L’épave mystérieuse/XXV

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Ferdinand tira le dernier coup de canon.


CHAPITRE XXV

En reconnaissance. — Préliminaires de siège. — Attaque de Sébastopol.


…Cependant l’aile droite des Russes foudroyait toujours Bourliouk, où le général en chef anglais, lord Raglan, ne put arriver qu’avec un retard de deux heures ; à ce moment nos troupes avaient déjà gravi les pentes abruptes de l’Alma et tiré les premiers coups de canon au-dessus d’Almatanack.

En longeant la côte, les avisos de l’escadre pointaient aussi sur les avant-postes ennemis.

Franchissant les ravins sous un feu meurtrier, escaladant les rochers balayés par la mitraille, enfonçant les carrés russes, nos soldats se montrent partout héroïques derrière leurs officiers toujours en avant. Un régiment de zouaves se rue au milieu d’une brigade russe épouvantée. À la baïonnette, ces mêmes zouaves s’emparent de deux canons, et en soutenant la division Canrobert sur la grande montagne, ils décident la victoire par la prise du télégraphe, que dès l’abord nous avions établi là au sommet d’une tour.

Depuis midi, ce télégraphe est pris, repris, attaqué, défendu avec rage, avec furie ; à quatre heures notre drapeau flotte enfin sur la tour, mais en le plantant le lieutenant Poidevin tombe mortellement blessé : il meurt sans lâcher la hampe du pavillon.

À l’aile droite de l’armée alliée, les Anglais combattirent aussi vaillamment. Deux fois le prince Menschikoff crut avoir définitivement repoussé les troupes anglaises, qui deux fois, à Bourliouk, se reformèrent en prenant l’offensive. Enfin la cavalerie légère et les highlanders, à l’arme blanche, délogèrent les Russes de toutes leurs positions, pendant que le maréchal de Saint-Arnaud envoyait des renforts à lord Raglan. Le premier disait le lendemain :

« Les Anglais ont été héroïques, mais dès l’abord j’ai couru et ils ont marché[1]. »

Le général en chef passa toute l’après-midi debout. Sur un mamelon découvert, autour duquel tombaient et éclataient des bombes, très calme, il donnait des ordres et répondait aux messages des généraux. À la fin de la journée il se rendit sur le plateau de la grande montagne, où, à la tête de sa division, le général Canrobert combattait encore malgré une blessure reçue à la tête. En passant devant leur colonel et les débris du régiment de zouaves, le maréchal se découvrit et s’écria : « Merci, zouaves ! »

La bataille est gagnée, le centre et l’aile droite de l’armée ennemie sont débordés ; ses morts et ses blessés couvrent le sol. Le prince Menschikoff opère sa retraite sur la Katcha[2]. Le jour baisse, alors le maréchal arrête la poursuite.

La nuit tombe, des feux de bivouac illuminent les hauteurs et les pentes depuis l’Alma. Nos troupes établissent leurs tentes et les soldats épuisés font la soupe. Grisés par le succès, ils rient et chantent d’abord ; mais ils se taisent bientôt, parce que les gémissements des blessés s’élèvent de toutes parts.

Pour transporter ceux-ci, les cacolets, les infirmiers se trouvèrent encore une fois en trop petit nombre. Les médecins et les aides de bonne volonté se multiplièrent cependant, mais rien n’avait été suffisamment prévu… Ces soirs et ces lendemains de batailles amènent des heures terribles pour les chefs.

Assis devant sa tente, le maréchal se fait rendre compte de tout, il a un mot, un souvenir, une promesse pour tous, il ne sent plus ses souffrances ; mais il paraît anéanti, ses yeux seuls vivent et brillent du feu de la fièvre au milieu de sa figure amaigrie.

On le presse d’aller se reposer.

« Je vais me retirer, répond-il, mais auparavant je voudrais voir mon petit enseigne, s’il vit encore ! » Et s’adressant à un aide de camp, le maréchal ajoute : « Dans ce cas, il doit être près d’ici, parce que je lui avais ordonné de me parler avant de rentrer à son bord. »

L’officier s’éloigne et revient bientôt en disant :

« Le voici, monsieur le maréchal. »

Un jeune homme paraît, bizarrement accoutré avec une pelisse de hussard, un képi de chasseur à la main, et un pantalon bleu déchiré en maints endroits.

