L’économie politique en vingt-deux conversations/Conversation 16
CONVERSATION XVI.
SUR LA MONNAIE.
À présent que nous avons acquis quelque connaissance de la nature de la valeur, nous pouvons nous occuper de l’usage de la monnaie.
Sans ce moyen général d’échange, le commerce n’aurait pu faire des progrès considérables ; car à mesure que les subdivisions du travail se seraient multipliées, la difficulté de régler les comptes aurait augmenté, et serait enfin devenue insurmontable. Le boucher aurait manqué de pain, tandis peut-être que le boulanger n’aurait point manqué de viande ; ou bien ils auraient été disposés à échanger leurs marchandises respectives, mais non pas en valeur égale.
En tout temps, il serait, je crois, très-difficile de balancer exactement de tels comptes.
Pour éviter cet inconvénient, il devint nécessaire que tout homme eût une marchandise que chacun voulût recevoir, en tout temps, contre les siennes. C’est de là qu’est venue la monnaie, cet utile représentatif des marchandises, exclusivement approprié aux échanges, et que chacun, par cette raison, est prêt à recevoir ou à donner à ce titre.
Quand le boulanger n’avait pas besoin de viande, il prenait la monnaie du boucher en échange de son pain, parce que cette monnaie le mettait en état d’obtenir des autres ce dont il avait besoin.
On a employé diverses marchandises comme monnaie. M. Salt, dans ses Voyages en Abyssinie, nous apprend que dans ce pays-là, on se sert de sel en guise de monnaie, parce que la monnaie métallique y est fort rare. Un pain de sel, pesant deux ou trois livres, était estimé un trentième de dollar.
Combien doit être embarrassant l’usage d’une monnaie aussi volumineuse. Il en doit coûter autant pour la transporter à quelque distance, que le sel même peut valoir.
Une telle monnaie ne peut être en usage que dans un pays où il y a peu de commerce et où le travail est à très-bon marché, te tabac, les coquilles, et une multitude d’autres choses, ont été employées en différents temps, et en différents lieux, comme moyen d’échange ; mais rien n’a jamais si bien répondu au but que les métaux. Ils sont de toutes les marchandises la moins périssable ; ils sont susceptibles, par le procédé de la fusion, de se diviser en parties, autant qu’on le veut, sans perte ; et comme ils sont plus pesants que les autres corps, ils occupent moins de place. Toutes ces propriétés les rendent singulièrement propres au commerce et à la circulation.
L’usage des métaux comme monnaie doit être fort ancien, car il est question dans l’histoire de la monnaie de fer des Grecs et de celle de cuivre des Romains.
Les monnaies d’or et d’argent ne sont pas non plus de date moderne, mais elles étaient rares avant la découverte des mines d’Amérique. Les premières pièces de monnaie en or furent frappées à Rome, environ 200 ans avant Jésus-Christ. Celles en argent environ 65 ans plus tôt. Avant cette époque, l’as qui était de cuivre, était la seule monnaie d’un usage commun.
Il est dit dans la Bible, qu’Abraham donna 400 sicles d’argent pour prix du champ de Macpela, enfin d’y ensevelir Sara. Croyez-vous que ce fût une monnaie frappée ?
Non ; je crois qu’il n’y avait point de monnaie frappée dans un temps aussi reculé. Les métaux étaient originairement employés sous forme de lingots pour servir de monnaie ; et vous pouvez vous rappeler, qu’Abraham pesa l’argent destiné à cet achat ; ce qui aurait été superflu, si cet argent avait porté une empreinte. Avant l’invention de l’empreinte, l’emploi des métaux comme moyen d’échange était fort incommode ; il fallait non seulement peser, mais aussi essayer le métal, pour s’assurer et de sa quantité et de son degré de pureté.
L’invention de la monnaie frappée fit disparaître cet inconvénient ; car frapper la monnaie n’est autre chose que marquer la pièce de métal d’une empreinte, qui en déclare le poids et le titre. Ainsi l’empreinte d’une guinée signifie, que c’est une pièce d’or d’un certain degré de pureté, qui pèse à peu près 107 grains.
