, le plus grand nombre des habitants, surtout ceux des classes inférieures. Les ouvriers survivants prirent avantage de la demande de travail et de la rareté des bras pour hausser leurs prix. Le roi, Édouard I, ordonna par un statut, que tous les hommes et toutes les femmes au-dessous de 60 ans, de condition libre ou servile, n’ayant ni occupation ni propriété, servissent toute personne par qui ils en seraient requis, et se contentassent des salaires en usage avant l’année 1346, ou dans le cours des cinq ou six années précédentes, sous peine d’emprisonnement, et avec une peine pour celui même qui aurait donné des salaires plus forts. Les artisans de tout genre furent compris dans cette loi ; et les bouchers, boulangers, brasseurs, etc., eurent ordre de vendre leurs vivres à des prix raisonnables. Les serviteurs, sans égard pour cette ordonnance, et ne songeant qu’à leur bien-être et à satisfaire leur convoitise, refusèrent de servir aux termes de la loi. En conséquence le parlement, par un autre statut, fixa les gages ou salaires, au jour et à l’année, des serviteurs, ouvriers à la terre, et autres artisans ; le prix auquel on pourrait battre un quartier de blé ; et jusqu’au prix des souliers. Il défendit de sortir l’été de la ville que l’on aurait habitée l’hiver, et de passer d’un comté à un autre.

Ainsi les classes inférieures furent privées, par des lois qui, d’après leur nature même, devaient demeurer sans effet, de la possibilité de faire aucun effort pour améliorer leur condition. »

CAROLINE.

J’avais toujours cru qu’une grande demande de travail était occasionnée par quelque grand ouvrage entrepris ; tel qu’un canal à creuser, des routes nouvelles à tracer, des collines à couper, etc. ; mais il paraît qu’elle dépend moins de la quantité d’ouvrage à faire que de la quantité des moyens de subsistance.

MADAME B.

L’ouvrage à faire est la cause immédiate de la demande du travail ; mais quelque grand et important que soit le travail entrepris, l’exécution dépend toujours du capital de celui qui l’entreprend, ou des fonds avec lesquels il doit nourrir ses ouvriers. La même observation s’applique au capital de tout un pays, qui n’est autre chose que la somme des capitaux des individus ; il ne peut pas employer plus d’hommes qu’il n’en peut faire vivre. Toutes les terres incultes et cependant capables de culture sont, dans le pays où elles se trouvent, des ouvrages à faire ; mais il ne peut y avoir pour cela des demandes d’ouvriers, jusqu’à ce qu’on y ait produit assez de moyens de subsistance pour nourrir ce nombre additionnel d’ouvriers. En parlant du capital, nous avons observé que, dans les pays qui ont un capital considérable, on entreprend de grands ouvrages, tels que des édifices publics, des ponts, des ornières en fer, des canaux, etc. Toutes ces entreprises sont un indice de grande richesse.

CAROLINE.

En Irlande, j’entends dire que les salaires des ouvriers ordinaires sont beaucoup plus bas qu’en Angleterre : est-ce parce que le capital de ce pays-là est moins proportionné à l’entretien de sa population ?

MADAME B.

C’est là sans contredit une des principales causes du bas prix du travail en Irlande ; mais il y en a d’autres, qui dépendent de l’imperfection du gouvernement. Les Irlandais sont beaucoup moins laborieux que les Anglais. Arthur Young, dans son voyage d’Irlande, observe que « le travail agricole y est à bas prix, mais non à bon marché. Deux schellings par jour dans Suffolk sont un prix moins cher que six pence à Cork. Si un Huron travaillait la terre pour deux pence par jour, je ne doute pas que ce salaire ne fût plus cher que les six pence de l’Irlandais. »

CAROLINE.

Mais, madame B., le prix du travail ne varie pas seulement en différents pays ; il varie beaucoup aussi en différentes parties d’un même pays. En achetant, il y a peu de jours, quelques articles de coutellerie, j’appris que l’on faisait à la ville et en province des couteaux et des fourchettes, qui paraissaient tout à fait semblables, et d’un prix très-différent. J’en demandai la cause, et l’on me dit que cela provenait de la différence des salaires, qui à Londres sont beaucoup plus élevés.

MADAME B.

Et si vous aviez demandé pourquoi les salaires sont plus élevés à Londres, on vous aurait répondu que c’était parce] que les ouvriers y travaillent mieux ; les plus habiles se rendent dans cette capitale, parce que c’est là que leur talent est apprécié et que ceux qui les emploient sont en état de les récompenser.

Il n’est que juste de proportionner la rémunération à l’habileté. Votre premier jardinier fait moins d’ouvrage qu’aucun de ceux qui travaillent sous lui ; il a cependant de plus forts gages, à cause de son talent et de son expérience. Un ouvrier orfèvre, par la même raison, est mieux payé qu’un tailleur et un charpentier.

Mais là où l’habileté n’est pas requise, c’est le travail le plus désagréable et le plus rude qui se paie le mieux ; tel est celui des forgerons, des fondeurs de fer, des crocheteurs, etc.

On a aussi égard à l’insalubrité, au danger, à la nature rebutante de certains travaux ; les peintres, les mineurs, les fabricants de poudre à canon, et une multitude d’autres professions en offrent des exemples.




  1. Macpherson’s Annals of commerce.