En l’apercevant, le général Bosquet s’écrie : « Tiens, c’est mon officier de marine.

— Le mien aussi, ajoute un autre général.

— Oui, messieurs, c’est le vôtre, que vous envoyâtes en mission. Il m’arriva au travers de la plaine et jusqu’au mamelon, épuisé, presque nu, tenant à la main votre lettre, général Bosquet, ayant rencontré je ne sais combien d’obus et de balles, car le malheureux enfant avait pris le chemin découvert, faute de connaître celui qui se trouvait relativement à l’abri. Nous le crûmes blessé mortellement ; il nous rassura. « Je n’ai rien du tout, s’écria-t-il, rien du tout, monsieur le maréchal, ce sang est celui de mon cheval ou plutôt du cheval du général Bouat, tué et tombé sur moi. » En effet, continua le maréchal, par une sorte de miracle, cet enfant n’avait même pas une égratignure ; mes officiers l’habillèrent de quelques défroques…

— Eh bien, s’écria le général Bouat, je me doutais que le jeune homme était né sous une heureuse étoile.

— J’ajoute, dit le général Bosquet, que je suis très heureux de le revoir et que nous en parlerons à son commandant ; n’est-ce pas, monsieur le maréchal, vous en direz un mot à l’amiral Hamelin ?

— Certainement ; mais qui sait ? rien ne vaut le moment présent. »

Alors, s’adressant à l’un de ses officiers d’ordonnance, son gendre : « Puységur, dit le maréchal, donnez-moi votre croix. Très bien ; avancez, monsieur l’enseigne ; comment vous nomme-t-on ? »

Ému, tremblant, rougissant jusqu’aux cheveux, Ferdinand reste immobile. Le général Bouat lui prend la main et répond :

« Il s’appelle Ferdinand de Résort. Si j’ai bonne mémoire, n’est-ce pas votre nom ?

— Oui, mon général, oui, monsieur le maréchal, dit enfin Ferdinand conduit auprès du commandant en chef.

— Eh bien, monsieur de Résort, au nom de l’empereur, je vous fais chevalier de la Légion d’honneur ; approchez, je vous attacherai moi-même cette croix bien gagnée, et qui sera noblement portée, j’en ai la conviction. »

Alors, incapable de témoigner autrement sa gratitude, Ferdinand saisit la main si maigre, si pâle de celui qui le décore ; il y pose ses lèvres et un gros sanglot sort de sa poitrine. Il est trop heureux, il étouffe…

« Voyons, remettez-vous, mon enfant, dit le maréchal, très ému lui-même, remettez-vous et allez vous reposer. Mais dites-moi donc, à quoi vous pensiez tout à l’heure pendant que j’attachais ce ruban ? »

Encore troublé, mais sans hésiter, à voix basse cependant, de sorte que le maréchal seul entendit :

« Monsieur le maréchal, je pensais à la joie de mon père et de… maman. »

Dans son bonheur il disait maman, comme lorsqu’il était tout petit.

« Eh bien, mon enfant, les prières d’une mère ont sûrement racheté votre vie ; voulez-vous écrire à Mme de Résort de prier aussi pour moi ? Maintenant allez, au revoir. »

En quittant la tente, Ferdinand fut chaleureusement félicité par les généraux et les officiers présents ; plusieurs lui offrirent pour la nuit une place dans leurs tentes, mais, désirant rentrer à bord, il remercia sans accepter.

Son cœur débordait : jamais il n’aurait osé rêver une telle joie ! et il se figurait celle de son père, de sa mère, de Marine et de Paul en recevant la nouvelle. Ah ! oui, il leur demanderait de prier pour le maréchal. Lui-même serait-il jamais assez reconnaissant de cette bonté du commandant en chef ?

Mais, avant que le courrier partît pour la France, tout le camp, toute l’escadre savaient la triste nouvelle.

Ayant remis le commandement en chef au général Canrobert, désigné, le cas échéant, par l’empereur, le maréchal s’embarquait à Balaklava.

Des matelots voulurent le porter dans le canot amiral, recouvert de pavillons français en guise de couvertures.

Et dans la soirée du 29 septembre 1854, avant même d’atterrir à Constantinople, le vainqueur de l’Alma rendait le dernier soupir sur ce Berthollet qui l’avait amené de France. Il s’éteignait en prononçant le nom de sa femme, après avoir prié, ayant reçu les derniers sacrements.

