L’évolution du logement depuis sept siècles

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L’évolution du logement depuis sept siècles
Revue des Deux Mondes6e période, tome 7 (p. 359-386).
L’ÉVOLUTION DU LOGEMENT
DEPUIS SEPT SIÈCLES[1]

Bien qu’il y ait quelque différence entre le « seigneur » d’aujourd’hui, qui descend d’automobile à sa porte pour gagner son appartement en ascenseur, et le riche propriétaire du moyen âge, devant qui se baissait le pont-levis lorsqu’il rentrait à cheval dans son donjon, il semble que le logement soit celui de nos besoins que les découvertes modernes aient le moins transformé dans sa substance.

C’est en tout cas celui qu’elles ont le moins nivelé : visitez les taudis et les palais à Paris ou, dans les campagnes, certains châteaux et certaines chaumières ; allez, de chez ceux qui n’ont rien à perdre, chez ceux qui n’ont rien à souhaiter de ce qui constitue, dans l’opinion commune, le charme d’un foyer, vous vous demanderez si l’inégalité entre les hommes est jadis allée plus loin, et si la civilisation, au lieu de l’atténuer, ne l’a pas accrue en ce domaine.

Il est bien vrai que nous ne constatons ici aucune de ces innovations capitales qui ont révolutionné la nourriture ou le vêtement, l’éclairage ou les transports : un champ est trois fois plus prodigue de blé qu’il y a cent ans, mais une carrière n’est pas trois fois plus prodigue de pierres ; le tisserand fabrique dans sa journée vingt fois plus de mètres d’étoffes que jadis, mais le maçon n’édifie pas vingt fois plus de mètres de murs. Les privilégiés de la fortune ont pu payer tous les supplémens de confort ou de luxe dont le temps présent a doté leur demeure ; le peuple ne le pouvait pas. Il lui faut des progrès qui ne coûtent rien, ou peu de chose. Ce sont les seuls dont ses ressources limitées lui permettent de profiter.

S’il en est ainsi, si nous n’arrivons pas à créer les maisons plus aisément, par conséquent à moindres frais, que nos pères, et que le coût du logement suive normalement, le mouvement général des prix, personne ne pourrait être mieux logé sans débourser davantage ; et comment la masse de la nation, qui vit de son travail, débourserait-elle davantage si la hausse des loyers est égale à la hausse des salaires ?

Sommes-nous donc en présence d’une fatalité insurmontable ? Car la Puissance Politique chasserait de leurs maisons une poignée de riches et confisquerait tous les immeubles à locataires dont les possesseurs tirent un revenu, que cela n’améliorerait en rien la condition de la généralité des Français ; puisque ces logemens, sous la main de l’Etat, seraient ce qu’ils étaient la veille : ni plus vastes, ni mieux aménagés, ni plus nombreux. Cela ne supprimerait même pas le loyer ; parce que l’Etat et les villes devraient récupérer, sous forme d’impôts sur les occupans, les centaines de millions de taxes sur le capital et sur le revenu, directes ou indirectes, sur les ventes, donations, successions, que la suppression de la propriété privée aurait fait disparaître. L’Etat aurait à se procurer aussi, par voie de contribution, de quoi entretenir les maisons existantes ; quant à en bâtir de nouvelles, cela serait difficile faute d’argent. La population, dans son ensemble, ne serait pas mieux installée, et peut-être serait-elle moins à l’aise, vu le trouble apporté par une pareille spoliation.

La Loi, qui répartit, prétendrait en vain se substituer à la Science, qui enfante. La Loi peut détruire les palais, la Science seule peut embellir les chaumières. Si son œuvre n’a pas été, sur ce terrain de l’habitation, aussi efficace que sur d’autres, a-t-elle été vaine pourtant depuis six siècles, et comment la mesurer ?


I

L’histoire des loyers ne suffirait pas à nous renseigner là-dessus. Le progrès réel ne dépend pas de leurs variations : les loyers peuvent enchérir, sans que les habitations augmentent en confort ou en étendue ; au contraire, ils peuvent demeurer stationnaires d’une époque à l’autre, tout en correspondant à un gîte plus vaste ou plus étroit. Pour savoir si les loyers d’autrefois, exprimés en monnaie actuelle comme tous les chiffres cités dans cet article, procuraient aux classes ouvrières ou bourgeoises un logis identique à celui dont elles jouissent de nos jours, pour le même prix, il faudrait rendre visite à ce boucher de Soissons qui paie au XIIIe siècle 1 320 francs, à ce pelletier de Mézières qui paie 54 francs au XIVe siècle, à ce forgeron de Nantes ou à ce blanchisseur de Limoges qui sont logés aux XVe et XVIe siècles, pour 97 et 161 francs. Il faudrait visiter les milliers d’autres artisans et marchands dont les loyers, dans une soixantaine de villes, nous sont connus,… mais dont les maisons du moyen âge sont détruites et ont été remplacées par de nouvelles qui, plus tard, ont elles-mêmes disparu.

Les villes sont vieilles, mais les maisons sont jeunes. À Paris, il n’en est pas une sur quinze qui compte seulement cent cinquante ans d’existence, — l’âge où, dans la futaie, on tue les chênes ; — nous ne serions pas plus heureux en province si nous voulions comparer, avec les logis bourgeois d’aujourd’hui, les maisons du XVIe siècle louées à Nîmes 513 francs à un médecin, à Grenoble 668 francs à un professeur de l’Université, à Lille 647 francs au greffier de la Chambre des comptes. Nous savons bien que les loyers ont beaucoup varié suivant les temps et les lieux, qu’à la même époque, au XIVe siècle, quatre cardinaux à Avignon paient l’un 255 francs, l’autre 342, le troisième 1 490, et le quatrième 17 000 francs. Au XVe siècle, à Lille, les prix vont de 74 francs à 3 600 ; au XVIIIe siècle, à Bordeaux, ils oscillaient de 330 francs à 13 700 francs ; à Lyon, de 315 francs pour une maison en pisé, habitée par un tourneur, jusqu’à 40 000 francs pour l’hôtellerie du Parc, la plus fréquentée en 1787.

La gradation des loyers nous donne bien quelque idée de leur importance respective dans une petite ville, comme Montélimar au XVe siècle, où un drapier tient le premier rang à 578 francs ; l’Hôtel de Ville vient ensuite à 500 francs par an, puis le sénéchal 316 francs ; une auberge paie 138 francs, le régent de l’Ecole 117 francs, un boucher 80 francs. Mais à Lille, au xvui1’ siècle, nous ne pourrons tirer aucune induction de ce qu’un conseiller à la gouvernance paie 740 francs et un menuisier 825 francs ; pas plus qu’à Lyon, de ce qu’un fabricant de soie paie 1 710 francs et un agent de change 8 500. Dans ces cités populeuses, des commerçans de même métier, des fonctionnaires de même titre, diffèrent profondément au regard de l’habitation, suivant leur degré d’aisance.

Entassât-on des chiffres, ils nous apprendraient quels étaient les loyers d’autrefois comparés aux nôtres, mais non pas quelles étaient les maisons. Or ce qu’il nous importe de savoir, c’est surtout si les maisons ont changé. Nous nous formons quelque idée de ce que pouvaient être les immeubles de 300 ou 400 francs de location, occupés par la bourgeoisie, en constatant les prix atteints dans les mêmes cités par les immeubles exceptionnels : soit au XVIIIe siècle, à Dijon, où l’hôtel destiné à l’intendant de la province se loue 13 700 francs, soit aux temps antérieurs : 5 000 francs pour l’hôtel du comte d’Egmont, à Arras (1568), 4 300 francs pour celui du vice-chancelier d’Aragon à Perpignan (1461), 20 000 francs pour l’hôtel Hugues Aubryot à Orléans (1397).

Mais ces exemples ne suffiraient pas à nous éclairer, parce qu’il se rencontre d’autres personnages en vue logés pour 1 890 francs, comme M. de Surlaville, gouverneur de Boulogne-sur-Mer (1768) ; pour 2 600 francs comme le duc de Créquy gouverneur du Dauphiné, à Grenoble (1632), et que la maison de « Madame Anne, » fille du duc de Bretagne, en 1480, est louée 950 francs à Nantes, alors qu’il existait dans cette même ville des maisons de. 2 000 francs de loyer.

