L’épave mystérieuse/XII

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Chacun distingua un bâtiment de guerre.


CHAPITRE XII

Campagne manquée. — Où l’on fait connaissance avec le commandant Le Toullec.


La Minerve avait déjà quitté la rade de Brest depuis quinze jours. Quoiqu’elle eût sillonné toutes les mers du globe et malgré un premier avis défavorable donné autrefois par la commission de désarmement, on s’était décidé à réparer la vieille frégate, parce qu’aucune autre ne se trouvait prête à partir.

« Le bâtiment n’étalera pas un coup de vent, » disaient et répétaient nombre d’officiers. Il partit cependant. Tout à coup, au bout d’une semaine, des bruits alarmants commencèrent à courir dans Brest : rumeurs étranges, circulant parmi les habitants des ports, sans rime ni raison bien souvent, dont personne ne peut découvrir l’origine, et qui précèdent parfois l’annonce d’une catastrophe.

Dans le cas présent, ces rumeurs naquirent à la suite d’une effroyable tempête qui joncha de naufrages les côtes ouest de la France. Mais rien n’était venu confirmer les craintes énoncées, et, par le fait, on ne pouvait rien savoir encore, puisque la Minerve ne devait pas relâcher avant Lisbonne. D’ailleurs le télégraphe électrique ne communiquait pas alors avec le Portugal.

Le dix-huitième jour, des lettres arrivèrent de Lisbonne, ensuite, répondant à des télégrammes, des dépêches de la Corogne, et aucune mention de la Minerve. Au ministère de la marine on affirmait ne rien savoir. La consternation devint générale à Brest, où la famille de Résort se trouvait encore.

Les gens compétents répétaient, : « Cent à parier contre un que la Minerve est en ce moment saine et sauve en pleine mer ; après avoir tenu la cape, elle a dû fuir devant la queue de la tempête… » Des jours s’écoulèrent encore sans nouvelles. L’inquiétude allait croissant. M. et Mme de Résort se cachaient réciproquement la leur, que Marine devinait et partageait. Le commandant courait matin et soir à la préfecture maritime. Il revenait en disant : « Rien encore ; » il ajoutait : « Cela n’est pas étonnant », pour telles ou telles raisons.

« Non, répondait sa femme, c’est tout naturel… » Et puis on essayait de causer, de se mettre à table, de sortir, car il fallait distraire Paul… Mais quelles angoisses secrètes et quelles terribles nuits !

Un dimanche, par une triste après-midi de la fin de décembre :

« Je ne puis rester davantage à Brest, Madeleine ; il nous faut partir. »

M. de Résort avait dit cela au moment où le déjeuner finissait, les plats laissés presque intacts. Paul lui-même mangeait à peine, et il pâlissait au milieu de cette atmosphère de tristesse. Personne ne répondit, et M. de Résort ajouta « Je dois être à Paris le 2 janvier et rien ne nous retient ici.

— Vous avez raison, mon ami, nous ferons nos malles ce soir ; les enfants ont aussi besoin de reprendre leurs études régulières… »

Et puis on garda le silence et la mère se disait : « Partir, remuer avec ce poids sur le cœur ! » Des larmes drues et pressées tombaient des yeux de Marine dans son assiette.

« Allons, mes enfants, s’écria M. de Résort, allons nous promener, montons à Recouvrance et à la chapelle de Sainte-Anne du Portzic, cela nous distraira.

— Oui, c’est cela, allez, dit la mère.

— Pas sans vous, maman, s’écria Marine ; nous ne vous laisserons pas seule ici. »

Mme de Résort ne résista pas au désir de sa petite Marine ; cependant elle savait que l’angoisse la suivrait partout.

Il ne pleuvait pas, mais une teinte grise et uniforme envahissait la terre et le ciel ! Très uniformément sombre, la crête blanche des vagues exceptée, cette étendue d’eau n’était pas faite pour égayer ceux qui la regardaient.

Les hautes mâtures des vaisseaux disparaissaient dans la brume. On distinguait à peine le Goulet et les îles situées à l’entrée de Brest. Ce paysage semblait lugubre, ainsi noyé dans le brouillard. Après une courte prière, assise devant la chapelle dédiée à sainte Anne, Mme de Résort contemplait l’Océan avec des sentiments de haine.

Paul était grimpé sur une petite éminence. « Papa, cria-t-il, voilà un grand navire dans le Goulet ; tenez, on dirait qu’il vient de sortir d’un nuage. »

En effet, chacun distingua bientôt un bâtiment de guerre, une frégate dont la mâture parut absolument anormale à M. de Résort.

