L’épave mystérieuse/XXXII

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J’ai un ami… »


CHAPITRE XXXII

Propos de guerre et d’hymen.


Le 24 mai 1855, les escadres alliées entraient triomphantes dans la mer d’Azof. Kersch venait de se rendre, comme se rendirent Jénikalé et Anapa. La ville et la forteresse de cette dernière place furent trouvées désertes.

Les bâtiments mouillèrent devant Anapa, et le soir même il y eut à bord du Montebello un grand dîner offert par l’amiral Bruat à tous les commandants français et à plusieurs officiers.

L’amiral se montrait enchanté. Pour ses convives, après ces longs mois de croisière au cours de ce dur hiver, le calme dans ces eaux tranquilles paraissait délicieux.

L’amiral Bruat joignait à une bravoure commune à plusieurs un esprit résolu, précis, mais aimable et enjoué. Profondément bon aussi, peu de chefs ont été aimés et appréciés comme celui-là.

Naturellement on parla de la guerre, de ses succès, du siège, de l’investissement et d’une nouvelle récente : la démission du général Canrobert, descendu de sa dignité de général en chef pour solliciter l’emploi de commandant d’une division. Et l’amiral Bruat admirait la grandeur d’âme du général.

« Enfin, dit M. Jurien de la Gravière, commandant du Montebello, enfin, amiral, savez-vous au juste la cause de cette résolution subitement prise ?

— Subitement, non, répliqua l’amiral, car plusieurs fois déjà Canrobert me la fit pressentir ; mais il se décida à la suite des dissentiments qui s’élevèrent entre lui et lord Raglan à propos de la première attaque sur Kersch, résolue, puis abandonnée. Canrobert craignit ensuite d’être un obstacle au succès définitif. Muni d’une lettre de l’empereur écrite à toute éventualité donnant, à son défaut, le commandement au général Pélissier, Canrobert se rendit chez ce dernier, auquel il remit la lettre, après avoir développé les raisons qu’il avait pour agir ainsi.

« Pélissier se montra très ému.

« Général, dit-il, ne faites pas cela, je vous en supplie, plus tard vous le regretterez. Attendez au moins quelques jours.

— On ne regrette jamais d’avoir fait son devoir, répondit simplement Canrobert. La dépêche par laquelle je donne ma démission est partie ; Sa Majesté doit l’avoir déjà reçue. »

« Et, cette démission acceptée, entouré de ses officiers et de son état-major, l’ancien général en chef adressa à l’armée des adieux touchants, simples et dignes. Bosquet vient de m’écrire tout cela en ajoutant : « Beaucoup pleuraient, dont les yeux n’avaient pas versé une larme depuis tant d’années. Pélissier lui-même, qui n’est pas tendre, paraissait bouleversé. »

— Amiral, que pensez-vous du nouveau tsar ? demanda un convive.

— Alexandre suivra les conseils de son père : le 2 mars, avant d’expirer, Nicolas répétait encore à son fils : « Ne rends jamais Sébastopol. »

— Et les travaux du siège ?

— D’abord le nouveau commandant en chef n’entendra pas être contrecarré : de Paris les plans envoyés et l’investissement rêvé, il les repoussera sans aucune forme ; en revanche, il poussera vigoureusement l’attaque, malgré les obstacles renaissants, le choléra de nouveau signalé ; rien ne le découragera, et il ne laissera pas aux troupes le temps de se décourager.

« Il veut, dit-on, conquérir à tout prix la partie sud de Sébastopol, en s’établissant sur la Tchernaïa ; il essayera avant tout d’étendre jusqu’à Baïdar un corps d’armée inutile au siège. Et, de source certaine, je sais que nos travaux d’approche sur la tour Malakoff avancent lentement, mais tous les jours. Or vous n’ignorez pas, messieurs, que, si nous nous maintenions une heure seulement dans ce fort, Sébastopol serait en notre pouvoir, car alors nous serions les maîtres du faubourg de Karabelnaïa, la clef de la place.

« Mais Toetlben fait preuve d’un véritable génie et la résistance reste aussi vive, aussi tenace et plus expérimentée qu’aux premiers jours… Nous ne pouvons risquer un assaut qu’avec la presque certitude du succès. Voilà mon opinion, messieurs.

— Et l’armée sarde ?

— On dit qu’elle renferme de bons soldats ; ces quinze mille hommes vont se joindre aux troupes anglo-françaises : ce sont les banquiers de Londres qui ont prêté l’argent nécessaire au gouvernement piémontais.