Lorsque la contenance nous est connue, nous nous figurons plus exactement et l’immeuble auquel elle s’applique et les immeubles d’un prix inférieur. A Mézières, au XVe siècle, où les loyers notés par moi vont de 18 à 210 francs, une maison de deux mètres soixante centimètres de façade, sur 11 mètres de profondeur, est louée 90 francs. Quelle doit être, dans ces conditions, la surface des maisons d’un prix inférieur qui forment la majorité, celle d’un serrurier à 50 francs, d’un potier d’étain à 36 francs, d’un charpentier à 18 francs ? Elles n’ont évidemment que la largeur d’un étroit cabinet, d’une alcôve ; à peine y pouvait-on placer un lit.

Et ces dimensions invraisemblablement minuscules des « maisons » de petit prix nous sont confirmées par leur comparaison avec le loyer des simples chambres d’ouvriers qui ressort en moyenne à 50 francs par an, — de 25 à 80 francs, — à Troyes, à Orléans, à Nîmes, voire en de gros villages comme Rambervillers (Lorraine). S’il s’agit d’un local plus vaste, la chambre à tenir les assemblées d’échevins ou les écoles sera de 159 francs à Bourges (1468) et de 333 francs à Nantes (1517). Ces prix n’avaient pas augmenté aux temps modernes : une chambre d’étudiant se louait 34 francs à Rouen (1701), le même prix qu’une chambre de portefaix à Clermont-Ferrand (1695) ou à Mézières (1754) ; et l’on se demande ce que peut être celle qu’un sargetier paie 11 francs à Tulle (1664), lorsque à Nyons (Dauphiné) celle du médecin de ville vaut 78 francs, que Romorantin donne 94 francs pour celle qui lui sert de mairie (1733) et qu’à Etampes un boulanger doit 101 francs pour la sienne, à laquelle sans doute est joint un four.

Je ne parle pas des échoppes, « ouvroirs » ou logettes, parce qu’ici le privilège de situation et les chances de clientèle font payer 1 000 francs une boutique au Palais, à Paris, dans la salle des Merciers (1716) ; ou 1 026 francs à Lyon la boutique, avec chambre, d’un tailleur ; tandis qu’une échoppe de serrurier à Bordeaux se louait 126 francs (1679). Si les étaux de cordonniers ou savetiers valaient 44 francs à Orléans (1442), 156 francs à Paris (1590) ou 83 francs à Clermont-Ferrand (1709) ; ou si les « bancs » et places des bouchers allaient de 35 francs à Evreux, au XIVe siècle, jusqu’à 500 francs à Bordeaux au XVIIe, cela ne tenait peut-être pas au luxe de ces « magasins, » ni à l’espace plus ou moins vaste, — 6 à 7 mètres carrés en général, — dont ils disposaient. Il n’y avait pas ici de corrélation nécessaire entre le loyer et les frais de construction.

Pour les maisons au contraire, si l’on fait la part du terrain et des vicissitudes historiques de hausses et de baisses que j’ai racontées précédemment[2], en comparant au loyer, — c’est-à-dire à l’intérêt du capital qu’ils représentent, — le coût des matériaux et de leur mise en œuvre, aux temps passés et aux temps actuels, nous arrivons à reconstituer en quelque sorte les maisons de jadis, puisque nous en dressons le devis. Cela nous permet d’apprécier leur contenance et d’imaginer les conditions de vie de leurs habitans.

Cette méthode, appliquée à un immeuble isolé, à une localité distincte, à une époque précise, conduirait — pas n’est besoin de le dire — à des conséquences absurdes ; parce que les loyers urbains subissent diverses influences dans leurs fluctuations. Mais, sans se flatter d’une exactitude mathématique, à laquelle de pareilles recherches ne sauraient prétendre, il est clair qu’il existe un rapport nécessaire entre le coût des maisons et le prix des matériaux. S’il apparaît que ces matériaux ouvrés ont coûté depuis six siècles, dans leur ensemble, autant que de nos jours, nous serons fondés à conclure : que les maisons ne pouvaient coûter moins cher qu’à la condition d’être plus exiguës ; qu’à loyer égal leurs dimensions étaient sensiblement les mêmes et que les infimes loyers du temps passé procuraient des gîtes dont les pauvres aujourd’hui ne voudraient pas.

La hausse contemporaine est tout entière, — sauf à Paris, — la conséquence d’un progrès effectif : ce ne sont pas les prix qui ont monté, ce sont les habitations qui ont changé. Il faut d’ailleurs, dans cet examen, tenir grand compte du taux de l’intérêt, si différent au moyen âge et aux temps modernes : une maison qui se louait 270 à 300 francs représentait une valeur de 3 000 francs au XIVe siècle ; elle représentait au XVIIIe siècle un capital de 5 500 à 6 000 francs. Un loyer de 300 francs procurait donc un moins bon logement au XIVe siècle qu’au XVIIIe en supposant que le terrain n’ait pas enchéri ; puisqu’il correspondait à une maison moins chère et par conséquent plus petite.

Mais l’abondance croissante des capitaux, dont cette baisse du taux de l’intérêt fut un indice évident, eut pour conséquence de supprimer le « bail à cens » et par conséquent la petite propriété urbaine. Au moyen âge, en vertu du « bail à cens, » l’ouvrier devenait le plein et légitime propriétaire de la maisonnette qu’il occupait, à la condition de payer un loyer perpétuel, immuable jusqu’à la consommation des siècles. Si la maison prenait de la valeur, il profitait seul de cette plus-value ; si elle tombait en ruines, il pouvait toujours l’abandonner, en fait, sinon en droit.

Un marché si avantageux au preneur, si onéreux au bailleur, ne peut s’expliquer que par l’absence de capitaux. Il disparut au XVIe siècle avec l’accroissement de la richesse publique, pour les immeubles nouvellement construits et, pour les vieux logis, la hausse du terrain déposséda les ouvriers-propriétaires.

Cette dépossession fut toute volontaire : ils vendirent, à Paris, peu à peu, au cours des XVIe et XVIIe siècles, leurs cabanes et leurs courettes de jadis, pour réaliser un bénéfice qui les enrichissait ; comme ont fait depuis cinquante ans les propriétaires d’une maison de campagne avec jardin, dans les quartiers de Passy ou de Monceau, parce que sa valeur nouvelle représentait, dans leur budget, un loyer disproportionné avec d’autres jouissances qu’ils lui préféraient.


II

Aujourd’hui, malgré la révolution accomplie dans les transports, les marchandises lourdes ou encombrantes voient facilement doubler leur prix initial par un trajet de quelque longueur sur voie ferrée. On devine qu’il en coûtait gros de véhiculer à grande distance des matériaux de construction en un temps où, sans parler des modes de locomotion modernes, la navigation fluviale était fort entravée et où ce qu’on appelait des « routes » n’étaient que des pistes naturelles, trouées de fondrières en hiver. De là grands écarts dans les prix, d’une ville et d’une région à l’autre, car ces matières premières voyageaient fort loin : un entrepreneur obtenait de François Ier(1534) la permission d’enlever, sans payer les droits de sortie, et de mener en Angleterre mille mètres cubes de pierre de Saint-Leu, près Senlis, 20 000 hectolitres de plâtre et 50 caisses de verre.

En France, à la fin du moyen âge (1501), la pierre de Saint-Leu, brute, prise à la carrière, que le cardinal d’Amboise employait pour son château de Gaillon, ne valait que 18 francs le mètre cube et celle de Vernon 38 francs ; maisàTroyes (1488) la pierre de Tonnerre se payait, port compris, 90 à 100 francs le mètre cube. À Craon (Mayenne) un simple « parpain, » pierre d’encoignure, valait 5 fr. 20, c’est-à-dire plus cher que de nos jours ; une pierre pour seuil ou linteau de porte valait de 8 à 13 francs ; à Perpignan, la marche d’escalier en pierre de Baiscas se vendait 30 francs (1478).

Aux temps modernes, la pierre de taille de Saint-Cloud, employée à Paris à la construction de la porte Saint-Denis (1678), revenait à 170 et 203 francs le mètre cube. Ce devait être un libage de choix, puisque la pierre de Saint-Leu coûtait 64 francs seulement à Versailles, pour le château, et que les murs du Louvre ou des Tuileries se payaient 56 francs le mètre superficiel. Je n’ai pas remarqué, au XVIIIe siècle, pour le mètre cube, de chiffres inférieurs à ceux de Bordeaux (69 francs) ou de Tulle, en Limousin (80 francs), tandis que la même sorte de pierre était comptée 137 francs à Lyon (1748).

