L’Abandonnée (Jouan)/06

La bibliothèque libre.
Bonne Presse (p. 16-18).

CHAPITRE VI

UNE ESCAPADE DE PETITE BOHÊME


Les jours passèrent très doux pour Mireille sous le toit hospitalier des Magnolias. Son état de santé s’en était ressenti. Elle se levait quelques heures dans la journée, elle faisait même de courtes promenades dans le jardin, au bras de Paule, qui s’attachait de plus en plus à cette fillette aimable et tendre.

L’enfant avait revu Mme Kerlan avec un plaisir très évident ; elle avait été bien joyeuse de jouer avec Marie et Louis ; mais elle les avait quittés sans larmes, ses grands yeux noirs fixés sur cet horizon de beaux arbres qu’elle semblait ravie de contempler.

Cette petite nature rêveuse avait souffert de cette existence passée dans la roulotte, où sans Juana elle aurait été si malheureuse ; elle se complaisait maintenant dans ce milieu exquis, près de ces femmes distinguées, de cette nature entrevue si belle à travers les grilles qu’elle ne pouvait encore franchir. Elle renaissait à la vie par la tendresse et le bonheur.

Le docteur qui venait la voir chaque jour avait défendu tout nouvel interrogatoire.

— Son état maladif aura bientôt complètement disparu ; gardons-nous bien d’arrêter ce retour vers la santé par des questions qui ne nous feraient sans doute aboutir à rien.

La note concernant l’abandon, publiée dans plusieurs journaux, n’avait en effet apporté aucun résultat.

Mireille, du reste, ne faisait nulle allusion à sa vie antérieure. Elle était très gaie, très gentille, causant volontiers de toutes choses, mais jamais elle ne se prêtait à un retour vers le passé. Le voile du mystère tombait donc sur ces années inconnues de ses amis en plis de plus en plus épais.

C’est que la petite fille avait bien souvent réfléchi sur tous ces événements, survenus en si peu de jours, pendant les longues heures qu’elle passait au lit, ses grands yeux fermés, comme si un lourd sommeil s’était emparé d’elle. On la laissait seule en ces moments, et dans la solitude de cette chambre amie, elle songeait à la roulotte, à Juana, à Marcello.

Moins que jamais elle accusait sa mère ; mais elle se disait que tout ce qui était arrivé avait été voulu par elle. Ne se souvenait-elle pas des réflexions de cette femme si bonne toujours !

— Je te voudrais heureuse, ma Bianca ! lui disait-elle en l’embrassant avec toute sa tendresse. Que ne puis-je donner les jours qui me restent à vivre pour que ce bonheur soit à jamais ton lot ! Je préférerais ne plus te voir, si je pouvais à ce prix payer ton entière félicité.

Et Mireille croyait, et fermement, que Juana l’avait suivie, invisible à tous, d’abord chez Mme Kerlan, ensuite au château ; puis elle était partie, satisfaite, après s’être assurée que sa fille aimée avait enfin trouvé le port.

Avec un grand fonds de naïveté, cette fillette de neuf ans avait parfois des éclairs de raison surprenants, tant le malheur mûrit.

— Tu n’as pas parlé, ô mère ! se murmurait-elle pendant ces ressouvenirs silencieux. Je ne parlerai pas. Je ne dirai jamais ce que tu fus pour moi, parce qu’il faudrait nommer le maître méchant qui nous faisait souffrir. Mais je ne t’oublierai pas, crois-le, et lorsque tu voudras revenir, ta Bianca en sera bien heureuse.

Et des larmes roulaient alors des grands yeux fermés sur les petites joues pâles.

Un jour que Paule était entrée au milieu de cette explosion de regrets, elle avait embrassé les fins cheveux brunis en murmurant :

— Elle pleure !…

Alors Mireille l’avait regardée avec un clair sourire, où perçait cependant une certaine tristesse.

— Je faisais un vilain rêve ! dit-elle. Tu as bien fait de me réveiller.

Elle avait adopté de suite le tutoiement familier vis-à-vis de la jeune femme et de Mme Kerlan ; elle disait « vous » à Mlle Irène, et n’avait pas avec elle ces épanchements qui faisaient la joie de Paule, restée très jeune de caractère, au milieu de cette nature rajeunissante. Mais avec cet illogisme digne d’une enfant, elle la nommait très respectueusement Mademoiselle en lui disant ce « tu » si tendre. Et Paule, rieuse, la laissait faire à sa guise, en songeant que plus tard elle changerait ce titre en un autre plus doux.

