L’Aéroplane fantôme/p2/ch7

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Boivin et Cie (p. 238-259).

CHAPITRE VII

LA RÉALITÉ DU FANTÔME


Les gendarmes, si inopinément astreints aux entrechats forcés, puis culbutés sur la route de Dresde à Grossbeeren, n’avaient pu comprendre la subite disparition du wagon-automobile, arrêté par leur hauptmann.

Pour ces braves soldats accoutumés au traintrain de l’existence terre à terre, le fait inexplicable avait revêtu un caractère fantastique.

Oh ! certes, l’esprit philosophique sévit en Allemagne. Les esprits forts s’abritent sous le casque militaire, comme sous le béret des étudiants, le chapeau du fonctionnaire civil ou la casquette ouvrière, mais l’esprit fort succombe sous plus fort que lui.

Et vraiment la logique la plus robuste cède à l’énoncé de ce problème insoluble : Un wagon disparaissant en plein air, en pleine lumière, comme la muscade classique sous le gobelet de l’escamoteur.

Cependant la chose féerique s’expliquait par un de ces miracles dont la science moderne est coutumière. Il avait suffi au docteur Listcheü de manœuvrer une manette pour opérer la transformation du wagon en aéroplane.

Oh ! un aéroplane inédit, ne rappelant en rien les engins similaires employés jusqu’à ce jour ; pour tout dire, un appareil, volant suivant les principes de l’aéroplane et de l’aéronef.

Sous l’action d’un contact déterminé par le jeu de la manette, les parois de l’automobile, formées de lamelles mobiles autour d’axes, avaient passé de la verticale à l’horizontale, figurant des plans parallèles analogues à ceux des volets d’essoreuses. Ces lames soutiennent l’appareil planeur avec l’appui des deux plans rectangulaires formant le plafond et le plancher du wagon.

Les roues porteuses de la voiture, maintenues sur terre à l’écartement voulu, par la masse même du véhicule pesant sur de puissants ressorts, s’étaient appliquées, dès que l’appareil s’élevant dans l’air avait cessé de comprimer les ressorts, dans des alvéoles circulaires ménagées à la partie inférieure de l’aéronef.

Autre différence avec les appareils habituels d’aviation. L’engin du doktor ne comporte pas d’hélices fragiles, encombrantes et dangereuses.

Il est mû par des turbines pneumatiques, perfectionnées par l’ingénieur génial auquel les Fairtime avaient ouvert leurs usines d’abord, et ensuite leur caveau de famille.

Deux paires de turbines accouplées, l’une à l’avant, l’autre à l’arrière, reliées au moyen de tuyaux d’un diamètre de vingt centimètres fixés sous la toiture, assurent la marche horizontale. À chaque angle de la partie inférieure du véhicule, sur la face du plancher tournée vers la terre, d’autres turbines sont établies sur des axes verticaux. Celles-ci règlent la marche en hauteur, montée ou descente. En combinant l’action de ces propulseurs, l’appareil peut stationner dans l’atmosphère, planer sans se déplacer.

Comme on le voit, tous les avantages, préconisés naguère par François de l’Étoile sur l’aérodrome de Mourmelon, se trouvaient réalisés dans l’aéroplane du docteur Listcheü.

Seulement, on a beau chercher autour de soi, dans ce vaisseau aérien, on ne distingue rien qui rappelle un moteur. Et cependant, il y en a certainement un, vraisemblablement électrique.

Des fils conducteurs, tels que ceux que réparait le docteur, lors de l’aventure des gendarmes, des boutons-poussoirs, des commutateurs, des manettes, des électromètres, ne laissent aucun doute à cet égard. Mais rien ne ressemble ici à un générateur d’électricité.

À défaut d’un producteur, on peut à la rigueur se contenter d’accumulateurs, encore que ceux-ci soient lourds, encombrants, et que, en pays ennemi, ils soient à peu près impossibles à recharger. Mais des accumulateurs suffisants pour propulser l’appareil, seraient volumineux. On les verrait dans le rectangle où les six voyageurs sont groupés.

Klausse est à l’avant. Herr Listcheü, Tril et Suzan se tenant par la main, Joé et Ketty assis l’un près de l’autre, sont groupés au centre.

L’aéroplane file à une hauteur vertigineuse.

Dans le flamboiement du soleil qui s’incline vers l’horizon occidental, il est certainement invisible pour les humains errant à la surface du sol.

— Où allons-nous ? murmure Tril.

Le jeune Américain, si confiant en lui-même, semble avoir perdu son aplomb en s’adressant au docteur. Il marque une timidité qui décèle son respect pour l’homme de science dont la volonté dirige l’aéroplane. Mais ce dernier répond avec bonté :

— Loin de Berlin, mon enfant. Devant le déploiement de forces dirigé contre Miss Veuve, — il prononce ce nom avec un sourire —, déploiement que l’administration allemande va certainement exagérer encore après les incidents de cette journée, le mieux sera de disparaître durant quelques jours. Nous y gagnerons un repos nécessaire. Et puis, nous infligerons à nos adversaires une angoisse morale telle qu’à notre première mise en demeure, ils céderont vraisemblablement, et nous livreront le misérable dont l’aveu nous est nécessaire.

— Ce coquin de Von Karch. Ah ! celui-là les tient bien.

— Oui, mais l’opinion publique travaillera pour nous. Songe donc. On nous attendra partout, et on ne nous verra nulle part. Le gouvernement n’osera résister lorsque, après cette période anxieuse, nous manifesterons de nouveau notre existence.

Les adolescents écoutaient, une foi sans bornes brillant en leurs regards. Mais Tril était curieux, Suzan aussi sans doute, car la menotte de la fillette serrait les doigts du gamin, semblant lui communiquer son intense désir de s’instruire.

— Alors, Herr Doktor, à la nuit nous descendrons sur le sol ?

