L’Œuvre du Marquis de Sade/Introduction
INTRODUCTION
N’ayant pas l’intention de donner ici une biographie détaillée du marquis de Sade, je renvoie les lecteurs aux ouvrages qui peuvent faire autorité : ceux de M. Paul Ginisty[1], du docteur Eugen Duehren[2], du docteur Cabanes[3], du docteur Jacobus X[4], de M. Henri d’Alméras[5], etc. La biographie complète du marquis de Sade n’a pas encore été écrite. Le temps, sans doute, n’est pas éloigné où, tous les matériaux ayant été rassemblés, il sera possible d’éclaircir les points encore mystérieux de l’existence d’un homme considérable sur lequel ont couru et courent encore un très grand nombre de légendes.
Les travaux entrepris ces dernières années en France et en Allemagne ont dissipé bien des erreurs. Il y en a encore beaucoup qu’il faudra redresser.
Donatien-Alphonse-Fançois, marquis et, plus tard, comte de Sade, naquit à Paris, le 2 juin 1740. Sa famille était une des plus anciennes de la Provence, et ses armoiries portaient « de gueules à une étoile d’or chargée d’une aigle de sable becquée et couronnée de gueules ». Il comptait au nombre de ses ancêtres Hugues III, qui épousa Laure de Noves, que Pétrarque a rendue immortelle.
Le marquis de Sade (nous continuerons à lui donner ce titre, que l’histoire lui a conservé) professa toujours pour le grand poète une admiration que les biographes n’ont pas encore signalée. Le marquis de Sade était sensible à la poésie, et l’on trouvera dans Les Crimes de l’Amour des témoignages de son goût pour le lyrisme de Pétrarque. À dix ans, le marquis de Sade fut mis au collège Louis-le-Grand. À quatorze ans, il entra dans les chevau-légers, d’où il passa, comme sous-lieutenant, au régiment du roi. Il devint ensuite lieutenant de carabiniers et gagna sur les champs de bataille, en Allemagne, pendant la guerre de Sept Ans, le grade de capitaine. D’après Dulaure (Liste des ci-devant nobles, Paris, 1790), le marquis de Sade aurait été à cette époque jusqu’à Constantinople. Réformé, il revint à Paris et se maria le 17 mai 1763. L’année suivante, il eut son premier enfant, un fils, Louis-Marie de Sade, qui, en 1783, était lieutenant au régiment de Soubise ; il émigra en 1791, se fit graveur à son retour en France, publia, en 1805, une Histoire de la Nation française, qui a des mérites et dans laquelle il manifeste une connaissance assez profonde et assez nouvelle de l’époque celtique, puis, ayant repris du service, il fut à Friedland et mourut assassiné en Espagne, le y juin 1809, par des guérilleros.
Le marquis de Sade avait épousé, contre son gré. Mlle de Montreuil. Il eût préféré se marier avec la sœur cadette de celle-ci. Celle qu’il aimait ayant été mise dans un couvent, il éprouva un grand dépit, un grand chagrin, et se livra à la débauche. Le marquis de Sade a donné beaucoup de détails autobiographiques sur son enfance et sa jeunesse dans Aline et Valcour, où il s’est peint sous le nom de Valcour. On trouverait peut-être dans Juliette des détails sur son séjour en Allemagne. Quatre mois après son mariage, il était emprisonné à Vincennes. En 1768 éclata le scandale de la veuve Rose Keller. Le marquis de Sade, semble-t-il, était moins coupable qu’on ne le prétendit. Cette affaire n’est pas encore éclaircie. À ce propos, Charles Desmaze (Le Châtelet de Paris, Didier et Cie, 1863, p. 327) indique :
« Dans les papiers des commissaires du Châtelet se trouve le procès-verbal, dressé par l’un d’eux, de l’information faite contre le marquis de Sade, prévenu d’avoir, à Arcueil, déchiqueté à coups de canif une femme qu’il avait fait mettre nue et attacher à un arbre et d’avoir versé sur les plaies saignantes de la cire à cacheter brûlante. »
Et le docteur Cabanès, qui a signalé ce passage du livre de Charles Desmaze dans la Chronique médicale (15 décembre 1902), ajoute :
« C’est un dossier qu’il serait utile de retrouver et de publier pour éclaircir le procès toujours pendant du divin marquis. »
Quoi qu’il en soit, dès 1764, dans un de ses rapports, l’inspecteur de police Marais disait : « J’ai très fort recommandé à la Brissaut, sans m’expliquer davantage, de ne pas lui fournir de filles pour aller avec lui en petites maisons. »
Marais écrivait encore, dans son rapport du 16 octobre 1767 : « On ne tardera pas à entendre encore parler des horreurs de M. le comte de Sade. Il fait l’impossible pour déterminer la demoiselle Rivière, de l’Opéra, à vivre avec lui et lui a offert vingt-cinq louis par mois, à condition que les jours où elle ne serait pas au spectacle, elle irait les passer avec lui à sa petite maison d’Arcueil. Cette demoiselle-là refuse. »
Sa petite maison d’Arcueil, L’Aumônerie, aurait abrité, d’après la rumeur publique, des orgies dont la mise en scène, sans doute, devait être effrayante, sans qu’il s’y commit, je crois de véritables cruautés. L’affaire Rose Keller entraîna le second emprisonnement du marquis de Sade. Il fut enfermé au château de Saumur, puis à la prison de Pierre-Encise, à Lyon. Au bout de six semaines, il fut remis en liberté. En juin 1772 a lieu l’affaire de Marseille ; elle avait moins de gravité encore que l’affaire de la veuve Keller. Cependant le Parlement d’Aix condamna le marquis, par contumace, à la peine de mort. Ce jugement fut cassé en 1778. À la veille de sa seconde condamnation, le marquis s’enfuit en Italie en enlevant la sœur de sa femme.
Après avoir parcouru quelques grandes villes, il voulut se rapprocher de la France et vint à Chambéry, où il fut arrêté par la police sarde et incarcéré au château de Miolans, le 8 décembre 1772. (Grâce à sa jeune femme, il parvint à s’échapper dans la nuit du 1er au 2 mai 1773. Après un court séjour en Italie, il rentra en France et reprit, au château de la Coste, sa vie de débauches. Il venait assez souvent à Paris, où il fut arrêté le 14 janvier 1777 et conduit au donjon de Vincennes et, de là, transféré à Aix, où un arrêt du 30 juin 1778 cassa la sentence de 1772. Un nouvel arrêt le condamna, pour les faits de débauche outrée, à ne pas aller à Marseille pendant trois années et à 50 livres d’amende au profit de l’œuvre des prisonniers. On ne lui rendit pas la liberté.
Pendant qu’on le menait d’Aix à Vincennes, il s’échappa encore grâce à sa femme et fut arrêté quelques mois après au chàteau de la Coste. En avril 1779, il fut enfermé de nouveau à Vincennes, où il eut un amour platonique avec Mlle de Rousset, une amie de sa femme, et d’où il ne devait plus sortir que pour entrer à la Bastille, le 29 février 1784. Il y écrivit la plupart de ses ouvrages. En 1789, ayant connu la Révolution qui se préparait, le marquis de Sade commença à s’agiter ; il eut des démêlés avec M. de Launay, gouverneur de la Bastille. Le 2 juillet, il eut l’idée de se servir, en guise de porte-voix, d’un long tuyau de fer-blanc, terminé à une de ses extrémités par un entonnoir, et qu’on lui avait donné pour vider ses eaux dans le fossé par sa fenêtre qui donnait sur la rue Saint-Antoine ; il cria à diverses reprises qu’ « on égorgeait les prisonniers de la Bastille et qu’il fallait venir les délivrer[6] ». À cette époque, il n’y avait que fort peu de prisonniers à la Bastille, et il est assez difficile de démêler les raisons qui, excitant la fureur du peuple, le poussèrent justement contre une prison presque déserte. Il n’est pas impossible que ce soient les appels du marquis de Sade, les papiers qu’il jetait par sa fenêtre, et dans lesquels il donnait des détails sur les tortures auxquelles on aurait soumis les prisonniers dans le château, qui, exerçant quelque influence sur les esprits déjà excités, aient déterminé l’effervescence populaire et provoqué finalement la prise de la vieille forteresse.
Le marquis de Sade n’était plus à la Bastille. M. de Launay, ayant conçu des craintes assez sérieuses (et cela n’irait pas contre l’hypothèse le marquis de Sade cause du 14 juillet), avait demandé qu’on le débarrassât de son prisonnier, et, sur un ordre royal daté du 3 juillet, le marquis de Sade avait été transféré, le 4 juillet, à une heure du matin, à l’hospice des fous de Charenton. Un décret de l’Assemblée constituante sur les lettres de cachet rendit au marquis sa liberté. Il sortit de la maison de Charenton le 23 mars 1790.
Sa femme, qui s’était retirée au couvent de Saint-Aure, ne voulut plus le revoir et obtint, le 9 juin de la même année, une sentence du Chàtelet prononçant entre elle et lui la séparation de corps et d’habitation. Cette malheureuse femme s’adonna à la piété et mourut, dans son château d’Echauffour, le 7 juillet 1810.
En liberté, le marquis de Sade mena une vie régulière, vivant de sa plume. Il publia ses ouvrages, fit jouer des pièces à Paris, à Versailles et peut-être à Chartres. Il éprouva de sérieuses difficultés pécuniaires, sollicitant en vain une place, quelle qu’elle fût : « Propre aux négociations, dans lesquelles son père a passé vingt ans, connaissant une partie de l’Europe, pouvant être utile à la composition ou à la rédaction de quelque ouvrage que ce puisse être, à la tenue, à la régie d’une bibliothèque, d’un cabinet ou d’un muséum, Sade, en un mot, qui n’est pas sans talent, implore votre justice et votre bienfaisance ; il vous supplie de le placer. » (Lettre au conventionnel Bernard (de Saint-Affrique), 8 ventôse an III (27 février 1795.)
Il allait assidûment aux séances de la Société populaire de sa section, la section des Piques. Il en fut souvent le porte-parole. Le marquis de Sade était un vrai républicain, admirateur de Marat, mais ennemi de la peine de mort et ayant en politique des idées qui lui appartenaient. Il a exposé ses théories dans plusieurs de ses ouvrages. Dans son Idée sur le mode de la sanction des lois, il indique comment il entend que la loi, proposée par les députés, soit votée par le peuple, parce qu’il faut admettre « à la sanction des lois cette partie du peuple la plus maltraitée du sort, et puisque c’est elle que la loi frappe le plus souvent, c’est donc à elle à choisir la loi dont elle consent à être frappée ». Sa conduite sous la Terreur fut humaine et bienfaisante ; suspect, sans doute à cause de ses déclamations contre la peine de mort, il fut arrêté le 6 décembre 1793, mais remis en liberté, grâce au député Rovère, en octobre 1794.
Pendant le Directoire, le marquis cessa de s’occuper de politique. Il recevait beaucoup de monde chez lui, rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice, où il s’était transporté. Une femme pâle, mélancolique et distinguée remplissait l’office de maîtresse de maison. Le marquis l’appelait parfois sa Justine, et on la disait fille d’un émigré. M. d’Alméras pense que cette femme était la Constance à laquelle Justine avait été dédiée. Quoi qu’il en soit, les renseignements sur cette amie font complètement défaut.
Au mois de juillet 1800, le marquis fit paraître Zoloé et ses deux acolytes, roman à clef qui provoqua un énorme scandale. On y reconnaissait le Premier Consul (d’Orsec, anagramme de Corse), Joséphine (Zoloé), Mme Tallien (Laureda), Mme Visconti (Voslange), Barras (Sabar), Tallien (Fessinol), etc… Le marquis avait été obligé de l’éditer lui-même. Son arrestation fut décidée le 5 mars 1801 ; il fut arrêté chez son éditeur, Bertrandet, à qui il devait remettre un manuscrit remanié de Juliette qui servit de prétexte à cette arrestation. Il fut enfermé à Sainte-Pélagie, de là transféré à l’hôpital de Bicêtre, comme fou, et enfin enfermé à l’hospice de Charenton le 27 avril 1803. Il y mourut, à l’âge de soixante-quinze ans, le 2 décembre 1814, ayant passé vingt-sept années, dont quatorze
de son âge mûr, dans onze prisons différentes.Il n’a pas encore été donné de portrait authentique du marquis de Sade. On a publié un médaillon fantaisiste, provenant de la collection de M. de La Porte, en tête du Marquis de Sade, par Jules Janin. — La Vérité sur les deux procès criminels du Marquis de Sade, par le bibliophile Jacob, le tout précédé de la Bibliographie des Œuvres du Marquis de Sade, Paris, chez les marchands de nouveautés, 1833 (fausse date, la brochure a été publiée plus tard), in-12 carré de VIII et 62 pages.
« Un autre portrait, dit M. Octave Uzanne (introduction à l’Idée des Romans), dans un entourage de démons, nous présente Sade avec un visage jeune ; cette gravure ridicule accuse la provenance de la collection de M. H. de Paris. Ce portrait est aussi faux que les autres[7]. »
Il existe un autre portrait, faux naturellement. Il a été fait sous la Restauration au moyen du médaillon de M. de La Porte, à quoi l’on a ajouté des faunes, un bonnet de folie, un martinet et, au bas, le marquis dans sa prison.
On a dit que, dans son enfance, son visage était si charmant que les dames s’arrêtaient pour le regarder. Il avait une figure ronde, des yeux bleus, des cheveux blonds et frisés. Ses mouvements étaient parfaitement gracieux, et sa voix harmonieuse avait des accents qui touchaient le cœur des femmes.
Des auteurs ont avancé qu’il avait un extérieur efféminé et que depuis son enfance il avait été inverti passif. Je ne pense pas que l’on ait des preuves de cette assertion.
Charles Nodier, dans ses Souvenirs, Épisodes et Portraits de la Révolution et de l’Empire, 2 tomes, Paris, Alphonse Levavasseur, éditeur, Palais-Royal, 1831 (T. II, Les prisons sous le Consulat, 1re partie. Le dépôt de la préfecture et le Temple), raconte qu’il le vit en 1803. (En réalité, cela se passa en 1802, ainsi que l’a fait remarquer M. d’Alméras.) Il coucha dans la même salle que lui, où ils étaient quatre prisonniers.
« Un de ces messieurs se leva de très bonne heure, parce qu’il allait être transféré et qu’il en était prévenu. Je ne remarquai d’abord en lui qu’une obésité énorme qui gênait assez ses mouvements pour l’empêcher de déployer un reste de grâce et d’élégance dont on retrouvait des traces dans l’ensemble de ses manières. Ses yeux fatigués conservaient cependant je ne sais quoi de brillant et de fin qui s’y ranimait de temps à autre comme une étincelle expirante sur un charbon éteint. Ce n’était pas un conspirateur, et personne ne pouvait l’accuser d’avoir pris part aux affaires politiques. Comme ses attaques ne s’étaient jamais adressées qu’à deux puissances sociales d’une assez grande importance, mais dont la stabilité entrait pour fort peu de chose dans les instructions secrètes de la police, c’est-à-dire la religion et la morale, l’autorité venait de lui faire une grande part d’indulgence. Il était envoyé au bord des belles eaux de Charenton, relégué sous de riches ombrages, et il s’évada quand il voulut. Nous apprîmes quelques mois plus tard, en prison, que M. de Sade s’était sauvé.