L’enlèvement des morts et des blessés occupa le lendemain de la bataille de l’Alma (21 septembre).

Les premiers restèrent là, mis en terre dans des trous profonds, les Russes d’un côté, les Français de l’autre.


Ferdinand reste immobile.

Les seconds, dont les blessures offraient quelque gravité, furent transportés sur divers bâtiments et expédiés à Constantinople.

… Le surlendemain, minuit piquait à bord de l’escadre, lorsqu’une baleinière accosta le Roland ; à bord de l’aviso aucune voix ne héla l’embarcation, dont un officier descendit seul. Il gravit l’échelle, à la coupée un autre officier l’attendait, et tous deux se rendirent chez le commandant sans avoir prononcé une parole.

Au bout d’un quart d’heure, en observant le même silence, le premier officier rejoignit son embarcation.

« À bord de la Ville de Paris, » commanda-t-il entre ses dents, et il ajouta : « En douceur, pas un mot, car avec ces calmes la moindre parole s’entendrait au loin. Vos avirons sont toujours recouverts de chiffons ?

— Oui, capitaine, n’ayez crainte, » répondit le patron à mi-voix, et la baleinière s’éloigna presque sans agiter l’eau.

Cependant, à bord du Roland, on faisait sans bruit les préparatifs d’un appareillage, et bientôt l’officier de quart se rendit chez le commandant, qu’il trouva debout et habillé.

« Commandant, dit l’enseigne, la machine a suffisamment de pression.

— Très bien, je monte avec vous. Veuillez prévenir le mécanicien que nous devons filer de deux à trois nœuds, pas davantage. D’ailleurs, pour éviter tout mouvement inutile, la bordée actuelle doublera son quart. On donnera les ordres de la bouche à l’oreille, on ne parle pas en dehors du service. »

Aussitôt le commandant sur la dunette et les ancres relevées, « Machine en avant, » dit-il.

L’aviso se mit en marche, très lentement d’abord, sur le flanc droit de l’escadre, et puis à raser la terre, en sondant toutes les cinq minutes, à cause des bas-fonds. L’hélice ne faisait aucun bruit. En silence, ses fanaux éteints, l’aviso glissait au milieu du brouillard sur cette mer plate. On eût dit le Vaisseau fantôme des légendes.

La veille, pour une mission semblable, le Roland avait poussé une pointe jusqu’à l’entrée de la rade de Sébastopol.

Là son équipage découvrit qu’entre les batteries des forts Constantin et Alexandre, sept vaisseaux étaient mouillés, enchaînés l’un à l’autre. Donc les Russes accepteraient une bataille navale, puisque leurs navires se trouvaient prêts à sortir du port à la rencontre de l’ennemi.

Grande joie sur la flotte alliée, où tous les cœurs battaient à la pensée du combat prochain.

Dès l’après-midi, et en ligne, nos escadres débouchèrent du cap Loukoul ; mais, avant d’arriver en vue de Sébastopol, retentirent de formidables détonations répétées par les échos. Alors en avant de l’estacade les avisos de tête aperçurent plusieurs vaisseaux russes qui sombraient au milieu d’un immense remous et dont bientôt le haut des mâts seul resta visible.

C’était donc pour s’assurer de l’état des choses que, par cette nuit sombre, l’amiral Hamelin envoyait de nouveau le Roland en reconnaissance.

Laissant sur bâbord la Katcha et une autre rivière, l’aviso s’en vint mouiller presque sous le fort Constantin, à l’abri d’un petit promontoire.

Une très légère transparence annonçait déjà l’approche du jour. Sur l’ordre du commandant, deux enseignes et six matelots prirent place dans une baleinière qui était suspendue le long du bord au moyen de palans. Silencieusement mise à l’eau, les poulies larguées, l’embarcation s’éloigna vivement.

Monté sur la dunette, le commandant essayait encore de suivre des yeux la baleinière déjà perdue au milieu de la brume.

Le jour arriva tel qu’on le désirait, terne et sans soleil. Et pour tous à bord, l’heure suivante parut interminable. Les feux restèrent allumés au fond des fourneaux, la machine prête à tourner.