— Oui, sans doute, dans un endroit où l’on ne viendra pas nous chercher.

— Bah ! Moi je descendrais n’importe où. Quand je pense à la danse des gendarmes, je me dis que nous rencontrer est tout à fait dangereux pour les autres, donc…

— Donc, tu oublies que je veux disparaître momentanément. Or, pour disparaître, il ne faut pas être rencontré.

Tril rougit. Mais la main de Suzan se fit plus pressante. Il lança un coup d’œil de côté à sa petite amie, et, comme s’il puisait dans les grands yeux fixés sur lui un regain de courage :

— Herr Doktor, ou Miss Veuve, fit-il avec une nuance d’hésitation, voulez-vous me permettre de vous adresser quelques questions. Il s’agit de la manœuvre de notre… voiture.

Le gamin s’arrête comme s’il craignait d’aller plus loin. Et le visage pâle de son interlocuteur s’empreint d’une bonté ineffable.

— Petit Tril, je t’ai dit qu’un jour vous me remplaceriez à la direction du planeur. Je ne demande donc pas mieux que de t’instruire. Parle sans crainte. Je n’ai point de secrets pour mes amis.

Encouragé ainsi, l’Américain prononce très vite :

— Quand nous planions au-dessus du champ d’expériences de Grossbeeren, nous étions bien à mille mètres au dessus des dirigeables allemands ?

— À deux mille cinq cents exactement. Cette altitude était nécessaire pour que nos adversaires ne nous pussent distinguer.

— Si vous le voulez, ou plutôt je veux dire, cela doit être puisque vous l’affirmez.

Le petit bredouille quelque peu. Il se hâte d’arriver à une question qui brûle ses lèvres. Suzan, Joé, Ketty sont penchés en avant. Leurs yeux disent l’intérêt qu’ils attachent aux paroles qui vont être prononcées.

— Donc, reprit Tril, nous les dominions de deux kilomètres et demi. Eh bien, je ne comprends pas comment vous avez pu provoquer avec certitude la déchirure des dirigeables ?

— Tu as cependant vu.

— Que vous avez lancé des projectiles spéciaux par le tube lance-tout établi à l’arrière.

— Eh bien ?

— Eh bien, cela m’étonne qu’ils soient arrivés à leur adresse.

Le docteur sourit. Évidemment, il devine le sens de la pensée du gamin, mais il lui plaît de le forcer à s’expliquer davantage, et c’est avec une douce ironie qu’il murmure :

— Quand on envoie un projectile, on souhaite atteindre le but. Pourquoi t’étonner d’un résultat cherché ?

— Ah voilà ! On m’a appris en Amérique qu’un objet lancé d’un ballon ne tombe pas verticalement. Il tombe suivant une ligne, une trajectoire comme l’on dit, qui est la résultante des deux forces : la vitesse de translation de l’aérostat, à laquelle le projectile participe comme tout ce qui est soutenu par le ballon, et l’attraction terrestre ou pesanteur, qui l’appelle vers le sol.

Tout en parlant, Tril avait ouvert un petit carnet et établissait au crayon la figure que voici.

— Tenez, pour être plus clair. Supposez un ballon A. On jette un obus sur B. Eh bien cet obus entraîné par la vitesse de l’aérostat, soit une force O C, tombera suivant une ligne O D. Si bien que si l’on est juste au-dessus de l’objet visé, ce qui était notre cas, on ne l’attrape pas. Or, vous l’avez attrapé.

— Naturellement.

Le gamin eut un geste d’impatience comique.

— Naturellement ! Puisque je vous prouve que ce n’est pas naturel.

— Tu crois prouver.

— Allons donc. Notre voiture volante faisait bien du cent cinquante à l’heure, hein ?

— Non, du trois cents, mon ami.

— Du trois cents ! C’est encore mieux. Nos projectiles auraient dû tomber très loin des ballons allemands.

— Le calcul établit que, livrés à eux-mêmes, ils eussent touché terre à 4.900 mètres en avant du point visé.

— Je ne savais pas le chiffre. Un obus qui touche à près de cinq kilomètres du but, a l’air d’un boulet pour rire. Comment les vôtres ont-ils fait pour agir sérieusement ?

— Allons, fit Herr Listcheü avec un ton de bonne humeur inhabituel chez lui, on fera quelque chose de toi. Tu as bien posé le problème, et tu te rendras compte que si l’on peut annihiler la vitesse d’entrainement, en lui opposant en sens contraire une force équivalente, le projectile obéira à la seule attirance de la pesanteur et tombera verticalement.

— Oui, c’est l’histoire d’une boule tirée dans un sens par une force de cinq kilos et dans le sens contraire par une autre force de cinq kilos. Cinq kilos moins cinq kilos, ça fait zéro. La boule ne bouge pas. Seulement dans l’air…

— Attends donc, impatient Tril. Écoute ce qu’est le tube lance-tout, et la chose te deviendra claire. Ce tube lance-tout est une sorte de fusil à air comprimé. Par un dispositif très simple, ce fusil est chargé à tout instant d’air à une pression égale à celle qu’exerce l’atmosphère sur les plans qui nous soutiennent et nous permettent de planer.

— Eh bien ?

— Comment, petit malheureux, tu n’as pas remarqué que ce fusil est pointé dans l’axe même du mouvement. J’appuie sur la gâchette, l’air se détend, imprimant au projectile une vitesse en arrière rigoureusement égale à la vitesse de déplacement en avant. Ce sont tes cinq kilos contre cinq kilos. D’où la vitesse de translation réduite à zéro, l’obus, comme tu l’appelles, tombe perpendiculairement. As-tu compris ?

— Oui, répliqua nettement le gamin.

— Oui, firent moins affirmativement ses amis, dont l’indécision montrait que l’explication n’avait pas pour eux la clarté de l’eau de roche.