La monnaie doit aussi être d’un grand usage pour fixer la valeur des marchandises. Avant qu’on la connût, le boucher et le boulanger pouvaient se disputer pour savoir lequel valait le plus d’une pièce de viande ou d’un pain, dont ils voulaient faire entre eux l’échange.
Sans doute ; la monnaie est devenue utile, non-seulement comme moyen d’échange, mais aussi comme mesure commune des valeurs. Vous apprendrez bientôt qu’elle n’est pas, non plus que le travail, une mesure très-exacte, lorsqu’il s’agit de comparer les valeurs d’un certain temps à celles d’un autre temps fort différent ; mais elle suffit pour les objets communs du commerce.
Avant l’invention de la monnaie, les hommes ne savaient comment s’y prendre pour estimer la valeur de leur propriété. Ils étaient obligés de la comparer à d’autres ; et n’ayant aucune mesure fixe et déterminée, ils avaient recours à des objets d’une valeur généralement connue. C’est ainsi que nous voyons, dans l’Écriture et dans les anciens poètes, que l’on parle des choses qu’un homme possède comme valant tant de bœufs et tant de moutons. Le docteur Clarke nous apprend que, même de notre temps, les Tartares Calmoucs estiment la valeur d’une cotte de maille de six, huit, et jusqu’à cinquante chevaux. Dans les pays civilisés, chacun estime sa propriété par la quantité de monnaie qu’elle vaut. Celui qui fait cette estimation de son bien ne possède pas une telle somme en monnaie ; mais sa propriété, de quelque nature qu’elle soit, est équivalente à cette somme.
Par exemple, un homme qui a un capital de 20 000 liv. sterl. n’a peut-être pas 20 liv. sterl. réellement en monnaie ; mais sa propriété, en terres ou en marchandises, pourrait lui rapporter, en la vendant, 20 000 liv. sterl.
Quand on apporte de l’or dans un pays, comment l’achète-t-on ? Il faut donner quelque chose en échange ; cette chose-là ne peut pas être de la monnaie ?
Non sans doute. Un marchand d’or et d’argent ne tirerait aucun avantage d’un commerce, dans lequel il ne ferait qu’échanger, poids pour poids, ces métaux d’un pays à l’autre ; il perdrait, non-seulement ses profits, mais les frais de transport, etc., en sorte qu’au fait il échangerait 100 liv. sterl. contre 90 ou 95.
Nous payons l’or et l’argent en draps, en quincailleries, en calicots, en toiles, en une multitude de diverses marchandises.
Ainsi l’or s’achète avec les marchandises, précisément comme les marchandises avec l’or ?
Précisément ; ceux qui prennent nos marchandises en échange contre de l’or en lingots, font un achat, qui conserve toutefois le nom d’échange, parce que cet or n’est pas monnayé.
Et si les mines devenaient moins productives qu’à l’ordinaire, ou si quelque circonstance rendait l’or rare, et élevait par-là même sa valeur échangeable, nous serions forcés d’exporter plus de marchandises pour la même quantité d’or ?
Cela est hors de doute. La valeur naturelle de l’or en lingots, comme celle de toute autre marchandise, peut être estimée par la rente, les profits et le salaire, que cet or a coûté ; et sa valeur échangeable flotte comme le rapport de l’offre à la demande. Cette fluctuation toutefois ne peut être découverte que par la plus ou moins grande quantité de marchandises nécessaire pour obtenir en échange la même quantité d’or. Car comme l’or et l’argent peuvent être achetés par toutes sortes de marchandises, ils ne sont pas susceptibles d’être mesurés par un étalon fixe de valeur, comme les autres choses, que l’on estime par une seule et même marchandise particulière, savoir la monnaie.
Comme l’or et l’argent sont l’étalon ou la mesure fixe de valeur pour toutes les autres marchandises, je conçois que toutes doivent être affectées des variations qui ont lieu dans la valeur échangeable de ces métaux ?
Et c’est la raison pour laquelle la monnaie n’est pas une exacte mesure de la valeur des marchandises. Car si la monnaie, à cause de son abondance, perd de sa valeur, cela fait hausser le prix des marchandises ; si elle croît en valeur par sa rareté, le prix des marchandises baisse ; le prix, c’est-à-dire, la valeur échangeable estimée en monnaie.