« Je n’ai point d’idée nette de ce qu’il a écrit, j’ai aperçu ces livres-là ; je les ai retournés plutôt que feuilletés, pour voir de droite à gauche si le crime filtrait partout. J’ai conservé de ces monstrueuses turpitudes une impression vague d’étonnement et d’horreur ; mais il y a une grande question de droit politique à placer à côté de ce grand intérêt de la société, si cruellement outragée dans un ouvrage dont le titre même est devenu obscène. Ce de Sade est le prototype des victimes extra-judiciaires de la haute justice du Consulat et de l’Empire. On ne sut comment soumettre aux tribunaux, à leurs formes publiques et à leurs débats spectaculeux un délit qui offensait tellement la pudeur morale de la société tout entière qu’on pouvait à peine le caractériser sans danger, et il est vrai de dire que les matériaux de cette hideuse procédure étaient plus repoussants à explorer que le haillon sanglant et le lambeau de chair meurtrie qui décèlent un assassinat. Ce fut un corps non judiciaire, le Conseil d’État, je crois, qui prononça contre l’accusé la détention perpétuelle, et l’arbitraire ne manqua pas l’occasion de se fonder, comme on dirait aujourd’hui, sur ce précédent arbitraire…
« …J’ai dit que ce prisonnier ne fit que passer sous mes yeux. Je me souviens seulement qu’il était poli jusqu’à l’obséquiosité, affable jusqu’à l’onction, et qu’il parlait respectueusement de tout ce que l’on respecte. »
Ange Pitou aurait aussi vu le marquis vers la même époque. Le portrait qu’il en trace paraît assez véridique. En effet, on sent percer chez Pitou, pour le marquis de Sade, une certaine sympathie que le chanteur royaliste n’eût pas éprouvée à l’égard d’un homme qu’il n’aurait pas connu, que tout le monde dénigrait et que, pour faire comme tout le monde, Pitou lui-même se croit obligé de présenter comme un monstre en qui il découvre, toutefois, des traces de bienfaisance. Voici le récit d’Ange Pitou[8] :
« Dans les dix-huit mois que j’ai passés à Sainte-Pélagie, en 1802 et 1803, attendant mes lettres de grâce, j’étais dans le même corridor que le fameux marquis de Sade, auteur du plus exécrable ouvrage que la perversité humaine ait jamais inventé. Ce misérable était si entaché de la lèpre des crimes les plus inconcevables que l’autorité l’avait ravalé au-dessous du supplice et même au-dessous de la brute en le rangeant au nombre des maniaques : la justice, ne voulant ni salir ses archives du nom de cet être, ni que le bourreau, en le frappant, lui fît obtenir la célébrité dont il était si avide, l’avait relégué dans un coin de prison, en donnant à tout détenu la permission de la débarrasser de ce fardeau.
« L’ambition de la célébrité littéraire fut le principe de la dépravation de cet homme, qui n’était pas né méchant. Ne pouvant élever son vol au niveau de celui des écrivains moraux de premier ordre, il avait résolu d’entr’ouvrir le gouffre de l’iniquité et de s’y précipiter pour reparaître enveloppé des ailes du génie du mal et de s’immortaliser en étouffant toute vertu et divinisant publiquement tous les vices. Cependant, on apercevait encore de lui des traces de quelque vertu, telle que la bienfaisance. Cet homme frémissait à l’idée de la mort et tombait en syncope en voyant ses cheveux blancs. Parfois il pleurait en s’écriant dans un commencement de repentir qui n’avait pas de suite : « Mais pourquoi suis-je aussi affreux, et pourquoi le crime est-il si charmant ? Il m’immortalise, il faut le faire régner dans le monde. »
« Cet homme avait de la fortune et ne manquait de rien ; il entrait quelquefois dans ma chambre, et il me trouvait riant, chantant et toujours de bonne humeur, mangeant sans dégoût et sans chagrin mon morceau de pain noir ou ma soupe de prison. Son visage s’enflammait de colère. « Vous êtes donc heureux ? disait-il. — Oui, monsieur. — Heureux ! — Oui, monsieur. » Puis mettant la main sur mon cœur et gambadant, je lui disais : « Je n’ai rien là qui me pèse, je suis un milord, monsieur le marquis ; voyez, j’ai de la dentelle à ma cravate, à mon mouchoir ; voilà des manchettes de point qui ne m’ont point coûté fort cher et, au lieu de broderie, je vais amener la mode de festanger ou de franger les habits. — Vous êtes fou, monsieur Pitou. — Oui, monsieur le marquis ; mais, dans la misère, j’ai la paix du cœur. » Il s’approchait de ma table, et la conversation continuait : « Que lisez-vous là ? — C’est la Bible. — Ce Tobie est un bon homme, mais ce Job fait des contes. — Des contes, monsieur, qui seront des réalités pour vous et pour moi. — Quoi, des réalités, monsieur, vous croyez à ces chimères et vous pouvez rire ? — Nous sommes fous l’un et l’autre, monsieur le marquis, vous d’avoir peur de vos chimères, moi de rire en croyant à mes réalités. »
« Cet homme vient de mourir à Charenton… Moi je suis libre… »
Il est aussi fait mention du marquis de Sade dans un ouvrage[9] de P.-F.-T.-J. Giraud. Cette note confirme ce que l’on savait déjà de la ténacité, de la volonté, de l’indomptable énergie du marquis :
« De Sade, l’abominable auteur du plus horrible des romans, a passé plusieurs années à Bicêtre, à Charenton et à Sainte-Pélagie. Il soutenait sans cesse qu’il n’avait point composé l’infernale J***, mais M. de G***, jeune auteur qu’il attaquait souvent, le lui prouva de cette manière : Vous avouez les Crimes de l’Amour, ouvrage presque moral qui porte votre nom ; vous ajoutez à ce titre : « Par l’auteur d’Aline et Valcour » et, dans la préface de cette dernière production, pire encore que J***, vous vous déclarez l’auteur de cet infâme ouvrage ; résignez-vous. — Considérée sous les rapports physiologiques, la tête de ce peintre du crime peut passer pour une des plus étranges monstruosités que la nature ait jamais produites. On assure qu’il a fait lui-même les essais de plusieurs dérèglements qu’il a décrits avec une épouvantable énergie. Il était gros d’horreurs, et son odieuse fécondité lui imposait le besoin d’en enfanter jusque dans les prisons où l’on voulait étouffer son infernal génie. Des inspecteurs de la police avaient la mission de visiter fréquemment les lieux qu’il habitait et d’enlever tous les écrits qu’ils y trouveraient et qu’il cachait quelquefois de manière à rendre les recherches très difficiles. Le sieur V…t, chargé souvent de faire ces visites, a dit à plusieurs personnes que, malgré les glaces de l’âge, il sortait encore, à travers les feux de cette imagination véritablement volcanique, des productions plus abominables encore que celles qui ont été livrées au public.
« Il est possible que les cartons du bureau des mœurs de la préfecture de police servent de catacombes à ces infâmes enfants d’une dépravation qu’on ne saurait qualifier ; mais il est aussi à désirer qu’ils rentrent dans le néant d’où ils n’auraient jamais dû sortir. »
Le docteur Cabanes (Chronique médicale du 15 décembre 1902), après avoir déploré que l’on ne connaisse point d’image réelle du marquis de Sade, ajoute : « Nous croyons savoir cependant qu’il en existe une, une délicieuse miniature, qui se trouve en la possession d’un érudit collectionneur, lequel, hâtons-nous de le dire, ne s’en dessaisirait pas facilement même pour une reproduction. »
Quant à Restif de la Bretonne, qui connaissait bien les ouvrages du marquis de Sade, imprimés et même manuscrits, et s’en préoccupait, il ne l’a jamais rencontré. « C’est, dit-il dans Monsieur Nicolas, un homme à longue barbe blanche qu’on porta en triomphe en le tirant de la Bastille. » On sait que le 14 juillet le marquis de Sade n’était plus à la Bastille.
Dès sa jeunesse, il se livra aux lectures les plus variées, lisant toutes sortes de livres, mais préférant les ouvrages de philosophie, d’histoire et surtout les récits des voyageurs qui lui donnaient des renseignements sur les mœurs des peuples éloignés. Lui-même observait beaucoup. Il était bon musicien, dansait à la perfection, montait très bien à cheval, était de première force à l’escrime et s’occupa même de sculpture. Il aimait beaucoup la peinture et passait de longues heures dans les galeries de tableaux. On le vit souvent dans celles du Louvre. Ses connaissances étaient étendues sur toutes les matières. Il savait l’italien, le provençal (il s’appelait lui-même le troubadour provençal et composa des vers provençaux) et l’allemand. Il a donné un grand nombre de preuves de son courage. Il aimait par-dessus tout la liberté. Tout, ses actions, son système philosophique témoignent de son goût passionné pour la liberté dont il fut privé si longtemps pendant le cours de ce que son valet Carteron appelait sa « chienne de vie ». Ce Carteron, dans des lettres à son maître, conservées à la Bibliothèque de l’Arsenal, nous fait connaître que le marquis de Sade fumait la pipe « comme un corsaire » et qu’il mangeait « comme quatre ». Les longues détentions du marquis aigrirent son caractère qui, naturellement, était bien fait, mais autoritaire. On a de nombreux témoignages de ses colères à la Bastille, à Bicêtre, à Charenton. Dans une lettre souvent inexactement citée que Mirabeau écrivait, le 28 juin 1780, à son « bon ange » l’agent Boucher, attaché à sa personne, il raconte une altercation qu’il eut avec le marquis de Sade. Tous deux étaient prisonniers à Vincennes :
« M. de Sade a mis hier en combustion le donjon et m’a fait l’honneur, en se nommant et sans la moindre provocation de ma part, comme vous croyez bien, de me dire les plus infâmes horreurs. J’étais, disait-il moins décemment, le giton de M. de R***[10], et c’était pour me donner la promenade qu’on la lui ôtait. Enfin, il m’a demandé mon nom afin d’avoir le plaisir de me couper les oreilles à sa liberté.
« La patience m’a échappé, et je lui ai dit : « Mon nom est celui d’un homme d’honneur qui n’a jamais disséqué ni empoisonné des femmes, qui vous l’écrira sur le dos à coups de canne, si vous n’êtes roué auparavant, et qui n’a de crainte d’être mis par vous en deuil sur la Grève[11]. » Il s’est tu et n’a pas osé ouvrir la bouche depuis. Si vous me grondez, vous me gronderez, mais, par Dieu, il est aisé de patienter de loin et assez triste d’habiter la même maison qu’un tel monstre habite[12]. » Il aimait la bonne chère, ses aises, et il est inutile d’insister sur sa complexion voluptueuse. Il a donné assez de preuves de son humanité sous la Terreur pour qu’on puisse affirmer qu’il était moins cruel que ne le laisseraient entendre certaines de ses actions, grossies et dénaturées, et qu’il ne parait à la lecture de ses ouvrages. On sait qu’il n’a jamais été fou ni maniaque. Les récits de Jules Janin, l’anecdote rapportée par Victorien Sardou et qui représente le marquis de Sade se faisant, apporter à Bicêtre des roses qu’il trempait dans la bourbe puante d’un ruisseau (Chronique Médicale du 15 décembre 1902) apparaissent comme autant de légendes, ayant peut-être un fond de réalité, mais transformées à plaisir par l’imagination de ceux qui, ayant lu Jusline sans en comprendre ni le sens ni la portée, ne pouvaient imaginer son auteur autrement que comme un fou plein de manies criminelles et dégoûtantes. La police du Consulat et de l’Empire, en enfermant le marquis à Bicêtre, puis à Charenton, fut en grande partie la cause de ces racontars et de cette croyance à la prétendue folie d’un homme que ses malheurs auraient suffi à rendre fou s’il avait eu la moindre disposition à le devenir. Les Notes historiques
de Marc-Antoine Baudot, ancien député à l’Assemblée législative, publiées par Mme Edgar Quinet, mentionnent de Sade en ces termes :
« Celui-ci est l’auteur de plusieurs ouvrages d’une monstrueuse obscénité et d’une morale diabolique. C’était, sans contredit, un homme pervers en théorie. Mais enfin il n’était pas fou, il fallait le juger sur ses œuvres.
« Il y avait là des germes de dépravation, mais pas de folie ; un pareil travail supposait une cervelle bien ordonnée, mais la composition même de ses ouvrages exigeait beaucoup de recherches dans la littérature ancienne et moderne et avait pour but de démontrer que les grandes dépravations avaient été autorisées par les Grecs et les Romains. Ce genre d’investigations n’était pas moral, sans doute, mais il fallait une raison et du raisonnement pour l’exécuter ; il fallait une raison droite pour faire ces recherches qu’il met en action sous forme de romans, et qui établit sur des faits une sorte de doctrine et de système… »
Le dernier paragraphe de son testament, publié dans le Livre, de Jules Janin, Paris, 1870, montre assez l’orgueil légitime, la dignité, le bon sens du marquis de Sade, qui, au demeurant, en a donné bien d’autres témoignages :
« Je défends que mon corps soit ouvert, sous quelque prétexte que ce puisse être. Je demande avec la plus vive instance qu’il soit gardé quarante-huit heures dans la chambre où je décéderai, placé dans une bière de bois qui ne sera clouée qu’au bout des quarante-huit heures prescrites ci-dessus, à l’expiration desquelles ladite bière sera clouée ; pendant cet intervalle, il sera envoyé un exprès au sieur Lenormand, marchand de bois, boulevard de l’Égalité, no 101, à Versailles, pour le prier de venir lui-même, suivi d’une charette (sic) y chercher mon corps pour être transporté, sous son escorte, au bois de ma terre de la Malmaison, commune de Mancé, près d’Epernon, où je veux qu’il soit placé, sans aucune espèce de cérémonie, dans le premier taillis fourré qui se trouve à droite dans ledit bois, en y entrant du côté de l’ancien château par la grande allée qui le partage. Ma fosse sera pratiquée dans ce taillis par le fermier de la Malmaison, sous l’inspection de M. Lenormand, qui ne quittera mon corps qu’après l’avoir placé dans ladite fosse ; il pourra se faire accompagner dans cette cérémonie, s’il le veut, par ceux de mes parents ou amis qui, sans aucune espèce d’appareil, auront bien voulu me donner cette dernière marque d’attachement. La fosse une fois recouverte, il sera semé dessus des glands, afin que, par la suite, le terrain de ladite fosse se trouvant regarni et le taillis se trouvant fourré comme il l’était auparavant, les traces de ma tombe disparaissent de dessus la surface de la terre, comme je me flatte que ma mémoire s’effacera de l’esprit des hommes.
« Fait à Charenton-Saint-Maurice, en état de raison et de santé, le 30 janvier 1806.
« Celui qui a écrit celle page d’une si terrible amertume, dit M. Henri d’Alméras, celui qui demandait ainsi de disparaître tout entier, corps et âme, dans l’oubli et dans le néant, n’était certainement pas, à quelque point de vue qu’on le juge, un homme ordinaire. »
Ce n’était pas un homme ordinaire. Il eut des torts considérables surtout envers sa femme ; mais il ne l’aimait pas ; son mariage fut en quelque sorte forcé, et l’amour ne se commande pas. Il n’était point fou, à moins qu’on ne pense comme il l’a dit lui-même dans une comédie :
Tous les hommes sont fous ; il faut, pour n’en point voir,
S’enfermer dans sa chambre et briser son miroir.