À neuf heures, le commandant, toujours immobile, murmura en regardant sa montre : « J’ai eu tort d’envoyer Résort, il ne doute de rien, et les autres auront été ravis de le suivre au danger. »

M. de la Roncière avait reçu la défense d’exposer le Roland au tir du fort. Faudrait-il donc retourner au mouillage en abandonnant l’embarcation ?

À cet instant, le soleil perça la brume ; alors la vue s’étendit au loin sur la mer brillante et calme. Immédiatement un coup de canon partit des hauteurs voisines.

« Machine en avant, à toute vitesse, après avoir relevé l’ancre, » cria le commandant.

L’aviso s’élança hors de son abri. Du bord, en pleine lumière et au large, on apercevait une petite embarcation qu’une autre plus grande poursuivait et gagnait.

« Abattez sur tribord et au-devant de notre baleinière ! » cria de nouveau le commandant, n’hésitant pas à exposer son bateau aux feux du fort Constantin. Cependant il ne pouvait dépasser les ordres reçus jusqu’à mitrailler le canot russe, dont l’équipage n’avait sûrement point d’armes, puisqu’il ne tirait pas ; mais, s’il abordait la baleinière, on serait alors au moins vingt Russes contre huit Français.

Au moment où la grande embarcation allait atteindre la petite, quelques mètres à peine séparaient l’aviso de cette dernière, à laquelle des cordes furent adroitement lancées. Abandonnant leur baleinière, les hommes saisirent les amarres et tous se hissèrent à bord, les officiers après les matelots. Alors un boulet arriva du fort Alexandre, mais sans atteindre le Roland en train de virer. Tiré du fort Constantin, un second boulet brisa seulement le beaupré de l’aviso, qui était à l’abri du promontoire, lorsqu’une formidable décharge alla se perdre derrière lui.

Pendant que son bateau rejoignait l’escadre, le commandant interrogea Ferdinand, le plus ancien en grade des deux officiers revenus de cette expédition.

« Commandant, répondit l’enseigne, nous sommes arrivés sans encombre auprès des vaisseaux coulés, dont hier matin on avait déjà relevé la position. Sept bâtiments sont là et leurs carcasses encombrent l’entrée du port ; il reste passage pour un seul, encore faudra-t-il que celui-là, s’il n’est pas à vapeur, navigue en zigzag. Les zigzags continuent jusqu’aux bassins intérieurs de l’arsenal.

— Comment le savez-vous, Résort ?

— Parce que, voyant la place libre, et approuvé par Lartic, j’ai fait pousser jusqu’au milieu de la passe.

— Et là ?

— Là le soleil parut et on nous arraisonna, et, comme je ne sus pas répondre en russe, l’éveil fut promptement donné. Aux premiers instants, on avait peut-être confondu la nôtre avec une embarcation de l’escadre coulée.

— Et qui tira sur vous ?

— Le fort de gauche. Débouchant ensuite du fond de l’arsenal, une grande chaloupe prit la chasse.

— Vous ne fûtes pas tentés de vous servir de vos revolvers ?

— Non, vraiment, nous nous rappelions la défense faite à ce sujet.

— Eh bien, vous avez parfaitement et heureusement rempli cette mission, dont je vais rendre compte à l’amiral Hamelin… »

… En rentrant à bord, le commandant annonça la détermination prise par les amiraux de chercher sur les côtes sud et sud-ouest de la Crimée deux ou trois bons mouillages où leurs escadres fussent à l’abri.

« Et, ajouta le commandant de la Roncière, l’amiral Dundas et les Anglais ont jeté leur dévolu sur Balaklava, dont ils connaissent la position ; mais, s’ils croient se trouver là plus commodément que nous, ils se trompent fort, car, après m’être renseigné auprès d’un capitaine marchand, je fonde, moi, les plus grandes espérances sur la baie de Kamiesh. Avec l’autorisation de l’amiral Hamelin, nous irons reconnaître cette baie, placée avant le cap Chersonèse, à une faible distance de la rade de Sébastopol, et cela tout de suite. Pendant que l’escadre alliée contournera les côtes, le Roland restera en arrière…

— Mais, s’écria un officier, personne n’a songé à ce mouillage. On n’en parle jamais. Il ne doit rien valoir.

— Règle générale, répliqua le commandant avec un fin sourire, règle générale, mon ami, une chose est toujours ignorée jusqu’au jour où on la découvre. C’est aux malins à se débrouiller. Et voilà ce à quoi le Roland n’a pas encore manqué, il me semble. »

L’officier baissa la tête, un peu confus.