— Et à propos d’Omer-Pacha, amiral ?

— Une appréciation de Pélissier : « Omer-Pacha se croit trop grand pour faire de petites choses, et il est bien trop petit pour en accomplir de grandes. »

— Et nos batteries de marine ?

— Toujours admirablement servies. Celles 1 et 2 forment l’extrême gauche de la ligne et nous avons deux mille cinq cents matelots dans le tracé des tranchées ou dans ces deux batteries. Avec leurs officiers, leurs matelots et nos canons, Ribourt dans l’une aux attaques de droite, Amet à celles de gauche, ont plus que mérité les éloges répétés des généraux en chef et l’admiration de tous. Résort ici présent peut nous raconter les hauts faits de Penhoat à Stréletzka…, il y était, au mois d’octobre, ç’a été chaud. »

Rouge comme une pivoine, le jeune officier ne répondit pas d’abord, quoique tous le regardassent avec bienveillance.

Momentanément embarqué sur le Brandon en passant lieutenant de vaisseau, Ferdinand avait été pris ensuite comme officier d’ordonnance par l’amiral Bruat à cause d’une chaude recommandation du général Bosquet. Il plut vite à son nouveau chef parce qu’il sut être modeste, évitant aussi de raconter les batailles où il s’était trouvé. Mais, s’apercevant qu’on attendait sa réponse :

« Oui, amiral, dit-il, ç’a été fort chaud. Depuis lors, le commandant Penhoat continue à faire causer ses chers canons en s’exposant aussi lui-même. Avez-vous entendu parler de l’affaire après laquelle de Leusse et un matelot ont été décorés ?

— Oui, non, répondirent quelques voix.

— Eh bien, le 11 avril, une bombe russe tombe dans un magasin de la deuxième batterie de marine au milieu d’une quantité d’obus chargés. Le feu prend, on aperçoit déjà la fumée, tout va sauter, sauve qui peut ! mais un matelot appelé Cognet se précipite, s’affale sur ses mains, et l’un après l’autre il jette les obus au dehors. Découvrant alors le feu, il l’éteint, aidé par de Leusse, un aspirant de première classe, et trois ou quatre braves camarades. Et, continua Ferdinand dont les yeux brillaient, le courage, beaucoup en ont, tous, je pense…, mais cette présence d’esprit qui fait agir au moment et à l’endroit précis, n’est-ce pas le don le plus enviable ?

— Certainement, Résort, vous avez raison, répliqua M. de la Roncière ; la présence d’esprit et l’esprit d’initiative sont des qualités précieuses, comme la modestie qui fait rompre les chiens et louer les autres sans parler de soi-même. »

Alors le commandant du Roland se leva : « Avec l’autorisation de l’amiral, dit-il, je vous proposerai un toast, messieurs : À la France et à l’empereur, ensuite à nos marins et à nos camarades du siège, sans oublier les jeunes, ajouta-t-il en regardant Ferdinand.

— Certainement, le commandant de la Roncière a raison, reprit l’amiral : À la France, à l’empereur et à la jeune marine. »

Trois semaines après, les bâtiments amiraux français et anglais, il la tête des deux escadres en ligne de bataille et leurs pavillons en berne, saluaient la dépouille mortelle du feld-maréchal lord Raglan, foudroyé par une attaque de choléra.

Depuis le camp jusqu’à Balaklava où il fut embarqué, le cercueil du vieux général défila entre deux lignes de soldats anglais d’abord, français ensuite ; l’air national anglais l’accompagna jusqu’au rivage et à bord, aussi longtemps que le bâtiment qui l’emmenait en Angleterre se trouva à portée.

On n’entendit pas un coup de canon russe durant toute cette journée.

On a comparé la guerre de Crimée avec la guerre de Troie, d’abord en raison de sa longueur qui parut triple à notre impatience et à notre exagération française, et aussi à cause de la très grande proportion des officiers succombant sous la mitraille ennemie. Chaque affaire coûta la vie à plusieurs officiers généraux ou supérieurs, soit russes, soit de l’armée alliée. Des trois commandants en chef, deux moururent du choléra, et le prince Menschikoff, très malade, quitta le siège pour assister à l’agonie de son souverain.

Un autre point de comparaison, c’étaient les querelles entre les commandants ou chefs de corps.