— Alors, c’est comme cela que vous avez expédié la lettre à l’Empereur ?

— Oui, petit Tril.

— Et que vous avez mis en miettes leur énorme aéroplane militaire ?

— Ah ! cette fois, non. Ici, j’ai utilisé la propriété qu’ont les ondes Hertziennes de déterminer la production d’étincelles électriques gigantesques, des éclairs véritables, entre les surfaces métalliques.

Et montrant un cylindre de teinte brune qu’il venait de tirer d’un coffret.

— Tenez, enfants, voici le destructeur que je vous présente.

— Quoi, ce petit tube a suffi ? s’écria Suzan. On dirait une cartouche de fusil de chasse.

— Une cartouche en carton, déclara le docteur. Un carton qui constitue le seul isolant certain, imperméable aux radiations hertziennes, lesquelles traversent tous les autres corps, les métaux, la pierre, le bois.

— Et c’est très important d’avoir cet isolant ?

— Juges-en. Les ondes Hertziennes sont la résultante d’une oscillation électrique découverte et formulée par le grand physicien Hertz, d’où leur nom. Elles se propagent en tous sens, à travers tous les corps, figurant une succession indéfinie de cercles concentriques, absolument comme les ondes liquides provoquées par la chute d’une pierre dans une nappe d’eau.

— Je devine. On se foudroierait en voulant foudroyer les autres.

— C’est cela même. Eh bien ! ce petit tube est une foudre de poche. Deux boutons-poussoirs, que vous apercevez en relief sur le cylindre, déterminent : l’un, l’abattage de la calotte isolante obturant l’extrémité du tube ; l’autre, un contact électrique provoquant l’oscillation d’où naissent les ondes Hertziennes.

— Ah bon ! bon, s’exclama Tril, la face épanouie. Ces ondes ne peuvent traverser la paroi de la cartouche ; elles sont donc obligées de passer par l’ouverture que leur donne la calotte rabattue.

— De plus, une ligne de mire, obtenue par les deux encoches que tu remarques en haut et en bas du cylindre, permet de viser avec une précision absolue. Et les terribles ondes progressent avec une rapidité de 80.000 lieues à la seconde vers le but que l’on a désigné. Rencontrant les ferrures de l’aéroplane militaire allemand, elles ont déterminé la catastrophe dont vous avez été témoins.

Il y eut un silence. Les yeux des adolescents se fixaient avec un émoi respectueux sur le cylindre minuscule que Herr Listcheü tenait entre ses doigts. Les effets de cette arme ignorée leur apparaissaient disproportionnés avec leur cause. Ils sursautèrent quand Tril éleva la voix. Le jeune Américain était décidément un questionneur infatigable.

— Qu’est-ce que c’est au juste que ces ondes Hertziennes et ces oscillations électriques dont vous nous avez parlé ? Pourriez-vous nous en donner une idée ?

Le savant hocha doucement la tête.

— Ceci peut être l’aurore d’une révolution totale dans les conditions d’existence de l’humanité. Les ondes sont des vibrations analogues à celles grâce auxquelles la lumière, la chaleur du soleil, se transmettent à la terre. Seulement, les Hertziennes ont pour origine un foyer électrique produisant des étincelles ultra fréquentes, dites oscillantes, lesquelles produisent à leur tour des ondes qui, le calcul l’a établi, se répètent de cent millions à cent milliards de fois par seconde. Lumière et chaleur du soleil donnent clarté et chaleur à la terre. L’onde Hertzienne, née d’une étincelle électrique, fait naître l’étincelle sur les surfaces qu’elle atteint.

Médusés par cette révélation soudaine de la grandeur infinie de la science, comme par l’apparition d’une divinité inconnue, les enfants considéraient Herr Listcheü.

Il leur semblait grandi, prenant à leurs yeux les proportions géantes d’un être qui avait pu, sans se croire inférieur en force, déclarer la guerre au puissant empire d’Allemagne, à un gouvernement appuyant sa volonté sur soixante-quatre millions d’habitants.

Cependant, Suzan se gratta le front. Ses regards interrogèrent le visage douloureux du docteur.

— Que souhaites-tu, mon enfant ? murmura celui-ci. Ne crains point de parler.

— Eh bien, fit-elle, il y a encore une chose obscure dans mon esprit. Les Allemands, par l’intermédiaire d’un misérable nommé Von Karch, ont volé tous les plans de Sir François de l’Étoile, n’est-ce pas ?

— Oui, tous.

— Alors, comment ont-ils réalisé un aéroplane qui ne ressemble pas plus à celui-ci que le jour à la nuit.

— Pourquoi ? Parce que dans les plans dressés par celui que tu viens de nommer, ne figuraient que les détails. Les Allemands ont tous les détails, tous, mais ils n’ont pu les comprendre, les relier les uns aux autres. Pour ce faire, une épure d’ensemble était nécessaire ; or, cette épure existait seulement dans le cerveau de l’inventeur.

Et, une ironie mordante dans la voix :

— Veux-tu une preuve de leur aveuglement ? Ils se sont surchargés de moteurs, de réservoirs à essence.

— C’est vrai ; nous, nous n’en avons pas.

— Il eût été miraculeux qu’ils pussent deviner ce qu’une expérience non enregistrée avait révélé à François de l’Étoile. Nos turbines du plateau inférieur tournent dans des bagues électro-magnétiques et produisent, par suite, l’énergie électrique nécessaire au fonctionnement de nos turbines de propulsion horizontale, à notre éclairage, à tout enfin. Ce sont nos organes de planement eux-mêmes qui font office de moteurs, ce qui nous évite une surcharge considérable, et nous donne la possibilité de nous maintenir indéfiniment dans l’air.

— Oui, mais quand on est arrêté, comment repartir ?

— En appuyant sur la manette que tu vois à côté de toi, petite fille. Elle déclenche un ressort qui met en mouvement les turbines génératrices. Aussitôt, nous sommes chargés en électricité.

