L’économie politique en vingt-deux conversations/Conversation 15

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Traduction par Caroline Cherbuliez.
Établissement encyclographique (p. 164-179).


CONVERSATION XV.


DE LA VALEUR ET DU PRIX.

De la valeur des marchandises. — De la distinction entre la valeur échangeable et le prix. — De l’utilité considérée comme essentielle à la valeur. — Des frais de production, ou de la valeur naturelle des marchandises. — Des parties dont se composent les frais de production, la rente, les profits et les salaires. — De leur imperfection comme mesure de la valeur. — De l’offre et de la demande. — Des parties qui composent la valeur échangeable des marchandises provenant de leur rareté. — Bas prix provenant d’une offre excessive. — Bas prix provenant de la diminution des frais de production
MADAME B.

Avant de parler du commerce, il faut que vous compreniez ce qu’on entend par la valeur des marchandises.

CAROLINE.

Cela ne peut être fort que l’on difficile ; c’est une des premières choses que l’on nous apprend.

MADAME B.

Ce que l’on apprend à un âge où l’entendement est encore peu développé n’est pas toujours bien appris. Qu’entendez-vous par la valeur des marchandises ?

CAROLINE.

On dit qu’une chose a beaucoup de valeur, quand elle coûte beaucoup d’argent ; un collier de diamant, par exemple, est dans ce cas.

MADAME B.

Mais si, au lieu d’argent, vous donniez en échange pour ce lier des marchandises en suie ou en coton, du thé, du sucre, ou d’autres denrées, ne diriez-vous pas encore qu’il a beaucoup de valeur ?

CAROLINE.

Certainement ; si le collier vaut 1 000 livres sterling, il n’importe pas que je les paie en monnaie ou en toute autre chose donnée en échange.

MADAME B.

La valeur de la marchandise est donc estimée par la quantité des autres choses en général contre lesquelles on peut l’échanger ; et c’est pour cela qu’on l’appelle souvent valeur échangeable ou valeur en échange.

CAROLINE.

Ou, en d’autres termes, le prix de la marchandise.

MADAME B.

Non ; le prix a un sens moins étendu. Le prix d’une marchandise est sa valeur en échange estimée en argent seulement. Il est indispensable de retenir cette distinction.

CAROLINE.

Mais qu’est-ce qui donne à une marchandise de la valeur ? J’avais toujours cru que c’était à son prix quelle devait sa valeur ; mais je commence à m’apercevoir que je me trompais en cela, car les choses ont de la valeur indépendamment de l’argent ; c’est leur valeur réelle et intrinsèque, qui fait qu’on donne de l’argent pour les avoir.

MADAME B.

Assurément ; l’argent ou la monnaie ne peut pas donner de la valeur aux marchandises ; ce n’est que l’échelle qui lui sert de mesure, comme une aune mesure une pièce de toile.

CAROLINE.

J’imagine que la valeur des choses doit consister dans leur utilité, car on estime d’ordinaire une marchandise par l’usage que l’on en peut faire. La nourriture, le vêtement, les maisons, les meubles, les équipages, ont chacun leur usage.

MADAME B.

C’est très-vrai ; il y a cependant certaines choses, qui sont de l’usage le plus général et le plus important, comme la lumière, l’air et l’eau, et qui, tout indispensables qu’elles sont pour vivre, n’ont point de valeur en échange ; on ne paie point pour les avoir, on ne peut rien obtenir en les offrant.

CAROLINE.

Personne ne voudrait payer ce qui est si abondant, ce que l’on obtient sans faire aucun sacrifice, aussitôt qu’on en a le désir ; mais comme la lumière, l’air et l’eau sont essentiels à notre existence, ils ont sans doute de la valeur.

MADAME B.

En économie politique, nous n’envisageons comme ayant quelque valeur, que les marchandises susceptibles d’être échangées contre d’autres ; pour cela, il faut qu’elles ne soient pas produites en si grande abondance et si aisément obtenues, qu’on les puisse avoir pour rien. Il faut au contraire qu’elles soient assez recherchées pour que les hommes soient disposés à donner quelque chose pour les acquérir. Ainsi les habits, les maisons, les meubles, quoique incontestablement moins utiles que la lumière, l’air et l’eau, ont une valeur en échange.