Il a dit aussi en un distique-épigraphe qui serait à sa place en épiphonème à ses œuvres :
On n’est point criminel pour faire la peinture
Des bizarres penchants qu’inspire la nature.
S’il se flattait de disparaître de la mémoire des hommes, le marquis espérait qu’avant cela il serait vengé « par la postérité ».
Pendant un siècle, la critique l’a traité fort cavalièrement, s’occupant beaucoup moins des idées que contiennent ses ouvrages que d’inventer des anecdotes qui dénaturent sa vie et son caractère. Pour ce qui concerne sa vie, le Dr Eugen Duehren a dit avec raison : « De Sade, comme individu, ne peut être éclairci que si on l’examine comme phénomène historique. »
Touchant ses ouvrages, M. Anatole France a écrit dédaigneusement : « Il n’est pas nécessaire de traiter un texte du marquis de Sade comme un texte de Pascal. » Quelques esprits libres ont pensé que le mépris et la terreur inspirés par les œuvres du marquis de Sade étaient peut-être injustifiés. Déjà en 1882, dans Virilités (A. Lemerre), Émile Chevé accordait quelque puissance et quelque grandeur aux livres du marquis de Sade :
Marquis, ton livre est fort, et nul dans l’avenir
Ne plongera jamais aussi bas dans l’infâme,
Nul ne pourra jamais après toi réunir
En un pareil bouquet tous les poisons de l’âme…
…Au moins, toi tu fis grand dans ton obscénité,
Viol et parricide, inceste et brigandage
Ruissellent de ta plume, et notre humanité
Sent rugir en ses flancs ta muse anthropophage…
En Allemagne, où Nietzsche, dit-on, n’a pas dédaigné de s’assimiler, lui, le philosophe lyrique, les idées énergiques du marquis systématique, le Dr Eugen Duehren, avec un beau courage, s’est donné la tâche d’éclaircir la vie de de Sade et de faire connaître ses écrits, « C’est le 2 juin 1740, dit-il, qui vit naître un des hommes les plus remarquables du dix-huitième siècle, disons même de l’humanité moderne en général. Les œuvres du marquis de Sade constituent un objet de l’histoire et de la civilisation autant que la science médicale. Cet homme étrange nous a dès l’abord inspiré un vif intérêt. Nous cherchions à le comprendre pour pouvoir l’expliquer, et nous acquîmes bientôt la conviction que le médecin, de même, ne saurait puiser dans un pareil cas les renseignements les plus importants que dans l’histoire de la civilisation. »
Et plus loin :
« Il y a encore un autre point de vue qui fait des ouvrages du marquis de Sade pour l’historien qui s’occupe de la civilisation, pour le médecin, le jurisconsulte, l’économiste et le moraliste, un véritable puits de science et de notions nouvelles. Ces ouvrages sont surtout instructifs par cela même qu’ils nous montrent tout ce qui dans la vie se trouve en étroite connexité avec l’instinct sexuel qui, comme l’a reconnu le marquis de Sade avec une perspicacité indéniable, influe sur la presque totalité des rapports humains d’une manière quelconque. Tout investigateur qui voudra déteriminer l’importance sociologique de l’amour devra lire les ouvrages principaux du marquis de Sade. Non pas même au niveau de la faim, mais au-dessus, l’amour préside au mouvement de l’univers. »
L’amor, che muove’l Sole e l’altre stelle,
s’écriait Dante à la fin de la Divine Comédie.
Le Dr Jacobus X a dit du Dr Duehren qu’il était un gallophobe, parce que celui-ci voit dans les événements actuels de la politique française un accord profond avec les doctrines du marquis de Sade. En effet, cet accord paraît bien profond et progressif. Qu’on ne s’étonne point de voir dans de Sade un partisan de la République. Celui qui, vers 1785, pouvait commencer ainsi un de ses contes : « Dans le temps où les seigneurs vivaient despotiquement sur leurs terres ; dans ces temps glorieux où la France comptait dans son enceinte une foule de souverains au lieu de trente mille esclaves bas, rampant devant un seul[13] », devait, abandonnant les esclaves monarchistes, aller sans regret vers les rois républicains et souhaiter une République de liberté sans égalité ni fraternité…
Un grand nombre d’écrivains, de philosophes, d’économistes, de naturalistes, de sociologues, depuis Lamark jusqu’à Spencer, se sont rencontrés avec le marquis de Sade, et bien de ses idées qui épouvantèrent et déconcertèrent les esprits de son temps sont encore toutes neuves. « On trouvera peut-être nos idées un peu fortes, écrivait-il ; qu’est-ce que cela fait ? N’avons-nous pas acquis le droit de tout dire ? » Il semble que l’heure soit venue pour ces idées qui ont mûri dans l’atmosphère infâme des enfers de bibliothèques, et cet homme qui parut ne compter pour rien durant tout le dix-neuvième siècle pourrait bien dominer le vingtième.
Le marquis de Sade, cet esprit le plus libre qui ait encore existé, avait sur la femme des idées particulières et la voulait aussi libre que l’homme. Ces idées, que l’on dégagera quelque jour, ont donné naissance à un double roman : Justine et Juliette. Ce n’est pas au hasard que le marquis a choisi des héroïnes et non pas des héros. Justine, c’est l’ancienne femme, asservie, misérable et moins qu’humaine ; Juliette, au contraire, représente la femme nouvelle qu’il entrevoyait, un être dont on n’a pas encore idée, qui se dégage de l’humanité, qui aura des ailes et qui renouvellera l’univers.
Le lecteur qui aborde ces romans ne remarque souvent que la lettre qui est dégoûtante, et l’analyse ci-dessous n’en peut malheureusement pas livrer l’esprit. Il convient d’ajouter, puisqu’il est impossible de donner le portrait des personnages, que le marquis de Sade pensait qu’il y a « une extrême connexité entre le moral et le physique ».
Justine et Juliette sont les filles d’un riche banquier parisien[14]. Elles ont été élevées jusqu’à 14 et 15 ans dans un couvent célèbre de Paris. Des événements imprévus : la banqueroute de leur père, sa mort, bientôt suivie de celle de leur mère, modifient complètement la destinée de ces jeunes filles. Elles doivent, quitter le couvent et subvenir elles-mêmes aux besoins de leur vie. Juliette, vive, insouciante, volontaire, d’une beauté insolente, se trouve heureuse de cette liberté. La cadette, Justine, naïve, mélancolique et douce, sent toute l’étendue de son malheur. Juliette, qui se sait belle, cherche aussitôt à tirer parti de sa beauté. Justine est vertueuse et veut le demeurer. Elles se séparent. Justine va retrouver des amis de sa famille qui la repoussent. Un curé cherche à la séduire. Elle finit par aller chez un gros négociant, M. Dubourg, qui aime à faire pleurer les enfants. Elle ne lui cache pas son étonnement et son dégoût lorsqu’il lui expose ses théories luxurieuses. Elle lui résiste, et il la met dehors. Pendant ce temps, une certaine Mme Desroches, chez qui elle est descendue, lui vole tout ce qu’elle possède. Justine se trouve à la merci de cette femme qui la met en rapport avec une Mme Delmonse, sorte de demi-mondaine assez chic, qui lui vante les agréments de la prostitution. On essaye de prostituer Justine et on la ramène au vieux Dubourg. Elle résiste encore, et après quelques aventures déplorables, Justine, malgré son innocence, finit par aller en prison. Elle y fait connaissance avec une certaine Dubois, coquine qui a commis tous les crimes imaginables. Toutes deux sont condamnées à mort. La Dubois incendie la prison, elles se sauvent et joignent une bande de brigands les plus infâmes qui se puissent rencontrer. Justine parvient à se sauver avec Saint-Florent, marchand qu’elle a délivré des mains des brigands et qui se dit son oncle. Il la viole et l’abandonne évanouie. En revenant à elle, Justine aperçoit ensuite un jeune homme, M. de Bressac, qui se livre à des divertissements contre nature avec son laquais. Ils lui font quelques avances et finissent par la conduire auprès de la vertueuse Mme de Bressac qui, s’apitoyant sur le sort de Justine, veut la ramener a Paris et s’occuper de sa réhabilitation. Malheureusement, la Delmouse est partie pour l’Amérique, et l’affaire ne peut être tirée au clair. Bressac, pendant ce temps, se livre à des orgies épouvantables, il pollue sa mère et force même Justine à la tuer. Justine se sauve au bourg de Saint-Marcel, près de Paris, et entre chez un chirurgien nommé Rodin qui, avec sa sœur Célestine, tient une école mixte où ne sont admis que des enfants d’une beauté remarquable, n’ayant ni moins de douze ans, ni plus de dix-sept, et au nombre de cent pour chaque sexe. Rodin enseigne les garçons, et Céline les filles. Justine se lie avec la fille de Rodin, Rosalie. Rodin ne commet pas seulement des incestes, il se livre avec son collègue Rambeau à des opérations chirurgicales, aussi audacieuses que criminelles, auxquelles ils soumettent la malheureuse Justine qui échappe à la mort presque miraculeusement et va à Sens-Assise au crépuscule au bord d’un étang, elle entend qu’on jette quelque chose dans l’eau ; voyant que c’est une toute petite fille, elle la sauve ; mais le meurtrier rejette l’enfant et emmène Justine à son château. C’est un antialcoolique et un végétarien qui a la manie de rendre les femmes enceintes et de ne voir chacune d’elles qu’une seule fois. Il se nomme M. de Bandole et a des idées assez curieuses sur la conception. C’est ainsi qu’après le congrès il laisse les femmes suspendues la tête en bas, pendant neuf jours, pour être bien certain de les avoir fécondées. Justine est tirée des mains de M. de Bandole par le frère de la Dubois, le brigand Cœur-de-Fer. Ensuite Justine entre dans une abbaye de Bénédictins où le satanisme est en honneur. Il s’y trouve des sérails d’enfants des deux sexes. Le moine Jérôme raconte toutes les ignominies de sa longue vie emplie de meurtres et d’incestes. Il décrit les pays qu’il a visités : l’Allemagne, l’Italie, Tunis, Marseille, etc. Justine quitte le cloître. Elle rencontre Dorothée d’Esterval, femme d’un aubergiste criminel qui tient une hôtellerie isolée dans laquelle il assassine les voyageurs qui s’y aventurent. Dorothée a peur. Elle supplie Justine de venir avec elle. Justine la suit dans l’auberge où se commettent tant de crimes. Bressac survient ; il est, en effet, parent d’Esterval. Tous se rendent chez le comte de Germande, qui est également un de leurs parents. Celui-ci a pris la détestable habitude de martyriser sa femme, dont la beauté est admirable. Il lui tire « deux palettes de sang » tous les quatre jours. Ensuite Justine a encore une série d’aventures difficiles à résumer et qui se passe dans la famille Verneuil, chez les Jésuites, au milieu de tribades et d’invertis de toutes sortes. Justine rencontre ensuite le faux monnayeur Roland et finit par être enfermée dans la prison de Grenoble. Elle est sauvée par un avocat du barreau de cette ville, M. S… À l’auberge elle rencontre la Dubois qui la conduit à la maison de campagne de l’archevêque de Grenoble, dans laquelle il y a un cabinet à glaces pouvant se transformer en une épouvantable chambre de torture où l’archevêque fait décapiter les femmes après les avoir ignoblement outragées.
« Lorsque les femmes entrèrent avec le prélat, elles trouvèrent dans ce local un gros abbé de quarante-cinq ans, dont la figure était hideuse et toute la construction gigantesque ; il lisait, sur un canapé, la Philosophie dans le Boudoir[15]. »
Justine s’échappe ; il lui arrive un certain nombre d’aventures épouvantables. On l’incarcère de nouveau et, derechef, la voilà condamnée à mort. Elle s’évade, erre lamentablement et finit par rencontrer une jolie dame qu’accompagnent quatre messieurs. C’est Juliette, qui accueille sa sœur avec tendresse et lui vante la vie criminelle : « J’ai suivi la route du vice, moi, mon enfant ; je n’y ai jamais rencontré que des roses. »
Voilà cette Justine que le marquis de Sade a toujours vouée vouée avec une ténacité prodigieuse. Il avait ses raisons pour cela, sachant bien que la gloire ne lui en serait point ôtée tandis qu’un aveu de sa part aurait justifié aux yeux des contemporains toutes les représailles qu’on n’aurait pas manqué, en ce cas, d’exercer contre lui. On a même, de ces désaveux, un témoignage imprimé. C’est la réponse à Villeterque qui, dans un feuilleton, avait vivement critiqué Les Crimes de l’Amour et avait reproché au marquis d’avoir écrit Justine. De Sade fit aussitôt imprimer une brochure intitulée : L’auteur des Crimes de l’Amour à Villelerque, folliculaire, et jamais auteur n’a protesté avec autant d’énergie contre son propre ouvrage.
Mais j’ai sous les yeux le manuscrit original, et qui n’a pas encore été signalé, de la première version de Justine, le premier jet, le premier brouillon de cet ouvrage avec toutes ses ratures. Le commencement est à la page 69 d’un cahier intitulé cahier neuvième qui renferme d’autres brouillons du marquis. L’œuvre se poursuit dans trois cahiers intitulés respectivement cahier dixième, cahier onzième, cahier douzième, et se termine dans le cahier treizième. La Justine est comprise, par conséquent, dans cinq cahiers.
Le marquis de Sade intitule d’abord son ouvrage : Les Infortunes de la Vertu. Déjà, au verso du fo 451 du recueil manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale, il avait inscrit en marge cette note qui est l’indication de la première idée qui lui était venue d’écrire Justine : « Joignons à l’article des romans — Les Malheurs de la Vertu, ouvrage dans un goût tout à fait nouveau. D’un bout à l’autre le vice triomphe et la vertu est traînée dans l’humiliation. Le dénouement doit rendre à la vertu tout le lustre qui lui est dû et la rend aussi belle (sic) que désirable. Il n’est aucun être qui, en finissant cette lecture, n’abhorre le faux triomphe du crime et ne chérisse les humiliations et les malheurs qui éprouvent la vertu[16]. »
À la suite de son titre, le marquis de Sade indique : « 19e conte », marquant ainsi qu’il a renoncé à sa première idée d’écrire un roman avec ce sujet.
Il ne veut plus en faire qu’un conte, qui sera compris sans doute dans les Contes et Fabliaux du XVIIIe siècle, par un troubadour provençal (manuscrit de la Bib. Nat., ff. 450 verso et 451). C’est de la plus grande partie de ces contes que sont formés Les Crimes de l’Amour (voir l’Essai bibliographique). Cependant Les Infortunes de la Vertu ne font point partie de l’énumération qu’a faite le marquis de Sade de ces Contes et Fabliaux qu’il n’avait point encore écrits au moment où il les énumérait, mais seulement imaginés. À cette époque, le marquis de Sade avait bien l’idée d’écrire là-dessus un roman. Y ayant renoncé, il avait marqué d’avance la fin de son conte sur la couverture du Cahier douzième (en réalité le quatrième) : « Fin des Malheurs de la Vertu. »
Sur la couverture du « Cahier neuvième », il avait indiqué ceci : « Le cahier destiné aux Malheurs de la Vertu a 192 pages de 8 cahiers, le brouillon a 175 pages, donc le beau cahier a 17 pages de plus que le brouillon, ce qui n’est pas trop pour les augmentations projetées. » (Les quatre derniers mots ont été raturés par l’auteur.) Il s’agit ici du cahier destiné à l’impression et dans lequel le marquis voulait recopier son conte. Son brouillon a, en réalité, 179 pages, plus 6 feuillets de couvertures. À la fin de son manuscrit, le marquis de Sade indiquait en note : « Fini au bout de quinze jours, le 8 juillet 1784. » Par conséquent, il aurait commencé à l’écrire le 23 ou le 24 juin.
