L’émancipation de la femme (Daubié)/04/Carrières professionnelles pour les femmes

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QUATRIÈME LIVRAISON


CARRIÈRES PROFESSIONNELLES POUR LES FEMMES


Lorsque les institutrices seront capables, et les méthodes perfectionnées, il faudra encore rendre l’école accessible aux plus petits groupes, et même aux habitations lointaines, en imitant l’Écosse qui, pendant les frimas, envoie les maîtres instruire à domicile jusque dans les fermes isolées. Toutefois ces mesures seraient insuffisantes si l’on ne cherchait à agir sur des parents ignorants, pauvres, indigents ou vicieux qui contraignent souvent à un travail prématuré et excessif des enfants exploités dans les manufactures, les ateliers, ou instruits à la mendicité, au vagabondage et au vol. C’est ce mal qu’il faut s’efforcer de combattre par l’obligation et la gratuité de l’enseignement.

La généralisation de l’instruction, personne n’en doute, est l’essence des sociétés démocratiques. Si l’on n’y dispense à tous l’instruction d’une main libérale, une partie du peuple reste en proie à l’ignorance et aux préjugés ; l’autre, s’estimant supérieure, s’exagère son mérite, prend une fatuité ridicule, rougit du travail manuel et se croit propre à diriger l’État parce qu’elle sait lire et écrire. De là des parvenus, des déclassés, des ignorants, divisés d’opinion et impropres à fonder l’harmonie et l’esprit public, qui résulte de l’unité de principes entre les citoyens.

Néanmoins en regardant la diffusion de l’instruction comme un bienfait gardons-nous d’y voir une panacée, et rappelons-nous que la décadence, compagne de l’immoralité et de l’égoïsme, arrive d’ordinaire quand les lettres, les arts et les sciences sont à leur apogée.

S’il ne faut pas conclure de là avec Rousseau que l’instruction est mauvaise, on peut affirmer pourtant qu’elle n’améliore rien, dès que la sanction du devoir social manque à la fois dans la loi, l’éducation et les mœurs.

La lecture et l’écriture, instruments neutres par eux-mêmes, deviennent donc utiles ou nuisibles selon l’usage qu’on en fait ; de là si les individus prennent des impressions funestes dans le courant social, le cercle de leurs idées et de leurs comparaisons s’accroissant avec celui de leurs lectures et de leur développement intellectuel, leurs erreurs seront mille fois plus préjudiciables à l’ordre public que l’ignorance la plus grossière.

Nous pouvons en faire la douloureuse expérience dans une civilisation où les hommes éclairés, les classes dirigeantes, les jeunes gens même, qui sont spécialement dans la main de l’administration s’affranchissent avec impunité et cynisme des devoirs les plus fondamentaux. Voilà pourquoi l’instruction et la presse, instruments de coterie, impropres à affirmer des principes, ne servent trop souvent que des intérêts dominateurs, des passions égoïstes et ne développent en conséquence que des cupidités malsaines, qui corrompront d’autant mieux le peuple qu’il sera plus instruit.

Ce n’est pas l’instruction, c’est l’unité de principes sur les notions primordiales qui, en s’imposant aux ignorants comme aux savants, peut seule former le caractère, développer la vertu, cette habitude de vivre selon la raison, et constituer l’esprit public sur des assises inébranlables.

L’antagonisme et l’individualisme, établis par nos lois de convention, nous laissent donc trop apercevoir qu’une sanction pénale en faveur de l’instruction obligatoire serait inefficace si nous laissions la famille dans l’anarchie légale qui nous mène à une irrémédiable décadence.

En faisant même abstraction des enfants illégitimes, dont la condition appelle une réforme urgente, on peut s’effrayer à bon droit de la dissolution dans laquelle l’absence de toute contrainte morale et par suite de l’idée du devoir paternel, a fait tomber la famille en France.

La licence qui forme le fond de l’éducation sociale de l’homme ne lui laisse voir dans le mariage qu’un moyen de satisfaire sa cupidité et d’exercer son despotisme sur la femme, dont il dépense le revenu ou le salaire, et sur l’enfant qu’il délaisse ensuite.

Dans les campagnes le mariage civil et religieux est une formalité à laquelle on se soumet encore, parce que quand le patrimoine fait défaut, elle n’impose pas plus de devoirs que le mariage libre. Chose absurde ! le Code français, imbu des idées du droit romain et du droit coutumier du moyen âge, ne protége efficacement dans la famille que la propriété, et ne considère dans l’enfant que l’héritier. Pour prévenir l’incurie des parents, notre législation va ici jusqu’à assurer l’héritage à l’enfant contre leur volonté, et à déclarer (art. 444) le père déchu du droit de tutelle pour inconduite, incapacité ou infidélité. Enlevons ce patrimoine matérielle, toute protection s’évanouit et toute tutelle envers les orphelins mêmes reste fictive. L’enfant n’est plus qu’une chose entre les mains des adultes qui peuvent au gré de leurs passions ou de leur caprice le priver de tout patrimoine moral et intellectuel. Et une preuve de notre absence de principes, c’est que quand nous revendiquons des droits naturels pour l’enfant, nos antagonistes sont les mêmes hommes qui trouvent bon de mettre le père en tutelle pour les questions d’héritage ; la logique de leur déraison va jusqu’à prétendre qu’on fait de l’enfant la propriété de l’État en obligeant ses ascendants à l’instruire.