La nature travaille pour nous gratuitement ; et quand elle nous fournit certaines choses en telle abondance qu’aucun travail n’est nécessaire pour se les procurer, ces choses n’ont aucune valeur échangeable : mais dès que le travail de l’homme devient nécessaire pour mettre une chose à notre usage, cette chose acquiert une valeur ; on en donne un certain prix en argent, ou d’autres choses en échange. La lumière, l’air et l’eau sont des dons gratuits de la nature ; mais si un homme fait une lampe, il faut payer la lumière qu’elle répand : s’il fait un ventilateur, ou seulement un éventail, il faut acheter l’air qu’il nous donne ; et quand l’eau est conduite par des canaux jusque dans nos maisons, ou élevée par une pompe, ou mise de toute autre manière à notre portée par l’art humain, l’eau acquiert un prix.

CAROLINE.

Les ouvriers doivent être payés de leur travail, soit qu’ils produisent une marchandise ou qu’ils la transportent. Mais il me semble, madame B., que c’est plutôt le travail que l’utilité, qui constitue la valeur ; car quoique nous jouissions de l’utilité, c’est le travail que nous payons.

MADAME B.

Observez que le travail n’a de valeur qu’autant qu’il procure quelque utilité à la chose à laquelle il s’applique. Si un homme fabriquait des marchandises qui n’auraient rien d’utile, de curieux ou de beau, son travail ne leur donnerait aucune valeur ; et s’il les mettait en vente, il ne trouverait point d’acheteurs.

CAROLINE.

Cela est vrai ; mais les mots de curieux et de beau, que vous venez d’employer font naître une autre objection. Vous avez défini la richesse tout objet d’utilité, de commodité ou de luxe. La richesse a sans doute de la valeur, mais il y a beaucoup d’objets de luxe, qui n’ont point d’utilité, et qu’on n’estime que parce qu’ils sont beaux, curieux, ou rares. Qu’y a-t-il, par exemple, qui ait plus de valeur que les diamants ? Cependant ils ne servent à rien.

MADAME B.

Quand on dit que l’utilité est essentielle à la valeur, cette expression est prise dans le sens le plus étendu. Ceux qui portent des diamants, les trouvent utiles pour satisfaire leur vanité, ou pour marquer et soutenir leur rang. C’est sous ce point de vue, qu’il faut généralement considérer l’utilité. Je vous dirai cependant qu’Adam Smith distingue deux espèces de valeurs, l’une qui dérive de l’utilité, l’autre de ce qu’on peut obtenir en échange : voici comme il s’exprime ; « Le mot valeur a deux significations différentes ; quelquefois il signifie l’utilité d’un objet particulier, et quelquefois il signifie la faculté que donne la possession de cet objet d’en acheter d’autres marchandises. On peut appeler l’une valeur en usage, et l’autre valeur en échange. Des choses qui ont la plus grande valeur en usage n’ont souvent que peu ou point de valeur en échange ; et au contraire, celles qui ont la plus grande valeur en échange n’ont souvent que peu ou point de valeur en usage. Il n’y a rien de plus utile que l’eau ; mais elle ne peut presque rien acheter ; à peine y a-t-il moyen de rien avoir en échange. Un diamant, au contraire, n’a presque aucune valeur quant à l’usage, mais on trouvera fréquemment à l’échanger contre une très-grande quantité d’autres marchandises. »

Des écrivains plus récents qui ont traité de l’économie politique, et dont j’ai adopté l’opinion, ont été un peu au delà de celle d’Adam Smith, plutôt qu’ils ne s’en sont écartés, en rapportant toutes les valeurs à une seule et même source, l’utilité ; doctrine qui conduit à cette conséquence, que c’est en appliquant à une marchandise le travail de l’homme qu’on lui donne une valeur échangeable.

Nous avons dit que le prix d’une marchandise était sa valeur échangeable estimée en monnaie. Il correspond généralement aux frais de production de cette marchandise, c’est-à-dire, à la dépense qu’il a fallu faire pour la mettre en état d’être vendue. Vous pourriez maintenant me dire, je pense, pourquoi cette armoire de bibliothèque a plus de valeur que cette table ?

CAROLINE.