Juliette ou les Prospérités du Vice, qui est la suite de Justine, contraste parfaitement avec cet ouvrage.
En sortant du couvent avec sa sœur, Juliette entre chez une appareilleuse qui la présente à un certain Dorval, c’est « le plus grand voleur de Paris ». Il lui donne à entôler deux Allemands. Elle rencontre ensuite le scélérat Noirceuil qui a causé la banqueroute de son père à elle et s’est enrichi en dépouillant un grand nombre de familles. Il la présente au ministre d’État Saint-Fond qui, contre certaines complaisances, lui procure les moyens de satisfaire son goût effréné pour le luxe. Il la met à la tête du département des poisons. Les empoisonnements politiques recommencent, entremêlés de tortures variées que l’on fait subir aux victimes officielles.
Une Anglaise, amie de Juliette, lady Clairwill, la fait admettre dans la Société des amis du crime, dont fait partie Saint-Fond. Le ministre ayant préparé un projet de dépopulation de la France, il le communique à Juliette, qui ne peut réprimer un mouvement de surprise et d’horreur.
Saint-Fond s’en aperçoit. Elle comprend que sa vie est menacée. Elle se sauve à Angers chez une appareilleuse de second ordre, Elle y rencontre un riche gentilhomme qui l’épouse et qu’elle empoisonne. Elle part ensuite pour l’Italie, visite les grandes villes en se prostituant partout aux personnages les plus opulents. Elle s’associe avec un chevalier d’industrie nommé Sbrigani. Ils se rendent à Florence, où ils s’arrêtent quelque temps. Juliette, comme dans toutes les villes de résidence où elle passe, est admise à la cour. Je n’insiste pas sur toutes les scènes criminelles qui se passent à toutes les pages de ce roman. L’anthropophagie y tient une certaine place. À Rome, Juliette est reçue par le pape Pie VII. Elle lui énumère chronologiquement les crimes de la papauté. Le pape veut l’interrompre : « Tais-toi, vieux singe ! » lui ordonne Juliette, et Pie VII finit par s’écrier : « O Juliette ! on m’avait bien dit que tu avais de l’esprit, mais je ne t’en croyais pas autant ; un tel degré d’élévation dans les idées est extrêmement rare chez une femme. »
Juliette se rend ensuite à Naples. En route il lui arrive de nouvelles aventures avec des brigands, dans la troupe desquels elle retrouve lady Clairwill. À Naples, le roi Ferdinand Ier reçoit Juliette avec beaucoup d’égards. Il y a ensuite des descriptions d’Herculanum, de Pompéi, etc. Juliette finit, avec la complicité de la reine Marie-Caroline, par voler une certaine quantité de millions au roi de Naples. L’opération ayant réussi, Juliette dénonce la reine et reprend le chemin de la France.
« Ces piètres inventions, dit Alcide Bonneau, montrent que le marquis de Sade se flattait de connaître les secrets d’alcôve des monarques italiens et n’en savait pas le premier mot ; les intrigues de la reine de Naples et de ses favorites étaient cependant assez publiques. L’imagination, même la plus effrénée, est restée bien au-dessous de l’histoire. » En effet, l’histoire même s’est chargée d’absoudre les récits philosophiques du marquis qui, dans Juliette, ne nous promène pas seulement dans les cours italiennes, mais aussi dans les cours du Nord, à Stockholm, à Saint-Pétersbourg.
M. le docteur Duehren a publié en 1904 (v. l’Essai bibliographique ) un manuscrit du marquis de Sade contenant un de ses ouvrages les plus audacieux. Il s’agit des 120 jours de Sodome ou l’École du libertinage, manuscrit qu’on avait pris au marquis à la Bastille et dont il ressentit très vivement la disparition. C’est sans doute cette Théorie du libertinage dont Restif de la Bretonne parle dans Monsieur Nicolas mais qu’il n’a sans doute pas vue, la confondant avec le projet de maison publique qu’avait élaboré de Sade, et qui, en effet, pouvait passer pour avoir des analogies avec le Pornographe de Restif, selon les plaintes de celui-ci : « C’est là que le monstre auteur propose, à l’imitation du Pornographe, l’établissement d’un lieu de débauche. J’avais travaillé pour arrêter la dégradation de la nature ; le but de l’infâme disséqueur à vif, en parodiant un ouvrage de ma jeunesse, a été d’outrer à l’excès cette odieuse, cette infâme dégradation… »
Le manuscrit des 120 journées de Sodome fut décrit en 1877 par Pisanus Fraxi (Index librorum prohibitorum, London, 1877) non de visu, mais d’après une description qui lui avait été communiquée.
Ce manuscrit aurait été trouvé dans la pièce occupée par le marquis de Sade à la Bastille par Arnoux Saint-Maximin, qui le donna au grand-père du marquis de Villeneuve-Trans, dans la famille duquel le manuscrit demeura pendant trois générations. Le docteur Duehren le fit vendre très cher par l’entremise d’un libraire parisien à un amateur allemand. Le manuscrit est formé de feuillets de 11 centimètres collés les uns aux autres et formant une bande de 12 m. 10 de long. Il est écrit des deux côtés, d’une écriture presque microscopique. Le dernier possesseur du manuscrit l’avait enfermé dans une boîte de forme phallique. Il a été écrit en 37 jours à la Bastille, chaque soir, entre 7 heures et 10 heures, et terminé le 27 novembre 1785.
Pour le docteur Duehren, cet ouvrage est capital, non seulement dans l’œuvre du marquis de Sade, mais même dans l’histoire de l’humanité. On y trouve une classification rigoureusement scientifique de toutes les passions dans leurs rapports avec l’instinct sexuel. L’écrivant, le marquis de Sade y condensait toutes ses théories nouvelles et y créait aussi, cent ans avant le docteur Krafft-Ebing, la psychopathie sexuelle. En écrivant cet ouvrage sur
le marquis de Sade avait conscience de sa nouveauté et de nos importance : « Qui pourrait fixer, dit-il, et détailler ces écarts ferait peut-être un des plus beaux travaux sur les mœurs et peut-être un des plus intéressants. » Et plus loin, insistant sur le côté systématique et scientifique de cette (œuvre, il ajoute : « Imagine-toi que toutes les jouissances honnêtes ou prescrites par cette bête dont tu parles sans cesse sans la connaître et que tu appelles Nature, que ces jouissances, dis-je, seront expressément exclues de ce recueil. »
À la fin du règne de Louis XIV, peu avant le commencement de la Régence, au moment où le peuple français avait été appauvri par les différentes guerres du roi Soleil, tandis qu’un petit nombre de vampires avaient sucé le sang de la nation, s’étaient enrichis de la misère générale, quatre personnages de cette espèce imaginèrent la « singulière partie de débauche » dont l’exposé forme le contenu de l’ouvrage.
Le duc de Blangis et son frère, l’archevêque de…, établissent avant tout un plan dont ils font part à l’infâme Durcet et au président Curval. Afin d’être mieux liés l’un à l’autre, ils épousent avant tout chacun la fille de l’autre, font caisse commune et destinent annuellement deux millions à leurs plaisirs. On engage quatre maquerelles pour le recrutement des filles et quatre appareilleurs pour celui des garçons, et quatre soupers galants sont donnés chaque mois dans quatre petites maisons de quatre différents quartiers de Paris. Le premier souper est consacré aux voluptés socratiques. Seize jeunes hommes de 20 à 30 ans sont employés comme actifs et seize garçons de 12 à 18 ans comme passifs dans ces « orgies masculines dans lesquelles s’exécutait tout ce que Sodome et Gomorrhe inventèrent jamais de plus luxurieux ». Le second souper est consacré aux « filles du bon ton ». Il y en a douze. Le troisième souper réunit les filles les plus crapuleuses et les plus dégoûtantes de la ville ; elles sont au nombre de 100. Au quatrième souper on attire vingt filles vierges de 7 à 15 ans. De plus, chaque vendredi a lieu un « secret » auquel assistent quatre fillettes enlevées à leurs parents et les quatre femmes de nos débauchés. Chacun de ces repas coûte 10.000 francs, et, comme bien on pense, on sert à profusion les fruits les plus rares dans la saison où généralement on ne les voit point, et les vins de tous les pays. Ensuite nous entrons dans le récit proprement dit qui débute par la peinture de quatre libertins. Cette peinture n’est pas embellie par des couleurs menteuses, les traits qu’elle offre sont naturels.
Avant tout, l’auteur trace le portrait du duc de Blangis et nous met au courant de son existence. Maître à 18 ans d’une fortune énorme, il l’a grossie par un grand nombre d’escroqueries et de crimes. Il a toutes les passions, tous les vices ; son cœur est le plus dur qui soit. Il a commis tous les crimes, toutes les infamies. On doit être méchant complètement et non « vertueux dans le crime et criminel dans la vertu ». Le vice est pour lui la source des « plus délicieuses voluptés ». Il est d’avis que la raison du plus fort est toujours la meilleure. Il a tué sa mère, violé sa sœur. À 23 ans il s’est lié avec « trois compagnons de vices ».
Il se livre au brigandage, enlève deux jolies filles des bras de leur mère au bal de l’Opéra. Il tue sa femme, épouse la maîtresse de son frère, mère d’Aline, une héroïne du roman.
En fait de stature, c’est un Hercule. Cet homme, qui a maintenant 50 ans, est le « chef-d’œuvre de la Nature ». On prendrait ce blasphémateur pour le dieu même de la lubricité. Il est si fort qu’il pourrait écraser un cheval entre ses jambes. Ses excès de bouche sont inimaginables. Il boit dix bouteilles de bourgogne à chacun de ses repas…
L’archevêque, son frère, lui ressemble, mais il est moins fort et plus spirituel. Sa santé est moins insolente, il est plus raffiné. Il a 45 ans, de beaux yeux, une vilaine bouche et un corps efféminé.
Le doyen de ces débauchés a 60 ans, c’est le président de Curval ; grand, maigre et sec, il a l’air d’un squelette. Son long nez s’effile au-dessus d’une bouche livide. Il est couvert de poils comme un satyre. Il est impotent. Il a toujours aimé le crime : « Il se fit chercher des victimes partout pour les immoler à la perversion de ses goûts. » Ce qu’il aime le mieux, ce sont les empoisonnements.
Le quatrième libertin, Durcet, a 53 ans ; il est efféminé, petit, gros et gras. Son visage est poupin. Il s’enorgueillit d’avoir une peau très blanche, des hanches de femme, une voix douce et agréable. Cet aspect dénote évidemment un cinède, et dès sa jeunesse il fut le giton du duc.
Après les portraits des débauchés, voici ceux de leurs épouses. Constance, la femme du duc et fille de Durcet, est une grande femme mince, faite à peindre ; on dirait d’un lis ; ses traits sont pleins de noblesse et ont de la finesse. Elle a de grands yeux noirs pleins de feu, des petites dents très blanches, Elle a maintenant 22 ans. Son père l’a plutôt élevée comme si elle avait été sa maîtresse que comme sa fille, sans pouvoir cependant la dépouiller de sa bonté de cœur ni de sa pudeur.
Adélaïde, femme de Durcet et fille du président de Curval, est une beauté d’une autre sorte que la brune Constance. Ell a 20 ans ; elle est petite, blonde, sentimentale, romanesque. Elle a des yeux bleus. Ses traits respirent la décence. Elle a de beaux sourcils, un noble front, un petit nez aquilin, une bouche un peu grande. Elle est agréable à voir et penche un peu la tête sur son épaule droite. Cependant, elle est plutôt l’ « esquisse que le modèle de la beauté ». Elle aime la solitude et pleure en secret. Le président n’a pu détruire ses sentiments religieux. Elle prie souvent. Cela lui attire des corrections de son père et de son mari. C’est une bienfaitrice des pauvres, pour lesquels elle se sacrifie.
Julie, la femme du président, est l’aînée des filles du duc, elle est grande et élancée, un peu grasse. Elle a de beaux yeux bruns, un joli nez, des traits enjoués, des cheveux châtains, une vilaine bouche, des dent cariées qui, avec ses tendances à la malpropreté, lui ont attiré l’amour du président, qui a des goûts infects. Elle a voué à l’eau une inimitié éternelle. Gourmande et ivrognesse, elle est d’une insouciance complète.
Sa plus jeune sœur, Aline, en réalité fille de l’archevêque, n’a que 18 ans, un visage frais et piquant, un nez en l’air, des yeux bruns et animés, une bouche délicieuse, une taille ravissante, une jolie peau douce et légèrement brune. L’archevêque l’a laissée dans l’ignorance de tout, elle sait à peine lire et écrire, ne connaît pas le sentiment religieux, a des idées et des sentiments enfantins. Ses réponses sont imprévues et drôles. Elle joue sans cesse avec sa sœur, déteste l’archevêque et craint le duc « comme le feu ». Elle est paresseuse.
Ensuite vient le plan de l’ouvrage et les plaisirs imaginés par les quatre roués. Il est entendu chez de Sade que les sensations qui proviennent du langage des mots sont très puissantes. Les quatre roués décident de s’entourer de tout « ce qui pouvait satisfaire les autres sens par la lubricité » et de se faire raconter, « par ordre », toutes les dépravations, toutes les perversions sexuelles.
Après de longues recherches, les libertins trouvent quatre vieilles femmes qui ont beaucoup vu et beaucoup retenu. Elles connaissent toutes les dépravations sexuelles et peuvent les réunir dans un récit systématique.
La première doit exposer seulement les 150 perversions les plus simples, les plus communes, les moins raffinées. La deuxième doit en donner un même nombre de « plus rares et plus compliquées », dans lesquelles un ou plusieurs hommes agissent avec plusieurs femmes. La troisième doit montrer 150 dépravations criminelles ayant trait aux lois, à la nature et à la religion. Les excès de cette dernière catégorie amènent au meurtre, et ces plaisirs meurtriers sont si variés que la quatrième conteuse doit indiquer 150 de ces diverses tortures.
Les quatre libertins veulent pratiquer les enseignements de ces récits avec leurs femmes et d’autres « objets ».
Ces quatre « historiennes », dont la science est extraordinaire, sont d’anciennes prostituées devenues appareilleuses.
La Duclos a 48 ans. Elle est encore bien.
La Chanville a 50 ans. C’est une tribade enragée.
La Martaine a 52 ans ; comme elle était barrée, elle s’est fait pédiquer dès son jeune âge.
La Desgranges a 56 ans. C’est « le vice personnifié », un squelette auquel manquent 10 dents, trois doigts et un œil. Elle boite et elle est rongée par un chancre. Son âme est « le réceptacle de tous les vices ». Il n’y a pas de crime qu’elle n’ait commis. Au demeurant, ses collègues ne sont pas des anges non plus.
On s’occupe de l’approvisionnement en « objets luxurieux » des deux sexes : huit filles, huit garçons, huit hommes et quatre servantes. On engage les appareilleuses et les appareilleurs les plus fameux de France pour recruter le matériel, dont le choix est fait avec beaucoup de raffinement. On prend partout, dans les couvents, dans les familles, 130 filles de 12 à 15 ans pour lesquelles on donne aux maquerelles 30.000 francs. Sur ces 130 filles on en retient 8.
