L’Œuvre de Richard Wagner à Paris et ses interprètes/Avant-propos : La Question Wagnérienne

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Maurice Senart et Cie, éditeur (p. 1-6).

Le cycle incomparable des drames de Richard Wagner était à peine accompli, sur notre première scène, lorsque des événements trop peu prévus en ont brusquement éteint le rayonnement. L’Allemagne domestiquée par la Prusse, et qui doit à son culte de la force, à son matérialisme intensif l’incroyable décadence où nous la voyons dans toutes les branches de l’esprit, même dans celle où elle était sans égale, la musique, l’Allemagne se manifestait au monde comme la négatrice de tout droit, de toute justice, de toute beauté. Elle déshonorait jusqu’à l’héritage dont elle eût pu être le plus réellement fière.

Mais le beau est éternel comme la justice et comme le droit, et il revivra sur les ruines amoncelées. En attendant cette heure incertaine mais sûre de son règne, recueillons-nous et cherchons un refuge dans le passé. Évoquons un instant cette évolution radieuse de chefs-d’œuvre, si vibrante encore autour de nous, et, s’il se peut, jouissons-en encore par le souvenir, par l’empreinte profonde qu’ils ont laissée en nous.

Aussi bien, l’œuvre wagnérienne nous appartient. Je ne veux pas seulement dire par là qu’elle est désormais à tous, que les années écoulées depuis la mort de Wagner l’ont libérée légalement, et qu’elle ne nous rend plus tributaire de nos ennemis. Je tiens qu’elle est à nous par droit de conquête, parce qu’elle est devenue l’une des gloires de nos scènes lyriques, et parce que nous l’avons mise en valeur aussi bien, et mieux parfois, que partout ailleurs. Je vais plus loin. Je prétends qu’elle n’a été nulle part mieux appréciée et plus réellement aimée qu’en France.

… À qui trouverait quelque paradoxe en cette assertion, je rappellerai ce mot de Nietzsche : que « l’une des conditions nécessaires pour goûter l’art wagnérien est la délicatesse, la finesse artistique des cinq sens, et qu’elle ne se rencontre qu’à Paris ». Ou, mieux encore, les déclarations de Wagner même (lettre à Gabriel Monod, en 1876) que les festivals de Bayreuth « ont été jugés par les Français avec plus de justesse et d’intelligence que par la grande majorité de la presse allemande » ; et plus tard, à propos de la représentation des Maîtres Chanteurs à Munich (en 1879) : « Il est remarquable que ce furent les quelques spectateurs français, qui y assistaient, qui reconnurent, dans toute sa vivacité, l’élément populaire de mon œuvre et l’acclamèrent comme tel : alors que rien, au contraire, ne trahit une pareille impression sur le public munichois que j’avais eu surtout en vue[1] ».

Pendant la dernière guerre, tel de nos Français prisonniers, musicien, cherchant à causer de son art avec les Allemands qu’il rencontrait, s’apercevait avec stupeur que le nom même du maître « national » était parfaitement ignoré d’eux.

Pour rester sur le terrain de l’intelligence et de l’exécution de son œuvre, on se souvient des enthousiasmes de Wagner à Paris, soit devant la révélation de Beethoven, soit, plus tard, aux répétitions de Tannhaeuser : « Je déclare hautement, écrivait-il à Wesendonck, que je n’ai encore jamais été à pareille fête, et, qu’en Allemagne, je n’y arriverai certainement jamais ». À Bayreuth enfin, on tient de lui cette parole : « Je ne suis pas inquiet avec les Français. Ils finiront par m’interpréter mieux que les Allemands. » — Et voilà mon dire justifié.

Wagner savait à qui il avait affaire. Peut-être même pensait-il, comme Nietzsche encore : « qu’un artiste ne peut avoir d’autre patrie que Paris[2] ». Depuis sa jeunesse il n’avait cessé de tenir ses regards rivés sur la France, et sa vie était hantée du regret de n’avoir pas reçu chez nous cet accueil qui avait été également refusé à Mozart mais qui avait assuré le triomphe de Gluck. Comme Mozart cherchait dans notre théâtre le thème de ses inspirations, Wagner s’était épris de nos épopées : Lohengrin, Tristan, Parsifal en témoignent. En vain lui objectait-on cette hostilité toujours latente chez nous. Il avait reconnu qu’elle était irraisonnée et superficielle, qu’elle tenait à des motifs extrinsèques, dont il était le premier à déplorer l’origine. Et il déclarait, en propres termes, qu’elle était peu de chose, en somme, auprès de celle dont ses compatriotes n’avaient cessé d’entraver toute son activité, et qui, celle-là, (nous sommes assez renseignés pour nous en être rendu compte à notre tour), était aussi perfide, lâche, et calculée qu’on peut l’imaginer d’une pareille race.