C’est parce qu’on a mis plus de travail à la faire, et que par conséquent il y a plus de travail à payer. Mais, madame B., l’argent que cette armoire coûte ne va pas tout entier aux ouvriers qui l’ont faite ; il faut que les matériaux qu’on y a employés soient aussi payés : l’entrepreneur qui l’a vendue a dû y faire aussi quelque profit.

MADAME B.

C’est le capital de ce dernier qui a acheté les matériaux bruts, fourni les instruments, et mis les ouvriers en activité ; sans lui, l’armoire n’aurait pas été faite. Le prix des marchandises est la rétribution due, non-seulement à ceux qui les ont préparées et fabriquées, mais aussi à tous les ouvriers productifs, qui ont été employés à les mettre en état d’être vendues ; car chacun d’eux a concouru à leur donner une valeur.

Nous avons observé ci-devant, qu’aucun ouvrage ne peut être entrepris si l’on n’a à sa disposition, un capital pour l’entretien de l’ouvrier, et pour lui fournir des instruments de travail et des matériaux. L’ouvrier, qui subsiste de ce capital et qui y puise ses moyens de travail, change un tronc d’arbre en un meuble utile, qui acquiert une valeur proportionnée à l’utilité qu’il a acquise. Le profit du capital est donc une partie constituante de la valeur d’une marchandise, aussi bien que les salaires des ouvriers qui l’ont faite. Il reste encore une troisième partie de la valeur, qu’un instant de réflexion vous fera, je pense, découvrir.

CAROLINE.

Les produits agricoles doivent, outre les salaires et les profits du capital, payer la rente de la terre d’où ils proviennent. Mais il ne doit pas en être de même des marchandises fabriquées.

MADAME B.

Les matériaux bruts pour les manufactures sont tous, ou presque tous, des produits du sol, et doivent par conséquent payer la rente, tout comme les grains et le foin. Mais la rente n’entre pas dans le prix des marchandises de la même manière que les profits du capital, ou que les salaires des ouvriers, parce que, comme vous vous le rappelez, la rente est l’effet et non la cause du haut prix des marchandises. Le docteur Smith observe, que « le taux haut ou bas des salaires et des profits est la cause du haut ou bas prix des marchandises : le taux haut ou bas de la rente est l’effet du prix ; le prix d’une marchandise particulière est haut ou bas, parce qu’il faut, pour la faire venir au marché, payer des salaires et des profits hauts ou bas ; mais c’est parce que son prix est haut ou bas, c’est parce qu’il est ou beaucoup plus, ou guères plus, ou point du tout plus, que ce qui est suffisant pour payer ces salaires et ces profits, que cette marchandise fournit de quoi payer une forte rente, ou une faible rente, on ne fournit pas de quoi en payer une. »

Voyons maintenant comment la valeur d’une marchandise se résout en ses trois parties constituantes. Considérons, par exemple, une botte de foin. Le prix auquel elle se vend paie, premièrement, le salaire de l’ouvrier qui a coupé l’herbe et en a fait du foin ; secondement, les profits du fermier qui vend le foin ; et enfin, la rente du pré sur lequel il a crû. C’est là ce qui constitue la totalité des frais de production d’une botte de foin. On peut appeler cela sa valeur naturelle.

CAROLINE.

Permettez que j’essaie de suivre les divers paiements faits aux diverses personnes, qui ont pris part à la production d’un pain. Le prix de ce pain doit d’abord payer le salaire du mitron qui l’a pétri ; ensuite les profits du capital du maître boulanger qui le vend ; puis le salaire du meunier qui a moulu le blé et les profits du maître qui l’emploie ; ensuite les salaires des divers cultivateurs du champ où a crû le blé, les profits du fermier, et enfin une portion de la rente de sa ferme.

MADAME B.

Tout à fait bien. Vous voyez donc que la valeur d’une marchandise est composée de trois parties, la rente, les profite, et les salaires ; la rente du propriétaire du sol, les profits de ceux qui emploient le capital, et les salaires des divers ouvriers, qui, en rendant la marchandise utile, lui donnent une valeur ; ce qui fait qu’elle devient un objet de désir, et par-là une marchandise susceptible d’être vendue.