La pierre de Conflans, destinée aux façades de la place de la Concorde, figure au devis (1760) pour 113 francs le mètre cube, non taillé, rendu sur le port. Or cette même qualité, cotée officiellement 116 francs dans la plus récente série de la ville de Paris (1909) et vendue pratiquement 94 francs, d’après les rabais constatés au Moniteur de l’Entreprise, se trouve être aujourd’hui meilleur marché que sous Louis XV. Quant au « banc tendre » ou « banc royal « de Saint-Leu, sa valeur est peu supérieure à ce qu’elle était sous Louis XIV.

La pierre de taille, aujourd’hui usuelle pour les façades, était d’ailleurs un luxe très rare, même dans les bonnes villes ; son prix importait peu au vulgaire. Mais le moellon n’était guère moins coûteux que de nos jours : à travers l’incohérence apparente des chiffres au moyen âge, depuis 1 fr. 20 et 2 francs, la « voiture » dans les Ardennes ou la Franche-Comté, jusqu’à 8 francs à Paris ou Orléans, et 13 francs à Nantes ; parmi des variations aussi brusques, aux XVIIe et XVIIIe siècles, de 1 franc la charretée à Rodez ou Clermont-Ferrand jusqu’à 5 francs à Nîmes, 8 francs à Bordeaux ou à Toulouse, il est aisé de discerner entre ces extrêmes que le prix moyen de la « pierre à maçonner, » — aux environs de 4 francs le mètre cube, — était égal à ce qu’il est présentement sur l’ensemble du territoire français, soit que le transport, soit que l’extraction elle-même, plus onéreuse avec des outils moins bons et la poudre de mine plus chère, aient compensé le taux minimum des anciens salaires.

Il existait des briques à bon marché, — depuis 30 francs le mille, — mais si mauvaises et si mal cuites, que leur emploi n’offrait aucun avantage et, de fait, leur débit était insignifiant. La brique de bonne qualité valait de 80 à 100 francs le mille au moyen âge ; elle diminua aux temps modernes, surtout dans les ports, de Boulogne à Nantes, où était importée par mer la brique de Hollande. Paris faisait venir la sienne de Bourgogne et la payait une cinquantaine de francs sous Louis XV. Dès le règne de François Ier avait commencé la mode des murs en fonds de briques, avec encoignures et croisées de pierre blanche, qui caractérisèrent le « style Louis XIII ; » mais cette construction, propre aux châteaux, n’avait rien d’économique et ne fut jamais populaire. Elle exigeait un mortier trop fin.

Or la chaux, la simple chaux grasse des campagnes, que repoussent nos architectes et que remplacent chaque jour davantage la chaux hydraulique et le ciment, se payait jadis le double de son prix actuel. Pour les bâtisses vulgaires, on se servait exclusivement d’argile délayée dans l’eau. Dans les villes mêmes on se contentait souvent de « terre à maçonner » payée de 5 à 6 francs le mètre cube. Pour la chaux d’ailleurs, on constate des écarts incroyables d’un lieu à un autre, depuis 1 fr. 50 l’hectolitre à Tours et en Lorraine, jusqu’à 8 francs à Dunkerque, 11 francs à Nîmes et 22 francs à Marseille. Aux dernières années de la monarchie, où la chaux était plus répandue et à bien meilleur marché qu’aux âges antérieurs, les prix variaient encore du simple au double à Paris et du simple au triple entre l’Auvergne et le Berry.

A défaut de bons mortiers, on faisait les murs plus épais ; ils tiraient la solidité de leur masse et, comme le mur de 1 mètre ou lm, 50 n’exigeait pas deux ou trois fois plus de travail que deux ou trois murs de 0m, 50, puisqu’il ne comportait que deux paremens, au lieu de quatre ou de six, on obtenait des maçonneries à 6 fr. 25 le mètre cube en des localités où les matériaux étaient en abondance et où la façon n’était pas comptée plus d’un franc le mètre.

Les prix anciens de la maçonnerie dépendaient beaucoup de cette différence d’épaisseur : à Fontainebleau (1528) où les murs du château de 1m, 45 de large, ne se payaient que 12 fr. 35 le mètre superficiel, le mur des jardins, bien que quatre fois et demie moins épais, — 32 centimètres, — valait cependant 4 francs ; chiffre d’ailleurs modique, puisque La Trémoïlle payait sur le pied de 6 francs la clôture de sa vigne, à la Ville-l’Evêque (1396), et Marie de Médicis 11 francs celle de son parc du Luxembourg (1625).

Le prix courant, en bonnes pierres, était de 11 à 12 francs le mètre cube en province ; à Paris (1703) les murs de 55 centimètres seulement étaient cotés 12 fr. 50, presque aussi cher que nos entrepreneurs de la capitale demandent, en 1912, pour une bâtisse de moellons ou de meulières avec mortier de chaux hydraulique.

Il se faisait du reste fort peu de murs à Paris : « La construction des maisons particulières en pans de bois y est presque universelle, » dit le Mémoire des Intendans (1701). Pour les préserver du feu, on les recouvrait de 2 à 3 centimètres de plâtre, en dehors et en dedans ; la charpente était à bon marché et le bon plâtre était fort cher, de sorte que l’économie par rapport aux moellons était mince, mais le propriétaire gagnait ainsi du terrain ; or il y avait à Paris bien des maisons qui n’avaient pas 4 mètres de profondeur. C’est même à celles-là que l’édilité prétendit au XVIIIe siècle restreindre l’usage des pans de bois, tout en leur permettant de s’élever jusqu’à 16 mètres de hauteur.

Vers 1675 les plafonds recouverts de plâtre remplacèrent les grosses poutres apparentes, sans que pourtant le plâtre eût beaucoup baissé : l’hectolitre, dont le prix actuel est de 1 fr. 70, coûtait sous l’ancien régime 4 à 6 francs et l’on ne s’en procurait pas toujours à discrétion : le Comte de Provence, qui en manquait pour son château de Brunoy (1781), s’adressait au lieutenant de police afin d’obliger les voituriers à marcher de force et payait 624 francs la maréchaussée qui escortait ces convois.

Dans l’ensemble de la France, au moyen âge, le plâtre s’était en général vendu le triple de ce qu’il vaut de nos jours ; mais le bois était à moindre prix. Suivant l’abondance des forêts dans la région, suivant sa qualité, son essence et l’usage auquel il était destiné, le mètre cube de bois d’œuvre pouvait dépasser 100 francs ou descendre jusqu’à 20 francs. Il avait beaucoup diminué au XVe siècle, par rapport aux prix antérieurs, — de 60 à 40 francs, — pour remonter au XVIe siècle. Les fûts superbes, d’où l’on tirait ces charpentes de cathédrales ou de châteaux, encore intactes aujourd’hui, dont nous admirons le savant édifice, n’étaient pas si communs que la vaste surface du sol boisé permettrait de le supposer. La preuve, c’est le haut prix qu’atteignaient certaines forêts bien aménagées, comme celle de Clermont (Oise), où la coupe rapportait 3 000 francs l’hectare en 1533, chiffre qui passerait pour très avantageux de nos jours. Nous ne savons combien de terrain représentent les 100 pieds d’arbres que le cardinal de Bourbon obtient de prendre dans la futaie de Coucy pour son château d’Anisy ; pour la charpente des Tuileries, Catherine de Médicis se fit octroyer 10 hectares de la forêt de Neuville-en-Hez dans le Beauvaisis.

Là où le bois ordinaire équarri valait seulement de 40 à 50 francs, les grosses poutres de chêne montaient à 90 francs. Le bois d’œuvre demeurait toutefois le meilleur marché de tous les matériaux ; son prix ne dépassait pas en moyenne la moitié de ce qu’il est de nos jours. Il en fut ainsi du moins jusqu’au dernier tiers du XVIIIe siècle ; car à Paris, sous Louis XVI, les poutres pour les constructions de luxe valaient 200 francs le mètre cube, les solives, les bois d’escalier et de lucarne de 130 à 160 francs, c’est-à-dire un taux supérieur à celui de 1911.


