L’épave mystérieuse/XXI

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Tous deux se promenaient.


CHAPITRE XXI

Réconciliation.


…Un matin, la Coquette naviguait au plus près, méritant de nouveau son nom : peinte à neuf, réparée, brillante, elle glissait sur le Pacifique, vent arrière, par une jolie brise de sud-sud-ouest. Les gabiers chantaient dans les hunes, encore habitées par de nombreux perroquets et perruches achetés au Chili, tous ceux du Brésil ayant succombé au cap Horn. Stop et Pluton paraissaient causer, assis gravement à l’ombre d’une bonnette ; peut-être médisaient-ils de Mademoiselle, demeurée leur plus grosse aversion, leur seule antipathie, car avec les perruches et les autres bêtes le chien et le chat faisaient bon ménage.

Pauvre Mademoiselle ! on avait pensé la perdre, quoiqu’elle n’eût pas quitté la chambre du commandant aux heures froides et durant les tempêtes. Blottie sous les couvertures, l’édredon ramené jusqu’à ses yeux, dans ce lit où Le Toullec n’entra pas durant trois semaines, Mademoiselle paraissait mourante, vivant de biscuit et de café noir que lui apportait Marius, le maître d’hôtel. À Valparaiso seulement elle reprit sa gaieté et ses malices. Et, vraiment, c’était une gentille bête, malgré l’opinion contraire du chien et du chat. À terre, vêtue d’un léger tricot, il fallait la voir, une main dans la main de Marius, tous deux se promenant avec le plus grand sérieux. Mademoiselle ne se sauvait jamais, toujours sur ses pattes de derrière, considérant les objets, ravie devant les boutiques. Auprès des étalages des fruitiers seulement, elle perdait son calme : là elle poussait de petits cris stridents, elle trépignait…, et puis, fouillant prestement dans les poches de son conducteur, elle jetait une pièce de monnaie au marchand, et se croyait alors le droit de faire main basse sur tous les fruits. Mais, par exemple, arrêtée trop vite à son goût, ou bien la poche fouillée se trouvait-elle vide, les dix doigts de Mademoiselle s’abattaient sur la tête du maître d’hôtel, et des poignées de cheveux restaient aux griffes de la guenon.

On n’est jamais parfait. D’ailleurs, ces petites scènes étaient assez rares, et vis-à-vis de Mademoiselle le commandant et son domestique possédaient des trésors d’indulgence : voilà probablement ce qui dégoûtait Stop et Pluton. Rien n’égalait l’air méprisant du premier, lorsque, se promenant aussi à terre derrière son maître, on rencontrait Mademoiselle. Le chien l’apercevait d’abord ; mais il ne voulait pas la voir, quoi qu’on tentât pour lui faire remarquer la guenon. Il se tordait le cou, marchait à reculons sans accorder un regard à son ennemie, qui, elle, faisait mille grimaces en poussant des éclats de rire moqueurs.

… Langelle entra chez le commandant après avoir frappé.

« Bonjour, commandant, vous allez bien, ce matin ? Avez-vous passé une bonne nuit ?

— Très bonne, je vous remercie ; cette relâche et ce repos m’ont été salutaires, comme à tout l’équipage de la Coquette. À Guayaquil, nous aurons encore du bon temps, c’est-à-dire vous et les jeunes gens, car moi j’en ai assez pris du plancher des vaches à Valparaiso. Je garderai donc le bord à Guayaquil, afin de vous laisser toute liberté dans cette jolie ville, jolie surtout pour la jeunesse. Ensuite, vous me parlerez de vos soirées et de toutes les choses charmantes que vous aurez vues.

— Eh bien, commandant, je vous dirai au contraire qu’à Guayaquil je descendrai à terre seulement dans l’après-midi, pour rentrer toujours à bord avant le dîner.

— Pourquoi cela, Langelle, puis-je le savoir ?

— Bien certainement ; une fois mouillés en rivière, je comptais même vous parler à ce sujet. Voyez-vous, commandant, à Valparaiso nous nous sommes réparés tout autant que la Coquette, et, pour ma part, j’avoue m’être amusé presque autant que nos jeunes aspirants, mais avec plus de calme, retrouvant là d’anciens amis et d’aimables connaissances. Cependant, à Guayaquil, il me faudra prêcher d’exemple, car, là, je vous prierai de consigner l’équipage, y compris les aspirants, tous les jours à partir du souper.

— Quelle idée, Langelle ! consigner ces pauvres enfants ! Laissez-les donc se divertir pendant qu’ils le peuvent.

— Se divertir, fort bien ; mais jouer, perdre sottement sa solde et au delà, c’est bête, et on joue partout dans l’Amérique du Sud. Ces jeunes gens n’ont pas encore la raison nécessaire pour résister aux tentations ; ils l’ont prouvé à Valparaiso, où l’un d’eux a même rencontré une très sotte affaire avec un duel au bout ; j’ai pu arranger cela. Pourtant il leur faut une leçon. Quant aux hommes, après un mois de liberté ils ne valent pas la corde pour les pendre. À Guayaquil, ils feraient pire encore, ayant pris goût à ce qu’ils retrouveraient, et avec un arriéré de solde en plus. Nous aurions des rixes à terre, des désertions peut-être.