Pour éclaircir cela par un exemple ; supposons que la quantité vénale ou l’offre du pain soit exactement égale à la demande, en sorte que la valeur échangeable de cette denrée coïncide avec sa valeur naturelle ; comment la rareté de la monnaie affecterait-elle cette valeur ?
Lorsqu’une chose manque, sa valeur échangeable, et par conséquent son prix s’élève au-dessus de sa valeur naturelle. Si donc l’or et l’argent viennent à manquer, une moindre quantité de ces métaux s’échangera pour la même quantité de marchandises ; ainsi un pain sera vendu pour moins de monnaie ; en d’autres termes, il sera à meilleur marché.
C’est cela ; et non-seulement le pain, mais la viande, les habits, les meubles, les maisons, en un mot, tout sera à meilleur marché, en conséquence de la rareté des métaux précieux.
Il paraît donc qu’une rareté de monnaie est avantageuse à un pays, puisqu’elle fait baisser le prix de toutes choses.
Quand le bas prix des marchandises est l’effet d’une abondance, qui elle-même résulte de quelque réduction dans les frais de production, il est très-avantageux ; mais il n’en est pas de même quand ce bas prix provient de la rareté de la monnaie. Dans ce dernier cas, la quantité de la marchandise n’est pas augmentée, et les marchandises sont à meilleur marché, sans aucun changement survenu dans leur valeur échangeable. On peut dire qu’elles sont nominalement, et non réellement, à plus bas prix. Si, par exemple, un pain se vendait un denier sterling, sans qu’il y eût un seul pain de plus dans le pays que quand il se vendait douze deniers, ce bas prix ne rendrait pas le pain plus abondant.
Mais si le pain avait baissé jusqu’à ne valoir qu’un denier, sans que la quantité en eût augmenté, la classe ouvrière augmenterait la consommation qu’elle en fait, au point de produire une disette, et peut-être une famine, avant la récolte suivante. Ce bas prix nominal, que j’appellerais faux, doit donc être préjudiciable au pays, bien loin de lui être avantageux.
Cette conséquence n’est pas bien déduite. La rareté de la monnaie ne mettrait pas la classe ouvrière en état d’acheter plus de pain qu’à l’ordinaire. Les salaires ne seraient pas exempts de la chute générale des prix, causée par cette rareté ; les ouvriers, aussi bien que le pain dont ils se nourrissent, se paieraient en deniers au lieu de se payer en shellings, et leur faculté d’acheter du pain ne serait ni augmentée ni diminuée.
Vous avez raison, je n’y avais pas réfléchi. Je suppose donc que dans le cas contraire, c’est-à-dire, si la quantité de monnaie venait à croître beaucoup, par la découverte d’une mine, ou par tout autre moyen, il y aurait une hausse générale dans le prix des marchandises ?
Sans contredit ; mais sans produire aucune rareté ou disette. Le prix des marchandises hausserait, mais non pas leur valeur ; comme elles seraient toujours en même quantité, le public en serait toujours également approvisionné ; mais comme la monnaie serait dépréciée à cause de son abondance, la même somme achèterait moins de marchandises ; ou, pour la même marchandise, il faudrait donner plus de monnaie. Un pain pourrait coûter deux shellings au lieu d’un ; mais les salaires seraient aussi doublés, de sorte que l’ouvrier n’éprouverait aucune privation. Vous voyez qu’il était à propos de bien distinguer la valeur du prix.
Il peut fort bien se faire que le prix d’une marchandise hausse, pendant que sa valeur baisse. Un pain peut hausser de prix d’un jusqu’à deux shellings ; et la monnaie être tellement dépréciée, que deux shellings ne procurent pas autant de viande, de beurre, de fromage, qu’un shelling en procurait auparavant. En ce cas, un pain ne s’échangerait plus contre autant de ces denrées ; et sa valeur échangeable, comparée à celle des autres choses, aurait généralement diminué ; tandis que son prix, ou sa valeur échangeable estimée en argent seulement, aurait crû.
Quand le prix change, comment peut-on savoir si c’est la monnaie ou les marchandises qui changent de valeur ?