III

Les autres élémens indispensables de la confection d’un immeuble, les autres chapitres d’un devis, même du devis le plus humble, étaient de valeur égale ou supérieure à ce qu’ils sont de nos jours. Je n’ose faire passer sous les yeux du lecteur de la Revue les prix de la toiture, de la menuiserie, serrurerie, vitrerie, plomberie ; j’ai scrupule de le rebuter par la longue énumération des chiffres, dont j’ai déjà peut-être abusé, et je préfère renvoyer les personnes soucieuses du détail aux tableaux où ces chiffres, classés et traduits en mesures et monnaies modernes, seront publiés in extenso, pour le logement, comme ils l’ont été précédemment pour d’autres dépenses[3].

Suivant les révolutions de l’industrie ou des transports, les oscillations de ces chiffres furent parfois énormes : pour la toiture la plus courante jadis, celle de tuiles clouées sur lattes, les clous à lattes, au lieu de 3 ou 4 francs le mille, comme sous Louis XV, ou même 6 et 7 francs comme au moyen âge, ne coûtent que 0 fr. 50 le mille, parce qu’ici la profusion du fer combinée avec le progrès du machinisme ont réduit à presque rien cette marchandise naguère précieuse.

Les lattes ont elles-mêmes diminué, bien que le bois ait augmenté, parce que son débit est plus économique. C’est ce que l’on remarque aussi pour le chevron, qui valait au temps de la Renaissance le double du bois moins façonné, tandis qu’il coûte aujourd’hui le même prix ; sans doute à cause des frais minimes du sciage à la vapeur. Dans la menuiserie on ne saurait expliquer comment nombre d’articles étaient aussi coûteux que de nos jours, sinon par ce fait que la part plus grande de main-d’œuvre compensait autrefois le bon marché de la matière.

On est surpris de voir qu’au château de Fontainebleau (1531) les « planchemens faits sur les aires des salles, chambres et cabinets » se payent 18 francs le mètre carré, plus cher que nos planchers modernes à point de Hongrie les mieux soignés. À Paris, en 1714, d’après le tarif de l’Almanach Royal, les parquets avec leurs lambourdes étaient cotés 29 francs le mètre, et les planchers communs à Bordeaux, à Bourges, à Soissons, se payaient au XVIIIe siècle de 3 fr. 50 à 9 francs ; prix qui ne sont pas inférieurs aux nôtres suivant l’essence des frises que Ion emploie. Le travail n’était d’ailleurs pas mieux exécuté. puisqu’un opulent seigneur, comme le cardinal de Richelieu, se croyait obligé de commander à Paris le plafond de bois du corps de garde, pour son château de Touraine, « parce que, dit-il, je désire qu’il soit beau et bien fait. » Il était naturel que l’on ne couvrît guère en ardoises lorsque, même dans le voisinage d’un centre de production comme Angers, sur les bords de la Loire, à Nantes ou à Orléans, le mille d’ardoises valait moitié plus et, dans des localités moins favorisées, trois fois plus que de nos jours. Les riches couvraient parfois leur château en plomb, en lames de cuivre comme à Marnay (Franche-Comté), ou en pierres de liais de 10 centimètres comme à Saint-Germain, dont la toiture ressemblait à une pyramide.

Ces particularités offrent peu d’intérêt pour l’histoire des classes moyennes et populaires qui nous occupe ici ; tandis qu’il est fort curieux d’observer que les toitures en chaume ont coûté depuis six cents ans, à peu de chose près, tout autant que de nos jours : au prix de 5 fr. 50 le quintal, année moyenne, les trente kilos de paille, au mètre carré, qu’absorbe ce genre de couverture correspondent aujourd’hui à 1 fr. 65 ; somme qui peut être regardée comme identique à celles que représenta d’ordinaire, du moyen âge au XIXe siècle, le mètre de toit des chaumières françaises.

Suivant que tels ou tels matériaux ont baissé ou enchéri, leur usage s’est naturellement développé ou restreint : un officier de marine, médiocrement fortuné, ne pourrait sans doute plus s’offrir à Brest, ainsi que le commandant de Balleroy en 1781, des boiseries à 5 fr. 50 le mètre qui, aujourd’hui, vaudraient le double ; mais la peinture à deux couches de son cabinet lui coûterait beaucoup moins de 1 fr. 80 le mètre carré, que payait ce chef d’escadre sous Louis XVI, et surtout on ne lui compterait pas le vitrage à raison de 25 fr. 60 par croisée.

Au XVIe siècle, le petit carreau, de 32 centimètres, valait 2 fr. 60 en verre blanc, quatre fois plus en verre peint et le panneau de verre neuf, en gros plomb, représentant des armoiries, devises ou « histoires, » coûtait environ 400 francs. Si les vitraux ont peu baissé depuis la Renaissance, les vitres sont devenues vulgaires ; elles ne sont plus un privilège de l’aisance et l’on ne répondrait plus au bachelier de Limoges, qui demandait où il devait déposer des exemplaires de sa thèse : « Allez dans toutes les maisons où vous verrez des vitres aux fenêtres. » C’est une des conquêtes de la science que d’avoir fait pénétrer le jour dans les plus humbles demeures, dont les châssis de papier sacrifiaient jadis la clarté à la chaleur.

Ce progrès n’est pas le seul et si, comme je crois l’avoir montré par les chiffres, il n’en coûterait pas plus de nos jours que jadis pour bâtir une maison analogue à celles de l’ancien type ; si, tout en doublant le salaire effectif des ouvriers du bâtiment, notre siècle est parvenu à ne pas augmenter les Irais de la bâtisse elle-même, c’est que notre industrie guidée par la science a su réduire le coût des matériaux. Le bloc de grès, mécaniquement découpé en tranches, poli au fil tordu, semble n’avoir plus rien de sa dureté indocile, lorsqu’on voit le perforateur à couteau circulaire isoler dans son sein une colonne cylindrique qui laisse, une fois retirée, un trou vide à sa place Ces pierres, taillées ou dégrossies, tel gros marchand de Paris en fait venir, de trente-trois centres de carrières, deux millions de mètres cubes par an.

La brique, par la compression et la qualité de la terre ; le plâtre, par la cuisson dans des fours coulans à feu continu ; la chaux hydraulique et le ciment, par le perfectionnement de la mouture qui ramène les matières à une complète homogénéité ; l’ardoise, dont une seule maison d’Angers extrait et façonne 180 millions par an, sont devenus ou meilleurs ou moins chers. Dans la charpente où le fer depuis cinquante ans se substitue au bois, où le bois lui-même vient de l’étranger, — le sapin de Norvège, le chêne de Hongrie ; — dans la menuiserie où les portes, découpées en masse, assemblées par des femmes, n’exigent plus que quatre heures de travail au lieu de quinze, de nouvelles substances, une main-d’œuvre transformée, tendent à abaisser le prix de revient.

Pour l’édification des murs, depuis les plans inclinés que montaient patiemment, la hotte au dos, les ouvriers du moyen âge, jusqu’aux treuils actuels, mus électriquement à Paris au moyen d’un branchement sur le secteur, quelle suite de révolutions accomplies ! Pour transporter et ériger les deux blocs qui forment le fronton de la colonnade du Louvre, les cordages seuls coûtèrent 5 200 francs. Et quoique, cent ans plus tard, l’architecte Soufflot au Panthéon eût employé, dit un contemporain, « la plus belle grue qui ait jamais été faite, capable de porter des pierres immenses, au moyen de deux hommes, à la plus grande hauteur, » l’usage des appareils élévatoires était encore bien peu répandu.

Sous Louis-Philippe, pour monter chaque pierre, à la chèvre, on devait fixer dedans au préalable un anneau de fer, « la louve, » enfoncé de 8 ou 10 centimètres, longuement serré et scellé, dans lequel on passait le filin de chanvre. Il n’est pas besoin d’être bien vieux pour se rappeler ces interminables échelles que gravissaient les limousins, l’ « oiseau, » — auge, — de mortier sur la tête, ou le long desquelles ils faisaient la chaîne, les moins vigoureux roulant les moellons sur leur poitrine, les autres, à bout de bras, les haussant jusqu’à leur camarade. Avec les pratiques d’il y a cinquante ans, on mettait trois mois pour une façade que l’on monte aujourd’hui en quinze jours. Il est vrai que ces innovations ne s’appliquent pas à la maisonnette rurale d’un étage et que l’on ne dispose, aux champs, d’aucune force électrique.