Il arrive quelquefois, que le propriétaire du sol, et le fermier, et l’ouvrier même, sont réunis en une seule et même personne. Nous avons vu, qu’en plusieurs endroits des États-Unis, les cultivateurs sont à la fois ouvriers et propriétaires, et perçoivent la rente, les profits et les salaires.

CAROLINE.

Et dans ce pays-ci, l’habitant d’une chaumière, qui possède un petit jardin, qu’il cultive de ses propres mains, et dont il porte au marché le produit, réunit en lui seul les fonctions de propriétaire, de capitaliste et d’ouvrier avec tous les avantages qui y sont attachés ; car il vend ses légumes au même prix qu’un maître jardinier, qui doit déduire du prix de vente la rente du jardin et les salaires des ouvriers.

MADAME B.

Mais il n’y gagne rien ; car s’il n’a point de rente à payer, c’est parce qu’il a employé son capital à acheter de la terre ; et s’il ne paie point de salaires, c’est parce qu’il travaille lui-même, et qu’il emploie son propre travail, qui, sans cela, lui aurait rapporté un salaire. Outre cela, il met un capital à acheter des outils de jardinage, des engrais, et en un mot tout ce que requiert la culture de son jardin.

CAROLINE.

Je crois que je comprends très-bien comment la rente, les profits, et les salaires entrent dans la valeur de toute marchandise. Je peux dire, par exemple, on a dépensé tant en rente, profits et salaires, pour produire ce tapis ; il faut donc que je paie une certaine somme pour l’acquérir ; mais comment puis-je inférer de-là quelle est la somme qu’il vaut ?

MADAME B.

En appliquant la même échelle, ou la même mesure à la valeur de l’argent, que vous avez appliquée à l’estimation de la valeur du tapis. Examinez quelle est la quantité de rente, de profits et de salaires, qui a été employée à produire la monnaie, et vous serez en état de dire combien il faut en donner en échange du tapis ; en d’autres termes, combien ce tapis vaut en argent. J’ai payé 20 guinées pour ce tapis ; j’en conclus que les frais de production du tapis sont égaux aux frais de production de 20 guinées.

CAROLINE.

Mais il serait impossible de calculer avec quelque exactitude la quantité de rente, de profits, et de salaires, qu’une marchandise coûte ; et bien plus encore ce que coûtent l’or et l’argent avec quoi on l’achète.

MADAME B.

Aussi n’est-il pas nécessaire d’entreprendre ce calcul. Ce n’est que par une longue expérience que s’est formée, dans le monde, une estimation relative de la valeur des différentes marchandises, assez exacte pour servir de règle dans les échanges. Les calculs dont nous avons parlé, quoique vrais dans le principe, ne sont pas susceptibles d’être mis habituellement en usage.

CAROLINE.

Cependant quand les trocs commencèrent à être pratiqués, un sauvage pouvait dire à un autre : « Il n’est pas juste de ne m’offrir qu’un lièvre, qui est le produit de la chasse d’un seul jour, contre un arc que j’ai mis trois jours à faire. Je ne veux pas m’en défaire, à moins que vous n’y joigniez les fruits que vous avez ramassés dans les bois hier, et le poisson que vous avez pris avant-hier ; en un mot, je n’entends échanger le produit de mon travail, que contre celui d’un travail égal de votre part. « C’est là un raisonnement plus clair et plus simple que celui par lequel on estime l’arc en argent.

MADAME B.

Pour un sauvage, qui ne connaît pas l’usage de la monnaie, j’en conviens ; mais aujourd’hui je crois que l’on entend mieux quelle est la valeur d’une marchandise, lorsqu’elle est estimée en argent.

CAROLINE.

Mais si l’on pouvait calculer avec précision la quantité de rente, de profits et de salaires, qui a été dépensée pour produire chaque marchandise, ce serait, je crois, la mesure la plus exacte de sa valeur.

MADAME B.