… Depuis le 18 juin, presque toutes les nuits, les Russes tentaient des sorties partielles, toujours repoussées, mais qui affaiblissaient les assiégeants. Les bombes tombaient, grêle incessante, couvrant de morts tel ou tel point des tranchées, devenues un véritable ossuaire. Les troupes énervées recommençaient à demander l’assaut définitif. Toujours de sang-froid au fond, malgré ses colères contre tel ou tel, Pélissier restait résolu : il ne voulait livrer cet assaut qu’à son heure, avec tous les atouts dans son jeu.

Alors, et par l’effet d’une réaction naturelle à la faiblesse humaine, les soldats acclamèrent Canrobert, le suivant, l’écoutant, et, bien malgré lui, le traitant comme s’il eût toujours été leur général en chef.

Par un dernier acte d’abnégation, le général Canrobert se rendit aux avis de Napoléon III et il se retira à la veille du succès qu’il espérait, qu’il savait être proche.

En effet, le grand triomphe se préparait, dont les Russes avancèrent l’heure par la bataille livrée à Tracktir sur la Tchernaïa, rivière qui coule du sud au nord-ouest de la Crimée et se jette dans la baie de Sébastopol.

Cette victoire ramena la confiance chez les alliés, et dès lors pas un soldat ne douta plus du succès.

À la fin du mois d’août les deux armées ennemies se touchaient presque, la lutte incessante les décimait nuit et jour ; d’un bastion russe à une batterie française, lorsque un moment s’arrêtait le bruit de la mitraille, on pouvait suivre une conversation. Les mines avançaient, les contre-mines serpentaient, et sous terre les explosions répondaient aux grondements du canon.

Le 3, l’assaut fut définitivement résolu, et, le 5, commença ce bombardement « infernal », suivant l’expression de Gortschakoff. Alors tirèrent : six cents bouches à feu françaises, cent quatre-vingt-quatorze anglaises, auxquelles treize cent quatre-vingt-six pièces russes répondirent pendant trois jours et trois nuits. Se figure-t-on deux mille cent quatre-vingts pièces tonnant à la fois, sans une minute d’interruption, tandis qu’une demi-obscurité empêchait de rien distinguer au milieu de cette épaisse fumée, à chaque instant illuminée par de rouges lueurs ?

Les canons de marine hurlaient encore plus fort que les autres.

« Demain, avait dit le général Bosquet le 7 septembre, demain Malakoff et Sébastopol seront à nous ! »

Le 8, dès l’aube, une forte brise chassa la fumée amoncelée. Les officiers et les soldats, par ordre, revêtirent leur grande tenue. La musique des régiments joua les airs nationaux et la marche de Crimée. Cependant les canons continuaient leur duel jamais interrompu.

À midi sonnant, tête découverte et chapeau en main, les généraux s’élancèrent sur la crête des parapets en criant : « Soldats, en avant, et vive l’empereur ! »

Toute l’armée répéta ce cri avec cette variante : « Vive la reine, ou vive le roi ! »

Le dernier effort et la dernière lutte furent magnifiques. Mais combien succombèrent durant l’action suprême !

Livrée aux flammes par ses défenseurs, Sébastopol ne s’était point rendue ! Seulement il n’en restait pas pierre sur pierre.

Et les derniers régiments russes, après avoir allumé l’incendie, traversèrent un pont de bateaux, dernier ouvrage dû au génie de Totleben.

Des quartiers brûlaient encore le lendemain de l’assaut, lorsque, à Sébastopol même, Pélissier signa l’ordre du jour de la victoire.

Ce n’est pas dans ce livre que je pourrais essayer de juger l’utilité et la portée de cette guerre d’Orient.

En Crimée, les pertes furent celles-ci : Dix mille deux cent quarante hommes seulement périrent devant l’ennemi, et quatre-vingt mille succombèrent pendant les années 1854-55.

À ce chiffre il faut en ajouter quinze mille revenus en France gravement malades.

Anglais : vingt-deux mille ; deux mille huit cents sur le champ de bataille.

Piémontais : deux mille deux cents.

Turcs : trente-cinq mille.

Le relevé officiel des morts russes était, le 13 novembre 1855, de cent dix mille. Et ces masses d’hommes, renvoyés malades ou atteints du choléra, du typhus, en traversant l’immense empire, qui pourrait les compter ?

… Le dernier acte de la grande lutte allait se jouer le 17 octobre 1855 devant Kibournn et par notre escadre, au moment même où, à Eupatoria, notre cavalerie refoulait les ennemis encore une fois.