Il n’y a rien de si difficile que de constater un changement de valeur, parce que nous n’avons point d’étalon fixe pour la mesure des valeurs. Ni l’art ni la nature ne nous offrent une marchandise dont la valeur soit invariable ; et il faudrait qu’elle le fût, pour servir de mesure fixe.
Qu’une telle marchandise serait commode ! car nous ne pouvons estimer la valeur d’une chose qu’en la comparant à la valeur de quelque autre chose ; et si cette autre chose est susceptible de variation, elle ne nous est pas fort utile. C’est mettre la terre sur un éléphant, et l’éléphant sur une tortue. Cela ne peut nous tirer d’embarras. Si un homme se dit riche de 500 acres de terre, nous ne pouvons nous faire aucune idée de sa fortune, à moins qu’il n’ajoute ce que vaut un de ces acres. Sa terre peut être située dans un des cantons les plus fertiles de l’Angleterre, ou dans les déserts de l’Amérique ou de l’Arabie ; que s’il évalue sa terre en argent, et qu’il nous dise que ses acres valent 1 000 livres sterl., qu’ils pourraient se vendre à ce prix ; nous pourrons nous faire quelque idée de leur valeur réelle, mais non une idée exacte ; car nous ne savons pas quelle est la valeur réelle de la monnaie ; si elle est rare ou abondante, à haut ou à bas prix ; et il nous est impossible de l’apprendre tant que nous n’avons pas un étalon invariable auquel nous rapportions la mesure de ces valeurs.
Supposons maintenant que la monnaie soit dépréciée de 25 pour cent ; et que la dépense pour fabriquer une pièce de mousseline, tombe, en conséquence de quelque perfectionnement dans le procédé de fabrication, de quatre shellings à trois shellings l’aune ; à quel prix se vendrait la mousseline ?
Elle conserverait son prix primitif de quatre shellings, quoiqu’elle fût réellement à meilleur marché ; car la diminution de la valeur de la monnaie contrebalancerait exactement la diminution des frais de production de la mousseline.
Fort bien. Et si, au contraire, la monnaie devenait rare, en même temps que les frais de production de la marchandise diminuent ; ces deux causes agissant conjointement, au lieu de s’entre-détruire, la marchandise serait à la fois nominalement et réellement à plus bas prix.
En ce cas la marchandise tomberait de quatre shellings l’aune à deux shellings.
Pour réduire encore plus le prix de la mousseline, nous pouvons supposer que l’offre surpasse la demande, au point d’obliger le fabricant à vendre au-dessous des frais de production ; de la sorte le prix pourrait tomber à un shelling ou même un demi-shelling l’aune.
Mais de toutes ces réductions de prix, celle qui provient d’une diminution dans les frais de production est la seule qui procure un avantage général. Celle qui naît de la dépréciation de la monnaie ne produit qu’un bas prix nominal ; et celle qui résulte d’un excès d’approvisionnement est décidément un mal, parce qu’elle cause des souffrances et décourage l’industrie.
Il paraît, par ce que vous venez de dire, qu’une augmentation ou diminution de monnaie dans le pays n’affecte réellement la position pécuniaire de personne ?
Je vous demande pardon ; toutes les classes de la société en sont affectées, quand le changement est brusque ; parce que le juste niveau ne se rétablit pas immédiatement ; et que, jusqu’à ce qu’il soit rétabli, la gêne n’est point également répartie. Outre cela, il y a plusieurs classes du peuple, qui éprouveraient une perte sensible et permanente d’une altération survenue dans la valeur échangeable de la monnaie.
Supposons, par exemple, que le propriétaire d’un pré le mette à ferme par un long bail sur le pied de 20 liv. st. de rente par an ; que quelques années après, l’argent hausse de valeur ; et qu’ayant besoin de foin pour ses chevaux, il achète pour 15 liv. st. la récolte de ce même pré. Ce propriétaire continuerait de recevoir 20 liv. st. de rente par an sur son pré, et ne paierait que 15 liv. st. pour le produit que le fermier en retire. Celui-ci perdrait donc 5 liv. st., outre les profits de son capital. N’est-ce pas là une perte bien réelle ?