Pour les métaux, l’abaissement de prix moderne n’est pas moindre des trois quarts : le plomb valait 150 francs les 100 kilos, le cuivre 800 francs, le fer 80 à 100 francs à l’état brut. Façonné en « gonds à pendre huis, » en croisées ou barreaux de fenêtres, il se payait jusqu’à 200 francs. Aussi le paysan n’employait-il pas de fer et usait-il même de serrures en bois, bien que la fonderie fût demeurée œuvre purement agricole et non manufacturière, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. C’était, en pays de minerai, une occupation d’hiver : le haut fourneau s’allumait à la fin des vendanges pour s’éteindre à la récolte des foins. Il suffisait à une consommation insignifiante : le Roussillon, qui passait au moyen âge pour exportateur de minerai, expédiait en réalité, d’après les comptes du péage, une moyenne de 40 tonnes par an dans les provinces voisines. Sur le territoire qui correspond à notre ancien département du Haut-Rhin, la vente du fer, qui constituait un monopole, était d’environ 100 tonnes au début du XVIIe siècle. Dans la France contemporaine, un district de même étendue en exige 150 fois davantage.

Comme il fallait environ 1 700 kilos de bois pour un rendement de 100 kilos de fer, une forge moyenne absorbait à elle seule la production de 2 000 hectares de forêts. A mesure que les défrichemens augmentèrent, beaucoup de hauts fourneaux disparurent. La main-d’œuvre contribuait à l’élévation des prix : Messarge, dans l’Allier, pour produire 150 tonnes de fer en 1794, employait, au dire du commissaire de la Convention, 500 personnes ; ve dixième de cet effectif serait aujourd’hui suffisant pour une pareille quantité.


IV

Puisque l’histoire des matériaux nous apprend que les frais de construction n’ont pas augmenté, et que l’histoire des maisons nous montre qu’elles ont beaucoup enchéri, nous en tirerons cette conclusion naturelle que le substantif « maison » s’applique de nos jours à des édifices fort peu ressemblans à ceux qu’il désignait au moyen âge ou même sous Louis XIV. Les « maisons » diffèrent autant, dans la suite des siècles, que diffèrent aujourd’hui, de celles d’un village des Hautes-Alpes, celles qui sont mises en vente à la Chambre des notaires de Paris.

De là cette autre conséquence : puisqu’on ne pouvait se bien loger avec peu d’argent, le bas prix des immeubles de jadis nous prouvera désormais leur médiocrité relative. Et ceci est vrai pour toutes les classes de la population : un diplomate franc-comtois raillait en 1619 les hobereaux de son pays qui « s’accagnardent de père en fils au foyer d’une chétive cabane façonnée en château… et se contentent de l’abri d’une salle obscure et dépavée où les rats font rage. » Les habitations urbaines n’étaient pas moins modestes jusqu’à la fin du XVIe siècle : à Poitiers, le logis des Herbert, famille puissante et grandement alliée de la bourgeoisie provinciale, se composait au rez-de-chaussée d’une salle unique de 7m, 20 sur 11m, 50, éclairée par deux croisées à meneaux faisant vis-à-vis à une cheminée monumentale. Au premier et au second étage, cette surface se divisait exactement en deux pièces de 6m, 65 sur 7m, 20 ; une tourelle polygonale, en saillie, renfermait l’escalier desservant les deux étages à l’aide d’un couloir extérieur en bois. Et c’était tout. Par ses pignons élancés, couronnés de fleurons fièrement galbés, par ses ornemens multiples, culs-de-lampe et animaux divers, cet hôtel démoli en 1887 était un morceau exquis d’architecture ; mais ses dimensions et sa disposition, de même les bancs en pierre qui garnissaient les embrasures des fenêtres et le carrelage en terre cuite que supportait le bouzillage des planchers, révèlent les mœurs très simples des propriétaires.

Albert Dürer, dans son Voyage aux Pays-Bas, dit n’avoir pas vu, dans toute l’Allemagne, maison pareille à celle du bourgmestre d’Anvers qu’il appelle une demeure princière. Or cette maison n’avait vraiment de remarquable que sa taille, alors exceptionnelle, aujourd’hui assez ordinaire à nos yeux. De fort piètres demeures suffisaient à des seigneurs qualifiés : à Nancy, l’hôtel des Ludres, sénéchaux de Lorraine, était une maison achetée en 1502 d’un marchand, dans la grand’rue, pour 7 000 francs de notre monnaie.

« Il n’en coûte guère plus aujourd’hui, écrivait Voltaire (1751), pour être agréablement logé, qu’il n’en coûtait pour l’être mal sous Henri IV… A voir ce nombre prodigieux de belles maisons, bâties dans Paris et dans les provinces, on croirait que l’opulence est vingt fois plus grande qu’autrefois. » Voltaire n’avait pas compté avec les architectes ; la richesse s’était accrue en effet et si les maisons étaient mieux bâties et les appartemens mieux distribués, les loyers étaient plus chers. C’est même parce que le type avait changé beaucoup plus à Paris qu’en province, que l’on payait au faubourg Saint-Germain, pour nombre d’hôtels, plus de 15 000 francs par an et que les immeubles les plus exigus de la capitale rapportaient au minimum 400 francs, alors que l’on en trouvait encore de 70 à 85 francs à Nantes, Limoges, Boulogne, Nîmes ou Soissons, de 36 à 47 francs à Meaux, Evreux ou Clermont-Ferrand. Ceux-là étaient évidemment des masures ; ils consistaient en une simple chambrette.

Au temps de Voltaire, Mlle Deschamps, beauté célèbre et « danseuse dans les chœurs » à l’Opéra, avait rue Saint-Nicaise 10 pièces de plain-pied, consistant, d’un côté en salle à manger, antichambre et « pièces de compagnie, » dont un « salon à trois fenêtres, » le tout « orné de glaces ; » de l’autre en « appartement à coucher » avec les garde-robes et « cabinet de lieux à l’anglaise (1760). »

Ce dernier local était alors une rareté ; tandis qu’on trouvait assez fréquemment dans les Petites Affiches l’offre d’ « appartemens ornés de peintures de Largillière, » en dessus de portes ou de cheminées ; et cela pour des logis assez communs, situés le long de voies médiocres où deux voitures pouvaient à peine se croiser, comme la rue Geoffroy-Langevin. Maintenant qu’un tableau de maître du XVIIIe siècle se rend à plus haut prix que nombre de maisons du Marais, les peintures et sculptures d’art sont devenues un luxe à portée des seuls richissimes. Simple loi de l’offre et de la demande.

Le bourgeois avait décoré sa façade de moulures à grand relief, de cordons superposés et de rinceaux de feuillage frisés qui ne lui coûtaient pas cher, au temps où un « maître-tailleur d’images, » qui s’appelait Jehan Goujon, faisait une tête de chérubin pour 36 francs, et une statue de la Vierge avec les quatre Evangélistes « à demi-taille » pour 1 900 francs ; où Germain Pilon, autre « imagier, » recevait 240 francs pour trois statuettes de marbre, et 2 500 francs pour huit figures d’un mètre de haut, en ronde bosse, sur marbre blanc (1559).

Sous les Valois on pouvait, à bon marché, passer pour un protecteur des arts : la frise de festons, « composée de fruitages avec petits enfans et oiseaux y entremêlés, » qui orne le second étage de la cour intérieure du Louvre, fut payée 1 300 francs à Pierre L’Heureux et à trois de ses confrères. Deux autres artistes, pour 3 100 francs, se chargèrent d’une bonne partie des sculptures de la façade du Louvre, « du côté de la rivière, » telles que mufles de lions et festons de chêne, K couronnés à l’impériale, enrichis de branches de lauriers, petits enfans nus et trophées d’armes antiques (1565).

Sauf quelques étrangers auxquels il fallait, pour les attirer, faire des conditions avantageuses, — tels étaient alors par exemple les Florentins employés aux ouvrages de stuc, à raison de 320 francs par mois, — les « artistes, » peintres ou sculpteurs, qui ont décoré les hôtels et les châteaux des derniers siècles, touchaient des salaires un peu plus que doubles de ceux des manœuvres. Leur nombre, par rapport à une clientèle restreinte, ne leur permettait pas de monnayer plus haut leur talent. Aujourd’hui au contraire, la foule des amateurs millionnaires qui achètent les tableaux et les bustes, se refusent à commander des objets d’art immobiliers en bois, en pierre ou en bronze, parce qu’ils les jugent trop coûteux, Aussi ne s’est-il rien fait, au XIXe siècle, qui puisse être mis en parallèle avec des boiseries comme celles de l’hôtel de La Vrillière, dans la galerie fameuse où se tient annuellement l’assemblée des actionnaires de la Banque de France.