Kibournn défendait la mer Noire à la pointe extrême de la Russie qui se trouve enclavée entre le Bug et le Dniéper.

Soixante-dix bâtiments bombardèrent la place, et, parmi ceux-ci, les premières batteries blindées qui furent construites. En avant les canonnières et les batteries ouvrirent le feu contre la forteresse, pendant que les compagnies de débarquement étaient mises à terre.

L’une des batteries, la Dévastation, servait de point de mire aux assiégés ; sur elle les boulets russes pleuvaient et ricochaient sans entamer ces primitives cuirasses.

En tête, le Montebello, bâtiment amiral français, où sur la dunette, entouré de son état-major, se tenait l’amiral Bruat en grande tenue. Dirigeant l’action, il signalait les manœuvres aux commandants. Les signaux hissés rapidement, et plus rapidement amenés, rencontraient parfois un boulet qui les emportait et vraiment on en riait à bord : les matelots avaient vu planer ou éclater une telle quantité de boulets et d’obus depuis dix-huit mois !

L’une des canonnières paraissait n’avoir pas compris un signal et l’un des vaisseaux ne tirait pas absolument en ligne ; cela contrariait fort l’amiral Bruat, qui murmurait : « J’aurais dû passer dans leurs rangs avant d’ouvrir le feu ; mais oui, certainement. » Et puis, à haute voix, s’adressant à un des officiers d’ordonnance :

« Résort, faites armer mon canot. »

L’officier se précipite en bas de la dunette ; un léger mouvement se produit sur le pont, et une demi-exclamation parcourt le vaisseau.

Le canot une fois descendu au moyen de palans et l’échelle promptement amenée par tribord :

« Amiral, dit Ferdinand, son chapeau à la main, amiral, le canot est paré.

— Embarque alors, » répond l’amiral, qui ajoute : « MM.  de Résort et Le Bris m’accompagneront avec le commandant Dieudonné. »

Au bout de quelques minutes, l’amiral et les officiers avaient pris place dans le grand canot peint en blanc, qui s’éloignait du bord ; trente-deux matelots nageaient là en habit de fête, vestes blanches et larges chapeaux cirés. Debout derrière l’amiral, un second maître gouvernait à côté du pavillon qu’agitait une brise légère.

Le soleil brillait, la mer était bleue avec de petites vagues blanches. Les hommes nageaient admirablement d’ensemble sans qu’un de leurs avirons tombât avant l’autre. Sur le canot, les balles sifflaient, les boulets sautaient à l’entour ; néanmoins quelques-uns en ricochant mouillèrent les officiers ; sans presser son allure, l’embarcation serpentait toujours au travers des soixante-dix bâtiments embossés.

Parfois l’amiral disait : « Stop ! » Aussitôt le maître, avec son sifflet d’argent, lançait un trille prolongé. Au bout d’un instant, le sifflet retentissait de nouveau et le canot reprenait sa marche.

Alors de tous les navires, les uns après les autres, et dès qu’un équipage apercevait l’amiral, partaient des hourras frénétiques. « Jamais, nous a raconté un officier présent, jamais, avant, ni depuis, un pareil enthousiasme ne fut manifesté à bord. Les équipages étaient comme électrises par ce sang-froid et par ce défi jeté à la mort au milieu du combat. »

Dans ce canot, glissant au travers de la mitraille, pas un officier pas un homme n’eût donné sa place pour tout l’or du monde.

L’inspection terminée, après avoir salué le dernier bâtiment : «  À bord du Montebello, » dit l’amiral.

Lorsque le grand canot accosta tranquillement l’échelle de tribord, les balles russes n’avaient pas touché un de ces officiers et de ces hommes qui montèrent à la suite de leur chef sur le pont du Montebello.

À une heure et demie, la forteresse ne tirait plus qu’à de longs intervalles : ce que voyant, les commandants en chef résolurent de ménager leurs courageux adversaires. Ils ordonnèrent d’arrêter le feu, et le pavillon parlementaire fut hissé.

Le fort et la garnison se rendirent à discrétion : mille quatre cent vingt prisonniers, dont le général, quarante officiers, cent soixante-quatorze bouches à feu, tels étaient les résultats de la journée, dernière action de cette longue guerre. L’armistice fut d’abord signé, et la paix réglée par le congrès de Paris, le 30 mars 1856.