— Savez-vous, Langelle, qu’on croirait entendre un vieillard et non pas un jeune homme ? Mais vous avez sans doute raison, et j’agirai selon votre désir. Tous vont nous maudire de la belle façon.

— Bon, laissez-les faire et dire, commandant, qu’importe ! En tout cas, personne ne nous reprochera de nous donner seuls du bon temps, et ensuite on nous rendra justice ; mais je ne vous en remercie pas moins de vous être rendu à mes raisons et de m’aider en tout et pour tout. »

Le commandant se mit à rire de son gros rire, qui n’agaçait plus son second, et, en serrant la main du dernier, il s’écria :

« Quand on pense que nous étions comme chien et chat, juste comme Stop et Pluton dans les premiers temps !

— Oui, commandant ; mais eux, étant simplement des bêtes, n’ont pas tenu aussi longtemps à leurs idées… »

Les deux officiers riaient encore, lorsqu’un enseigne se présenta, et, s’adressant à Langelle : « Lieutenant, dit-il, peut-on procéder à la vente des effets ayant appartenu aux hommes décédés à bord ?

— Certainement, prévenez le commissaire, je monterai moi-même dans cinq minutes. »

Alors les deux commandants parlèrent un instant d’une coutume existant depuis des siècles, celle de vendre à la criée, à bord, tout ce qui était la propriété des quartiers-maîtres et des matelots morts au cours d’une campagne. Au jour et à l’heure désignés par le commissaire, les fourriers apportent sur le pont, scellé de cire rouge, le sac du défunt. Ce sac ouvert, les camarades enchérissent, surfaisant pour s’amuser sur les vêtements, les bibelots destinés aux parents.

La boîte contient des aiguilles, du fil, des boutons (chaque matelot possède une boîte semblable) : tout cela est appelé, adjugé, avec des plaisanteries salées… Les vivants rient, quoique plusieurs aient pleuré ce camarade mort ; mais ce sont des enfants, ces rudes matelots, tout aux impressions présentes.

Ensuite le commissaire du bord dresse le procès-verbal, puis le produit de la vente, l’argent possédé par le mort, avec son arriéré de solde, s’il y en avait, son livret, ses papiers ; le tout sous scellé sera expédié en France à la première occasion, adressé au commissaire de l’inscription maritime de tel ou tel département, qui fera appeler les plus proches parents du défunt.

« Votre fils, votre mari, dira le commissaire, est décédé tel jour dans les mers de Chine, du Japon ou des Indes ; trop loin de toute terre pour être gardé à bord, il a reçu la sépulture des marins et voici la somme qui vous revient. »

Si les mères, les femmes, désirent apprendre quelques détails sur ce décès et sur les derniers instants de celui qui dort là-bas dans la grande mer, il leur faudra attendre, de longs mois peut-être, le retour d’un navire ou d’un officier. Jamais un officier ne refuse de se détourner de sa route pour aller voir la femme ou la mère d’un matelot mort à son bord, jamais il ne s’impatiente en écoutant une histoire diffuse à propos de cet homme dont il parle lui-même avec la note juste, toujours comprise, parce qu’elle vient du cœur.

On s’étonne sans doute de la cordialité qui entre Le Toullec et son second remplaçait l’animosité et l’aversion d’autrefois. Cette aversion, cette animosité s’étaient fondues chez Langelle en une minute, à la hauteur du cap Horn. Là il avait admiré et apprécié ce dont il ne se doutait nullement : la valeur, le coup d’œil, comme le courage et le sang-froid du vieil officier. Lorsque, la tempête apaisée, on put respirer, dormir et causer, le lieutenant se rendit chez Le Toullec, qui l’accueillit d’une mine renfrognée, déjà hérissé et sur la défensive. Après l’avoir salué :

« Commandant, lui dit Langelle, je viens vous témoigner toute mon estime, toute mon admiration, et aussi vous demander bien humblement pardon de mes gamineries et de mes sottises passées. Sans une ridicule vanité, j’eusse déjà fait cette demande depuis plusieurs jours. Quant à ces maudites plaisanteries sur le journal des officiers, je les ai biffées depuis longtemps, après Rio, ne le savez-vous pas ?

— Non, vraiment, Langelle ; mais, c’est… gentil ce que vous me contez là ; moi aussi, je vous ai méconnu et pris pour une petite-maîtresse ; mais, revenu de mon erreur après la tempête, j’espérais et attendais cette démarche ; donnez-moi la main, mon enfant, et vous verrez par la suite si votre commandant ne vaut pas mieux que vous ne l’imaginiez. »

Secouant à les briser les mains de son lieutenant, Le Toullec, tout joyeux, jurait à faire rougir un calfat, pendant que le jeune officier souriait, un peu ému lui-même. Ensuite il n’y eut jamais un nuage entre ces deux hommes : le premier s’emporta plus rarement et jura même beaucoup moins, surtout en présence du second ; bref, sur la Coquette, la campagne continua et se termina dans une harmonie parfaite ; Stop et Pluton seuls ne voulaient pas comprendre et apprécier Mademoiselle, à laquelle ils ne reconnaissaient aucun mérite.