Tous regardaient et les cœurs battaient. « Ah ! s’écria le commandant, j’ai été absurde de ne pas apporter ma lunette ; mais il me semble reconnaître la Pomone ; oui, c’est bien elle. Vous savez, Madeleine, je l’ai commandée en 46… »

Au fond, M. de Résort ne reconnaissait rien du tout, il disait cela au hasard ; espérant lui-même, sans aucune raison plausible, il ne voulait pas toutefois laisser à sa femme une illusion qui serait probablement trop vite dissipée. Madeleine répondit, ayant parfaitement deviné les pensées de son mari :

« Certainement, on reconnaît, toujours un bâtiment dont on a été e commandant. Rentrons, voulez-vous ? je suis glacée. »

Elle tremblait, en effet, appuyée au bras de M. de Résort. Les parents, silencieux, reprirent le chemin de la ville ; les enfants suivaient tristement… Quand on fut arrivé sur le Champ de Bataille : « Allez donc à la préfecture, dit Mme de Résort en s’adressant à son mari.

— Certainement, Madeleine ; mais c’est la Pomone.

— Je le sais, mon ami, pourquoi le répéter ? N’importe, allez, je vous en prie. »

M. de Résort partit d’un air tranquille, pour courir dès qu’il eut tourné le coin d’une rue. Sa femme s’assit sur un banc, les mains dans les mains des enfants. « Mon Dieu ! mon Dieu ! » répétait-elle, incapable de prononcer d’autres paroles ou de formuler d’autres prières.

Le brouillard devint une pluie glaciale, au delà de quelques pas on ne distinguait plus aucun objet.

« Rentrons, maman, voulez-vous ? dit Marine, effrayée de l’état où elle voyait sa mère.

— Non, pas avant le retour de votre père. »

Le Champ de Bataille était désert. Tout à coup on entendit des pas précipités et M. de Résort parut derrière un arbre, et il agitait sa casquette et criant :

« Madeleine, c’était la Minerve. »

En effet, la Minerve venait de mouiller en petite rade, son mât d’artimon brisé, ses bastingages enlevés ainsi que presque toutes ses embarcations, faisant eau de partout ; malgré l’heure avancée, on dut la remorquer et l’étayer dans un bassin, car elle menaçait de couler à pic.

Aux pompes depuis une semaine sans trêve ni répit, les matelots étaient épuisés, ainsi que les officiers et les commandants ; mais parmi les cinq cents hommes composant l’équipage et l’état-major de la frégate, aucun ne manquait à l’appel. On pouvait donc se réjouir sans arrière-pensée.

Tout l’équipage fut ensuite débarqué, regrettant fort de manquer cette campagne du Levant, Eldorado de la marine. Un autre bâtiment avait été désigné au ministère pour porter le guidon de l’amiral commandant la station. Seuls les officiers supérieurs gardèrent leur poste et se rendirent à Toulon pour suivre l’armement du Jean-Bart.

Et, condamnée à ne plus naviguer, sa mâture rasée, la pauvre Minerve devint un ponton caserne.

Ferdinand passa encore une heureuse semaine auprès de ses parents en attendant un nouvel ordre, car les aspirants n’ont jamais de poste à terre. Son père et lui revinrent un matin de la préfecture au moment où le déjeuner était servi.

« Il y a du nouveau, n’est-ce pas ? l’ordre est arrivé, pour quelle station ? »

Mme de Résort parlait ainsi, essayant de sourire ; mais elle se doutait que ce nouveau devait être peu agréable.

« Oui, Madeleine, Ferdinand est embarqué sur la Coquette, à destination du Pacifique.

— Ah ! dit la mère qui pâlit, et ce sera une longue campagne ?

— Ces croisières-là sont toujours longues ; il faut les faire tôt ou tard ; elles sont saines d’ailleurs, avec une navigation toujours belle. La Coquette est un très joli bâtiment neuf, bien aménagé.

— Alors, Jean, pourquoi cet air contrarié et soucieux ? Voyons, dites-le-moi.