Assurément ; et il en serait de même de tous les baux à ferme ; car peu importe à qui le fermier vend sa récolte ; si le prix du marché a baissé, il ne peut manquer d’être en perte.
Oui. Si la monnaie doublait de valeur, la rente achèterait deux fois autant de marchandises qu’auparavant ; car 100 liv. st. achèteraient ce qui auparavant était estimé valoir 200 liv. st. ; en sorte que la rente, quoique nominalement la même, serait doublée en réalité ; et ce surplus serait pris très-injustement dans la poche du fermier pour être porté dans celle du propriétaire.
Ce mal toutefois trouvera son remède au renouvellement du bail ?
Cela est vrai ; mais si l’ancien bail doit durer encore plusieurs années, le fermier peut être ruiné avant qu’il expire. Quoiqu’en tout cela la loi ne soit pas violée, il y a une infraction manifeste à la sûreté de la propriété, que nous avons dit être la base de toute richesse et le plus puissant motif à l’accumuler. Il n’y a point d’aiguillon plus pressant et qui agisse plus constamment pour exciter au travail, que la certitude d’en recueillir le fruit.
Je suppose que si la monnaie est dépréciée, parce qu’elle abonde trop, ce sera l’inverse du cas précédent ; le fermier gagnera et le propriétaire perdra ; car la rente ne vaudra plus en réalité autant qu’auparavant ?
Sans doute. Une autre classe de personnes essentiellement affectées par un changement dans la valeur de la monnaie, est celle des ouvriers improductifs. Leur paie est en général un gage régulier, qui n’est pas sujet aux mêmes variations que les salaires des ouvriers productifs. La paie de la flotte et de l’armée, de tous les hommes en office sous les ordres du gouvernement, et de ceux qui remplissent des places d’enseignement public, est une paie fixe. Ces différentes personnes éprouvent donc la perte ou le bénéfice résultant d’un changement dans la monnaie.
Les classes les plus élevées d’ouvriers improductifs peuvent être en état de supporter les pertes causées par la dépréciation de la monnaie ; mais comment le matelot et le soldat les supportent-ils ? Il faut absolument qu’ils vivent convenablement de leur paie.
Ils sont payés, pour l’ordinaire, partie en argent, et partie en vivres et vêtements ; ils souffrent donc moins de la dépréciation de l’argent que s’ils n’étaient payés qu’en argent. Il a cependant paru nécessaire en dernier lieu d’augmenter la paie de l’armée et de la flotte.
La valeur de l’argent a donc baissé ?
Oui, elle a baissé ; mais il faut, pour vous en expliquer la raison, attendre un autre entretien. Une troisième classe qui souffre de la dépréciation de la monnaie est celle des créanciers, qui ont prêté de l’argent à long terme, comme font ceux qui vivent d’annuités, et en particulier les créanciers de l’État. Non-seulement les intérêts qu’ils reçoivent sont dépréciés, mais aussi leur capital. Leur intérêt est nominalement le même, quelque diminution qu’ait éprouvée la monnaie ; et avec un revenu en apparence stationnaire, ils partagent le désavantage général de la hausse des prix, sans qu’il leur soit possible de se prévaloir de la compensation qu’offre à d’autres la plus grande abondance de monnaie. Les hommes qui exercent une profession, et tous ceux qui reçoivent des salaires, sont finalement indemnisés par une augmentation de paie, mais le créancier de l’État n’a pas cette ressource. Son revenu va dépérissant, et il voit graduellement diminuer ses moyens habituels de jouissances, sans pouvoir se rendre compte de l’origine du mal qu’il éprouve ; car comme son revenu nominal ne change point, il ne s’aperçoit pas que sa fortune diminue.
Que je me faisais une fausse idée de la monnaie ! Loin d’être, comme je le croyais, la seule ou tout au moins la principale partie de la richesse, elle semble au contraire être la seule chose qui n’en fait pas partie, puisqu’elle ne contribue en rien à celle du pays. Une trop grande quantité de monnaie renchérit toutes choses ; le manque de monnaie met tout à bon marché ; mais il me paraît qu’un pays n’est pas plus riche d’un atome pour toute la monnaie qu’il possède. La monnaie donc ne peut pas être appelée richesse, mais purement un représentatif de la richesse, comme les jetons au jeu de cartes ; elle a pour usage principal de fournir un moyen d’échange, et une mesure imparfaite des valeurs.