Sur le Montebello, après la reddition de la forteresse, le soir, chacun se pressait autour du canot amiral, où plus de cent traces de balles se voyaient le long des plats-bords.

« Vive l’amiral ! criaient les hommes, il est invulnérable, c’est lui qui nous a préservés. »

Lui, souriant, passait au milieu de ces braves gens, posant parfois la main sur l’épaule d’un vieux matelot, dont la figure bronzée parlait des fatigues endurées pendant ces dures croisières, ou bien il s’informait de tel autre, en nommait plusieurs… Profondément ému, heureux au possible ! Ce fut un de ces moments où l’on touche presque au bonheur parfait.

Nommé grand amiral de France, il partit à la tête de son escadre triomphante ; mais il commençait à se sentir bien las.

« Quelle fatigue ! mes enfants, disait-il à ses officiers pendant les repas, il me semble que j’ai toujours faim et sommeil, et je ne parviens ni à dormir, ni à manger. »

Sa jeune femme et ses jeunes enfants l’attendaient à Toulon, comptant les heures et les minutes.

En pleine mer, entre l’Italie et le cap Matapan, le 18 novembre 1855, la mort s’en vint brutalement fermer les yeux de l’amiral Bruat, et non pas la mort qu’il avait rêvée et bravée. Il la vit arriver sans baisser les yeux, pas plus qu’il ne les baissait lorsque autour de lui sifflaient les balles ennemies. Chrétiennement résigné, sans murmure, il sut faire le grand sacrifice de ne pas embrasser une fois encore ses petites filles et leur mère. Comme Saint-Arnaud, Dundas, Raglan, Lourmel, Brandon, Bizot, Mayran, Cathcart et tant d’autres, il ne devait pas revoir son pays après la campagne de Crimée.

Le Montebello ramena en France la dépouille mortelle de l’amiral Bruat. Le Bayard devait nous rapporter, trente ans plus tard, le cercueil de l’amiral Courbet, un autre héros, vaincu aussi par un mal dont il ne voulut jamais se plaindre.

Le 26 novembre 1855, à Toulon, au milieu d’une foule recueillie, des embarcations déposaient à terre les officiers et les hommes en permission.

Sur le quai, des familles groupées attendaient un fils, un frère, un mari. Cependant la joie du retour était bien gâtée par ces pavillons en berne à bord de l’escadre française. Que de larmes très sincères furent versées ce jour-là, en souvenir du vaillant chef, la dernière grande victime de la guerre d’Orient !

Comme au jour du départ, la famille de Résort se tenait un peu à l’écart. Avec sa lunette, l’amiral venait d’apercevoir au large la grande chaloupe du Montebello.

Tour à tour chacun regarda, d’abord Mme de Résort, ensuite Marine et puis Paul. Le commandant Le Toullec était bien trop agité pour rester en place ; il se promenait le long du quai, bousculant les badauds, suivi de la « Damizelle ». Stop, assis auprès de Paul, remuait vivement sa queue et inspectait l’équipage de chaque embarcation ; le chien attendait aussi, mais celui qui ne devait jamais revenir.

Une demi-heure après, deux calèches découvertes déposèrent la famille, avec l’enfant bien-aimé, devant le perron d’une jolie villa située aux Tamaris, non loin de Toulon.

Appuyé sur deux cannes, un jeune homme reçut les arrivants, et alors ce furent de nouvelles exclamations joyeuses :

« Résort, my dearest.

— Harry, mon ami, mon cher… mon… Ah ! quel bonheur ! » s’écria Ferdinand, qui ajouta avec des larmes dans la voix : «  Quel bonheur complet, sans notre amiral et Langelle… »

Il n’y a, hélas ! pas de joie parfaite en ce monde. Et à la pensée de chacun revenaient sans cesse deux souvenirs désolés : l’un donné au chef mort dans sa gloire, l’autre s’en allant à l’ami que Stop demandait en hurlant tristement, depuis qu’il avait revu Ferdinand.

Après dîner, la main dans celle de Mme de Résort, Ferdinand répondit et interrogea, voulant apprendre jusqu’aux plus petits événements passés chez lui en son absence. La mort de Thomy fut aussi rappelée : les détails amenèrent un frisson chez Mme de Résort, Marine et Paul. Quelle punition et quelle fin !

Et puis Ferdinand s’enquit de la guérison de Keith, dont il ignorait les principaux détails.