En effet, jusque-là et, depuis, pendant toute la guerre, les coups d’audace et les expéditions du Roland réussirent constamment.

Kamiesh reconnu fut jugé inappréciable. C’était un excellent refuge, où de nombreux vaisseaux pouvaient mouiller à l’abri dans des eaux profondes ; grâce à l’amiral Bruat, ce port prit bientôt l’aspect mouvementé qu’il devait garder jusqu’à la fin de la campagne. Les marins lui donnèrent le nom de baie de la Providence.

L’armée anglo-française avait déjà accompli un mouvement tournant que les défenseurs de Sébastopol ne purent ou n’osèrent pas entraver, trompés sans doute par une canonnade à longue portée engagée par huit bâtiments à vapeur.

Le prince Menschikoff laissa entreprendre cette fameuse marche de flanc, depuis les rives de la Katcha jusque sur les monts Fédioukine, où les troupes alliées bivouaquèrent le 26 septembre. Les nôtres étaient alors sous le commandement en chef du général Canrobert.

Les monts Fédioukine s’élèvent au sud-est de Sébastopol et dominent la Tchernaïa, rivière qui va se perdre au fond de la rade.

Pendant que nos escadres mouillaient dans le port ou dans la rade de Kamiesh, et que la flotte anglaise prenait possession de Balaklava, la division Bosquet montait le plateau de la Chersonèse.

Les jours suivants, depuis le nord-ouest de la presqu’île, qu’occupa la division turque, jusqu’à Inkermann, quartier général des Anglais, enfin d’Inkermann à Balaklava et au cap Chersonèse, toutes les troupes alliées campèrent et s’échelonnèrent, en masses plus compactes là où l’ennemi pouvait les attaquer, soit qu’il arrivât par la vallée de la Tchernaïa, soit par celle de Balaklava ; de ce côté allaient, en effet, se livrer les prochains combats.

Dès l’origine, les flottes combinées devaient attaquer Sébastopol par le sud, et l’armée victorieuse se porter sur ce point après avoir pris les fortifications et forcé l’entrée au nord-ouest de la ville.

Avant la marche de nos troupes sur la Katcha, les Russes crurent être inattaquables du côté de la terre ; mais, certains d’une gigantesque attaque par mer, ils accumulèrent tous leurs moyens de défense devant et autour de Sébastopol.

Au cours d’un tumultueux conseil de guerre présidé par le prince Menschikoff, les chefs des corps d’armée et les amiraux soutinrent passionnément leurs opinions diverses ; l’amiral Korniloff et plusieurs désiraient tenter la fortune d’une bataille navale, les autres voulaient couler les vaisseaux et les frégates afin d’employer le personnel et la puissante artillerie de ceux-ci aux défenses de la place même ou des forts.

Le dernier avis prévalut, on le sait. Et dans une ville déjà tout armée, cette détermination mit en ligne chez les Russes plus de vingt mille marins et deux mille canons de gros calibre.

Les alliés changèrent donc leur plan de campagne, puisque les flottes ne devaient plus aider à l’attaque, au moins quant à présent.

Après la bataille de l’Alma, le commandant en chef de l’armée russe organisa une défense formidable. Jour et nuit des milliers de travailleurs fortifiaient les tours, les forts, en construisaient de nouveaux. Les bouches inutiles furent renvoyées. Nous avions coupé les canaux qui apportaient à la ville les eaux des collines environnantes ; mais quantité de puits existaient à l’intérieur. Nous occupions le point de jonction de la route la plus directe entre Sébastopol, Simféropol et par conséquent Saint-Pétersbourg. Mais le prince Menschikoff s’assura l’autre route, celle qui contourne la presqu’île, car nous ne pûmes jamais songer à investir complètement Sébastopol. À Paris, on poursuivit cette idée tant que dura la guerre : « Investir la place attaquée et la livrer à ses seules ressources, puisque ses défenseurs avaient eux-mêmes condamné leur ravitaillement par mer. »

Trois généraux en chef se succédèrent en Crimée, tous trois jugèrent cet investissement impossible, et le maréchal Vaillant, alors ministre de la guerre, se rangea constamment à leur opinion.