Non, parce qu’il y a d’autres circonstances, comme nous allons bientôt voir, qui affectent la valeur des marchandises. Il serait d’ailleurs impossible de calculer avec quelque exactitude les frais de production d’une marchandise, puisque la rente, les profits et les salaires sont tous sujets à des variations, et qu’on ne peut admettre comme étalon fixe une mesure variable. Si nous voulions mesurer une pièce de toile avec une aune, qui fût plus longue dans une saison que dans une autre, nous ne saurions comment constater la longueur de la pièce. Or la rente varie beaucoup par la situation et par la nature du sol ; les profits, par l’abondance ou la rareté des capitaux ; mais rien ne varie tant que les salaires. Ils diffèrent non-seulement en différents pays, mais dans la même ville, selon la force, l’habileté, le talent de l’ouvrier. Un habile artisan non-seulement fait plus d’ouvrage, mais il le fait mieux, et il veut être payé, non-seulement pour le travail mis à telle ou telle production, mais pour la peine et le temps qu’il a mis à devenir habile ; par cette raison, le salaire d’un ouvrier supérieur est beaucoup plus fort que celui d’un ouvrier ordinaire. Puis donc qu’on ne peut déterminer ni la quantité ni la qualité du travail qu’a coûté une marchandise, par le nombre de jours ou d’heures employés à la produire, le temps n’est pas une mesure de la valeur ; il faut faire entrer en ligne de compte le degré d’habileté et d’attention que l’ouvrage exige ; il faut aussi avoir égard à la nature saine ou malsaine, agréable ou désagréable, aisée ou pénible de chaque occupation ; toutes choses qui influent sur le salaire.

CAROLINE.

Ainsi l’arc qui avait occupé trois jours notre sauvage aurait pu valoir deux fois le travail du chasseur pendant un même espacé de temps ; car il faut bien moins d’habileté pour chasser, que pour fabriquer des arcs et des flèches.

MADAME B.

Nous voyons, d’un autre côté, que huit heures de travail d’un porteur de charbon se paient beaucoup plus que le même nombre d’heures d’un tisserand, parce que le premier de ces travaux, qui sans doute exige moins d’art, est plus rude et plus déplaisant. Mais le tisserand recevra de plus forts salaires qu’un ouvrier de campagne, parce que le travail de celui-ci est plus sain et n’exige pas autant d’habileté dans l’ouvrier.

Puis donc qu’il est impossible d’entrer dans le calcul de toutes ces nuances ; la rente, les profits et les salaires ne peuvent point fournir un exact étalon pour la mesure des valeurs.

CAROLINE.

Mais ils ont servi du moins à me donner une idée beaucoup plus nette et plus précise de la valeur que je n’en avais auparavant.

MADAME B.

Il s’en faut bien toutefois que l’idée que vous avez de la valeur soit complète ; car, comme je vous l’ai dit, il y a, outre les frais de production, des circonstances à considérer, qui influent essentiellement sur le prix des marchandises. Dans une ville assiégée, par exemple, les vivres ont souvent acquis une valeur vingt et trente fois plus grande que leur valeur naturelle, et leur prix a crû en proportion.

CAROLINE.

Cet accroissement de prix, en ce cas, n’est dû qu’à la rareté, et non à l’augmentation de valeur ; car si les denrées redevenaient abondantes ; elles reprendraient leur prix accoutumé.

MADAME B.

Le haut prix est ici l’effet d’un accroissement de valeur ; car ce n’est pas seulement en les vendant pour de l’argent que ces vivres sont chers ; on pourrait les échanger pour une plus grande quantité de toute autre marchandise, à l’exception de celles qui peuvent servir à la nourriture.

CAROLINE.

À moins peut-être qu’on ne voulût les échanger contre de la poudre à canon, ou d’autres munitions de guerre, qui, dans une ville assiégée, peuvent n’être pas moins recherchées que les aliments.

MADAME B.

Certainement, les munitions de guerre pourraient en ce cas, croître en valeur comme les munitions de bouche.

La rareté et l’abondance sont donc des circonstances qui affectent beaucoup la valeur des marchandises. Dites-moi si vous entendez le sens de ces mots, abondance et rareté ?

CAROLINE.

Assurément ; quand une chose est en grande quantité, on dit qu’elle abonde ; quand il y en a peu, elle est rare.

MADAME B.

S’il y avait très-peu de blé dans une île déserte, diriez-vous qu’il y a rareté ou disette de blé ?

CAROLINE.

Non, puisqu’il n’y aurait là personne pour en manger, et que par conséquent personne n’en manquerait ; or la disette ou la rareté des grains suppose l’insuffisance.

MADAME B.

Et lorsqu’il y avait, il y a peu d’années, une rareté de blé dans ce pays, croyez-vous que tout le pays en eût produit fort peu ?