« Parlez, mon cher commandant, s’écria Le Toullec en s’adressant à Harry, ne cachez rien ; vraiment l’histoire est curieuse, mille millions…, pardon, mille fois pardon, madame. »

Encouragé par un sourire de Marine, Keith raconta alors :

« Après le départ de ses amis français, resté seul, ayant fait son sacrifice, il attendait la fin, car, suivant les docteurs, sa vie était une simple question d’heures. Et le lendemain Mrs  Arnold lui dit : « Mon cher enfant, chez moi, en visite, se trouve la supérieure des sœurs françaises de Constantinople, et cette dame m’affirme connaître une négresse égyptienne dont les remèdes sont merveilleux pour guérir des blessures réputées incurables ; mais la sœur ajoute : « En cachette seulement nous consultons cette femme, parce que nos chirurgiens la réprouvent beaucoup. Elle viendrait certainement à Scutari. Pensez-vous qu’elle pût pénétrer à l’ambulance ? » Et, continua Mrs  Arnold, la supérieure française attend, que dois-je lui répondre ?

— Remerciez-la de ma part en la priant d’envoyer cette Égyptienne, qui serait une véritable sorcière si elle me guérissait. »

« Consulté pour la forme, notre médecin en chef ne put refuser son consentement ; d’ailleurs vous le savez, Résort, chez nous on respecte toujours l’initiative personnelle.

« Une vieille négresse arriva dès le lendemain ; vieille n’est pas assez dire, elle ressemble à une momie du temps de Sésostris.

« La momie enleva d’abord bandages, compresses, etc., puis elle entoura mes plaies d’une couche d’ouate imbibée d’une liqueur qui sentait bon. Ensuite elle s’établit chez Mrs  Arnold, et quatre fois le jour, deux fois la nuit, elle renouvelait mes pansements et en même temps elle me faisait boire quantité de jus étranges dont le goût variait souvent. Elle me frictionnait aussi l’estomac, les oreilles et jusqu’à la racine des cheveux.

« La gangrène va se mettre dans les plaies, répétait le docteur à la visite quotidienne ; mais je m’en lave les mains, l’eau glacée seule arrêtait l’infection. »

« La sorcière haussait les épaules, ricanait et disait : «  Glace empêche sang circuler, bon d’abord, jamais plus tard. »

« Une semaine s’écoula, et, au lieu d’un profond dégoût ajouté à une fièvre lente, je me sentis un beau matin très reposé, avec de l’appétit. Jane fit part à la négresse de ces symptômes favorables.

« Cicatrisation commencée, » déclara la sorcière sans paraître étonnée, et dix jours après mes excellentes gardes crièrent au miracle, en voyant les plaies de mes jambes se fermer les unes après les autres. À la dernière : « Il y a résorption, prononça le docteur ; le major sera mort demain ; et vous l’aurez toutes voulu, » ajouta-t-il en s’adressant à Mrs  Arnold et aux autres dames.

« La sorcière était là qui riait silencieusement comme peut rire une momie. Réellement, sa laideur a quelque chose de surnaturel.

« Au bout d’un mois, je pouvais marcher en me servant de béquilles et la semaine suivante je m’embarquai pour la France, où j’allai aux eaux.

« Mon Égyptienne fit de grandes cérémonies avant d’accepter le salaire mérité. Jane affirme que pour cette vieille la récompense c’est la déconvenue des médecins. Et réellement, vous eussiez tous ri de bon cœur en voyant les grimaces de la momie devant les docteurs lorsque ceux-ci n’osèrent plus se refuser à l’évidence.

« Je ne danserai certainement jamais, continua Keith, je boiterai probablement toute ma vie ; mais je ne souffre pas et mes jambes reprennent de la force chaque jour. » Alors, d’une voix émue, il ajouta :

« Mlle Marine pourrait vous dire ce qu’étaient mes blessures, qu’avec ses petites mains elle soignait sans dégoût. »

Marine rougit vivement. Et puis Ferdinand demanda encore cent choses à propos de la sorcière et de l’ambulance de Scutari.

… Un matin, Ferdinand et lord Keith se promenaient dans le jardin de la villa. Interrogé, le premier répondit, puis il questionna à son tour ; mais alors Harry parut embarrassé, hésitant… Bientôt la conversation tomba tout à fait.

Au bout d’un instant, Ferdinand se planta devant son ami, qu’il regarda bien en face.