L’armée russe resta donc en communication avec le centre de l’empire, dont elle recevait vivres et munitions. Des troupes arrivèrent sans cesse pour remplacer les morts et les malades, dont la quantité augmenta de jour en jour.

Pendant seize mois, les ressources, la fortune et la vie de la Russie se fondirent à Sébastopol, qui était le joyau le plus cher au tsar, la création de la grande Catherine, le port unique dans son genre, à l’extrémité méridionale de la Russie, où la nature avait créé elle-même cet emplacement merveilleux.

Au fond d’un bras de mer défendu par deux promontoires avancés, Sébastopol était là au bord d’un bassin profond et large, sans écueils, à l’abri de toutes les tempêtes.

Le général du génie Totleben combina les défenses de la place assiégée, qu’il hérissa de fortifications, au nord, à l’est, sur le mont Sapoune et aux sommets de tous les plateaux comme à l’entrée des ravins de la Tchernaïa et du faubourg Karabelnaïa. Le grand Redan, le grand Bastion, le bastion du Mât et enfin la tour Malakoff formèrent à la ville une ceinture tous les jours plus puissante. De leur côté, entre chaque sortie, entre chaque attaque, les armées alliées resserrèrent leurs lignes de circonvallation, leurs tranchées, leurs batteries et leurs contreforts.

Le 9 octobre, une première ligne de circonvallation était creusée et le corps du génie ouvrait la première tranchée, à 800 mètres de la ligne assiégée. Ces tranchées, quel labeur dangereux et ingrat ! Il ne devait jamais être interrompu jusqu’à la prise de Sébastopol. Dans l’obscurité, hors des excitations du combat, exposés au feu des bombes lancées au hasard par les assiégés, trois mille soldats travaillèrent aux tranchées sans une nuit d’interruption pendant onze mois.

Le 16, nous étions prêts, nos batteries en ligne.

L’attaque des alliés devait être simultanée. Connaissant les formidables travaux des Russes, les généraux en chef s’attendaient à une défense désespérée. Mais depuis la victoire de l’Alma pas un soldat, pas un officier, ne doutait du succès définitif.

Dès l’aube et pendant quatre heures, trois cents bouches à feu vomirent leurs boulets et leurs obus.

À midi, nos généraux arrêtèrent l’attaque, car l’artillerie française avait une position détestable sur le mont Rodolphe enfilé par les canons russes.

Au contraire, sur la montagne Verte, l’armée anglaise dominait la tour Malakoff. Le grand Redan sauta à une heure. Les Anglais eussent pu y entrer, mais pouvaient-ils s’y maintenir ? Lord Raglan ne le crut pas ; il jugea au contraire qu’une fois là il serait exposé à recevoir le choc de toute l’artillerie de campagne des Russes. Il ordonna donc à ses troupes de se replier.

En somme, l’avantage resta à l’ennemi, malgré les pertes qu’il avait subies. La tour Malakoff réparée devint plus solide qu’avant l’attaque, et le grand Redan fut réédifié en deux jours.

L’armée assiégée sentit son courage grandir. Officiers et soldats répétèrent les mots que venait de prononcer l’amiral Korniloff tué au grand Redan : « Vive l’empereur et la sainte Russie ! Ne rendez jamais Sébastopol ! »

Vingt-sept vaisseaux tirèrent plus longtemps sur le fort Constantin et sur les batteries russes élevées au sommet des falaises. La Ville de Paris reçut trois boulets rouges dans sa coque et fut atteinte cent fois dans son gréement et au-dessus de sa ligne de flottaison ; sur la dunette, une bombe renversa l’amiral Hamelin et tua deux officiers. Le Charlemagne, criblé d’obus, eût sauté sans le courage d’un matelot qui se précipita au moment où un boulet allait atteindre une caisse de cartouches. Le Napoléon et bien d’autres souffrirent de ce feu terrible. Le nôtre endommagea gravement le fort Constantin. Les alliés avaient lancé trente mille projectiles et les Russes cent soixante mille.

Durant ces combats, Ferdinand était depuis la veille détaché aux batteries de marine dressées sur le fort Génois, à l’entrée de la baie de Stréletzka, presque à toucher Sébastopol.