— Oh ! fit la jeune fille avec ferveur, le « roi » a bien raison de dire que Sir François de l’Étoile était un homme de génie.

Listcheü secoua désespérément la tête.

— Génie. Qu’est-ce que le génie ! Il n’a pu éviter le déshonneur. Il n’a pu préserver Miss Édith d’une effroyable mort. Qu’est-ce qu’une invention comme cet aéroplane auprès de la vie d’une fleur ?

Nul ne répondit. Un souffle de désespérance sembla passer dans l’atmosphère, peser sur les assistants.

La nuit était venue. Au-dessus de leurs têtes, les voyageurs distinguaient les myriades d’étoiles. Au-dessous d’eux, la terre était noyée dans les ténèbres.

— où nous arrêterons-nous ! murmura enfin Suzan d’une voix indistincte.

Ce fut un déclic métallique qui répondit à la question.

Le docteur venait d’allonger le bras et d’appuyer sur une clef faisant saillie sur l’un des montants unissant la toiture et le plancher de l’appareil. Aussitôt un rouleau de toile et qu’un instant plus tôt on eut pris pour un store replié à l’avant, s’étendit jusqu’à l’arrière, masquant le plan supérieur de l’appareil.

Ce rectangle d’étoffe s’éclaira, et sur l’écran se réfléchit un paysage boisé, bossué de collines peu élevées, entre lesquelles miroitaient des lacs de peu d’étendue.

— Voici le pays sur lequel nous planons, Suzan, prononça le docteur. Maintenant, nous allons voir comment il se dénomme géographiquement.

Mais avant qu’il eût atteint une seconde manette fixée au-dessus de la première, Tril lui saisit la main.

— Herr Doktor, un mot. Comment pouvez-vous présenter, à l’état lumineux, la terre située au-dessous de nous, laquelle est si noire qu’il nous est impossible de la distinguer de la nuit.

— Oh ! une simple amélioration de la téléphotographie, ou photographie à distance. Un jeu de prismes de substances différentes inégalement conductrices des rayons noirs, c’est-à-dire non perceptibles pour nos yeux. Ces prismes modifient les vibrations des dits rayons, de telle sorte qu’ils les font entrer dans la gamme des ondes que nos yeux perçoivent, et tout est dit.

— Comment, vous transformez les ténèbres en clarté ?

— Non, tu t’exprimes mal. Ténèbres, clartés, sont des mots qui ne signifient rien en dehors de la possibilité pour nos yeux de voir ou non. Je transforme simplement un mouvement vibratoire en un autre mouvement vibratoire.

Mais s’interrompant :

— Laisse-moi maintenant renseigner Suzan.

La clef tourna avec un bruissement léger déclenchant sans doute les aiguilles d’un cadran fixé au montant, car ces aiguilles se prirent à tourner avec rapidité.

Elles étaient au nombre de trois, se distinguant par leur couleur : rouge, jaune et verte. La rouge s’arrêta sur l’un des chiffres inscrits en cercle autour du cadran de 1 à 100. Le chiffre était 52 ; La jaune, sur un cercle concentrique divisé également en cent parties, se fixa sur la 2e division. Quant à la verte, elle coïncidait avec une ligne de la rose des vents établie suivant les rayons des cercles du cadran.


Les enfants regardaient, s’efforçant de saisir.

Cette ligne portait les lettres E. 1/4 N. E.

Et les enfants regardaient en s’efforçant de saisir le sens des indications fournies par les aiguilles mystérieuses, Listcheü les traduisit ainsi :

— Nous avons marché constamment dans la direction Est quart Nord-Est. Nous avons parcouru 252 kilomètres depuis notre départ de Grossbeeren. D’après la carte, nous devons donc être aux environs de Posen, en pleine province polonaise.

Et il ajouta, avec une expression étrange :

— Les Polonais sont les souffre-douleur de la Prusse. Nous nous reposerons parmi eux. Pas de danger que ceux-là nous trahissent. Pour les fugitifs, pour les proscrits, les terres opprimées sont lieu d’asile.

Un instant après, l’aéroplane, ses turbines de propulsion horizontale embrayées, descendait vers la terre en vol plané. Mais, au lieu d’être astreint comme tous les appareils d’aviation alors en usage, à descendre presque en ligne droite, ce qui nécessite de vastes espaces découverts pour l’atterrissage, son plan incliné s’enroulait sur lui-même. L’engin décrivait une spirale de si faible rayon qu’il eût pu gagner la terre dans la cour d’un immeuble parisien.

— Oui, oui, Herr Doktor, on ne peut pas dire que les Polonais ont manqué de patience ; seulement la dernière iniquité a fait déborder la coupe d’amertume.

Dans le wagon-automobile, le pauvre paysan Vaniski parlait ainsi.

Séduits par la gentillesse des mignonnes Mika et Ilka, Tril, au nom des jeunes compagnons du doktor Listcheü, avait réclamé de lui que les malheureuses partageassent le repas du soir. Et Vaniski avait dû accepter.

Volaille, pâté en croûte dorée, ces victuailles inconnues des pauvres gens avaient été fêtées. Si bien que les deux blondinettes dormaient à présent, roulées dans une même couverture, et que Vaniski, rendu loquace par la chère inaccoutumée, racontait l’agonie morale de ses concitoyens.

— Songez donc, Herr Doktor, les Prussiens ont décidé que la langue allemande seule serait admise devant les tribunaux. Plaidoiries, témoignages doivent être produits en allemand. Or, nous, Polonais, fidèles à notre race, parlons mal ou pas du tout l’idiome de nos vainqueurs. Voilà ce qui a donné naissance au Comité de Justice. Qu’est-il ? Un tribunal secret. Quels hommes le composent ? On ne le sait. Mais une spoliation s’accomplit-elle au détriment d’un Polonais, ce Comité s’assemble dans une retraite ignorée. Il juge le spoliateur ; une seule condamnation : la mort. Des frères, réduits au désespoir comme moi-même, font le sacrifice de leur existence pour exécuter la sentence. Le Comité s’occupera de mes petites. Moi, je donnerai ma vie en échange.