« Mon cher Harry, lui dit-il, voulez-vous me permettre de lire dans vos pensées ?

— Mon Dieu, Résort, vous n’avez rien à y lire que je désirasse vous céler.

— Parlez donc franchement ! »

Mais l’autre restait muet.

« Eh bien, reprit Ferdinand, vous me permettrez, mylord Keith, de vous dire à quel point mon amitié souffre de cette méfiance.

— Résort, je ne me méfie en aucune façon ; seulement, ayant aussi cru deviner vos pensées, vos projets, ceux de vos parents…, vous comprenez, my dear, et puis vous êtes mon ami… Enfin, je voulais…

— Allons, Keith, tachons de rester dans la vérité, et, Dieu merci, vous en êtes bien loin. Mon cher ami, en deux mots, répondez, au nom de notre affection. Est-il vrai que, désirant obtenir la main de Marine, vous n’osiez en parler à mes parents, parce que vous vous imaginez que moi-même je songe à notre petite épave ?

— Oui, telles sont mes pensées, vous jugeant d’ailleurs plus digne…

— Bah ! mon cher Harry, vous jugiez mal. Marine n’est pas ma sœur ; cependant je la regarde comme telle, et jamais ce sentiment n’a varié et ne variera. Je suis également persuadé que mes parents n’ont pas une fois songé à unir leur fille adoptive et leur fils. Ah ! il ne faut pas vous évanouir, » s’écria Ferdinand en prenant le bras de son ami.

Harry avait pâli soudainement. « C’est la joie, dit-il en souriant, pendant que le sang remontait à ses joues. C’est le bonheur, et, vous le savez, my dear, je suis encore faible… Et… dites-moi franchement, Résort, croyez-vous…, l’amiral…, votre mère… et Mlle Marine. Je resterai toujours un peu infirme…

— Mes parents ne peuvent désirer un gendre plus digne de ma sœur, et quant à celle-ci, j’ai une vague idée…, mais, de ce côté, je ne puis rien assurer ; venez d’abord parler à maman et à mon père. »

Les deux jeunes gens entrèrent dans le salon, dont les fenêtres ouvraient sur la terrasse où ils venaient de causer.

Leur figure parut étrange à Mme de Résort, qui les regarda d’un air étonné. Sa surprise s’accrut lorsqu’elle vit lord Keith tomber sur une chaise, sans ouvrir la bouche.

« Êtes-vous malade ? s’écria-t-elle. Mais qu’avez-vous tous deux ? Parle donc, Ferdinand, as-tu reçu une mauvaise nouvelle ?

— Non, mère, rassurez-vous, Harry Keith est seulement la proie d’un accès de timidité.

— De timidité avec nous ? » répliqua l’amiral, pendant que sa femme souriait déjà en éveil : « Explique-toi, Ferdinand, reprit-elle doucement, les yeux attachés sur la figure expressive de Harry.

— Eh bien, madame, eh bien, amiral, j’ai un ami, lord Harry Keith, pair d’Angleterre et l’un des héros de Balaklava…

— Résort ! fit Harry d’un ton de reproche.

— Si vous ne me laissez pas achever, parlez vous-même. Non ? Alors je continue. Le commandant Keith, un des héros de Balaklava, estimé de toute l’armée, profondément honnête et religieux, possédant une superbe fortune, a l’honneur de demander par ma bouche la main de Mlle Marine Marie-Madeleine, ma sœur bien-aimée… »

Quoiqu’ils eussent désiré ne pas se séparer encore de leur fille adoptive, la réponse ne pouvait être douteuse.

Au bout d’un moment, l’émotion un peu calmée : « Envoie-nous Marine, dit Mme de Résort en s’adressant à son fils, et ne lui parle de rien ; elle ne doit être influencée par aucun de nous. »

Ferdinand partit en courant, mais il évita de répondre, parce qu’il avait son plan.

Dans le jardin, Marine se promenait en compagnie du commandant Le Toullec ; tous deux regardaient Paul faire une immense partie de cache-cache avec Stop et Mademoiselle. À force de patience, de caresses et de friandises, l’enfant en était arrivé à créer une véritable liaison entre le chien et la guenon. Ayant reporté ses affections sur Paul, le lévrier faisait toutes les volontés du petit garçon. « Mais, au fond, disait Marine, au fond, Stop pense à son maître, je m’en aperçois quand il rêve. »

En effet, le soir, lorsque la famille était réunie autour du feu, Stop endormi pleurait parfois ou hurlait d’une façon lugubre. Il agissait de même dès qu’il apercevait un marin en uniforme.