On agit de même pour les garçons et les hommes remis par les « agents de sodomie ».
La revue des filles à la maison de campagne du duc dure treize jours. On en examine dix par jour.
On examine de la même façon les garçons, les drauques et les servantes.
Cette assemblée se rend au château du duc ; c’est le théâtre du récit et des orgies pendant neuf mois. On a disposé les meubles, réuni des vivres et des vins. Le château est au milieu de forêts, entouré de hautes montagnes presque inaccessibles. Le domaine est clos par une muraille élevée qu’encercle un grand fossé. Au dehors, le paysage est tranquille et quasi religieux, ce qui prête plus de prix au libertinage. Toutes les chambres donnent sur une grande cour intérieure. Au premier étage se trouve une grande galerie qui aboutit à la salle à manger, assez près des cuisines. Cette salle à manger est meublée d’ottomanes, de fauteuils, de tapis. Elle est très confortable. De là, on passe dans le « salon de compagnie », bien meublé, près du « cabinet d’assemblée » où se tiennent les quatre vieilles. Cette salle est le « champ de bataille », la scène des « assemblées lubriques » et meublée en conséquence. Elle est en demi-cercle. On y remarque quatre grandes niches ornées de glaces. Dans un coin se trouve une ottomane. Au milieu de la salle est disposé un trône pour la conteuse, sur les marches du trône se tiennent « les sujets de débauche » qui, pendant les récits, doivent soulager les sens excités des libertins. Le trône et les marches sont couverts de satin bleu-noir agrémenté de galons d’or. Les niches sont tendues de satin bleu clair. Au fond de chaque niche s’ouvre une « mystérieuse garde-robe » dans laquelle le libertin se retire avec l’objet de ses désirs, et dans laquelle on trouve un canapé « et tous les autres meubles nécessaires aux impuretés de toute espèce ». Des deux côtés du trône se dressent jusqu’au plafond de hautes colonnes creuses dans lesquelles on enferme les personnes à punir. Elles renferment des instruments de supplice dont la vue seule est effroyable et provoque chez le martyr cette épouvante « d’où naît presque tout le charme de la volupté dans l’âme des persécuteurs ». Près de cette grande salle est un boudoir pour les voluptés les plus secrètes. Dans une autre aile du château sont quatre belles chambres à coucher avec boudoir, garde-robes, lits turcs de damas tricolore, et ornées des objets les plus luxurieux et les plus propres à flatter « la lubricité la plus sensuelle ».
Aux deux étages sont quelques chambres pour les conteuses, les garçons, les filles, les servantes, etc. Hors de la chapelle, au bout de la galerie, est un escalier en limaçon de trois cents marches conduisant au sous-sol, dans une salle voûtée et sombre, close de trois portes de fer, où l’on a disposé ce que l’art le plus cruel et la barbarie la plus raffinée ont imaginé de plus terrible.
Tous entrent au château le 29 octobre, à 8 heures du soir. Comme au conclave, sur la demande du duc, on mure les portes et les issues. Jusqu’au 1er novembre (quatre jours) les victimes se reposent, et les quatre libertins établissent le règlement. Il est court : Lever à 10 heures du matin, puis visite aux garçons.
À 11 heures, collation (chocolat, rôti, vin) dans le sérail des filles qui versent nues et à genoux.
Dîner de 3 à 5 heures, servi par les épouses et les vieilles. Café au salon. Entrée dans la salle de récit à 6 heures.
Les costumes féminins sont changés chaque jour. On varie entre l’asiatique, l’espagnol, le grec, le vêtement de nonne, de fée, de magicienne, de veuve, etc.
À 6 heures sonnant, l’historienne commence son récit, qui dure pendant quatre heures, interrompu par les intermèdes de plaisirs de diverses sortes que se procurent les libertins. À 10 heures, souper. Alors commencent les orgies du cabinet d’assemblée éclairé a giorno. Cela dure jusqu’à 2 heures. Il y a un certain nombre de fêtes, et, chaque dimanche soir, on procède à la correction des garçons et filles qui ont commis quelques peccadilles. On n’autorise que le langage lascif. On ne doit pas nommer Dieu sinon en blasphémant. Pas de repos. Les services les plus bas et les plus dégoûtants sont rendus par les filles et les épouses, qui doivent s’exécuter avec grâce.
Après l’élaboration du règlement, le duc harangue, le 31 octobre, les femmes réunies au salon. Sa harangue est peu encourageante ; en voici à peu près la conclusion : le mieux qui puisse arriver à une femme, c’est de mourir de bonne heure. De Sade s’adresse alors au lecteur, lui demandant de cuirasser son cœur. Il va étaler 600 perversions sexuelles qui toutes existent : « On a distingué avec soin chacune de ces passions par un trait en marge, au-dessous duquel est le nom qu’on peut donner à cette passion. »
Alors commencent Les 120 jours de Sodome. Le 1er novembre, la Duclos ouvre la session en exposant les 150 perversions simples, celles de la première classe. Chaque jour, elle en explique cinq. Le récit est interrompu par des discussions, des observations et des amusements variés.
Cette première partie est la seule que de Sade ait développée avec toute l’ampleur que comportait un tel sujet. Ensuite, le papier a du lui manquer.
Les autres parties, la deuxième avec la Chanville et ses 150 « passions doubles », la troisième avec les 150 perversions criminelles de la Marlaine et la quatrième avec les 150 perversions meurtrières de la Desgranges, sont abrégées, on pourrait dire esquissées. La Duclos parle en novembre, la Chanville en décembie, la Martaine en janvier, la Desgranges en février. Les récits se terminent le dernier jour, et l’on finit en massacrant les dernières victimes. D’ailleurs, voici le Compte du total :
C’est là le résumé d’une œuvre qui, selon l’opinion du docteur Duehren, met le marquis de Sade au premier rang des écrivains du XVIIIe siècle, et dans laquelle il donne une explication scientifique de toutes les manifestations qui ressortissent à la psychopathie sexuelle.
Le docteur Duehren connaît encore du marquis de Sade un assez long canevas pour un roman intitulé : Les journées de Florbelle ou la Nature dévoilée, suivies des Mémoires de l’abbé de Modore. Ce roman devait former un certain nombre de tomes. Dans le premier tome, il devait y avoir des dialogues sur la religion, l’âme, Dieu.
Au deuxième tome, l’action se passe dans un bosquet de myrtes et de roses ; il y a des dialogues sur l’art du plaisir.
Au troisième tome se trouve un projet d’établissement de trente-deux maisons de plaisir à Paris.
Au quatrième tome, on trouve les vingt-quatre premiers chapitres de l’histoire de Modore.
Au cinquième tome, onze chapitres de la même histoire, avec le récit des cruautés exercées sur la malheureuse Eudoxie.
Au sixième tome, vingt-six chapitres de l’histoire de Modore, etc., etc.
À la fin, le marquis indique un autre titre pour l’histoire de Modore : Le triomphe du vice ou la Véritable histoire de Modore[17]. La liste des manuscrits du marquis de Sade publiée par la Biographie Michaud (voir l’Essai bibliographique) indique comme productions perdues ou saisies : Contes, 4 volumes ; Le portefeuille d’un homme de lettres, 4 volumes. Je pense que ces manuscrits forment en réalité le recueil conservé à la Bibliothèque nationale.
Il s’y trouve des contes aux ff. 451 verso et 453, le canevas du « Portefeuille d’un homme de lettres… Deux sœurs sont à la campagne. L’une est coquette ; l’autre, aimable, est plus sérieuse. Toutes deux entretiennent un commerce de lettres réglé avec un homme de lettres qui se trouve à Paris. »
De Sade indique sommairement les matières de chaque volume. Les plus intéressants, au moins d’après le canevas, sont le premier et le deuxième volume.
« Le premier volume contient des dissertations sur la peine de mort, suivies d’un projet de l’emploi à faire des criminels pour les conserver utilement à l’État, une lettre sur le luxe, une sur l’éducation dans laquelle est [le marquis de Sade avait écrit sont, qu’il a raturé pour écrire est] quarante-quatre questions de morale…
« Le second volume contient une lettre sur l’art d’écrire la comédie, le plan d’une jolie comédie à exécuter en vers, cinquante préceptes dramatiques dans lesquels on [ici un mot que je n’ai pu déchiffrer] tout ce qui peut être utile aux personnes qui suivent cette carrière… »
Le marquis de Sade a développé le plan de cette seconde partie au fo 1 du manuscrit sur lequel on lit : « Suite du portefeuille.
« Brouillon,
« à faire,
« Pholoé et Zénocrate qui [c’est Pholoé] annonce son dessein de travailler à la comédie.
« Zénocrate et Pholoé combattent le projet en envoyant néanmoins les conseils dramatiques.
« Pholoé à Zénocrate. Elles [les deux sœurs] ont fait une comédie qui lui sera montrée au retour ; maintenant elles s’ennuyent et lui demandent quelque chose d’amusant.
« Zénocrale à Pholoé. Il envoie (prises dans les cahiers) les anecdotes et étymologies ; celle de Miramas termine les anecdotes — des mots — et des historiettes.
« Pholoé à Zénocrate. Elle part et se rend à Paris pour le couronner[18]. »
Le marquis de Sade s’est toujours beaucoup préoccupé des questions théâtrales. Nous avons de lui une lettre datée de 1772 adressée à M. Girard, père de Philippe de Girard et qui fut, au moment du sacre de l’Empereur, le président de l’assemblée cantonale de Cadenet (Vaucluse).
La lettre du marquis de Sade montre qu’il fit représenter une comédie le lundi 20 janvier 1772. Voici la lettre telle qu’elle a paru dans la Petite Gazette Aplésienne au 11 décembre 1911 :
« La dernière fois que l’on jouai (sic) la comédie chez moi, monsieur, j’avais chargé plusieurs messieurs de la Coste et de Loumarin de vous témoigner tout le plaisir que vous me feriez d’y venir ; je n’ai pas encore été assez heureux pour vous posséder chez moi ainsi que je le désire avec ardeur ; pourrais-je me flatter si l’occasion d’une comédie que j’ai faite et qui doit se représenter le lundi 20 du courant et pour laquelle je souhaite beaucoup votre jugement, pouvait enfin me procurer le plaisir que je désire depuis si longtemps de faire connaissance avec vous ; des spectateurs et des juges aussi éclairés que vous, monsieur, sont prétieux (sic), et je ne vous cache pas que vous me feriez vraiment peine de vous refuser à l’empressement que j’ai de vous posséder ce jour-là. Sans le mauvais temps, j’aurais été vous en prier chez vous ; j’espère que la saison, bientôt moins rigoureuse, me mettra à mesure de vous cultiver davantage et de réparer le tort que j’ai eu de ne pas jouir plus tôt d’une aussi agréable société.
« Je suis très parfaitement, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
« Ce 15 janvier 1772. »
Il consacra au théâtre un volume du Portefeuille d’un homme de lettres ; il a écrit un grand nombre de pièces qui, pour la plupart, sont énumérées au catalogue de la Biographie Michaud et qui, par conséquent, doivent se trouver encore aux mains de la famille de Sade. Au fo 450 du manuscrit de la Bibliolhèque nationale, le marquis de Sade énumère trois de ses pièces dont on ne connaissait même pas jusqu’ici les titres : L’Inconstant, comédie en 3 actes et en vers ; La Double Épreuve ou le Prévaricateur, comédie en 3 actes ; Le Mari Crédule ou la Folle Épreuve, comédie en un acte et en vers libres.
Aux ff. 452 verso et 453, il donne un aperçu de sa pièce La Ruse d’Amour que la Biographie Michaud mentionne sous le titre « L’Union des Arts, ambigu dans le genre de celui que d’Aiguebelle donna en 1726 et de celui qui est imprimé dans les œuvres de Morand. La pièce du marquis de Sade en comprend cinq, dont la première sert de prologue ou de liaison aux autres : Les Ruses d’Amour, comédie épisodique en un acte en prose ; Euphémie de Melun ou le Siège d’Alger, tragédie en un acte en vers ; L’Homme dangereux ou le Suborneur, comédie en un acte en vers de dix syllabes, reçue au Théâtre Favart en 1790 ou 1791 ; Azelis ou la Coquette punie, comédie-féerie en un acte en vers libres, reçue au théâtre de la rue de Bondi en 1790. Le tout se termine par un divertissement ». Il y a encore La Fille Malheureuse que la Biographie Michaud ne mentionne point. Voici, au demeurant, la notice du marquis de Sade sur son ouvrage La Ruse d’Amour[19] :
« Un jeune comte, épris de la fille d’un homme qui demeure dans une terre près de Paris, et sachant qu’on est à la veille d’accueillir Mondon, vieux rival fort riche, imagine de troubler ce projet… Il arrive dans son château [le château du père] avec une troupe de comédiens très considérable. Il lui offre de donner des fêtes, bien résolu de profiter de la liberté que lui laisserait le spectacle peur enlever sa maîtresse ou se défaire de son rival ; le père accepte et [un mot illisible] de se mêler lui et sa société à la troupe du jeune comte déguisé en comédien pour exécuter de concert la fête projetée… Le jeune comte, qui veut se distinguer dans tous les genres, espérant que plus il variera, plus il trouvera d’occasions de réussir…, offre de donner et donne une tragédie en un acte intitulée Euphémie de Melun ou le Siège d’Alger, en alexandrins. « Une comédie de [un mot illisible] en vers dissilabe [dix syllabes] : Le Suborneur.
« Un drame en prose : La Fille Malheureuse.
« Une comédie-féerie en vers libres : Azelis ou la Coquette punie.
« Un opéra-comique à musique et vaudevilles. Le tout est chanté.
« Le tout est terminé par un superbe ballet-pantomime[20]… Et le mariage du jeune homme et de sa maîtresse, ce qui forme le dénouement du total, est conclu dans la scène de fond qui suit cet opéra, et le ballet-pantomime est pour y servir de divertissement.
« Cette pièce a 6.000 tant vers de toutes mesures que lignes de prose. Elle exige cinq heures de représentation. Elle est unique en son genre et destinée aux Italiens. » Les dernières lignes à partir de « celle pièce » ont été raturées par l’auteur. Il la destinait aux Italiens et la porta aux Français.
Le marquis de Sade a été en relations avec la Comédie-Française. On y conserve sept de ses lettres. Quatre ont été publiées, pour la première fois, dans l’introduction à la réimpression qu’a donnée M. Ostave Uzanne de L’idée sur les Romans. Je donne plus loin de ces lettres un texte plus exact que ce qu’on a publié jusqu’ici. Deux de ces lettres n’ont jamais été publiées en français ; le docteur Duehren en a seulement publié une traduction en allemand ; elles sont donc inédites. La septième, la plus longue, n’a jamais encore été signalée. Je donne donc sept lettres du marquis de Sade, sur lesquelles trois sont inédites.
La Comédie-Française, monsieur, m’ayant fait espérer qu’elle voudrait bien me dédommager de la très [ici le mot mauvaise raturé] peu méritée et très mauvaise réception que son assemblée fit l’autre jour à la pièce que je soumis à son jugement ; je vous prie, monsieur, de vouloir bien m’inscrire pour une nouvelle lecture, encore deux ou trois semblables à la dernière [ici un, deux ou trois mots raturés que je n’ai pu déchifrer], et il est parfaitement sûr que je n’importunerai plus, monsieur, ni vous, ni la Comédie-Française.