La mode y est aussi pour quelque chose : nos contemporains sont plutôt bibelotiers que créateurs et, moins sûrs de la stabilité des situations acquises, ils sont plus pressés de jouir que leurs aïeux. Qui voudrait de nos jours mettre dix-huit ans à installer son salon, comme le maréchal duc de Croy sous Louis XV ? Il avait loué rue du Regard un hôtel tout bâti, avec le droit de mettre son nom sur la porte. « Ainsi, dit-il, sans dépense, je me faisais un superbe Hôtel de Croy à Paris, où il n’y en avait jamais eu. »

Après avoir travaillé depuis 1752 à la décoration de son rez-de-chaussée, il se félicite en 1770 que « son salon soit enfin fini à la dorure près. Il était superbe, ajoute-t-il, de bon goût, et ce n’avait pas été sans peine ; car il avait fallu tâtonner pour si bien réussir, mon fils et moi, ayant été obligés de faire changer bien des choses. Les tableaux en bas-reliefs, les médaillons, les portes, furent des objets où nous eûmes honneur. La grande chambre à côté, différemment meublée et l’antichambre achevée, furent très admirées, étant à grande perfection. C’était du beau et du cher… »

Ces confidences nous initient à la collaboration intime des grands seigneurs avec les artistes du XVIIIe siècle, d’où sont sortis ces hôtels du faubourg Saint-Germain, déjà en grande partie disparus, vraies merveilles de goût par l’harmonie des proportions, la somptuosité noble et discrète. Le confortable seul y manquait, mais les propriétaires ne s’en souciaient guère : « Mes enfans étaient très haut et pas trop bien logés, » dit Croy.

Qu’importent ces détails à des courtisans, heureux de se replier en des mansardes, s’ils « accrochaient du Roi » ce qu’ils appelaient un « appartement au château de Versailles. » Cette désignation pompeuse signifiait, pour les plus huppés, quelques chambres minables qu’ils faisaient peindre et dorer à leurs frais. — Le Roi donnait seulement les lieux clos et couverts. — Quelques frais qu’ils eussent faits, leur jouissance, était précaire, malgré les « bons du Roi » et les « assurances » toujours révocables, s’il plaisait à Sa Majesté de changer quelque aménagement dans son palais. Aussi ces « privilégiés » tremblent-ils de perdre le gîte exigu, souvent malsain et humide, mais qui « fait tout mon bonheur, » dit l’un d’eux, parce qu’il resserre et maintient le contact avec le maître. Un besoin nouveau, né au XVIIIe siècle, fut celui des citadins aisés de posséder une villa, une « guinguette » avec jardins extra muros. Vers la fin du règne de Louis XIV les rives de la Seine, à 1 500 mètres de Paris, étaient encore solitaires ; on s’y trouvait comme dans un désert. Cinquante ans plus tard les bords du fleuve, presque jusqu’à Marly, étaient garnis de plantations et de maisons élégantes.

Il se fit alors à Paris des appartenons de location, — spéculation nouvelle, — assez grands pour offrir une douzaine de pièces de plain-pied, « la plupart parquetées. » Les parquets étaient l’objet d’une mention spéciale, comme les glaces et les cheminées de marbre, parce que le type ordinaire de maison neuve ne comportait encore que des logis carrelés et, sur l’âtre des cheminées, des tablettes de bois. La distribution intérieure demeurait assez barbare ; les occupans s’en accommodaient : une famille demande, par la voie des journaux (1762), un logement qui ne dépasse pas 6 300 francs et spécifie qu’il devra se composer d’une « antichambre qui puisse servir de salle à manger, d’une salle de compagnie, chambre à coucher, etc. »


V

Les locataires actuels ont plus d’exigences, pour des loyers inférieurs : ils ne veulent dîner ni dans leur cuisine, ni dans leur antichambre, et ne se contenteraient plus, comme le bourgeois de Paris sous Louis. XV, d’avoir dans la cour, à côté du puits à margelle, un « cabinet et siège d’aisance » adossé au mur et couvert en tuiles. La décence d’alors ne redoutait pas le plein air : dans les cabarets élégans, où la meilleure compagnie se donnait rendez-vous pour souper, les cliens qui « ont envie de quelque chose, » nous dit le comte de Caylus, vont au jardin et, sans distinction de sexe, se rencontrent dans un coin au clair de la lune.

Un détail assez digne de remarque est que les « privés », intérieurs, qui apparaissent vers la fin du XVIIIe siècle comme une nouveauté, sous le nom de « lieux à l’anglaise » que l’on ne manquait pas de mentionner dans les appartemens offerts avaient été usités durant tout le moyen âge et jusqu’au XVIe siècle. Au château de Saint-Germain, il y avait des « retraits communs, avec sièges en maçonnerie de brique, » dédies à la foule des courtisans qui d’ailleurs négligeait de s’y rendre, — il avait fallu mettre des cloisons en plâtre, pour empêcher que « des galetas on ne puisse faire ordure au haut des escaliers à vis. »

En outre, dans les appartemens du Roi, de la Reine et des personnages de distinction, étaient ménagés des retraits particuliers que nous décrivent les Comptes des Bâtimens : celui de Diane de Poitiers, contigu à sa garde-robe, consistait en une tranchée faite dans le mur, remaçonnée ensuite, et éclairée par une petite lucarne à treillis de fer. Celui de Catherine de Médicis n’était pas plus compliqué. L’entrepreneur insiste toujours sur ce que la maçonnerie a été bien étoupée et le siège soigneusement « enduit tout à l’entour, afin doter la senteur dudit retrait, » comme il est dit pour celui que « Monseigneur de Saint-André », — le maréchal d’Albon, — devait avoir dans sa chambre.

Mais il est vraisemblable que ces « étoupemens » étaient vains, qu’ils n’ont jamais réussi à préserver les logis des Valois d’émanations insupportables, et que l’on regarda comme un progrès, sous les Bourbons, la suppression de ces « commodités » intérieures qui empoisonnaient les châteaux. La preuve, c’est qu’elles disparaissent au XVIIe siècle dans les habitations les plus somptueuses ; Versailles n’en avait pas, non plus que Marly, et il est clair que, si les architectes avaient remplacé chez le grand Roi, par des centaines de « chaises » mobiles, les retraits empestés des âges précédens, ce n’est pas qu’ils reculaient devant la dépense, c’est qu’ils estimaient réaliser une amélioration.

A ces meubles de garde-robe de l’ancien régime, les architectes de Napoléon et de Louis-Philippe substituèrent des cabinets réellement « inodores, » grâce à l’aération des fosses fixes par l’invention du tuyau d’appel qui s’élève au-dessus des toits, Plus récemment, ces water-closets, à réservoirs de chasse d’eau, ont été multipliés en même temps que les salles de bains. Tel châtelain sut en introduire une vingtaine, annexés à presque toutes les chambres, dans un chef-d’œuvre de Philibert Delorme ; tel autre a trouvé moyen d’en instituer encore davantage dans la demeure historique d’un connétable de Montmorency.

Avouons-le, chers contemporains : cette noble profusion est la marque distinctive de notre richesse. Aux périodes de force et de magnificence succède avec nous la période du confort. Notre style n’a guère chance de passer pour génial dans l’avenir et nos cages en fer vitré ne susciteront sans doute aucune admiration. Mais nous serons, dans les annales de l’architecture, le siècle des water-closets, des salles de bains et des calorifères.