Non, mille fois non ; mais avant de parler du droit paternel ; avant d’invoquer le jus utendi et abutendi, il faut au nom du devoir humain et social, rappeler que si l’enfant n’appartient jamais à l’État, le père doit toujours appartenir à la raison et à l’honneur ; qu’il doit à l’ordre public des citoyens utiles bien plus que des héritiers, et que, par conséquent, la loi est bien plus intéressée et fondée à intervenir dans le premier cas que dans le second. De notre incurie à l’égard des mineurs dont l’unique patrimoine consiste dans le développement physique et intellectuel, résultent ces milliers d’enfants, légitimes ou non, livrés à toutes les exploitations dès qu’ils savent se tenir sur leurs jambes ; ces êtres souffreteux, privés d’air et d’aliments, à peine vêtus de haillons ; ces majeurs du prolétariat, ces émancipés de la faim, écrasés à huit ans de travail dans les manufactures pendant qu’un père et une mère, qui ont perdu toutes les vertus du foyer, consument des salaires élevés, dans l’ivrognerie et la débauche[1].

L’instruction obligatoire suffirait-elle en vérité à la protection de ces êtres privés des soins physiques et moraux que leur faiblesse réclame ; n’est elle pas plutôt comprise dans la sanction de cet article du Code :

« Art. 203. Les époux contractent ensemble, par le fait seul du mariage, l’obligation de nourrir, entretenir et élever leurs enfants. »

Au mot mariage substituons le mot union, appliqué à toute cohabitation légale ou illégale déclarons que le mot élever implique le mot instruire ; détournons un instant nos regards de l’héritier, c’est-à-dire de l’enfant majeur envers lequel ses parents se sont acquittés de leur dette, pour ne considérer que l’être humain, et nous verrons que loin d’être tyrannique la société revendique un droit et accomplit un devoir en sanctionnant les obligations que la raison et la nature font à tout père et à toute mère d’élever leurs enfants.

Espérons aussi, qu’à propos de l’instruction obligatoire, nous ne serons pas assez insensés pour donner une nouvelle immunité au père naturel en chargeant d’un nouveau devoir le père légal. Je n’insiste pas du reste sur l’obligation de l’instruction qui est indépendante de la fréquentation de l’école ; il n’y a pas même à glaner ici après M. J. Simon, qui a épuisé le sujet avec un talent et une expérience qui ne laissent rien à désirer[2].

L’obligation de l’école appelle sa gratuité pour les enfants indigents ou pauvres ; mais la gratuité absolue qu’accordent déjà spontanément certaines communes ne peut être généralisée par l’État qu’avec des frais énormes dont l’utilité est contestable ; des parents à même de donner l’instruction secondaire et supérieure à leurs fils ; l’enseignement encore plus dispendieux des arts d’agrément à leurs filles, doivent sans doute acquitter la rétribution minime des écoles primaires ; les en alléger aux frais du budget, ce serait en définitive faire payer par les pauvres l’instruction des riches. Il suffit donc d’établir la gratuité sans mesures restrictives pour les indigents et les pauvres qui la réclameront. On pourrait aussi imiter divers pays européens qui établissent la gratuité de l’instruction en dégrevant les campagnes des frais imposés aux villes où la richesse est plus grande. Le principe de la gratuité serait fort imparfait du reste, si on le bornait à l’instruction primaire, car la gratuité doit avoir bien moins pour but de faire instruire les riches avec l’argent des pauvres que de développer tous les talents natifs ; il y a détriment pour la société et injustice pour l’enfant pauvre chaque fois qu’il limite son activité, faute de ressource ; aussi le bienfait de la gratuité ne serait réel que si on l’assurait par des bourses, pour tous les degrés d’enseignement, aux enfants pauvres qui montrent une capacité exceptionnelle dans les écoles primaires. Les communes qui accordent la gratuité absolue agiraient donc bien mieux en prélevant sur les filles riches une rétribution au profit de l’instruction professionnelle des filles pauvres. Soumettons ces questions si graves aux hommes de progrès et songeons que pour régénérer la France il faut songer surtout à la culture de cette classe prolétaire, qui forme les deux tiers de la nation. Prévenons enfin ces convulsions d’Encelade qui ébranlent si souvent la montagne, et convenons qu’il serait dérisoire de contraindre à faire lire un enfant que personne n’a le devoir de faire manger.



  1. Voir l’Ouvrier de huit ans, par M. J. Simon.
  2. Voir l’École.