C’était toujours vers la campagne aux vertes prairies, où passait le Scorff jaseur, que la petite fille aurait voulu diriger ses pas ; sa conductrice lui disait encore :

— Un peu de patience, Mireille ; lorsque tes forces seront complètement revenues, nous te donnerons la clé des champs.

— Mais je suis forte, Mademoiselle ! Veux-tu que je te le prouve en montant dans cet arbre ?

— Oh ! comme un gamin ! Une petite fille ne doit pas le faire ; ne le sais-tu pas ?

L’enfant se mordait les lèvres, et sous prétexte d’une fleur à cueillir, qu’elle venait ensuite offrir à Paule, elle s’éloignait sans répondre.

Un matin, Mireille s’éveilla de meilleure heure que de coutume ; l’aurore pointait à peine au-dessus des grands arbres bordant la rivière, qu’elle sautait du lit, et allait à la fenêtre, toujours ouverte d’après l’ordre du docteur.

Dans sa longue chemise de nuit, avec les fines boucles auréolant son doux visage, elle semblait un bel ange qui, les mains jointes, adore Dieu dans ses œuvres. Elle avait en effet l’habitude de croiser ses doigts effilés quand une chose excitait son admiration. Et ce matin, comment n’aurait-elle pas admiré le jardin fleuri qui déroulait ses symphonies de nuances et de parfums à l’infini !

Mireille avait un enthousiasme sans bornes pour la nature, comme si ses beaux yeux striés d’or s’étaient ouverts, ainsi que deux fleurs sombres, à l’ombre des bois murmurants. Toute petite, alors que la roulotte de Marcello s’arrêtait en pleine campagne, l’enfant s’en élançait pour aller cueillir toutes les fleurs qu’elle rencontrait sur son chemin.

Lorsque ses petits pieds étaient las, elle s’asseyait dans l’herbe, sous l’ombrage d’un arbre ou d’une haie fleurie, et elle observait, dans un ravissement qui lui paraissait exquis, toutes les délicates merveilles qui l’entouraient. Elle écoutait chanter les oiseaux, murmurer les abeilles ; elle caressait les mousses et buvait dans le creux de sa main à l’eau des sources fraîches qui gazouillaient sous les ramilles.

Au retour, Marcello la grondait parce qu’elle n’avait pas assisté à la répétition ; mais elle emportait, dans son regard et dans sa mémoire trop de reflets et de souvenirs pour se désoler des reproches. Puis, Juana n’était-elle pas là pour effleurer sa joue d’un baiser et mettre dans un vase la gerbe rapportée, afin qu’elle en eût plus longtemps la joie des couleurs et des parfums !

Ce beau matin de mai qui la trouvait dès l’aurore à sa fenêtre la tentait comme autrefois l’espace vu de la lucarne grillée de la roulotte. Elle n’y put résister.

Personne n’était encore levé dans la maison, mais n’avait-elle pas la glycine du balcon pour arriver jusqu’au jardin ? Une petite gymnaste de sa force ne pouvait s’arrêter devant une porte fermée, quand la fenêtre se trouvait ouverte par l’ordre de la Faculté. Elle s’habilla sans bruit, et bientôt elle enjambait le balcon et descendait agilement parmi les grappes embaumées des glycines.

Paule, qu’une insomnie provoquée par un léger mal de tête avait tenue éveillée pendant les premières heures de la nuit, dormait à ce moment d’un lourd sommeil.

La fillette ne fit qu’un bond jusqu’au parc où miroitait le petit lac sous les rayons argentés du soleil levant. Oh ! voir cette eau que traversait le Scorff, sur laquelle flottait l’ombre remuante des branches et les fleurs des nénuphars ? Il y avait bien des jours qu’elle le demandait à Paule. La jeune femme craignait la fraîcheur de l’eau pour sa convalescente qu’une petite fièvre minait encore, et, malgré les mots tendres et les mines imploreuses, elle résistait.

Et aujourd’hui Mireille y touchait, à ce lac en miniature ; elle pouvait y mirer sa fine silhouette dans le fond sombre tendu par les grands arbres. Elle resta d’abord les doigts croisés, admirant et murmurant sa prière du matin devant le clair miroir teinté de l’azur du ciel. Elle ne songea même pas à demander pardon à Dieu de cette désobéissance envers celle qui la chercherait vainement tout à l’heure dans sa chambre.