Ces batteries ce trouvaient dans une détestable position et exposées, sans pouvoir lui faire grand mal, aux feux convergents de la place assiégée. « Tant qu’il me restera un homme pour tirer un coup, répétait le capitaine de frégate commandant de la batterie, M. Penhoat, tant que j’aurai un canon et un servant, je tirerai. »

Les morts jonchèrent bientôt le sol, le sang ruissela. Emportés à l’ambulance, les blessés n’y arrivaient pas toujours vivants. Cependant jusqu’à midi, sans discontinuer, quatre obusiers de 22 tirèrent du fort Génois. La place ripostait, et souvent un canonnier succombait avant d’avoir pu faire retomber cette espèce de macaron mis à la bouche de la pièce pour la protéger.

Le commandant Penhoat continuait à donner des ordres, surveillant le tir, debout, sans même baisser la tête quand passaient les bombes ; il mettait là tout son courage et aussi son entêtement de Breton.

À une heure, le commandant et l’adjudant restaient les seuls officiers debout. Le dernier, après avoir contourné l’intérieur de la batterie, s’adressa à son chef :

« Commandant, dit-il, nous avons une seule pièce intacte, toutes les autres sont couchées sur leurs affûts brisés.

— Eh bien, monsieur, qu’on tire avec cette pièce, qu’on tire encore, qu’on tire toujours.

— Commandant, les servants sont morts ou blessés.

— Eh bien, monsieur de Résort, tirez vous-même, puisque vous êtes officier canonnier. »

Ferdinand tira le dernier coup de canon qui partit du fort Génois. Immédiatement après l’ordre arriva de cesser le feu. La batterie fut supprimée le lendemain.

Employé ailleurs, le commandant Penhoat avait chaudement recommandé son adjudant, qu’il présenta au général Canrobert. Le général Bosquet se trouvait là, qui reconnut et questionna avec bienveillance son « enseigne de l’Alma ».

Informé que Ferdinand débarqué du Roland ne savait s’il y retrouverait sa place :

« Eh bien, il restera avec moi, dit le général Bosquet, beaucoup d’officiers de marine sont détachés ainsi. Ma proposition vous agrée-t-elle, monsieur de Résort ?

— Elle me ravit, mon général, pourvu que le commandant de la Roncière l’approuve.

— Il l’approuvera, j’en fais mon affaire. »

En effet, le commandant du Roland, consulté, donna son adhésion en faisant l’éloge du jeune enseigne. Celui-ci ne tarda pas à rencontrer le général Bouat, qui s’écria :

« Je le disais bien : vous êtes né sous une heureuse étoile. Quoi ! revenu de ce terrible fort Génois sans une égratignure ! Allons, bonne chance pour la première affaire ; cette affaire est proche, croyez-moi. »

En effet, l’attaque et la défense travaillaient sans relâche, les gabions, les fascines étaient portés de nuit aux ouvrages, que, de leur côté, les assiégeants reliaient entre eux, plus rapprochés et plus solides.

L’impatience dévorait l’armée.

Ferdinand avait la fièvre en songeant à la bataille où il serait aux premiers rangs, car son général commandait le corps d’observation. Sur le plateau d’Inkermann et les positions de Balaklava, les divisions anglaises et celles du général Bosquet demeuraient jour et nuit sous les armes, inquiétées par les bombes russes. En s’endormant, officiers et soldats se disaient : « À demain la grande attaque. »

Le 24 octobre, le général Bosquet employa la matinée à écrire, ou à signer des papiers qu’il envoyait dans toutes les directions. Précis dans ses ordres, brave, cela va de soi, le général Bosquet était autoritaire, souvent cassant, et, tout en lui reconnaissant les grandes qualités d’un chef, on l’estimait plus qu’on ne l’aimait. Ferdinand, d’abord très intimidé, arriva promptement à comprendre la valeur de son général. Ce dernier, s’adressant à l’enseigne de vaisseau en service ce jour-là :

« Savez-vous l’anglais ?

— Oui, mon général.

— Le parlez-vous couramment, l’écrivez-vous de même ?

— Je le parle couramment, mais avec un accent français, et je crois l’écrire sans faute.

— Fort, bien. Transcrivez en anglais cette dépêche que vous irez ensuite porter à lord Lucan, au camp de Balaklava, en prenant une escorte. Vous reviendrez avec la réponse ici, n’importe à quelle heure. Écrivez là. »

Ferdinand s’assit et il écrivit rapidement, non sans envoyer un souvenir à sa mère, qui lui avait enseigné la langue anglaise. Sa tâche achevée, il s’approcha du général encore occupé à signer des ordres.