J’ai l’honneur d’être bien sincèrement, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Ce 17 février 1791[21].
Permettez que j’aie l’honneur de vous rappeler sans cesse les sentiments d’estime et d’attachement qui, depuis des années, me lient à votre théâtre, j’en ai fait profession dans tous les temps, j’ose dire même (et les preuves existent) que, pour avoir pris avec trop de chaleur votre parti lors de vos derniers troubles, vos ennemis m’ont écrasé dans des papiers publics, sans que jamais rien m’ait découragé : la récompense de mon attachement a été votre refus du dernier ouvrage que je vous ai lu et qui, j’ose le dire, n’était pas fait pour être traité si sévèrement.
Quelque chagrin que m’ait fait éprouver ce refus formel, rigoureux et général, je ne vous en consacre pas moins à l’avenir et ce qui reste dans mon portefeuille et ce qui le remplira de nouveau. Mais, messieurs, permettez que, traité par vous si rigoureusement dans l’occasion que je viens de citer, j’éprouve au moins et votre indulgence et votre équité sur deux autres objets.
Vous avez depuis longtemps une pièce à moi, unanimement reçue par vous[22] dès que j’accepte tous les arrangements qu’il vous a plu de faire avec les auteurs, je vous demande avec instance, messieurs, de la faire passer le plus tôt possible, donnez-moi cet encouragement, je vous en supplie ; cela doit vous être facile s’il est vrai, ainsi qu’on le dit, que plusieurs auteurs, ne voulant pas adopter vos arrangements, aient retiré leurs pièces ; moi je souscris à tout, messieurs, et ne vous demande que de ne i)as me faire languir.
L’autre faveur implorée par moi, messieurs, parce que vous me l’avez promise en dédommagement à la mauvaise réception que vous fîtes à ma dernière comédie, consiste à vous prier de vouloir bien entendre le plus tôt possible la lecture de trois ou quatre ouvrages, tous prêts à vous être présentés et que je voudrais ne pas donner ailleurs.
Aussitôt que vous aurez bien voulu me faire savoir le jour qu’il vous plaira de m’accorder, j’aurai l’honneur de vous porter pour commencer celui des quatre que je croirai le plus digne de vous être offert.
J’ai l’honneur d’être, messieurs, avec les sentiments de la plus haute considération, votre très humble et très obéissant serviteur.
Le 2 mai 1791.
Je soussigné, déclare que c’est faussement et contre ma volonté et mon assentiment que mon nom se trouve sur la liste des auteurs qui ont délibéré qu’il ne devait être accordé que 700 liv. de frais par jour à la Comédie-Française. J’atteste n’avoir mis mon nom que sur la liste de ceux qui ont signé à la minorité que par des considérations particulières il devait être accordé huit cent livres et viens pour certifier cette façon de penser de ma part d’en adresser une lettre publique à messieurs les auteurs, signée de moi, et dont je distribuerai des copies à messieurs les comédiens français, afin qu’ils soient persuadés de ma façon de penser.
À Paris, le lundi 17 septembre 1791.
J’ai pris connaissance des conditions réglementaires auxquelles les comédiens français ordinaires du Roi, reçoivent les pièces où ils s’engagent à jouer, ainsi que la convention pécuniaire qu’ils font à chaque ouvrage.
Je souscris aux conditions réglementaires, et je promets de signer le marché pécuniaire si ma pièce intitulée La Ruse d’Amour OU l’Union des Arts, pièce en six actes en vers, prose et vaudeville est reçue.
À Paris, le 27 janvier 1792.
J’ai l’honneur de vous faire passer ci-joint une comédie en un acte et en vers libres lue à la Comédie-Française il y a dix-huit mois. Vos registres vous prouveront qu’il ne s’en fallut que d’une voix que cette pièce ne fût pas acceptée ; l’assemblée consentit à une seconde lecture lorsque j’y aurais fait les changements qu’elle me prescrivit, ils sont exécutés ; je la supplie d’après cela de vouloir bien en agréer l’hommage, et sous la simple condition qu’on voudrait bien la jouer de suite, je fais entre vos mains acte de renonciation à tous droits et tous émoluments d’auteur ; je connais la délicatesse de la Comédie-Française à cet égard ; mais je la supplie d’observer que j’écoute aussi la mienne et qu’elle me prescrit de supplier l’assemblée d’accepter cette bagatelle ; la même faveur a été accordée à M. de Ségur, j’aurais droit de me plaindre si elle m’était refusée ; ce n’est point de la part de messieurs les comédiens de la Nation que je dois craindre un tel outrage à l’amour-propre.
J’ai l’honneur d’être fraternellement, citoyen, votre concitoyen.
Ce 1er mars 1793, l’an 2 de la répub. : rue neuve des Mathurins, no 20, Chaussée du Mont-Blanc[23].
Si la Comédie-Française, monsieur, n’agrée point l’offre que Je lui ai faite d’une petite pièce en un acte et que j’ai eu l’honneur de vous envoyer dernièrement, je vous prie de me la renvoyer ; je n’imaginais pas qu’il fallait être soumis aux mêmes délais pour ce que l’on donne et pour ce que l’on rend. En un mot, monsieur, je vous prie de m’instruire du sort de cette négociation et de me croire, avec tous les sentiments possibles,
Votre citoyen,
Le 15 mars 1793, l’an 2 de la République, rue Neuve-des-Mathurins, Chaussée-d’Antin[24].
On m’apprend, citoyen, que la Comédie-Française a quelques sujets de se plaindre de moi…, qu’elle a été surprise de la lettre où je la priais de me donner une prompte réponse à l’offre que je lui faisais d’une petite pièce ; si cela était, convenez, citoyen, qu’il serait bien malheureux de se brouiller pour une politesse qu’on veut faire.
Je ne puis ni ne dois laisser subsister plus longtemps ce louche, je n’ai point mérité de perdre l’estime de votre Société, je l’aime, la sers et la défends depuis vingt-cinq ans, je prie M. Mole de le certifier.
Justifiez-moi devant elle, citoyen, je vous en prie, et comme elle est équitable, en l’assurant de ma part que je n’ai et n’aurai jamais aucun tort réel à ses yeux, cela suffira. J’ai désiré la lecture de ma petite pièce, je la désire encore, je sais qu’elle est faite pour réussir, j’en demande la plus prompte représentation, c’est un service que je supplie la Comédie de me rendre, j’ai de fortes raisons de le désirer, et comme je ne veux pas que l’on croie que l’intérêt motive ces instances, que je ne veux rien de cette pièce, la délicatesse de la Comédie s’oppose à cet arrangement, et bien je vais concilier son désintéressement et le mien ; j’abandonne pour les frais de la guerre ce que cette bagatelle produira : mais je supplie qu’on la représente ; citoyen, je vous demande une réponse… à la Comédie-Française son estime, je suis digne de tous deux et suis avec considération.
Votre concitoyen,
Le 12 avril 1793, l’an 2 de la rép. fran. :
Je reçois à l’instant la lettre que vous venez de me faire l’honneur de m’écrire, j’y vois avec plaisir qu’on veut bien ne pas m’oublier ; j’attends le jour qu’on voudra bien m’indiquer, je vous prie en me l’apprenant de vouloir bien me faire savoir si c’est moi qui doit lire ou le citoyen Saint-Fal ; dans le premier cas, vous voudrez bien m’envoyer le manuscrit pour que je le repasse, cela est inutile dans le second[25].
La Comédie-Française, qui avait reçu « unanimement » le
Misanthrope par Amour ou Sophie et Desfrancs, donna ses
entrées à l’auteur pendant cinq ans, mais ne joua pas la pièce.
Ailleurs, le marquis de Sade fut plus heureux. Il fit représenter
au théâtre Molière Oxtiern ou les Effets du Libertinage, drame
en trois actes et en prose.
Le théâtre Molière avait été ouvert rue Saint-Martin, le 11 juin 1791. Il était dirigé par Jean-François Boursault, dit Malherbe, qui jouait lui-même. On représentait de tout au théâtre Molière, mais on s’y distingua en jouant des pièces patriotiques. « Ce théâtre, dit le Moniteur du 11 novembre 1791, depuis son ouverture, s’est distingué par le patriotisme et l’amour de la révolution. » L’entreprise fut malheureuse, et le théâtre dut fermer ses portes un an après. Il les rouvrit bientôt, mais sous différents noms : il connut un grand nombre de faillites successives. Le premier succès du théâtre avait été : La Ligue des Fanatiques et des Tyrans, par Ronsin. Boursault y jouait le rôle du député, Mlle Masson y paraissait. On y entendait des vers de ce genre :
Mais dans la nuit des temps, reportez vos regards
Du dernier des Louis au premier des Césars,
Sur les crimes des rois interrogez, l’histoire ;
Pour un dont les vertus ont consacré la gloire,
Mille se sont souillés des plus noirs attentats,
Mille ont de flots de sang inondé leurs états.
On y joua aussi avec succès La France régénérée, opéra-comique, par Chaussard, musique de Scio.
Voici de quoi en donner une idée :
On y avait donné entre temps La Mort de Coligny ou la
Saint-Barthélemy, par Arnault-Baculard ; La Partie de Chasse
d’Henri IV, par Willemain d’Abancourt, etc. Le 22 octobre 1791,
le théâtre Molière donna la première représentation du Comte
Oxtiern, suivi d’Henriol et Boulotte parodie du Procureur
arbitre.
Le succès parut assez vif, et cependant le nom de l’auteur souleva dès la seconde représentation assez de tempête pour qu’on ne redonnât plus la pièce, à Paris du moins. Cette seconde représentation eut lieu le 4 novembre 1791. Le Comte Oxtiern était suivi de L’École des Maris. Cette représentation tut si bruyante que le Moniteur, qui n’avait pas encore parlé du théâtre Molière, inséra le 6 novembre 1791 l’article suivant :
« Le Comte Oxtiern ou les Effets du Libertinage, drame en trois actes, en prose, a été représenté avec succès sur ce théâtre.
« Oxtiern, grand seigneur suédois, libertin déterminé, a violé et enlevé Ernestine, fille du comte de Falkenheim ; il a fait jeter son amant en prison sur une fausse accusation ; il amène sa malheureuse victime à une lieue de Stockholm, dans une auberge dont le maître, nommé Fabrice, est un honnête homme. Le père d’Ernestine court sur ses traces et la retrouve. La jeune personne, au désespoir, imagine un moyen de se venger du monstre qui l’a déshonorée : elle lui donne rendez-vous à onze heures du soir, dans le jardin, pour se battre à l’épée. Sa lettre est écrite de manière à faire croire qu’elle est du frère d’Ernestine Son père envoie de son côté un cartel à Oxtiern, et celui-ci, instruit du projet d’Ernestine, conçoit l’horrible dessein de mettre la fille aux mains avec le père. Effectivement, tous deux arrivent au rendez-vous ; ils s’attaquent et se battent avec vigueur, quand un jeune homme accourt les séparer : c’est l’amant d’Ernestine que l’honnête Fabrice a tiré de prison ; le premier usage qu’il a fait de sa liberté a été de se battre avec Oxtiern qu’il a tué. Il épouse sa maîtresse après l’avoir vengée.
« Il y a de l’intérêt et de l’énergie dans cette pièce ; mais le rôle d’Oxtiern est d’une atrocité révoltante. Il est plus scélérat, plus vil que Lovelace et n’est pas plus aimable.
« Un incident a pensé troubler la seconde représentation de cette pièce. Au commencement du second acte, un spectateur mécontent ou malveillant, mais à coup sûr indiscret, a crié : « Baissez le rideau ! » Il avait tort, car il ne lui était pas permis d’exiger l’interruption de la pièce. Le garçon de théâtre a eu le tort d’obéir à cet ordre isolé et de baisser le rideau plus qu’à moitié. Enfin, beaucoup de spectateurs, après l’avoir fait relever, ont crié : « À la porte ! » sur le turbulent motionnaire, et ils ont eu tort à leur tour, car on n’a pas le droit de chasser un homme d’un spectacle pour y avoir dit son avis. De là est résultée une espèce de scission dans l’assemblée. Une très faible minorité a fait entendre de timides coups de sifflets dont l’auteur a été bien dédommagé par les applaudissements nombreux de la majorité. On l’a demandé après la représentation : c’est M. de Sade. »
Le marquis avait pris le sujet de son drame dans un de ses contes des Crimes de l’Amour : Ernestine, nouvelle suédoise, dont le brouillon existe encore dans le manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale.
Dans la nouvelle, l’auteur aurait rencontré Oxtiern travaillant comme forçat dans les mines de Taperg, en Suède, et se serait fait raconter son histoire. Dans ce conte, Ernestine meurt, tuée par son père qui, à la fin du récit, arrive apportant à Oxtiern sa liberté qu’il a obtenue du roi. Ce drame ne reparut que huit ans plus tard, le 13 décembre 1799, sur le théâtre de Versailles, avec ce titre modifié : Oxtiern ou les Malheurs du Libertinage.
À Versailles, le marquis de Sade avait fait jouer une autre pièce, dans laquelle il remplissait un rôle. Le fait est attesté par la lettre suivante, de la Collection De la Porte. Elle est datée du 30 janvier 1798, et je n’ai pu découvrir le nom du destinataire.
« Vive Dieu, voilà au moins une lettre qui me plaît et je vous en remercie, c’est tout ce que je demandais ; j’accepte l’arrangement proposé par M. Vaillant. C’est celui dont il m’avait parlé et qui a fait la matière de ma lettre d’hier ; voilà mon pouvoir et j’attends l’argent le plus tôt possible, je vous en conjure.
« Voici maintenant ce qui concerne la comédie, je vous envoie ci-joint franco de port deux exemplaires d’une comédie que je viens de faire représenter à Versailles et qui, j’ose le dire, y a eu le plus grand succès ; je remplissais moi-même dedans le rôle de Fabrice ; l’un de ces exemplaires est pour vous, je vais dire l’usage que je vous prie de faire de l’autre.
« Je vous prie de le présenter au chef de votre meilleure troupe et de lui dire que vous êtes chargé, de la part de l’auteur, de lui proposer la représentation de cet ouvrage. Vous lui direz que, s’ils veulent, je remplirai le même rôle que j’ai joué à Versailles (celui de Fabrice), mais que, de toute façon, je m’engage à aller moi-même le leur faire répéter à Chartres. J’ai l’honneur de vous remercier et de vous saluer de tout mon cœur.
« 10 pluviôse, an 6, Versailles. »
Entre temps, le marquis de Sade avait fait recevoir au théâtre Favart L’Homme dangereux ou le Suborneur, qui avait fait partie de son ambigu La Ruse d’Amour, la pièce tomba en 1792. Une autre pièce, L’École du Jaloux ou le Boudoir, reçue également au théâtre Favart, ne fut pas représentée. Il avait encore fait recevoir au théâtre de la rue de Bondy Azelis ou la Coquette punie, qui faisait partie du même ambigu, et au théâtre Louvois Le Capricieux ou l’Homme inégal. Ces deux pièces ne furent pas jouées, et l’auteur retira lui-même la seconde. Il essaya en vain de faire imposer au Théâtre-Français (qui l’avait refusée parce qu’il était question de Louis XI) sa pièce Jeanne Laisné ou le Siège de Beauvais.