On ne peut comparer la monnaie aux jetons ; elle n’est pas, comme eux, un signe ou un représentatif de la valeur ; elle possède réellement, ou doit posséder, la valeur pour laquelle on l’échange. Un billet de banque, qui n’a aucune valeur intrinsèque, n’est qu’un simple signe de valeur ; mais quand vous achetez des marchandises pour une guinée, vous donnez une pièce d’or d’une valeur égale à ce que l’on vous donne en échange.
Pour juger si la monnaie fait partie de la richesse nationale, remontons à notre définition de la richesse. Nous disions, je crois, que tout objet d’utilité ou de luxe en fait partie. Maintenant jugez vous-même, si la monnaie, considérée comme moyen d’échange, ou comme étalon pour la mesure des valeurs, n’est pas éminemment utile, puisqu’en facilitant la circulation des marchandises, elle contribue indirectement à les multiplier.
Cela est vrai certainement de la monnaie actuellement nécessaire à la circulation ; mais si elle s’élève au-dessus de cette somme, le surplus n’a plus aucune valeur pour nous.
On en pourrait dire autant d’une quantité superflue de toute espèce de richesse ; plus de tables ou de chaises, plus de robes ou d’habits qu’il n’en faut pour satisfaire à tous les besoins, serait également une propriété inutile, et qui perdrait de même sa valeur.
Mais en ce cas nous pourrions exporter ces marchandises, et les échanger contre celles dont nous manquerions.
Et pourquoi n’exporterions-nous pas la monnaie ? Quand on a plus de monnaie que la circulation n’en demande, il faut l’exporter en achetant des marchandises étrangères ; sans cette ressource, la monnaie superflue serait tout à fait inutile, et ne contribuerait pas plus à la production de la richesse, qu’un nombre superflu de moulins ne contribuerait à la production de la farine.
J’avais toujours cru, que plus un pays abondait en monnaie, plus il était riche.
C’est aussi le cas le plus fréquent. L’erreur consiste à prendre la cause pour l’effet. Une grande quantité de monnaie est nécessaire pour faire circuler une grande quantité de marchandises. Des pays riches et florissants demandent une abondance de monnaie, et possèdent les moyens de l’obtenir ; mais cette abondance est l’effet, et non la cause, de la richesse ; car celle-ci consiste bien plus dans les richesses qui circulent, que dans le moyen de circulation. Les espèces monnayées, disions-nous, sont une richesse, en tant que ces espèces sont requises pour la circulation ; mais si un pays possède une guinée de plus que ce qui est nécessaire à cet objet, la partie de richesse qui a été employée à acheter cette guinée a été perdue.
Cependant combien n’observe-t-on pas fréquemment, que l’abondance de la monnaie anime l’industrie du pays et encourage le commerce ! Et cela semble prouvé en effet par l’état misérable de barbarie où était l’Europe avant la découverte des mines d’Amérique.
La découverte de l’Amérique a été certainement une cause efficace d’activité en Europe, elle a tiré l’industrie de l’état de stagnation auquel l’ignorance et la barbarie l’avaient réduite. Mais si l’Amérique n’avait point eu de mines, je doute que nous eussions tiré moins d’avantages de nos relations avec elle. Il n’aurait pas été bien difficile de remplacer, de manière ou d’autre, l’espèce métallique qu’elle nous a fournie ; mais rien n’aurait pu suppléer à cette profusion de richesses qu’elle répand sans cesse sur nous. L’accroissement de l’aisance, de l’opulence, du luxe en Europe, est attribué à l’affluence des trésors du nouveau monde, et avec raison : mais ces trésors sont le sucre, le café, l’indigo, le tabac, les drogues, etc., qu’exporte l’Amérique, pour lesquels nous sommes obligés de lui envoyer des marchandises, produites en donnant à nos pauvres de l’emploi. L’or et l’argent ont fortement excité notre avarice et notre ambition, mais ont peut-être assez peu contribué à stimuler notre industrie.