— Et tu feras d’elles deux orphelines, prononça Listcheü d’une voix douce où l’on sentait frissonner une profonde émotion.

— La misère me tuerait avant peu. Autant mourir en me vengeant une fois.

— Et en les abandonnant à des gens que tu ne connais pas.

L’homme ne répondit que par un geste découragé.

— Des gens qui, peut-être, aveuglés par la haine, croiront juste de faire de ces enfants, non pas de bonnes Polonaises, chérissant leur race, la terre des ancêtres, leur tradition, mais des exaltées, prêtes aux pires extrémités. Tu ignores ces choses, mais la résistance à l’injustice engendre partout les mêmes excès. On part en guerre pour défendre ce qui est juste, et les douleurs de la lutte conduisent au crime. Ne sais-tu pas que les anarchistes de tous les pays commettent cette iniquité d’élever des enfants dans la pensée qu’ils jetteront des bombes. On pervertit l’esprit de ces êtres sans défense morale. L’âme des petits va dans la direction où elle est poussée. Es-tu certain que le Comité de Justice ne prend pas tes fillettes pour les faire monter plus tard au gibet des meurtrières ?

Le paysan frissonnait. Il tordit ses mains calleuses, et d’un ton déchirant :

— Ne dites pas cela, non, ne le dites pas. Vous bouleversez un malheureux qui n’a pas le choix !

Alors, le docteur frappa sur l’épaule de son interlocuteur :

— Naïf, te parlerais-je ainsi, si je ne pouvais t’offrir le choix.

Vive le doktor !

Ce cri jaillit des lèvres de Tril, de Suzan, de leurs amis.

Attentifs, recueillis, ils avaient suivi la conversation, émus jusqu’aux moelles, eux, les enfants naguère abandonnés, sauvés par celui qu’ils appelaient leur « roi », ce Jud Allan à qui ils obéissaient avec un dévouement passionné. Leurs yeux humides s’étaient portés plus d’une fois vers l’angle où dormaient enlacées les deux blondinettes dont le sort se discutait. Aussi n’avaient-ils pas été maîtres de leur enthousiasme en entendant leur « chef » actuel prononcer les paroles d’espoir.

Quant à Vaniski, il semblait pétrifié. Il se passait la main sur le front, bégayant :

— Le choix. Vous dites que je puis choisir. Je Vous crois. Ah ! on voit bien que vous tombez du ciel.

Dans l’esprit du malheureux, accoutumé à l’incessante désespérance qui plane sur la terre polonaise, l’homme parlant d’espoir prenait l’apparence d’un enchanteur, d’un être surhumain. Et puis, cet homme ne commandait-il pas à l’étrange voiture qui roulait dans l’air, soutenue par une force que l’instruction rudimentaire de Vaniski ne lui permettait pas d’expliquer par les moyens naturels.

— Oui, le choix. Écoute. Il y a trois Alsaces qui pleurent sous le joug de l’Allemagne : l’Alsace française, la province polonaise de Posen, et puis les provinces danoises de Schleswig et de Holstein, arrachées par la Prusse au Danemark, en 1866. Les Danois, eux aussi, en dépit des persécutions, sont restés fidèles à leur tradition, à leur langue. Ils honoreront en toi un frère de douleur. Je te conduirai en Danemark, près de la frontière des provinces annexées par l’Allemagne. Tu pourras travailler avec ceux qui sont restés libres, en faveur de ceux qui sont captifs.

— Mais vivre ? murmura timidement Vaniski.

— J’y pourvoirai, n’aie crainte. Tu garderas auprès de toi tes fillettes et tu en feras d’honnêtes femmes. Cela te convient-il ?

Pour toute réponse, le paysan s’agenouilla et baisa dévotieusement la main du personnage mystérieux qui, oubliant un instant ses propres douleurs, s’évertuait à dissiper celles des autres.

Mais comme le docteur s’efforçait de lui faire quitter cette posture adorante, un hululement aux modulations étranges s’éleva dans la campagne. Vaniski se leva d’un bond, la figure contractée par l’angoisse.

— Le professeur Berski, fit-il d’une voix étranglée.

Son interlocuteur le regarda surpris.

— Qu’est le professeur Berski ? Un ennemi ?

— Lui, oh ! le digne homme.

— Alors qu’est-il ?

— Un professeur au Gymnase (Collège) Frédéric-Guillaume, à Posen ; un dévoué patriote polonais. Deux fois la semaine, les jours où il le peut, il parcourt les dix kilomètres qui séparent ma masure de la ville, et cela pour venir instruire mes petites, pour leur apprendre à aimer notre Pologne. Vous pensez bien que je ne puis payer tant de bonté ; mais je suis reconnaissant. Le professeur, je l’aime comme un dieu, et moi, moi qui voudrais donner ma vie pour lui, je vais peut-être causer sa perte.

Listcheü l’interrogeait du regard.

— Vous ne comprenez pas ; je suis un suspect, sous le coup d’un arrêté d’expulsion. Des espions de leur infernale police rôdent bien sûr autour de moi ; si l’on prend le professeur en ma société, ce sera la ruine, la misère pour lui. Ils ne badinent pas, ces gueux de policiers. On le chassera du Gymnase, on lui retirera son pain quotidien. Qui sait ce que l’on fera encore !

— Mais est-il sûr que l’on saura ?

— Sa visite ? Ah ! sa sortie de Posen a été signalée, croyez-le ; au retour, il sera arrêté aux portes de la ville, interrogé.

Le paysan s’arrêta. Le doktor souriait.