Laissant de côté Paul et ses amis, Ferdinand s’approcha de Marine, et brusquement, avec de la malice plein les yeux :

« Ma petite sœur, dit-il, je sais que tu m’approuveras d’avoir parlé en ton nom, t’évitant ainsi une réponse pénible. Écoute donc. Tout à l’heure, Harry m’a sondé à propos d’une idée assez bizarre : il voulait demander ta main à nos parents, mais je l’en ai dissuadé.

— Pourquoi ? » s’écria Le Toullec abasourdi. Marine, rougissant violemment, regarda son frère et ne crut pas un mot de ce qu’il disait. Alors à demi-voix :

« C’est-il bien vrai, dit-elle, ce petit mensonge-là ? Apprends-moi quelles raisons tu donnais à ton ami ?

— Mais son infirmité…, Harry boitera toute sa vie… »

Marine secoua la tête de plus en plus, convaincue. Voyant, qu’elle n’était pas sa dupe, Ferdinand lui avoua l’entière vérité. Quand il eut achevé :

« As-tu besoin de quelques jours de réflexion ?

— Non, Ferdinand, pas de quelques jours, non plus de quelques heures, et, puisque tu me parles ainsi, c’est avec le consentement de nos parents. Quant à ce que tu appelles l’infirmité de lord Keith, toi et moi savons qu’une bien plus grande me déciderait au contraire…

— Et comment as-tu aussi vite percé ma malice ?

— Tes yeux t’ont trahi, et puis j’avais… vois-tu, répliqua Marine en rougissant de nouveau et la tête cachée dans le cou de son frère, j’avais… quelques… petits… pressentiments…

— Véritablement, mille… Non, s’écria Le Toullec, non les pareils n’existent pas sur la terre. Ferdinand et la petite fée sont uniques dans leur genre. Que le bon Dieu daigne les bénir, mille millions de… de…, » ajouta le brave homme dont un sanglot coupa la parole.

Le soir, après avoir causé un moment seuls, les fiancés aperçurent une ombre de tristesse sur les fronts de ceux qui avaient recueilli, aimé, comblé l’orpheline.

Alors la jeune fille vint s’agenouiller devant M.  et Mme de Résort.

« Voici, leur dit-elle, ce que nous avons résolu : Mylord Keith quittera l’armée, il aime beaucoup notre pays, et puis il sait que je ne pourrais être heureuse loin de vous deux, loin de mes frères et loin de mes amis. Nous vivrons donc en France la moitié de l’année, en nous établissant très près de vous, et, tant que cela vous sera possible, mes bien-aimés parents, mes frères, mon bon commandant, vous suivrez votre petite Marine lorsqu’elle habitera l’Angleterre.

— Pour moi, reprit Harry, j’espère que les parents d’adoption de ma chère Marine me considéreront comme leur troisième fils et aussi que M.  Le Toullec ne refusera pas une place à notre foyer, et de la manière qui lui agréera le mieux. Chez nous, Marius, Mademoiselle et Pluton auront toujours leur droit de cité.

— Et Stop ? s’écria Paul.

— Stop et vous resterez les enfants gâtés de tous, » répliqua lord Keith en riant.

Les nuages étaient dissipés. On pouvait songer au lendemain et à l’époque du mariage sans arrière-pensée triste. Ensuite s’adressant à M. de Résort, Harry ajouta :

« Quant aux droits de ma fiancée à un nom qu’elle quitterait en devenant ma femme, je suis de votre avis, amiral, et ne voudrais point exposer lady Keith à des procès ou à des discussions afin de prouver une chose qui cependant me paraît certaine d’après le papier découvert sur le corps de Thomy. D’ailleurs Juana d’Alméira désire s’appeler Marine comme par le passé.

— Oui, continua la jeune fille en passant un bras autour du cou de Mme de Résort, oui, ma mère bien-aimée, avec le nom de mon mari je n’en veux point d’autre, car vous avez nommé Marine l’enfant sauvée par vous, comblée par mon père, chérie par mes frères.

« N’ai-je pas raison de tenir à ce nom-là, commandant Le Toullec ?

— Ah ! oui, petite fée, vous avez toujours raison, mille millions de cent mille… Ah ! mon Dieu, mes amis, ne me corrigeai-je donc jamais ? »