Les puissans d’autrefois ont eu les peintures, les dorures, les bronzes, les marbres, les sculptures ; mais ils gelaient dans leurs salles mal éclairées ; ils ne savaient comment traiter leurs cheminées capricieuses « pour les garder de fumer, » et ils n’avaient même pas de sonnettes. Avant cette invention qui datait de Louis XIV, il y avait chez les riches, derrière la porte, assises sur un tabouret, des demoiselles pour appeler les gens et faire les commissions. Mme de Maintenon, lorsqu’elle était la veuve Scarron, remplit cet humble office à d’hôtel d’Albret où elle logeait dans une « montée. » A la fin du XVIIIe siècle, on mentionnait encore, sur les offres d’appartemens à louer, qu’il y avait « des sonnettes toutes posées. »

Notre confort n’est pourtant pas un bien plus certain que ne l’étaient jadis la magnificence ou la force. C’est sans doute aussi une illusion, fondée sur la comparaison, sur l’habitude. Ainsi ce n’est pas le manque d’eau qui empêchait nos pères d’installer des canalisations intérieures dans leurs hôtels ou leurs châteaux, puisque les personnages opulens avaient, grâce à des machines hydrauliques, doté leurs parterres de fontaines qui « jetaient très haut et très gros, » parfois jusqu’à la hauteur des combles, et que rien, une fois la dépense faite d’élever ainsi ces eaux pour le plaisir, ne leur eût été plus facile que d’en introduire à l’intérieur un peu pour la propreté. Mais la propreté laissait à désirer, même chez les princes : « Sa Majesté, dit une ordonnance de Henri III, veut que tous les matins, avant qu’elle soit éveillée, l’on fasse balayer et ôter les ordures qui sont dans la cour, sur les escaliers et dans les salles de son logis, sans qu’il y ait plus de faute. »

Depuis la chute des civilisations grecque et romaine où les bains tenaient la place importante que l’on sait, leur usage avait été en diminuant. On voyait encore beaucoup d’étuves publiques au XIIIe siècle ; au XVe, bien des maisons, « en lesquelles soûlaient avoir étuves à hommes, » n’en possèdent plus. Les 33 « barbiers-étuvistes » de la capitale, au XVIIe siècle, s’ils ne se contentent pas de « faire le poil, » aspirent, malgré les « barbiers-chirurgiens, » à « s’entremettre en l’exercice de la chirurgie ; » ou, s’ils exerçaient le métier de « baigneurs, » leurs établissemens avaient un rôle moins innocent que l’enseigne ne le ferait supposer. On trouvait chez eux, sur les bords de la Seine, des distractions de divers genres ; d’où peut-être le sobriquet d’« huissiers de la Samaritaine, » qui désignait les proxénètes au temps de la Fronde.

Non que les bains fussent totalement tombés en désuétude : Catherine de Médicis avait des étuves au deuxième étage de son hôtel, près Saint-Eustache. Les baignoires étaient de « grandes cuvelles en bois, » comme il en est fourni, pour 133 francs, à la reine de Hongrie dans les Flandres (1533). Anne d’Autriche avait une « cuvette en argent à laver les jambes » du prix de 2 300 francs, et l’on voit même à cette époque une grande cuve d’argent de 20 000 francs. Sous Louis XV c’était en cuivre rouge que se faisaient, chez les riches, la baignoire avec sa chaudière et ses robinets, dorés parfois d’or moulu.

Versailles, dans toute sa splendeur, n’eut sous Louis XIV qu’une baignoire honoraire, vasque immense en marbre du Languedoc, où personne jamais ne se plongea et qui, déménagée plus tard, sert aujourd’hui de bassin, au milieu d’une pelouse, dans la propriété de l’Ermitage au bout du boulevard de la Reine. A Chanteloup, chez le duc de Choiseul, en pendant à la chapelle, existait dans la cour un « pavillon des bains ; » c’était un rite nouveau, mais rarement pratiqué, faute d’eau à discrétion.

Ce bien, aujourd’hui banal dans les plus modestes logis des grandes villes, fut ignoré de nos devanciers immédiats : les bains coûtaient 2 francs à Paris en 1825, le même prix qu’en 1525 sous François Ier. Aussi en usait-on modérément : ils figurent pour 46 francs par an, sous Charles X, dans les comptes de ménage d’un maréchal de France qui payait en outre annuellement 100 francs à son porteur d’eau.

Sous Napoléon III, le porteur d’eau coûtait 72 francs chez un grand médecin de la rue des Petits-Champs. A raison de 10 centimes « la voie, » — prix usuel des fils de l’Auvergne pour les seaux qu’ils montaient sur leurs épaules, — ces 72 francs représentaient 14 mètres cubes ; à 0 fr. 35 centimes le mètre cube, — prix actuel de la Compagnie des Eaux, — ils correspondent à 206 000 litres.

Une gazette humoristique du temps de Louis XIII se divertissait de l’entreprise, amusante à ses yeux par excès d’invraisemblance, d’un « soi-disant ingénieur qui avait installé un moulin à vent au haut d’une maison, en l’île Notre-Dame, pour fournir aux bourgeois un muid d’eau (268 litres) par jour. » Sa machine finie, il n’ose, dit le nouvelliste, la faire tourner parce qu’elle ébranle tout l’immeuble, « et l’on doit recourir comme auparavant à la porteuse d’eau. » Quelques puits commençaient alors à être garnis « d’un artifice afin de tirer l’eau, » c’est-à-dire d’une pompe. Quant aux sources de Belleville, des Prés-Saint-Gervais et de Rungis (près Berny), canalisées jusqu’au Louvre, elles ne servaient qu’à quelques grands personnages, autorisés à établir sur la conduite des branchemens dont le diamètre variait avec leur dignité ou leur faveur.

Vers la fin de la monarchie (1782) on construisit au bout du Cours-la-Reine la « grande machine à feu, » qui devait puiser l’eau dans la Seine et la refouler, par un tuyau de 0m, 66, jusqu’à un réservoir établi sur les hauteurs de Chaillot, d’où elle serait distribuée dans tout Paris. « C’est bien de l’embarras, dit un contemporain, et je doute que Paris prenne assez à la chose » pour que la compagnie concessionnaire puisse en tirer profit.


VI

La complication moderne des maisons, les jouissances multiples que l’on paie désormais avec le logement, rendent bien difficile la comparaison des loyers de deux époques parce qu’ils ne s’appliquent pas aux mêmes choses : il en coûte plus de faire ou de réparer un ascenseur qu’un pont-levis. Il est admis que, par suite des charges, — impôts, concierge, assurances, eau, gaz, chauffage, etc., — le loyer actuel, le gros loyer surtout, n’entre que pour les deux tiers dans la poche des propriétaires ; le 3e tiers étant déboursé par eux en frais. Les constructeurs avisés avouent que ces débours sont très profitables : certains menus détails, certains perfectionnemens qui majorent le devis de 10 ou 15 pour 100, exercent assez de fascination sur le public pour permettre de louer les appartemens avec une plus-value de 50 pour 100.

Ici néanmoins la hausse des loyers résulte d’un progrès positif ; au contraire elle est accompagnée d’une perte sous le rapport du terrain, devenu plus exigu. Les habitans ont toutes leurs aises, mais c’est le bâtiment qui n’a plus les siennes. L’enchérissement du sol a eu pour effet de réduire l’espace non bâti, les grandes cours, les vastes communs et les jardins, c’est-à-dire ce cadre d’air indispensable, que des déblaiemens onéreux ont rendu depuis soixante ans aux monumens publics : Notre-Dame, la Tour Saint-Jacques ou le vieux Louvre se livrent ainsi à notre admiration plus librement que jadis, parures conservées d’un autre âge, semblables à des curiosités apportées de loin. Mais les édifices privés ont perdu ce cadre, parce qu’il serait trop voyant. Ceux-là mêmes, parmi les richissimes qui pourraient le payer, n’osent avoir assez de terrain pour loger leurs palais d’hier, lesquels, gauchement pompeux, étouffent dans un emplacement étriqué. Rien n’a été omis pour les embellir… sinon le vide étendu que l’importance de leur taille commandait aux alentours et d’où les vieux hôtels tiraient leur dignité, leur gloire.

Le terrain était un élément de dépense dont les seigneurs d’autrefois ne se préoccupaient guère. Dans nos grandes villes quadruplées, quintuplées depuis cent ans ; — en 1801, Lyon avait 109 000 habitans, Marseille en 1789 en avait 76 000 et Bordeaux 83 000 ; — dans Paris surtout, le terrain arrive à représenter une somme égale et parfois supérieure à celle de la maison de rapport qui l’occupe. Valeur bien capricieuse d’ailleurs : dès le règne de Louis XVI, un appartement de quatre pièces coûtait six fois plus cher autour du Palais-Royal qu’auprès du Luxembourg. De nos jours, le mètre vaut I 040 francs dans le quartier Gaillon et 24 francs dans le quartier Saint-Fargeau. Il vaut, dans telle avenue, 600 francs du côté de l’ombre et 1 000 francs du côté du soleil.