— Eh bien, Madeleine, je vous avouerai que l’état-major de la Coquette me cause quelque souci, parce que je prévois bien des tiraillements à son bord, mais dont, je l’espère, une fois averti, Ferdinand saura rester à l’écart. Voyons, ma chère amie, ne prenez pas cette mine consternée, ajouta le commandant. Je gage que vous rêvez déjà un tas de choses invraisemblables ; déjeunons vite, ensuite je vous mettrai au courant ; avant de voir son nouveau commandant et les officiers, Ferdinand doit aussi être instruit et un peu conseillé par ma vieille expérience. »

Le déjeuner achevé, et dès qu’il remonta dans la chambre de sa femme, M. de Résort reprit le sujet qu’il n’avait pas voulu traiter devant les domestiques de l’hôtel.

« La Coquette, dit-il, déjà à moitié armée, sera tout à fait prête le 15 janvier au plus tard, et c’est le plus joli des bâtiments de son type. Elle se rend à la station de l’océan Pacifique, mais non pas en coupant au plus court, puisqu’elle passe d’abord à Fort-de-France, où depuis Brest elle devra convoyer la Caravane, un vieux transport assez détérioré, qu’on n’ose laisser traverser seul l’Atlantique, et l’opinion du préfet, comme la mienne, c’est que les deux bâtiments se perdront absolument de vue au premier coup de vent. Si donc le transport court quelque danger, tant pis pour lui, car l’autre ne sera jamais là pour venir à son secours.

— Cela ne pourra atteindre Ferdinand, il n’aura aucune responsabilité à bord ?

— Non certes ; mais premièrement, la plus grande partie de l’équipage provient de Cherbourg, et je vous dirai que Thomy se trouve parmi les matelots. Il s’est réclamé de nous, en affirmant au lieutenant que nous l’aimions à l’égal de nos propres enfants ! Cet imbécile peut causer du tracas à Ferdinand. Néanmoins, pour moi, la pierre d’achoppement, c’est la composition de l’état-major : trois enseignes, fort jeunes de grade ; cinq aspirants de première classe, presque des enfants ; un docteur à deux galons, et par contre un vieux commissaire.

— Et le commandant, et le second ?

— Le commandant, nommé Le Toullec, que je connais de longue date, est l’un des plus anciens capitaines de frégate de la marine, brave s’il en fut, très fin marin, à la façon des capitaines au long cours d’autrefois, chez lesquels l’expérience suppléait à l’instruction. Celui-ci ne manque pas d’intelligence, mais, ignorant comme une carpe, colère avec cela, et têtu autant qu’un Breton peut l’être, aussi mal embouché que le dernier des matelots, il jure et sacre à ses heures, et celles-ci arrivent fréquemment. Figurez-vous qu’un jour, le rencontrant dans une station d’Amérique, je conduisis des dames à son bord. Eh bien, je regrettai mon imprudence, car ces dames eurent lieu de rougir. Des amis communs affirment que Le Toullec s’est corrigé et qu’à présent il reste parfois une heure sans jurer. »

Les enfants et Ferdinand tout le premier éclatèrent de rire à ce portrait, leur mère fit chorus ; elle avait craint autre chose.

« Attendez, attendez, reprit M. de Résort, j’en arrive au point noir. Au cas où il obtiendrait un commandement, Le Toullec s’était précautionné d’un second qui vient justement d’obtenir un congé pour se marier. Ah ! Madeleine, si vous aviez pu entendre de quelle façon Le Toullec traitait ce malheureux. « Est-ce qu’on se marie ? Est-ce que j’y ai songé, moi ? Quel âne, quel Patagon ! » J’en passe que je ne saurais répéter ici !

« Voulant arrêter ce chapelet d’injures, je demandai au brave homme s’il avait un autre second ? « Oui, s’écria-t-il, l’air encore plus courroucé, oui, j’en ai un autre, un fameux, j’ose le dire, et depuis hier, où je me rendis à la préfecture. Introduit dans le cabinet de l’amiral : Monsieur le préfet, lui dis-je, je vous salue et veux vous informer qu’un lieutenant de vaisseau engagé avec moi me manque de parole à la dernière minute, sous le prétexte fallacieux que, se mariant, il lui faut deux semaines afin de parachever sa sottise. Ainsi, amiral, je vous prie de vouloir bien désigner un lieutenant de vaisseau pour commander en second la Coquette. Votre choix sera le mien, dix à parier contre un que ce choix sera mauvais. — Là-dessus l’amiral a éclaté de rire, et puis il a fait appeler un de ses officiers d’ordonnance, un blanc-bec, tiré à quatre épingles, avec des ongles longs, une raie dans ses cheveux et un air qui donne des crispations.