« Voici, mon général.

— Ah ! j’aime les gens expéditifs ; la lettre est bien, je suis satisfait, partez promptement. Au revoir.

— Au revoir, mon général, et merci. »

Des chevaux tout sellés attendaient en dehors des tentes. Ferdinand expliqua le but de sa mission au capitaine de service, et bientôt, escorté par quatre lanciers, il partit à fond de train. La route n’était qu’une promenade hors des atteintes d’aucun obus.

La journée finissait avec un superbe coucher de soleil. En galopant, Ferdinand se sentait très joyeux et comme dans l’attente d’un événement agréable. Arrivé au quartier général anglais, il se rendit à la maison occupée par lord Lucan. Là, ayant décliné son nom et remis la dépêche, il fut introduit auprès d’autres officiers par un capitaine qui, suivant le très bon usage de son pays, présenta le nouvel arrivant.

« Major Brown, dit-il, M. de Résort ; capitaine de Monnins, M. de Résort ; mylord Keith, M. de Résort. » Alors, les derniers nommés poussèrent une exclamation et tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

« My dear, my dearest friend, disait le premier.

— Mon cher Harry, quel bonheur de vous retrouver, » ajoutait le second.

En attendant la réponse de lord Lucan, les deux jeunes gens causèrent un instant.

Ferdinand interrogea d’abord son ami : « Comment avez-vous quitté l’Inde et le génie pour vous retrouver ici officier d’artillerie ? »

Harry répondit : « Mon père aimait l’Inde, mais, après sa mort, ce pays, où j’avais eu la douleur de perdre aussi ma mère, me devint odieux. Arrivé en Angleterre, j’ai pu facilement permuter avec mon grade dans un régiment d’artillerie au moment où se préparait l’expédition de Crimée. »

À son tour, Ferdinand parla de sa dernière campagne.

« Et ce bout de ruban ! Vous ne m’en dites rien. Où l’avez-vous donc trouvé ? Il me semble que peu d’officiers français l’obtiennent à votre âge. »

Ferdinand rougit et répondit évasivement : « J’ai eu beaucoup de chance à l’Alma… » La réponse de lord Lucan rompit l’entretien et les deux amis se séparèrent.

De retour au camp, Ferdinand remit à son chef la dépêche du général anglais. Après l’avoir parcourue, le général Bosquet remarqua l’air joyeux de son officier d’ordonnance.

« Avez-vous donc rencontré un trésor ? dit-il.

— Un trésor, non pas, mon général, mais un ami de jeunesse.

— De jeunesse, interrompit le général en souriant, quel âge avez-vous donc ?

— Vingt-quatre ans, mon général.

— Vous paraissez plus jeune. Comment se nomme votre ami ? Lord Keitl, un aide de camp de lord Lucan, que j’ai connu dans l’Inde lorsque j’étais élève : c’est un homme accompli.

— Ah ! murmura le général un peu tristement, à votre âge, je croyais aussi aux amitiés solides et aux hommes accomplis. Bonsoir, monsieur, allez vous reposer, demain la journée sera probablement chaude.

— Bonne nuit, mon général. »

Au moment où il quittait la tente :

« Eh bien, dit tout bas un capitaine à un autre officier, voilà un petit enseigne qui parle au général Bosquet comme à son égal et auquel le général témoigne une complaisance rare.

— Oui, répondit l’autre, toujours des faveurs. Moi, je n’aurais jamais cru le général capable de se laisser empaumer par ce blanc-bec. Enfin, nous verrons ce marin au feu, je n’ai pas idée qu’il aille au-devant des balles. Un officier d’antichambre, croyez-m’en sur parole, et je compte avoir l’œil sur lui pendant la première action. »




  1. Aussi les pertes ne furent-elles pas égales : deux mille tués et blessés pour l’armée alliée, dont mille trois cents Anglais.

    Les Russes eurent plus de cinq mille hommes hors de combat, dont mille neuf cents tués et sept cent cinquante prisonniers.

  2. Les ennemis se replièrent en bon ordre. Le prince Menschikoff et les généraux russes firent bivouaquer cette nuit-là l’armée sur la Katcha et le lendemain sous les murs mêmes de Sébastopol.