— Vous ne comprenez donc pas ? balbutia-t-il.

— Mais si, mais si ; que faut-il pour éviter tous ces malheurs ? Que M. Berski rentre chez lui sans qu’on le voie. Qu’il se trouve dans sa maison quand les policiers iront s’assurer de son absence. C’est ce que ces messieurs appellent un alibi indiscutable.

— Cela est impossible, hélas !

— Et cependant je le ferai. Réponds au signal. Amène M. Berski près de nous. Et si dans ta cabane, il se trouve quelque objet auquel tu tiennes, profite de l’occasion pour le transporter dans mon véhicule.

Dominé, le Polonais sortit. Un nouveau hululement vibra dans l’air. Cinq minutes après, Vaniski reparaissait, chargé d’un paquet peu volumineux qu’il déposa sur le plancher.

— Tout ce que je possède, expliqua-t-il.

Puis, comme honteux d’avoir parlé de lui, il s’effaça, et respectueusement annonça :

— M. le Professeur Berski, qui a éveillé la patrie dans l’âme de mes enfants.

Le personnage désigné se présentait sur le seuil. C’était un homme d’une quarantaine damnées, mais il portait plus que son âge. Ses cheveux, sa barbe, apparaissaient presque blancs. Dans ses yeux brûlait la fièvre, et chaque pli de son visage maigre disait que ses traits avaient été burinés par la douleur.

D’un regard, Herr Listcheü sembla prendre possession du nouveau venu, puis tendant la main au professeur immobile.

— Soyez le bienvenu, Herr Berski. Dans quelques minutes, vous serez chez vous, en sûreté. Je vous parle ainsi, car je vois que Vaniski vous a déjà raconté ma venue à sa façon.

Un vague sourire passa sur les lèvres du professeur.

— Oui, un wagon tombant du ciel.

— Et qui va y remonter avec vous à son bord, si vous y consentez.

— Quoi, cela serait possible ?

— Facile même. J’ai foi en la parole que vous allez me donner de ne divulguer à personne le secret de votre serviteur.

— Oh ! je vous la donne. Et je devine, ceci est un aéronef.

— Un aéroplane grâce auquel Miss Veuve tient en échec toutes les forces de l’empire germanique.

M. Berski joignit les mains :

— Que les bénédictions de Dieu accompagnent Miss Veuve. Ce n’est pas moi qui trahirai son secret.

Puis, avec une conviction profonde :

— Vaniski, obéis à ceux-ci. La volonté divine est en tout ceci. Il ne fallait rien moins qu’un engin de ce genre pour me sauver ce soir.

— Vous sauver. Courez-vous donc un danger ?

— Celui que craignait pour moi ce pauvre Vaniski. En approchant d’ici, j’ai aperçu des ombres se glissant parmi les arbres, j’ai entendu les grognements étouffés des chiens…

— Des chiens ?

— Oui, des chiens de police, ces braves auxiliaires de la Sûreté que les policiers détournent de leur destination. Ils les emploient à traquer les patriotes polonais.

Comme pour appuyer l’assertion du professeur de Posen, un aboiement lugubre résonna dans la nuit.

— Ils sont tout près, bégaya Vaniski avec terreur. Ils vont nous surprendre ici.

Listcheü secoua doucement la tête. Sa main fine et blanche s’appuya sur la manette qu’il avait désignée naguère à ses jeunes compagnons, comme déterminant la mise en marche des turbines inférieures, génératrices du courant électrique.

Un léger ronronnement se produisit, puis des déclics se firent entendre. Les Polonais eurent l’impression que le plancher s’appliquait plus fortement contre leurs pieds, et le doktor d’une voix calme, murmura :

— Nous sommes en route.

Du doigt, il désigna l’appareil enregistreur de l’altitude. Berski lut ce chiffre :

— 125 mètres.

— Cela suffit pour rester invisible, fit doucement Herr Listcheü. Voyons un peu la figure des espions.

Avant que ses interlocuteurs eussent pu saisir le sens de cette phrase énigmatique, l’écran dont il avait été usé pour déterminer le point d’atterrissage, se déroulait à nouveau. Et sur la toile blanche se réfléchissait le terrain situé au-dessous de l’aéroplane. On discernait le lac, l’enclos que Vaniski quittait sans espoir de retour, la fourragère-cabane. Mais le paysan eut un cri :

— Là, là, tenez, ils sont entrés.

En effet, plusieurs silhouettes humaines s’agitaient dans le terrain entouré de planches. Deux énormes chiens, en qui l’on reconnaissait des dogues féroces de Silésie, devaient aboyer désespérément, le museau en l’air, pointé vers les étoiles.

— En ! eh ! ricana le doktor, les animaux sont plus fins que les hommes. Ils savent, eux, par quel chemin nous leur avons échappé. Les hommes ne comprendront jamais.

Puis actionnant un commutateur.

— Mais hâtons-nous. Il s’agit d’arriver chez vous, monsieur le Professeur, avant que les policiers n’y paraissent.

Alors, le paysage se prit à se déplacer sur l’écran. En une minute, le lac, la misérable propriété de Vaniski, disparurent. Un enchevêtrement de collines, des dépressions occupées toutes par des lagons aux ondes argentées, des bois, des cultures, se succédèrent.

L’aéroplane dominait cette banlieue de Posen, si gracieuse, si pittoresque, véritable paradis dont la méchanceté des hommes a fait un enfer. Et puis, un brouillard rougeâtre annonça le voisinage de Posen. L’éclairage de la cité se réfléchissant sur le ciel.

Listcheü avait pris un carnet dans un coffre. Il l’avait ouvert et lisait cette indication :

— Plan de la ville de Posen. Où demeurez-vous, monsieur le Professeur ?

— 17, Schstess Strasse, à côté du Gymnase Frédéric-Guillaume.