Remarquons qu’il n’existe aucun rapport entre le prix et le charme positif des choses : à Paris, la possession d’un jardin de 2 000 mètres carrés, qui représentait un supplément de loyer de 600 francs sous François 1er et de 4 000 francs sous Louis XIV, dans un quartier à la mode, on représente 80 000 aujourd’hui. Or ce jardin est toujours le même intrinsèquement, et la jouissance relative qu’il procurait à l’habitant des rues étroites et tristes de jadis était supérieure ; le contraste était plus grand pour ce privilégié entre la verdure qui lui appartenait en propre et la laideur ambiante des voies publiques, qu’il n’est pour le Parisien de 1912 qui se promène le long de larges avenues plantées d’arbres et rencontre un peu partout des fleurs et des gazons banaux.

La classe riche avait des promenades privées qu’elle n’a plus ; le peuple au contraire a des parcs et des squares qu’il n’avait pas ; leur total atteint la centaine. Cette évolution s’est faite librement, par l’accroissement de la richesse générale qui, d’une part, a poussé les détenteurs de terrains à se restreindre volontairement pour se procurer d’autres plaisirs, de l’autre a permis à la ville de tirer de ces loyers grossis des contributions avec lesquelles elle s’est transformée. Le citadin actuel, qui n’achète plus de lanterne « pour se conduire le soir dans les rues, » ignore au prix de quels efforts les cités cloaques, noires et puantes, ont été métamorphosées en une maison où le ménage se fait chaque jour sans que le maître puisse à peine s’en apercevoir.

De cet effort social, de cette transformation urbaine, la masse ayant profité davantage que les privilégiés de l’argent, il semble qu’il y ait eu de ce chef quelque nivellement des jouissances. Cependant, si dans les campagnes, dans les petites villes, le salaire depuis cent ans a haussé plus que le loyer, il n’en est pas de même à Paris, où jusqu’ici, en bien des maisons populaires, le loyer a augmenté plus que le confort.

Entre le riche et le pauvre, au point de vue du logement, il subsiste beaucoup plus de distance qu’il n’y en a au point de vue de l’alimentation ou du costume. Pourrait-il en être autrement ? Maintes fois, à l’occasion d’études précédemment publiées par la Revue, j’ai été accusé de dureté ; des critiques charitables m’ont reproché d’ignorer la misère, parce que je refusais de me payer de rêves, de beurrer de sensibilité quelques tartines banales qui ne coûtent rien et ne servent à rien. Les faits, les lois que révèle l’histoire économique ne sont point mes faits, mes lois ; ce n’est pas ma faute s’ils sont inexorables. Les Parlemens d’Europe sont pleins de gens qui s’imaginent augmenter le bien-être en majorant le taux des salaires, sans se préoccuper d’abord de multiplier le nombre des côtelettes. On ne saurait assez dire combien cette prétention est ridicule.

Pour faire baisser les loyers ou pour améliorer les logis, il faudrait multiplier les maisons populaires. Cette multiplication est-elle possible ? Si impuissante en général à augmenter la production, l’intervention de l’Etat, des communes pourrait-elle être, exceptionnellement, efficace en ce domaine ? Je le crois, mais par une voie où jusqu’ici l’on se refuse d’entrer. A Paris, l’argent rapporte 10 pour cent net et davantage lorsqu’il sert à loger les pauvres, et seulement 4 ou 4 1/2 pour cent lorsqu’il sert à loger les riches ; en d’autres termes, le loyer des maisons populaires procure un revenu plus que double de celui des maisons bourgeoises. Notre territoire est couvert de sociétés excellentes ayant pour objet la création d’habitations à bon marché ; ce qui manque… ce sont les fonds.

En attendant de bâtir, on a légiféré : les hygiénistes ont déterminé le cube d’air minimum auquel chaque créature parisienne avait droit, et il a été défendu de bailler des locaux qui ne contiendraient pas ce cube d’air par rapport au chiffre des locataires. Le résultat obtenu par ces législateurs bienfaisans est de jeter sur le pavé les familles nombreuses et pauvres, qui n’ont pas moyen de payer des logis réglementaires. Repoussés de partout, les ménages chargés d’enfans dissimulent leurs enfans comme une tare ; ils sont réduits à mentir, ils en cachent le nombre pour se faire accepter par les gérans d’immeubles et, quand leur mensonge est découvert, s’ils ne parviennent pas à attendrir les concierges, ils sont expulsés comme des malfaiteurs. Voilà ce que produit un décret maladroit : dans la capitale de ce pays démocratique, si réservé sur le chapitre de la reproduction, les citoyens trop prolifiques sont traqués et proscrits.

Paris manque donc cruellement de maisons ouvrières. Pourtant il a suffi que quelques richissimes, qui font charité de leur argent, aient mis à la disposition de ceux qui font charité de leur temps quelques millions de francs en vue de bâtir des maisons nouvelles, pour que l’expérience permît d’affirmer ceci : il est possible de construire aujourd’hui dans Paris, pour le peuple, des habitations hygiéniques, claires, aérées, propres et attrayantes par un minimum de confort, de les louer un tiers ou un quart moins cher que les sordides bâtimens d’alentour affectés aux mêmes catégories sociales et de tirer pourtant de son capital un intérêt net de 3 1/2 pour cent.

Un pareil résultat n’est certainement pas atteint sans un effort que tous les constructeurs n’ont pas su faire. Il en est qui ne se sont pas assez préoccupés d’obtenir des sommes mises à leur disposition un revenu normal. Ceux-là nuiraient grandement dans l’opinion publique à la cause des habitations à bon marché, qui ne doivent être à aucun degré une institution « charitable » où le pauvre se sent plus ou moins entretenu par l’argent du riche. Pour que l’idée soit féconde, il faut que l’argent ne s’aumône pas, mais qu’il rapporte ; pour que le bienfait soit effectif, il faut qu’il devienne un placement. Ce but a été atteint parle « Groupe des maisons ouvrières, » société anonyme où les bailleurs de fonds, quoique soupçonnés, prétendent demeurer inconnus. De grands immeubles bâtis dans les quartiers des Gobelins, de Grenelle, de Belleville et de Reuilly, où les millions absorbés produisent un intérêt de 3,76 à 3,47 pour 100, attestent la vitalité de cette conception d’une façon assez répétée pour qu’elle soit pleinement concluante et mérite d’être développée.

Que peuvent donc faire les pouvoirs publics ? Il existe une personne morale qui trouvera demain à emprunter un milliard de francs à 3 p. 100 ; cette personne, c’est la Ville de Paris. Elle ne doit pas acheter un mètre de terrain, ni remuer une brique, ni gâcher un sac de plâtre pour construire elle-même des maisons ouvrières. Encore moins doit-elle exploiter directement ; ses locataires ne la paieraient pas. Les millions qu’elle empruntera d’une main, elle doit les prêter de l’autre à toutes les sociétés solvables, — il n’en manque pas et des plus compétentes, — moyennant l’obligation de se conformer à un cahier des charges bien défini, dont les agens municipaux surveilleraient l’exécution.

Mais ce n’est pas avec 10 ou 100 millions que l’on bâtira assez de maisons pour influer sur le taux des loyers inférieurs à 500 francs, qui s’appliquent aux trois quarts des logemens parisiens, — 736 000 sur 980 000, — et abritent plus de 2 millions d’habitans. On y parviendrait sans doute en édifiant 700 immeubles neufs capables de contenir 100 000 ménages ou 400 000 âmes. D’après les résultats acquis, la dépense serait de 770 millions et, en ménageant de très vastes cours, égales à la surface bâtie, il faudrait un peu moins de 200 hectares.

Bien que Paris soit une très petite ville au regard de sa population, sur les 7 200 hectares dont se compose sa superficie, il s’en trouve encore des centaines propres à bâtir. Rien d’ailleurs n’empêche de croire que les propriétaires actuels, par la crainte d’être abandonnés de leur clientèle, se résoudraient à prendre part eux-mêmes à ce mouvement de rénovation ; mais il appartient à la société en corps de donner le branle par son crédit à cette œuvre d’assainissement et de progrès, puisque le libre jeu des intérêts privés n’a pas suffi jusqu’à ce jour à l’accomplir.


GEORGES D’AVENEI..

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 septembre 1910.
  2. Voyez Découvertes d’histoire sociale, 1 vol., chez Flammarion.
  3. Voyez l’Histoire économique de la Propriété, des Salaires, des Denréesvet de tous les prix de 1 200 à 1 800 (5 vol. gr. in-8), Leroux, éditeur.