Le 21 juillet 1798, il adressa au Journal de Paris la lettre suivante :
« S’il existe un savant dans le monde auquel on puisse pardonner
une faible erreur dans l’histoire des événements de la
terre, c’est assurément celui qui met autant de profondeur, de
sagacité, de précision dans l’histoire des événements du ciel.
Occupé d’objets si sérieux, de calculs si intéressants et toujours
si justes, le citoyen Lalande n’est-il pas excusable de s’être
trompé sur le nom de l’héroïne de Beauvais, quand presque
tous les historiens modernes lui tracent la route de cette erreur ?
Je le prie donc de me pardonner si, bien moins pour révéler
cette légère faute que pour rendre à l’immortalité le véritable
nom de cette héroïne, je prouve évidemment que jamais cette
fille ne porta le nom de Hachette.
« Ayant traité ce sujet dans une comédie lue au Théâtre-Français le 24 novembre 1791, j’ai été prendre les plus exactes précautions pour éclairer les faits historiques qui la concernent. D’après Hénault, Garnier et quelques autres, il fût devenu tout simple que j’eusse pensé, comme le citoyen Lalande, que cette femme s’appelait Jeanne Hachette ; mais pour me rendre plus certain du fait, je crus devoir consulter, à Beauvais même, les lettres patentes accordées par Louis XI à l’illustre guerrière de cette ville, et déposées pour lors à la maison commune ; je les transcrivis, et elles seront un jour littéralement imprimées à côté de ma pièce. Voici ce que l’on trouve dans ces lettres et ce que je crois devoir placer ici pour donner à ce que j’établis toute l’authenticité que doit avoir la hardiesse littéraire d’un reproche fait à des savants tels que Garnier, Hénault, Lalande, etc.
« Après le protocole d’usage, c’est ainsi que Louis XI s’exprime dans les lettres patentes accordées à l’héroïne dont il s’agit : « Savoir faisons que par considération de la bonne et vertueuse résistance qui fut faite l’année dernière passée (1472) par notre chère et bien-aimée Jeanne Laisné, fille de Mathieu Laisné, demeurant en notre ville de Beauvais, à l’encontre des Bourguignons, etc. »
« En voilà assez pour faire connaître, d’une façon incontestable, le nom de la fille célèbre qui, à la tête des femmes de la ville, repoussa vigoureusement, des remparts de Beauvais, les troupes du duc de Bourgogne. Le reste de ces patentes n’a pour objet que d’accorder à Jeanne Laisné et à son amant Colin Pilon les récompenses et les honneurs dus à cette courageuse action.
« M Je prie ceux qui voudraient révoquer en doute cette vérité de prendre auparavant la peine de vérifier, comme je l’ai fait, à Beauvais, les lettres patentes que je cite, et ils ne contrarieront plus un fait établi sur d’aussi fortes preuves.
Cette lettre ne décida pas les directeurs à jouer Jeanne Laisné, et le 1er octobre 1799, de Sade fit appel à l’intervention du conventionnel Goupilleau de Montaigu, avec lequel il était en relations[26].
« Je dois commencer par vous rendre mille et mille grâces de l’honneur que vous avez bien voulu nous faire dernièrement en venant à Saint-Ouen, et vous témoigner en même temps mon regret de ne pas m’y être trouvé ; je désirerais bien, et j’ai été chez vous pour vous en prier, que vous eussiez la complaisance de nous faire avertir quand vous voudrez nous dédommager.
« J’ai maintenant une autre chose à vous communiquer, la voici :
« Vous êtes tous d’avis, citoyens représentants, et tous les bons républicains pensent de même, qu’une des choses la plus essentielle est de ranimer l’esprit public par de bons exemples et par de bons écrits. On dit que ma plume a quelque énergie, mon roman philosophique[27] l’a prouvé : j’offre donc mes moyens à la République, et les lui offre du meilleur de mon cœur. Malheureux sous l’ancien régime, vous savez si je dois craindre le retour d’un ordre de choses dont je serais infailliblement l’une des premières victimes. Ces moyens que j’offre à la République sont sans aucun intérêt ; on me tracera un plan, je l’exécuterai, et j’ose croire que l’on sera satisfait. Mais je vous en conjure, citoyen représentant, qu’une affreuse injustice cesse d’attiedir en moi les sentiments dont je suis embrasé ; pourquoi veut-on que j’aie à me plaindre d’un gouvernement pour lequel je donnerais mille vies si je les avais ? Pourquoi prend-on mon bien depuis deux ans, et pourquoi, depuis cette époque, me réduit-on à l’aumône sans que j’aie mérité cet horrible traitement ? N’est-on pas convaincu qu’au lieu d’émigrer je n’ai cessé d’être employé à tout, dans les plus terribles années de la Révolution ? N’en possédai-je pas les certificats les plus authentiques ? Si donc on est persuadé de mon innocence, pourquoi me traite-t-on comme coupable ? Pourquoi cherche-t-on à placer au rang des ennemis de la chose publique le plus chaud et le plus zélé de ses partisans ? Il y a, ce me semble, à ce procédé autant d’injustice que d’impolitique.
« Quoi qu’il en soit, citoyen représentant, j’offre donc au gouvernement ma plume et mes moyens, mais que l’iniquité, que l’infortune et la misère ne pèsent pas plus longtemps sur ma tête et faites-moi rayer, je vous en supplie, noble ou non, qu’importe ; me suis-je conduit comme un noble ? M’a-t-on jamais vu partager leur conduite et leurs sentiments ? Mes actions ont effacé les torts de ma naissance, et c’est à cette manière d’être que j’ai dû tous les traits dont m’ont écrasé les royalistes et notamment Poultier dans sa feuille du 12 fructidor dernier. Mais je les brave comme je les hais ; et quelque tort qu’ait avec moi le gouvernement, il aura, jusqu’au dernier moment de ma vie, mon choix, ma plume et tous les sentiments de mon cœur ; je serai avec, pardonnez ma comparaison, comme l’amant le plus tendre pleurant l’infidélité d’une maîtresse aux pieds de laquelle il soupire toujours.
« En un mot, citoyen représentant, pour premier essai de mes offres, je vous propose une tragédie en cinq actes, l’ouvrage le plus capable d’échauffer dans tous les cœurs l’amour de la patrie ; et c’est, vous en conviendrez, bien plus au théâtre qu’ailleurs où il faut rallumer le feu presque éteint de l’amour que tout Français doit à son pays ; c’est là qu’il se convaincra des dangers qui doivent exister pour lui s’il retombe sous la main des tyrans. L’enthousiasme né là dans son cœur, il le rapporte dans ses foyers, il l’inspire à sa famille et les effets en sont bien autrement durables, bien autrement ardents que ceux qu’allument un instant en lui les articles de journaux ou des proclamations, parce qu’au théâtre ce sont par des exemples que la leçon lui est donnée, et il la retient.
« Le sujet de ma tragédie n’est point pris dans les événements du jour, trop près de nous ; le spectateur n’apporte jamais à ces événements cette espèce d’intérêt que lui inspirent ceux de l’histoire ancienne ; d’ailleurs il craint la surprise, il redoute le désir qu’on peut avoir de le tromper, et la scène est déserte à la seconde représentation, nous l’avons vu. Mon texte est choisi dans l’histoire de France ; c’est le moyen d’intéresser plus vivement des Français. Il est pris dans le règne de Louis XI, à l’époque où Charles, duc de Bourgogne, voulut assiéger la ville de Beauvais, que Jeanne Laisné, à la tête de toutes les femmes de la ville, défendit avec tant de courage et ravit aux desseins de l’oppresseur ; le seul amour de la patrie inspira ces braves citoyennes et, pendant mes cinq actes, je ne leur prête que ce seul sentiment. Étaient-elles susceptibles d’un autre sous un tyran tel que Louis XI ? J’ai soin de le dire, de le prouver, et mon ouvrage devient par là l’école du patriotisme le plus pur et le plus désintéressé. Le républicain, le royaliste, tous n’y verront que cela, tous diront : le patriotisme a toujours été la première vertu des Français, ne démentons point le caractère national. On a aussi aimé la patrie sous les tyrans, aimons-la donc quand nous en craignons, dira le républicain ; aimons-la même en les désirant, dira le royaliste, mais apprenons là quel est le danger qu’ils nous préparent. Ainsi ma pièce est essentielle… elle est bonne… elle est utile sous tous les rapports à tous les individus, et, comme je viens de le dire, elle a, de plus que les ouvrages de situation, le grand intérêt de l’antique et la certitude que ce n’est pas un de ces véhicules payés dont le républicain sourit et que le royaliste bafoue.
« Tel est, citoyen représentant, l’ouvrage que je désire vous soumettre. Si la lecture, que je vous demande la permission de vous en faire, vous plaît, si vous trouvez que mes intentions soient bonnes, je crois qu’il serait essentiel alors d’en hâter la représentation, c’est l’instant… absolument l’instant, et vous voudrez bien, en ce cas, faire ordonner par qui de droit, au Théâtre-Français, de l’apprendre et de la jouer tout de suite ; cet ordre est indispensable pour prévenir les longueurs des comédiens qui, si l’ouvrage ne leur plaît pas, ou le refusent, ou désespèrent l’auteur par leurs insoutenables délais.
« Pardon d’une aussi longue lettre, citoyen représentant, mais je crois que les détails qu’elle contient ne déplairont pas à quelqu’un qui, comme vous, aime autant la République et les arts ; permettez que je la termine en vous offrant l’hommage de ma plus respectueuse reconnaissance. « Salut et vénération.
« Ce 9 vendémiaire an 8. »
Goupilleau dut faire d’aimables démarches. Voici une nouvelle lettre du marquis datée du 30 octobre :
« Sade a l’honneur d’assurer le citoyen Goupilleau de son respect ; il le supplie d’avoir la complaisance de se charger de ces deux pétitions, l’une pour la commission chargée des radiations, l’autre pour le ministre de la justice.
« Il attend le jour que le citoyen Goupilleau voudra bien lui indiquer pour la lecture du Siège de Beauvais; il faut que la pièce soit lue par l’auteur lui-même. Sade sera bien fort aise que le citoyen Goupilleau réunisse chez lui, ce jour-là, quelques personnes aussi en état d’en juger que le citoyen représentant. Si elle plaît, il faut que le gouvernement la fasse jouer d’autorité comme pièce patriotique. Sans cela rien ne finira, et le moment où il est bon de la donner passera ; nos victoires la vieillissent déjà un peu.
« Salut et respect.
Au mois de septembre 1799, la police intervint pour interdire un drame intitulé Justine ou les Malheurs de la Vertu, qui sans doute était de lui et que l’on allait représenter sur le théâtre Sans-Prétention.
Nous avons vu que de Sade parut sur la scène, en public, dans une de ses pièces, à Versailles ; peut-être a-t-il même été jouer le même rôle à Chartres. En effet, il était bon comédien et brillait surtout dans les rôles d’amoureux. Il y avait de la sensibilité dans son jeu et de la noblesse dans son maintien. Il avait pris des leçons de Molé. L’on donna parfois la comédie chez le marquis lorsqu’il habitait avec sa Justine, rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice. Son goût pour le théâtre, ses talents d’auteur et d’acteur lui furent très utiles lorsque enfermé à Charenton il leur dut un adoucissement à sa captivité. Les pièces suivantes, empruntées à l’ouvrage du docteur Cabanes (Le Cabinet secret de l’histoire, 4e série), montrent que le marquis de Sade savait organiser ces représentations qui étaient suivies avec beaucoup d’assiduité par des personnes de la meilleure compagnie.
« L’auteur de Justine, dit le docteur Cabanes, obéissait à sa vocation pour le théâtre en donnant ces représentations qui étaient d’ailleurs fort suivies, et auxquelles les dames du meilleur monde ne rougissaient pas d’assister. Les deux lettres suivantes[28] montrent que le directeur de l’établissement laissait au marquis toute latitude pour organiser comme il l’entendait le spectacle.
« L’intérêt que vous avez paru prendre aux récréations dramatiques des pensionnaires de ma maison me fait une loi de vous offrir des billets à chacune de leur représentation.
« Des spectatrices telles que vous, madame, sont d’une si grande puissance sur leur amour-propre qu’ils trouvent, rien que dans l’espoir de vous posséder et de vous plaire, tout ce qui doit exalter leur imagination et nourrir leur talent.
« Ils donnent, lundi prochain 28 du courant, l’Esprit de contradiction, Marlon et Frontin et les Deux Savoyards.
« J’attends vos ordres pour l’envoi des billets que vous pourriez désirer, et vous supplie de vouloir bien présenter mes respects aux dames de la cour de Sa Majesté la reine de Hollande, princesse dont les qualités rares et précieuses réunissent si délicieusement près d’elle le cœur de tous les Français à l’hommage sacré de ceux qu’elle régit.
« J’ai l’honneur de saluer monsieur de Coulmier et de lui envoyer le répertoire tel que nous l’avons arrêté entre nous.
« Il est instamment prié de vouloir bien l’approuver, personne ne voulant faire aucune sorte de frais, et surtout de mémoire, sans avoir l’approbation de son chef au bas de ses projets.
« Voilà, monsieur, la demande en forme de M. et de Mme de Roméi dont j’ai eu l’honneur de vous parler, et qui sont inscrits sur la liste que je vous ai présentée.
« Vous m’obligerez sensiblement de ne pas les refuser,
« Agréez l’hommage de votre dévoué serviteur,
« Il paraît que cette demande fut rejetée, remarque le docteur Cabanes, car nous ne trouvons pas le nom de Roméi sur a liste qui va suivre. »
« Liste rectifiée par M. le Directeur :
La lettre suivante, écrite par un certain Thierry, employé ou pensionnaire de Charenton, donne des détails intéressants sur le caractère du marquis et sur le théâtre qu’il avait organisé. Elle paraît adressée au directeur de l’établissement. Le docteur Cabanes en donne les principaux passages.
« Permettez-moi de me justifier, comme je vous l’ai promis, au sujet de la scène que j’ai eue avec M. de Sade.
« Il me dit devant M. Veillet de faire quelque chose nécessaire pour la décoration, et comme je lui tournais le dos pour aller chercher ce qu’il me demandait, il me prit brusquement par les épaules en me disant : « Monsieur le polisson, ayez la bonté de m’écouter. » Je lui répondis tranquillement qu’il avait tort de me parler ainsi, puisque je me disposais à exécuter sa volonté ; il me répondit que cela n’était pas vrai, que je lui avais tourné le dos par impertinence et que j’étais un drôle à qui il ferait donner 50 coups de bâton. Alors, Monsieur, la patience m’est échappée, et je n’ai pas pu m’empêcher de lui répondre sur le même ton dont il m’a parlé. Je dois vous instruire que depuis quelques jours je n’allais plus chez M. de Sade, parce que j’étais las de ses brutalités ; il a eu des bontés pour moi, j’en conviens, mais, monsieur, je les ai bien payées par mon zèle à faire tout ce qui pouvait lui plaire et lui être utile.
« La société est un échange de bienfaits, et j’ose dire hautement que j’ai fait autant pour M. de Sade qu’il a fait pour moi ; car après tout, il ne m’a jamais donné que quelquefois à dîner. Je suis las de passer pour son valet et d’être traité comme tel ; ce n’était qu’à titre d’amitié que je lui ai rendu service.