Avec une pointe d’inquiétude, Berski ajouta :

— La rue est peu fréquentée ; toutefois, tenez compte que ma maison est probablement surveillée. L’apparition de votre merveilleux appareil sera signalée…

— Non, murmura Tril.

Et le professeur regardant le gamin, celui-ci poursuivit :

— Non, non, monsieur le Professeur. S’il fallait entrer par les portes, ce ne serait pas la peine de se promener sur la route de l’azur. Vous verrez, vous verrez bien. Et les policiers eux, n’y verront que du feu.

Sur l’écran, à présent, se profilaient successivement la gare du chemin de fer, sise en dehors de la cité, puis la Berliner Thor (porte de Berlin) donnant accès dans l’agglomération.

Le professeur reconnaissait les larges voies de Saint-Martin et de Schulzen. À droite de cette dernière, se détachait la petite rue de Schstess.

Les constructions du Gymnase se montrèrent enfin, et tout auprès, Berski discerna la silhouette de sa demeure.

Il la désigna du doigt. Aussitôt le panorama s’immobilisa. Tous regardaient curieusement l’habitation modeste, étroite, avec deux fenêtres de façade seulement, une de ces maisons qui annoncent chez leur habitant des ressources limitées et le souci de la responsabilité.

Mais ce qui parut surtout attirer l’attention de Herr Listcheü, ce fut la toiture peu inclinée, au milieu de laquelle se découpait un grand vitrage semblable à ceux qui éclairent les ateliers des peintres. Il le montra à Berski.

— Facile à ouvrir ?

— Oui, une corde à l’intérieur. Une poignée à l’extérieur pour les réparations. Mon salon, mon cabinet de travail. La pièce où je me tiens toujours, car elle est assez grande, et, sa fenêtre regardant le ciel, je ne puis voir les soldats allemands passer dans la rue polonaise.

— Klausse, appela le doktor, paré à descendre.

— Vous accompagnez ce Monsieur ?

— Oui, s’il courait un danger quelconque, je le ramènerais avec moi.

Berski avait entendu. Il voulut protester, mais son interlocuteur l’interrompit net.

— Faire les choses à moitié, me semble pire que ne pas les faire du tout, monsieur le professeur. Vous me désobligeriez en insistant.

Cependant, Klausse avait soulevé une trappe ménagée dans le plancher ; le professeur constata avec étonnement que l’aéroplane était à double fond. Dans l’entre-deux, existait un espace libre, au centre duquel, axé dans le sens de la largeur, se discernait un tambour mobile qu’une fine cordelette métallique entourait de ses spires serrées.


Berski est son compagnon pénétraient par le vasistas.

Cette cordelette était, à son extrémité libre, fixée à une sorte de vaste poche en filet. On eût dit un filet-épervier.

Klausse le déploya sur le sol. Sans un mot, Listcheü attira le professeur sur le filet. Klausse tira le câble ; les voyageurs se trouvèrent emprisonnés par les mailles.

— On va nous descendre sur le toit de votre maison, prononça le docteur d’une voix légère comme un souffle. Nous y pénétrerons par la lucarne de votre salon, et nul, dans la rue, ne soupçonnera notre petite opération.

Avant que Berski eût pu répondre, le double fond céda sous ses pieds, et les deux hommes se balancèrent dans le vide, rattachés à l’aéroplane par le mince câble d’acier qui se déroulait lentement.

— Vite, je prends une tenue d’appartement, et j’interroge ma vieille bonne pour savoir si quelque espion n’est pas venu en mon absence.

Berski prononçait ces paroles au moment où son compagnon et lui-même, débarrassés du filet qui remontait à travers le vasistas ouvert sur le toit, prenaient pied sur le plancher de son salon-bureau.

— Ah ! que je vous donne de la lumière.

Déjà près de la porte, le professeur tâtonna le long du chambranle. Le cliquettement d’un bouton se fit entendre, et les trois ampoules électriques du plafonnier répandirent leur clarté blanche dans la pièce.

Le professeur, lui, s’était précipité au dehors.

Herr Listcheü demeurait seul. En attendant le retour du Polonais, il promena autour de lui, ce regard vague de l’homme qui veut voir, non par curiosité, mais pour tuer le temps.

La salle assez spacieuse, (elle occupait tout le second étage), était meublée très simplement, mais on était frappé par sa propreté méticuleuse.

Les grossières dentelles au crochet, couvrant les sièges, rayonnaient de blancheur. Le bois des meubles brillait, poli par le frottement des nettoyages répétés.

Sur la cheminée, un buste de simili-bronze rappelle les goûts universitaires du professeur. C’est la Pallas-Athènè, la Minerve casquée, mère mythologique de l’olivier et de la sagesse.

L’encadrant, deux vases de verre laissent jaillir de leur col évasé, des bouquets de plantes minéralisées.

Mais soudain, les yeux indifférents du doktor s’animèrent. Il marcha vivement vers la cheminée. Il venait d’apercevoir, supportée par un petit chevalet de cuivre, une photographie format-album, et cette photographie il la reconnaissait. C’était Fraü Margarèthe Von Karch.

Comment les traits de la fille de l’espion, de l’ennemi introuvable de François de l’Étoile, se montraient-ils dans cette maison ? Berski la connaissait donc. Il connaissait donc le père ? On ne place pas ainsi, sur le marbre de sa cheminée, le visage d’une inconnue !

Le docteur prit chevalet et photographie, les tourna, les retourna. Au verso, au crayon à demi effacé, un mot, une date :

Kremern, 23 novembre.

Que signifient ces syllabes ? Elles ont été écrites il y a longtemps. Les traits marqués à la mine de plomb sont à peine lisibles maintenant.

Et Listcheü frissonne, sa main tremble. Il replace le portrait sur le marbre, regarde la porte d’entrée. Sur son visage bouleversé se voit une impatience douloureuse. Il veut interroger le professeur. Du fond de son être, une voix lui crie :

— La solution du mystère est là, dans ce modeste salon de petit professeur du collège de Posen !