« Il fait sombre dans mon cœur d’Allemand (écrivait-il en propres termes à Hans von Wolzogen, en 1880, c’est-à-dire tout à la fin de sa carrière). Je pense, de plus en plus, à quitter, avec les miens, l’Empire allemand pour l’Amérique… Mais d’abord. Parsifal ! »

Oui, si l’on veut étre juste et juger d’ici, sans parti pris, la question wagnérienne, il faut reconnaître que l’Allemagne n’a adopté ni apprécié Wagner que lorsqu’elle a compris qu’elle en pouvait faire un instrument d’expansion commerciale, une arme de guerre. Alors seulement, rien ne lui a plus coûté pour vanter et applaudir l’œuvre qu’elle avait méconnue, l’artiste qu’elle avait exilé et condamné à la misère. C’est l’Allemagne qui, par les agissements souterrains où elle se complaît, a pu rendre odieux à de bons esprits (que n’arrêtait pas la question musicale) certains à côté du triomphe de Wagner chez nous. La qualité de l’œuvre n’y est pour rien, pas plus que ses « tendances » imaginaires. Si l’on veut voir le pangermanisme au travail, dans le domaine de la musique, ce n’est pas là qu’il faut le chercher, mais chez ceux qui ont prétendu enchérir sur lui et sur les maîtres de l’art : dans les symphonies où les cornets d’automobile et les bruits de cailloux froissés prennent rang à côté des violons et des flûtes, dans les drames lyriques où des poèmes malsains et déformateurs sont accentués d’une réalisation musicale prétentieuse et alambiquée. C’est là que le colossal, le complexe, le dominateur, règnent sans partage. Wagner, selon l’expression parfaitement juste de M. Vincent d’Indy, Wagner est « le dernier des classiques ». Wagner n’a pas seulement du génie, il a du goût, il est clair, il est sain.

Et c’est pourquoi nous admirons et nous aimons son œuvre, comme nous admirons et aimons celle de Mozart et de Beethoven, celle de Bach et de Haendel, de Gluck et de Weber, de Schubert et de Schumann…

Ce n’est pas à nous qu’il faut demander de détruire les cathédrales !


On oublie d’ailleurs un peu trop facilement, en général, qu’avec Wagner nous restons dans le domaine historique ; qu’il s’agit d’un contemporain de Berlioz, de Meyerbeer et de Rossini, et que son œuvre, si elle a attendu trente, quarante, cinquante ans même, pour prendre rang sur notre scène, n’en est pas moins chronologiquement voisine de Charles VI et du Prophète, du Trouvère et de Faust, des Troyens et d’Hamlet. Un arrêt soudain, une coupure nette a souligné ce recul. Il est donc naturel et logique d’en parler, dès à présent, d’une façon historique et documentaire.

Ce n’est pas sans une réelle émotion que mes souvenirs s’attachent à cette évolution du cycle wagnérien sur la scène parisienne. Après l’avoir suivie pas à pas, ou peu s’en faut, pendant toute sa période, j’ai peine à ne pas m’y attarder encore. Oui, telles représentations, véritables rayonnements de poésie, révélatrices de beauté et de vie, vibrent encore en moi comme au premier jour, et il me semble acquitter une dette de reconnaissance, en évoquant quelques-unes des impressions qu’elles nous ont causées alors, en dressant, aussi complet que possible, le tableau des artistes qui ont eu, successivement, l’honneur d’y prendre part.

  1. Il est amusant d’en rapprocher ici cette anecdote personnelle que conta jadis Louis de Fourcaud, le fin et original critique, dans un article sur Bayreuth. À la nouvelle de ces mêmes représentations des Maîtres, à Munich, il avait télégraphié à un sien ami de cette ville, pour retenir un fauteuil. Mais l’ami, courant tout droit à la pièce en vogue, lui avait apporté une place pour un petit théâtre où se jouait alors une comédie « empruntée » au répertoire français. « Je n’aurais jamais cru (telle fut son excuse) que vous voulussiez perdre ainsi votre soirée… Ce Wagner est une façon de maniaque, protégé par le Roi. Ses pièces sont assommantes à en mourir ! »
  2. Il écrivait, en tous cas, à Liszt, « en pensant avec un véritable dégoût à l’Allemagne » (en 1860) : « Crois-moi, nous autres, nous n’avons pas de patrie ».