Ce n’est pas à l’abondance des métaux précieux que nous sommes redevables des progrès de notre agriculture, de la prospérité de notre commerce, de la variété et de la supériorité de nos manufactures ; et je ne crois pas que ce fût la rareté de ces métaux qui privât nos ancêtres de ces avantages. C’est parce qu’ils étaient ignorants et barbares, tandis que nous sommes comparativement éclairés et civilisés. Je dis comparativement, car l’erreur travaille toujours à retarder notre marche progressive ; rien de plus frappant en ce genre que cette inquiète vigilance des gouvernements à prévenir l’exportation des espèces, quoiqu’il y ait plus de quarante ans qu’Adam Smith a démontré combien cette prohibition est impolitique.
Quand l’exportation des espèces monnayées est défendue, le seul usage que l’on puisse faire de celles qui sont superflues est de les fondre et de les convertir en lingots.
Mais fondre la monnaie est également, dans ce pays, prohibé par la loi. Si donc les lois n’étaient jamais violées, il y aurait nécessairement une quantité de monnaie superflue ajoutée à la circulation, et la valeur de la masse entière de la monnaie éprouverait une dépréciation.
Combien est différente la situation d’un pays où n’existent point de telles lois prohibitives ? Là, dès que la monnaie s’accumule au point d’être dépréciée, en d’autres termes, dès que toutes les marchandises augmentent de prix, les marchands exportent les espèces et les emploient à acheter des marchandises étrangères ; tandis qu’à leur tour les marchands étrangers s’empressent d’envoyer leurs marchandises dans le pays où elles se vendent à des prix élevés, et les échangent, non contre d’autres marchandises également chères, mais contre de la monnaie qui y est à bon marché.
C’est-à-dire, qu’ils vendent et n’achètent pas.
Précisément : c’est ainsi qu’un pays se débarrasse de sa monnaie superflue. Ce commerce élève insensiblement la valeur de la monnaie ; le prix des marchandises baisse ; et les marchands étrangers échangent leurs marchandises contre celles du pays, au lieu de se faire payer en espèces.
Il n’y a pas lieu de craindre que cette liberté ait de fâcheuses suites, soit par la fonte des espèces, soit par leur exportation. Cette exportation aura lieu secrètement, dès qu’il y aura surabondance, quelle que soit la sévérité de la loi ; la seule différence qui en résulte est qu’au lieu de se faire ouvertement, et d’une manière régulière par des hommes d’un caractère respectable, elle se fera par des hommes méprisables, qui se laissent entraîner, par des profits extraordinaires, dans un trafic illicite.
Si l’Espagne et le Portugal, les deux pays qui reçoivent les métaux précieux importés d’Amérique en Europe, avaient pu réussir à faire exécuter les absurdes lois restrictives, par lesquelles ils ont tâché de retenir l’or et l’argent chez eux, ces métaux n’auraient peut-être pas plus de valeur dans ces pays-là, que le cuivre ou le plomb.
Si vous avez bien compris ce que je viens de dire, vous pourrez m’expliquer l’effet que doit produire, dans le commerce d’un pays, libre de lois restrictives, une rareté de monnaie, qui occasionne une baisse dans le prix des marchandises.
En ce cas il arrivera l’inverse de ce que nous venons de dire. Les marchands étrangers viendront acheter des marchandises, et au lieu d’offrir des marchandises en échange, ils apporteront de la monnaie en paiement ; car ils seront empressés à faire des achats et non des ventes, à un marché où tout est à bas prix.
C’est ainsi que la valeur de l’or et de l’argent s’égalise dans toutes les parties du monde civilisé ; partout où ils manquent, ils affluent de tous les côtés ; partout où ils surabondent, le flot les rapporte dans une direction opposée. C’est cette propriété qu’ont les métaux précieux de se répandre d’une manière régulière, c’est leur tendance constante à une égalité de valeur, qui les rend si propres à servir d’étalon général pour la mesure des valeurs. Si la monnaie était sujette aux mêmes variations dans sa valeur que les marchandises pour lesquelles elle sert de moyen d’échange, elle serait tout à fait impropre à servir de mesure fixe.