« 11 en résultera que M. de Sade ne me donnera plus de rôles pour la comédie, etc., etc. »
Voici, enfin, la lettre du docteur Royer-Collard, médecin en chef de l’hospice de Charenton. Il attaque violemment le marquis de Sade.
« J’ai l’honneur de recourir à l’autorité de Votre Excellence pour un objet qui intéresse essentiellement mes fonctions, ainsi que le bon ordre de la maison dont le service médical m’est confié.
« Il existe à Charenton un homme que son audacieuse immoralité a malheureusement rendu trop célèbre, et dont la présence dans cet hospice entraîne les inconvénients les plus graves : je veux parler de l’auteur de l’infâme roman de Justine. Cet homme n’est pas aliéné. Son seul délire est celui du vice, et ce n’est point dans une maison consacrée au traitement médical de l’aliénation que cette espèce de délire peut être réprimée. Il faut que l’individu qui en est atteint soit soumis à la séquestration la plus sévère, soit pour mettre les autres à l’abri de ses fureurs, soit pour l’isoler lui-même de tous les objets qui pourraient exalter ou entretenir sa hideuse passion. Or, la maison de Charenton, dans le cas dont il s’agit, ne remplit ni l’une ni l’autre de ces deux conditions. M. de Sade y jouit d’une liberté trop grande. Il peut communiquer avec un assez grand nombre de personnes des deux sexes, les recevoir chez lui, ou aller les visiter dans leurs chambres respectives. Il a la faculté de se promener dans le parc, et il y rencontre souvent des malades auxquels on accorde la même faveur. Il prêche son horrible doctrine à quelques-uns ; il prête des livres à d’autres. Enfin, le bruit général dans la maison est qu’il vit avec une femme qui passe pour sa fille. Ce n’est pas tout encore. On a eu l’imprudence de former un théâtre dans cette maison, sous prétexte de faire jouer la comédie par les aliénés, et sans réfléchir aux funestes effets qu’un appareil aussi tumultueux devait nécessairement reproduire sur leur imagination. M. de Sade est le directeur de ce théâtre. C’est lui qui indique les pièces, distribue les rôles et préside aux répétitions. Il est le maître de déclamation des acteurs et des actrices, et les forme au grand art de la scène. Le jour des représentations publiques, il a toujours un certain nombre de billets d’entrée à sa disposition, et, placé au milieu des assistants, il fait en partie les honneurs de la salle. Il est même auteur dans les grandes occasions ; à la fête de M. le directeur, par exemple, il a toujours soin de composer ou une pièce allégorique en son honneur, ou au moins quelques couplets à sa louange.
« Il n’est pas nécessaire, je pense, de faire sentir à Votre Excellence le scandale d’une pareille existence et de lui représenter les dangers de toute espèce qui y sont attachés. Si ces détails étaient connus du public, quelle idée se formerait-on d’un établissement où l’on tolère d’aussi étranges abus ? Comment veut-on, d’ailleurs, que la partie morale du traitement de l’aliénation puisse se concilier avec eux ? Les malades, qui sont en communication journalière avec cet homme abominable, ne reçoivent-ils pas sans cesse l’impression de sa profonde corruption ; et la seule idée de sa présence dans la maison n’est-elle pas suffisante pour ébranler l’imagination de ceux même qui ne le voient pas ?
« J’espère que Votre Excellence trouvera ces motifs assez puissants pour ordonner qu’il soit assigné à M. de Sade un autre lieu de réclusion que l’hospice de Charenton. En vain renouvellerait-elle la défense de le laisser communiquer en aucune manière avec les personnes de la maison, cette défense ne serait pas mieux exécutée que par le passé, et les mêmes abus auraient toujours lieu. Je ne demande point qu’on le renvoie à Bicêtre, où il avait été précédemment placé, mais je ne puis m’empêcher de représenter à Votre Excellence qu’une maison de sûreté ou un château-fort lui conviendrait beaucoup mieux qu’un établissement consacré au traitement des malades, qui exige la surveillance la plus assidue et les précautions morales les plus délicates.
« J’ai l’honneur d’être, avec un profond respect, Monseigneur, de Votre Excellence, le très-humble et très-obéissant serviteur.
« On a pu s’étonner, ajoute le docteur Cabanes, que la police pût ainsi pénétrer dans un établissement destiné au traitement des affections mentales, et, à ce propos, il ne sera pas inutile de rechercher quelle était, au moment où le marquis y subit sa détention, la destination réelle de la maison de Charenton.
« Nous ne saurions mieux faire, pour nous renseigner, que de nous adresser à l’homme qui fait autorité en ces matières, à l’aliéniste Esquirol. Dans un ouvrage resté classique, Esquirol a donné l’historique très complet de l’établissement où avait été enfermé, par mesure d’ordre public, le marquis de Sade. Nous allons lui emprunter les éléments principaux de son lumineux travail[29].
« Deux ans après la suppression de l’établissement, le 15 juin 1797, le Directoire exécutif avait ordonné que l’hôpital de la Charité de Charenton serait rendu à sa première destination ; qu’il serait pris, dans l’ancien local des frères de la Charité, toutes les dispositions nécessaires pour établir les moyens de traitement complet pour la guérison de la folie ; que les aliénés des deux sexes y seraient admis ; enfin que l’établissement serait sous la surveillance immédiate du ministère de l’intérieur, autorisé à faire le règlement qu’il jugerait convenable pour l’organisation du nouvel établissement de Charenton.
« La gestion de l’établissement fut confiée, sous le titre de régisseur général, à M. de Coulmier, ancien religieux prémontré, membre des assemblées constituante et législative. M. Gastaldy, ancien médecin de la maison des insensés d’Avignon, dite de la Providence, fut nommé médecin de Charenton, M. Dumoutier eut la place d’économe-surveillant, et feu M. Déguise remplit les fonctions de chirurgien. Ces nominations sont du 21 septembre 1798.
« L’article 4 de l’arrêté du 5 juin 1797 disait bien que le régisseur de Charenton rendait immédiatement, au ministère de l’intérieur, compte de l’administration économique de cet établissement. Ce compte ne fut jamais rendu et ne put jamais l’être. L’article 5 du même arrêté porte que l’école de médecine de Paris rédigera un règlement propre à régulariser les divers services de Charenton ; ce règlement ne fut point fait, et M. de Coulmier resta indépendant, maître absolu, surveillant suprême de l’administration et du service médical.
« Aussi, lorsque M. Gastaldy fut mort, au commencement de 1805, M. de Coulmier ne voulait point qu’on donnât un successeur à ce médecin ; il fallut que l’école de médecine intervint pour faire nommer M. Royer-Collard médecin en chef de la maison de Charcnton.
« Dans l’absence de tout règlement, le médecin en chef fut sans autorité réelle à cause de la suprématie que le directeur s’était arrogée. Regardant l’application des moyens moraux comme l’une de ses attributions les plus importantes, le directeur crut avoir trouvé, dans les représentations théâtrales et dans la danse, un remède souverain contre la folie. Il établit, dans la maison, les bals et le spectacle. On disposa, au-dessus de l’ancienne salle de l’hôpital du canton, devenue une salle pour les femmes aliénées, un théâtre, un orchestre, un parterre et, en face de la scène, une loge réservée pour le directeur et ses amis. En face du théâtre et de chaque côté de cette loge, qui faisait saillie sur le parterre, s’élevaient des gradins destinés pour recevoir, à droite, quinze ou vingt femmes, et à gauche autant d’hommes, privés plus ou moins de la raison, presque tous dans la démence et habituellement tranquilles. Le reste de la salle ou parterre était rempli d’étrangers et d’un très petit nombre de convalescents. Le trop fameux de Sade était l’ordonnateur de ces fêtes, de ces représentations, de ces danses auxquelles on ne rougissait pas d’appeler des danseuses et des actrices des petits théâtres de Paris.
« Protégé par le directeur, le marquis de Sade put quelque temps encore se livrer à ses goûts de metteur en scène. Mais le terrible Royer-Collard veillait : il se plaignit de nouveau, et les spectacles furent supprimés par un arrêté ministériel du 6 mai 1813. »
Il y a dans Juliette quelques traits nouveaux d’une dramaturgie sadique.
On aurait pu multiplier les notes à la suite des Extraits. Or aurait pu alléguer un grand nombre d’auteurs, de savants, de philosophes récents ou même nos contemporains qui ont exprimé des idées très voisines de celles du marquis de Sade. On a été retenu par la crainte d’affaiblir les quelques idées, encore nouvelles, qui se trouvent dans l’opus sadicum.
Et pour conclure cet essai sur un des hommes les plus étonnants qui aient jamais paru, il convient de transcrire cette phrase dans laquelle le marquis de Sade, conscient de ce qu’il était s’annonçait avec une fierté tranquille au monde bouleversé, aux hommes qu’il épouvantait :
« Je ne m’adresse qu’à des gens capables de m’entendre, et ceux-là me liront sans danger. »
- ↑ Paul Ginisty. La Marquise de Sade, Paris, Charpentier (1901).
- ↑ Dr Eugen Duehren. Der Marquis de Seule und seine Zeit, Berlin. Trad. par Octave Uzanne, Le Marquis de Sade et son temps, Paris (Michalon, 1901). Neue Forschungen über den Marquis de Sade und seine Zeit. Berlin, Max Harrwitz.
- ↑ Dr Cabanes. La prétendue folie du Marquis de Sade, dans Le Cabinet secret de l’Histoire, 4e série.
- ↑ Le marquis de Sade et son œuvre devant la science médicale et la littérature moderne, par le docteur Jacobus X. Paris, Charles Carrington, 1901.
- ↑ Henri d’Alméras. Le Marquis de Sade, l’homme et l’écrivain. Paris, Albin Michel (s. d.).
- ↑ Voir : Répertoire ou Journalier du château de la Bastille à commencer le mercredi 15 mai 1782, publié en partie par Alfred Bégis (Nouvelle Revue, nov. et déc. 1882). — La Baslille dévoilée, par Manuel. — Le Marquis de Sade, par Henri d’Alméras.
- ↑ Il a paru comme frontispice à une édition de la Correspondance de Mme Gourdan.
- ↑ Analyse de mes malheurs et de mes persécutions depuis vingt-six ans, par L.-A. Pitou, auteur du Voyage à Cayenne et de Urne des Stuarts et des Bourbons, à Paris, 1816 (p. 98).
- ↑ Histoire générale des prisons sous le règne de Buonaparle, avec des Anecdotes curieuses et intéressanles sur la Conciergerie, Vincennes, Bicêtre, Sainte-Pélagie, la Force, le Château de Joux, etc., etc., et les personnages marquants qui y ont été détenus, par P.-F.-T.-J. Giraud, Paris, 1814, in-8.
- ↑ M. de Rougemont, le commandant du donjon de Vincennes.
- ↑ Mirabeau et de Sade étaient quelque peu parents par les femmes. (Note de M. Henri d’Alméras.)
- ↑ Le texte exact de cette lettre, souvent reproduite, a été donné dans l’Amateur d’Autographes de mars 1909. Mirabeau fut enfermé à Vincennes le 8 juin 1777 ; il ignorait que le marquis de Sade, qui était son parent par les femmes, se trouvait au donjon depuis le 14 janvier de la même année, et la lettre adressée à M. Le Noir le ler janvier 1778 témoigne de cette ignorance : «…Plusieurs scélérats connus de la France par des crimes horribles et pour qui une prison perpétuelle est une grâce que toute la bonté du souverain pour leurs familles a eu peine à leur accorder ; plusieurs scélérats de cette espèce, dis-je, sont dans des forts où ils jouissent de toute leur fortune, où ils ont une société très agréable et toutes les ressources possibles contre le mal-être et l’ennui inséparables d’une vie renfermée… Faut-il citer {{Corr|nn|un]] de mes parents ? pourquoi non ? La honte n’est-elle pas personnelle ? Le marquis de Sade, condamné deux fois au supplice, et la seconde fois à être rompu vif ; le marquis de Sade, exécuté en effigie ; le marquis de Sade, dont les complices subalternes sont morts sous la roue, dont les forfaits étonnent les scélérats même les plus consommés ; le marquis le Sade est colonel, vit dans le monde, a recouvré sa liberté et en jouit, à moins que quelque nouvelle atrocité ne la lui ait ravie… Vous me blâmeriez, monsieur, si je m’avilissais jusqu’à mettre en parallèle M. de Railly, M. de Sade et moi, mais je ferai cette question simple : De quoi suis-je coupable ? De beaucoup de fautes sans doute ; mais qui osera attaquer mon honneur ?… Cependant, quelle différence de la situation des monstres que j’ai cités à la mienne ! » Mais le marquis de Sade devait lui révéler sa présence, comme en témoigne la lettre à l’agent Boucher, citée plus haut.
- ↑ Ce conte inédit est intitulé : La femme vengée ou la Châtelaine de Longueville. (Manuscrit de la Bibliothèque nationale.)
- ↑ Ceci est l’analyse de la troisième rédaction de Justine. Les morceaux que l’on trouvera plus loin sont extraits de la première rédaction, qui est la moins audacieuse.
- ↑ M. Henri d’Alméras pense que la Philosophie dans le Boudoir n’est pas du marquis de Sade. C’est là une erreur que cette citation pourra dissiper. Au reste, on ne s’y était point trompé jusqu’ici, ni Restif, qui connaissait bien les ouvrages de de Sade, ni personne. Tout dans la Philosophie dans le Boudoir décèle le génie du marquis, et son style s’y reconnaît facilement. Peut-être est-ce l’ouvrage capital, l’opus sadicun par excellence.
- ↑ Note inédite.
- ↑ Je ne donne pas ici l’analyse des ouvrages de Sade publiés ouvertement. En ce qui concerne la Philosophie dans le boudoir, la fable s’imagine trop facilement pour qu’il soit nécessaire d’insister.
- ↑ Les citations concernant le Porteffeuile d’un homme de lettres étaient inédites.
- ↑ Note inédite.
- ↑ On lit en marge : « Il est bon d’observer que chacun de ces actes, malgré des intrigues particulières, concourt au plan général et au but du jeune comte. »
- ↑ Lettre inédite.
- ↑ Le Misanthrope par amour ou Sophie et Desfrancs, « comédie en trois actes et en vers libres ».
- ↑ Lettre inédite.
- ↑ Cette lettre est précédée de la minute inédite de la réponse que l’on fit au marquis de Sade : « Répondre que la Comédie n’est pas dans l’usage d’accepter aucune pièce sans en donner la rétribution à son auteur, qu’en conséquence elle avait arrêté de lire sa pièce et de suivre pour elle la marche ordinaire, mais que ses occupations ne lui permettent pas d’en fixer le jour aussi prochain que M. de Sade le demande. Elle lui renvoie sa pièce. »
- ↑ Lettre inédite. On y lit aussi cette annotation : « Reçue le 13 avril 93, à une heure du soir. » Qu’on me permette de remercier ici, pour son obligeance, M. Couët, le distingué bibliothécaire de la Comédie-Française.
- ↑ Cette lettre et la suivante ont été publiées en 1859 par la Correspondance Littéraire à qui elles avaient été communiquées par le baron Girardot, secrétaire général de la préfecture de la Loire.
- ↑ Aline et Valcour ou le Roman philosophique.
- ↑ Publiées par la Revue anecdotique, nouvelle série, t. I, premier semestre 1860, pp. 103-106. (Note du docteur Cabanes.)
- ↑ Cf. Esquirol. Des Maladies mentales, t. II, pp. 561 et suivantes.