« Langelle, lui a dit le préfet, voilà le commandant Le Toullec à la recherche d’un second. Vous exprimiez justement ce matin devant moi le désir de faire une longue campagne. Celle du Pacifique vous irait-elle ? Avant de répondre, prenez quelques heures de réflexion ; ensuite, si cela ne vous convient pas, je désignerai d’office le lieutenant de vaisseau qui se trouve en tête de liste. » — « Réellement, s’écria Le Toullec en m’apostrophant de nouveau et en jurant de plus belle, réellement, commandant, c’était à en avoir un coup de sang d’entendre le préfet, un vice-amiral, parler ainsi à ce gamin. » Et, continua M. de Résort, je me hasardai à faire cette observation que, Langelle étant non point sur la liste d’embarquement, mais à la préfecture, son chef devait le consulter avant de le désigner.

« Consulter ! interrompit Le Toullec, consulter ! Vous aussi, commandant, vous me feriez sortir de ma peau. Enfin, savez-vous ce qu’il a répondu, cet idiot de Langelle ?

— Il a refusé, » répliquai-je et je vous assure, Madeleine, que je l’espérais.

« Non pas, reprit Le Toullec, d’abord il mit un petit verre rond sur son œil gauche au travers duquel il me regarda des pieds à la tête, et puis, laissant retomber son carreau, il s’adressa au préfet, et avec une voix pareille à celle d’une jeune fille, et traînante à en avoir le mal de mer, il murmura tout souriant :

— Merci beaucoup, amiral, vous êtes mille fois bon, je n’ai aucunement besoin de réfléchir.


Il a d’abord mis son lorgnon.

— Vous préférez rester encore auprès de moi, répondit l’amiral d’un air charmé.

— Non, amiral, j’aimerais en effet beaucoup à ne point vous quitter, parce que vous êtes la perle des chefs ; mais j’ai besoin de naviguer pour des raisons majeures, et cette campagne promet d’être intéressante, curieuse même à plusieurs points de vue. J’accepte donc, amiral. » Alors, se tournant de mon côté, il me tendit la main, une main de petite-maîtresse, en ajoutant : « Commandant, je suis votre homme. »

« Moi, continua Le Toullec, je n’avais qu’à boire ma sottise et je me suis retiré furieux, surtout après avoir vu le préfet taper amicalement sur l’épaule de ce pingouin, en lui disant : Très bien, Langelle, vous avez toute mon estime. — Comprenez-vous une chose pareille ? Qu’un vice-amiral ayant fait la guerre, l’expédition d’Alger et tout le tremblement assure de son estime un espèce de Parisien ! Et pourquoi ? simplement parce que cet oiseau veut bien devenir second de la Coquette ! »

« Ensuite, continua M. de Résort, je tentai de raisonner Le Toullec, voulant lui démontrer que son lieutenant est un bon officier, fort intelligent et dont l’air affecté ne prouve rien du tout. Quant à ce malheureux lorgnon, il fallait plaindre l’officier myope au lieu de le blâmer, car la myopie est une infirmité bien gênante pour un marin ; mes raisonnements calmèrent un peu le brave homme. Cependant, au fond, je demeure très peu satisfait, car tous les deux vont s’entendre aussi mal que possible, et je ne leur donne pas quinze jours pour être à couteaux tirés. Langelle s’imagine rencontrer simplement en Le Toullec un type amusant : il sera vite agacé des manies et des jurons de son commandant, qu’il raillera poliment et sans pitié. S’il y a conflit, les jeunes gens prendront le parti du lieutenant ; bientôt, les longues traversées, les privations aidant, les caractères s’aigriront et le bateau deviendra un enfer.

— Bon, j’aurai patience, et je suivrai vos avis, mon père, répliqua Ferdinand. Mais M. de Langelle ne naviguait-il pas avec vous sur le Neptune ?

— Oui, c’est celui-là même que nous retrouvâmes accroché à une bouée dans le Pacifique. Depuis lors, il s’en va répétant à tout propos qu’il me doit la vie. Il la doit à la Providence et à sa bonne étoile ; pourtant, j’en suis certain, Langelle sera très aimable pour toi, Ferdinand, si tu le satisfais quant au service ; car c’est un excellent marin, mais très strict et à cheval sur la discipline. Il fera le meilleur des seconds, je te réponds que son bateau sera bien tenu et l’équipage promptement discipliné.

— J’agirai de mon mieux, père ; espérons pour le reste que vous voyez les choses trop noires et aussi que Thomy saura remplir son devoir.

— Je le désire, mon ami, et je serai heureux de m’être absolument trompé dans mes prévisions. »