L’enfant avait vécu presque sans frein jusqu’alors, Juana la laissait aller et venir à sa guise quand le maître n’était pas là ; elle ne croyait donc pas mal faire.

Elle avisa bientôt une barque blanche, aux rames légères, attachée simplement à un tronc d’arbre. Une promenade en bateau, sur cette eau limpide, devait la tenter. Elle défit la corde de ses doigts nerveux, sauta dans la barque, et, saisissant les rames, elle fut bien vite au beau milieu de l’étang, là où commençaient à s’entr’ouvrir quelques nénuphars à la pâleur rosée. Elle se pencha et en cueillit quelques-uns qu’elle tressa en guirlande, afin d’en orner ses cheveux flottants. Ainsi coiffée, avec sa robe blanche, serrée à la taille par un ruban bleu, elle semblait la fée des ondes se promenant sur son liquide domaine.

En cet instant, Mireille avait tout oublié. Elle ne pensait plus qu’à jouir de cette splendide matinée qui paraissait s’être levée pour elle. Soudain son nom prononcé par une voix affolée la fit tressaillir : c’était Paule qui la cherchait.

À son réveil, la jeune femme s’était rendue près du lit de l’enfant comme elle en avait l’habitude ; quel fut son effroi en le trouvant vide ! Elle ne pensa qu’à une chose : les saltimbanques qui avaient abandonné la petite fille venaient de la lui ravir, maintenant qu’elle était guérie.

Elle descendit vivement, et cria à Victoire, la cuisinière, qui sortait dans le jardin :

— Avez-vous vu Mireille ?

— Non, Mademoiselle.

— La porte était-elle fermée à votre lever ?

— Comme d’habitude, Mademoiselle. Je suis sortie la première, puis Mlle Irène qui s’est rendue à Cléguer pour la messe.

— L’enfant n’est plus dans sa chambre !… dit Paule d’une voix défaillante.

Victoire eut un geste d’épouvante en levant ses larges mains vers le ciel, puis montrant à sa maîtresse une longue liane de glycine qui pendait, brisée.

— C’est par là que les ravisseurs l’ont enlevée !… gémit la jeune femme.

— Impossible, Mademoiselle ! Comment seraient-ils entrés dans le jardin ?

— Ces gens sautent par-dessus les murs les mieux gardés.

— L’enfant est peut-être descendue toute seule.

— Êtes-vous folle, Victoire ? Une petite fille de cet âge, encore souffrante, tenter une pareille descente !

— Dame, Mademoiselle si elle est la fille d’un saltimbanque, elle sait sans doute faire des tours.

— Assez !… fit la jeune femme un peu sèchement. L’idée de la domestique était peut-être la bonne. Aussi Paule se mit-elle à courir du côté du parc en appelant l’enfant.

Celle-ci s’empressait de ramer, afin d’atterrir et de rassurer Mlle de Montscorff. Elle s’en voulait de cette fuite matinale qui l’avait inquiétée. Mais le courant était fort sous la brise qui s’élevait avec le soleil, et les petites mains bien frêles pour diriger l’embarcation.

Aussi, quand Paule l’aperçut, ce fut pour tomber d’une inquiétude dans une autre.

— Mon Dieu ! s’écria-t-elle, si elle allait mourir, là, sous nos yeux !…

L’enfant elle-même s’affolait.

— Je ne puis plus !… balbutia-t-elle.

Heureusement qu’à cet instant critique Guillaume accourut, attiré par les cris des deux femmes, et, se jetant à l’eau, il ne tarda pas à atteindre la barque. Bientôt il remettait la petite toute tremblante à sa maîtresse.

Devant la pâleur de sa bienfaitrice, Mireille vit combien elle avait été coupable ; elle lui tendit les bras, tout en pleurs.

— Près de ce lac où tu as failli laisser la vie, imprudente enfant, jure-moi de ne plus recommencer.

— Oh ! je te le jure ! jamais, jamais plus !… Mais je voulais tant voir le lac, et il était si beau au soleil levant !…

Devant cet enthousiasme persistant malgré le danger couru, la jeune femme ne put retenir un sourire.

— Tu ris, Mademoiselle, fit Mireille en battant des mains, donc tu n’es plus fâchée !

L’on s’empressa de recoucher la petite téméraire. Mais en s’appuyant, rêveuse, au balcon enguirlandé de glycines, Paule se répétait :

— Est-ce l’enfant d’un saltimbanque ? L’a-t-il volée à sa famille ? Qui me dévoilera ce mystère ?