CAROLINE.

Non, mais moins qu’il n’en fallait pour nourrir de pain tous les habitants.

MADAME B.

Abondance et rareté ou disette sont des termes relatifs ; la rareté ou la disette ne signifie pas une petite quantité, ni l’abondance une grande quantité ; la première marque quelque insuffisance, ou une quantité moindre que celle dont on a besoin ; la dernière autant ou plus qu’on n’en demande. Là où il y a abondance, la quantité ou l’offre de la marchandise étant au moins égale à la demande, tous ceux qui peuvent payer les frais de production peuvent en acheter. Si au contraire la marchandise est rare, quelques-uns de ces demandeurs sont forcés de s’en passer ; et la crainte d’éprouver cette privation établit une concurrence entre les acheteurs ; ce qui élève le prix de la marchandise au-dessus des frais de production.

CAROLINE.

Voilà donc la cause de la hausse du prix des vivres dans une ville assiégée ?

MADAME B.

Oui ; ou dans une famine, ou dans un moment de disette ou de rareté. Si au contraire l’offre surpasse la demande, le prix tombe au-dessous du prix naturel.

Vous voyez donc que la valeur naturelle et la valeur échangeable ne coïncident pas toujours.

La valeur échangeable consiste dans la valeur naturelle, sujette à augmentation ou diminution, selon l’abondance ou la rareté de la marchandise.

CAROLINE.

Quand vous dites que l’offre surpasse la demande, vous n’entendez pas sans doute qu’il y a plus de cette marchandise que la totalité des habitants ne pourraient en consommer ou en employer ; mais qu’il y en a plus que n’en peuvent consommer ceux qui peuvent la payer à son prix naturel ?

MADAME B.

Assurément. Ceux donc qui ont de cette marchandise à vendre, plutôt que d’en garder une partie invendue, en baisseront le prix, et la mettront ainsi à la portée de ceux qui sans cela n’auraient pu la payer. Aussitôt la demande augmente, et peu à peu se proportionne à l’offre ou à la quantité excédante.

Supposons, pour rendre tout cela plus clair, qu’au moment où éclate une guerre continentale, notre commerce étranger éprouve de telles entraves, qu’une grande partie des marchandises fabriquées, que nous avions préparées pour l’exportation, restent dans l’intérieur et surchargent le marché. L’offre, en ce cas, surpassant la demande, il arrivera que ces marchandises tomberont au-dessous de leur prix naturel, afin d’attirer un plus grand nombre d’acheteurs ; la consommation augmentera ; mais les fabricants et marchands, forcés de vendre au-dessous des frais de production, perdront, au lieu de gagner, à l’exercice de leur industrie.

CAROLINE.

Je me souviens que les calicots et les mousselines anglaises étaient à meilleur marché pendant la dernière guerre qu’à présent ; et les marchands disaient, qu’au prix où on les vendait, la main-d’œuvre n’était pas payée, indépendamment de la valeur de la matière.

MADAME B.

Le bas prix de ces marchandises, quoiqu’il fût l’effet de l’abondance, loin d’être un signe de prospérité, annonçait la ruine des fabricants et de leurs ouvriers.

CAROLINE.

Mais vous disiez, que si le prix d’une marchandise ne remboursait pas la rente, les profits et les salaires, elle ne serait pas produite ?

MADAME B.

Dans le cas dont il s’agit, la chute du prix n’eut lieu qu’après la production ; quand la dépense de travail a déjà été faite, il vaut mieux vendre à tout prix la marchandise qu’il a produite, que de perdre la valeur entière. Mais dans la suite, les fabricants ont dû en fabriquer moins ; en conséquence leurs ouvriers auront été privés d’ouvrage, et une partie du capital employé à cette production en aura été détournée.

L’abondance et le bon marché ne sont réellement avantageux que quand ils proviennent d’une diminution dans les frais de production. Ainsi lorsqu’on emploie quelques machines nouvelles, ou qu’on introduit quelque perfectionnement dans les procédés de l’art, qui met les fermiers ou les fabricants en état de produire leurs marchandises à moindres frais, la réduction qui en résulte dans le prix est un bénéfice pour le producteur et pour le consommateur ; pour le premier, parce que le bon marché augmente le nombre des acheteurs ; pour le dernier, parce qu’il obtient les marchandises avec une moindre dépense.