Et son cœur cesse un instant de battre, quand la porte se rouvre, livrant passage à Berski. Celui-ci a revêtu une robe de chambre. Des pantoufles ont remplacé ses bottes. Il est radieux.

— Des hommes sont apostés dans la rue ; mais personne encore ne s’est présenté chez moi. Grâce à vous, je suis tiré d’affaire, car les policiers me trouveront ici, au travail. Puisque personne ne m’aura vu rentrer, il faudra conclure que je ne suis pas sorti. Je voudrais pratiquer les devoirs de l’hospitalité ; mais mon anxiété est trop grande. Je vous supplie de ne pas prolonger votre séjour chez votre obligé. Si l’on vous y surprenait ! Je tremble à cette pensée. Plus tard, sans doute, les dieux justes permettront que j’aie la joie et l’honneur de vous recevoir en cette maison, où l’on priera chaque jour pour vous.

Il parle avec volubilité, tout à la joie de sentir le danger écarté. Mais soudain, il a l’impression que son interlocuteur ne l’écoute pas. L’air absorbé du doktor l’étonne, l’inquiète :

— Qu’avez-vous ? murmure-t-il.

Incapable de prononcer un mot, Listcheü désigne du doigt le portrait de Margarèthe. Et Berski pâlit. Il murmure :

— Vous la connaîtriez ?

Cette fois, le maître de l’aéroplane mystérieux répond :

— C’est la fille de l’homme dont j’ai juré la punition. Vous parliez de reconnaissance tout à l’heure. Dites-moi ce que vous savez de cette personne.

Et d’une voix déchirante, Berski laisse tomber ces paroles qui stupéfient son compagnon :

— La femme de mon frère, mort de sa mort à elle !

Une seconde, les deux hommes se considérèrent. D’une voix hoquetante, Berski reprit enfin :

— Alors, c’est son père que vous poursuivez dans cette lutte audacieuse, dont les journaux m’ont apporté les échos. Von Karch c’est lui ! comment le deviner sous ce nom ignoré. Il n’est donc pas mort, lui, comme je le croyais.

— Ni lui, ni elle, laisse tomber Listcheü.

— Ni elle !

Le professeur a un cri affolé :

— Elle non plus… Et mon frère a cessé de vivre parce qu’il espérait la rejoindre par delà la mort.

Lentement, le docteur Listcheü vint à lui, et lui prenant les mains, mettant en sa voix cette autorité étrange que donne le malheur :

— Vous ignoriez le nom de Von Karch. Comment s’appelait donc celle qui accorda sa main à votre frère ?

— Je n’ai pas le droit de conserver un secret vis-a-vis de vous ; mais c’est un nom couvert de honte, un nom que je ne prononce jamais.

— Ce nom doit me permettre de réhabiliter un innocent.

Berski se redressa d’un brusque mouvement :

— Vous avez raison, je dois parler. Margarèthe était de race noble… Oh ! une race déchue, avilie. Elle était fille d’un malhonnête homme, d’un être exclu de la noblesse parce qu’il avait volé… au jeu, et ailleurs.

— Voleur au début ; espion ensuite, et toujours voleur de la pensée des autres.

— Il s’appelait le comte de Kremern, acheva le professeur d’une voix étranglée. Kremern qui, pour éviter la punition de ses fautes, s’engagea dans une mission vers les Hauts Plateaux du Thibet… Il avait décidé sa fille à le suivre… Quelques mois après leur départ, on annonça leur trépas… Voilà pourquoi je n’ai plus de frère, plus de famille… Et cependant, je vous dis, à vous qui vengez une victime : Épargnez Marga ; mon frère lui aurait pardonné.

— Peu de temps après, sans doute, les faveurs monnayées s’abattirent sur Kremern devenu Von Karch, murmura l’aviateur.

Berski considéra le doktor avec étonnement.

— Oh ! balbutia-t-il…, j’entrevois votre pensée. Vous croyez que tout était prévu, voulu, calculé, pour faire libre Marga en passe de devenir riche ?

Listcheü garda le silence. Mais l’expression grave de son visage décelait que cette pensée, il l’avait eue en effet. Le professeur eut un sanglot. D’une voix entrecoupée, il bégaya :

— Elle aurait joué cette terrible comédie de la mort ! Eh bien, tant pis. Au ciel, on n’a plus de haine. Au nom de mon frère, je vous répète : Épargnez-la.

— Je vous le promets.

Listcheü ouvrit les bras à son interlocuteur, et les deux hommes s’étreignirent. Puis ils se séparèrent. Lentement, le doktor murmura :

— Elle sera sacrée pour moi ; je pense comme vous-même que les trépassés pardonnent.

Puis il regagna la lucarne. Un instant après, il était sur le toit, où il retrouvait le filet. Il s’en enveloppait et tirait par trois fois le filin de métal relié à l’aéroplane. Aussitôt un mouvement ascensionnel se produisit ; bientôt, le doktor disparut dans les ténèbres du ciel.

Ce fut seulement une heure plus tard que des policiers firent irruption dans la demeure du professeur Berski.

On juge de la déconvenue de ces personnages à être reçus par celui-là même dont ils pensaient constater l’absence.

Et comme une opération policière doit toujours se terminer par la punition de quelqu’un, l’agent secret Bjorn, ayant signalé par erreur, le professeur du Gymnase, comme effectuant hors de la ville une promenade suspecte, fut mis à pied sans traitement pendant un mois.

Cette soirée, du reste, devait être fatale à la police politique.

Les agents qui rôdaient autour de la retraite de Vaniski, connurent les foudres hiérarchiques, leur défaut de vigilance (c’est ainsi que l’administration expliqua l’affaire) ayant permis au paysan et à ses enfants de disparaître sans laisser de traces.