CAROLINE.

Mais quand la nature donne une abondante récolte de grains, la baisse qu’elle occasionne dans les prix n’est pas, je pense, un désavantage ?

MADAME B.

Pas en général ; parce que si le fermier n’y gagne pas, il est au moins indemnisé de la réduction du prix par l’abondance de sa récolte ; mais si, par une cause quelconque, il était obligé de vendre au-dessous des frais de production, le bas prix ne serait plus un avantage, car le mal qui provient du découragement de l’industrie surpasse de beaucoup l’avantage immédiat du bas prix des grains. Les fermiers et leurs ouvriers en souffriraient les premiers, mais il est probable qu’enfin, l’année suivante, toute la communauté en ressentirait les effets.

CAROLINE.

C’est vrai ; car les fermiers deviendraient craintifs, et cultiveraient moins de froment, afin qu’il ne se vendit pas au-dessous de sa valeur naturelle, et tandis qu’ils tâcheraient de proportionner exactement l’offre à la demande, il pourrait arriver que l’année fût moins productive qu’à l’ordinaire ; d’où résulterait une disette de grains, qui serait suivie d’une hausse dans le prix du pain, supérieure aux frais de production de cet aliment.

MADAME B.

Ainsi vous voyez que, quand l’offre égale la demande, la marchandise se vend à sa valeur naturelle, le producteur faisant précisément, le profit ordinaire ; si l’offre surpasse la demande, elle se vend au-dessous de cette valeur, la concurrence entre les producteurs ou marchands pour vendre baissant le prix de la marchandise ; si l’offre est moindre que la demande, la concurrence des acheteurs élève le prix de la marchandise au-dessus de sa valeur naturelle, et les marchands font des profits extraordinaires.

CAROLINE.

Ce doit donc être l’intérêt du fermier, que le blé se vende au-dessus de sa valeur naturelle et l’intérêt du peuple qu’il se vende au-dessous ?

MADAME B.

Si nous étendons nos vues au delà du moment présent, nous verrons, que l’intérêt du producteur et celui du consommateur d’une marchandise sont les mêmes, et qu’il est de l’avantage de tous les deux que le prix et la valeur naturelle coïncident. Si le consommateur paie moins pour une marchandise que ses frais de production, les producteurs auront soin d’en diminuer à l’avenir la quantité, afin que la concurrence en élève le prix ; car ils ne peuvent pas, sans s’exposer à la ruine, continuer de fournir au public une marchandise qui ne leur rembourse pas leurs frais ; si d’un autre côté les consommateurs paient plus pour une marchandise que sa valeur naturelle, les producteurs seront encouragés par leurs grands profits, à en augmenter la quantité, et en conséquence le prix tombera, jusqu’à ce qu’il soit réduit à sa valeur naturelle.

CAROLINE.

Je ne comprends pas pourquoi les producteurs d’une marchandise en augmenteraient la quantité, s’il doit en résulter pour eux une diminution de profit ?

MADAME B.

Nous raisonnons dans la supposition que la concurrence est libre et ouverte ; et dans ce cas, vous savez, que le capital coule immédiatement vers toute branche d’industrie qui donne des profits extraordinaires ; si donc les producteurs primitifs de la marchandise lucrative n’en augmentaient pas la quantité, ils rencontreraient bientôt des rivaux, qui les forceraient à baisser leurs prix, sans augmenter leurs ventes.

M. Buchanan emploie à cet égard une expression fort heureuse : « Le prix est la balance délicate, avec laquelle la nature pèse et distribue à ses enfants, les différentes parts qu’elle leur fait de ses dons, pour en prévenir le dégât et les faire durer jusqu’à l’époque de la reproduction. »

Nous nous sommes arrêtées assez longtemps sur ce sujet de la valeur ; et maintenant nous sommes en état de conclure, en disant, que diverses circonstances peuvent occasionner une fluctuation dans la valeur échangeable des marchandises, mais qu’il arrivera rarement qu’elle s’écarte beaucoup de la valeur naturelle, vers laquelle (quand l’emploi du capital est laissé libre) sa valeur échangeable tendra toujours à s’approcher.