L’Abandonnée (Jouan)/07

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Bonne Presse (p. 18-21).

CHAPITRE VII

ENTRE DEUX TENDRESSES


L’escapade de Mireille n’avait pas eu de suites. Elle était aujourd’hui complètement guérie et pouvait jouir de cette nature aimée en ce splendide mois de mai où s’étale la pleine saison printanière.

Elle s’était de nouveau promenée sur le lac dans la barque blanche, mais cette fois Paule était près d’elle, et, sans crainte du péril, elle pouvait se laisser bercer sur l’onde frémissante. Et les courses folles dans les prairies, le repos sur le foin séché qui répandait un suave parfum ! Et les promenades au bord du Scorff, près du moulin !

Qu’il était pimpant et gracieux, ce moulin, dans la blancheur de sa façade, où s’ouvraient les fenêtres enguirlandées des festons de la vigne, et la porte hospitalière où jamais un pauvre n’avait attendu vainement ! Il s’élevait assez près du manoir, et les châtelaines le visitaient plutôt que la ferme, dont le bois les séparait.

Il était si joli, ce chemin creux et ombragé qui y menait ! Chaque saison lui apportait des fleurs nouvelles. Les aubépines et les églantiers y neigeaient sur la mousse étoilée ; puis les chèvrefeuilles qui enlaçaient au moindre appui leurs grappes roses et embaumées ; enfin les grands houx aux feuilles brillantes, où les baies rouges éclataient, si réjouissantes.

Mireille le prenait souvent, ce sentier. Elle était si bien accueillie dans ce moulin où riaient deux petites filles de son âge !

Et la pauvre enfant qu’un travail ingrat et détesté attendait jadis chaque jour se trouvait infiniment heureuse de cette affection attentive qui l’entourait au château, de ces respectueuses prévenances des fermiers et des meuniers. Ils la considéraient comme la fille adoptive de leurs propriétaires, et le lui prouvaient en la comblant de soins et de gâteries.

Lorsqu’elle était lasse de ses courses, elle venait se blottir dans le hamac soyeux suspendu aux branches de deux grands magnolias dont les parfums la portaient au sommeil. Quand il tardait à descendre sur ses longues paupières, Paule balançait d’une main douce la couche aérienne, en chantant une lente mélopée, et l’enfant s’endormait en lui souriant.

Aussi quelle surabondance de vie était en elle, maintenant que toute trace d’anémie et d’épouvante morale avait disparu !

C’était l’épanouissement d’une belle fleur que l’absence de soleil a empêchée de se développer et qui se hâte de s’ouvrir à ses rayons.

On lui laissait pleine liberté de jouer et de courir à sa fantaisie. Le Dr Conlau avait cessé ses visites de médecin, il ne venait plus qu’en ami aux Magnolias. Du reste, le grand air, le calme et les douches avaient été les seuls agents appelés pour assurer la guérison de la petite fille.

On pouvait maintenant la mieux juger, et Mlle Irène, qui n’avait pas pour elle l’esprit enthousiaste de sa sœur, était forcée d’avouer que sa nature franche et douce, ses manières distinguées, sa joliesse en faisaient une délicieuse enfant, qu’on ne pouvait voir sans être pris par ce charme émanant de toute sa mignonne petite personne.

Mme Kerlan continuait ses visites dominicales à sa fille adoptive. Chaque après-midi la voyait arriver, accompagnée de son mari et de ses enfants. Et Mireille attendait leur venue avec une impatience qui prouvait bien que son cœur n’était pas ingrat.

Quelle expansion à l’arrivée ! Combien elle semblait heureuse de recevoir leurs caresses ! Mais au départ elle n’avait plus de larmes. Si la jeune femme avait voulu l’emmener, elle aurait consenti, sans doute, mais non sans regret.

C’est que son petit cœur se partageait entre deux tendresses, c’est qu’en retrouvant l’une, elle perdrait l’autre, et elle était trop parfaitement heureuse au château pour vouloir en jamais partir.

La femme du contremaître le comprenait si bien qu’elle n’avait pas encore parlé du retour à Kerentrech. La jeune châtelaine y songeait aussi, mais avec l’intention bien arrêtée de garder Mireille et d’en faire sa fille.

Un après-midi pluvieux avait retenu les deux sœurs et l’enfant dans le petit salon donnant sur le jardin. Elles travaillaient à un splendide voile en guipure sur filet qu’elles destinaient à l’église de Cléguer pour en orner le maître-autel. Mireille, sa poupée entre les bras, lisait sagement un livre illustré de belles gravures, assise câlinement aux pieds de Paule.

La fenêtre entr’ouverte laissait arriver vers elles les parfums si suaves des fleurs après l’averse. Une atmosphère de paix et de sérénité régnait dans le charmant décor de ce salon, orné d’étoffes orientales aux teintes vives, aux dessins si décoratifs.

La physionomie noble et calme toujours de Mlle Irène, le sourire épanoui de Paule, la grâce pénétrante de Mireille, dans sa robe blanche aux nœuds pourpres, ajoutaient encore au charme qui en émanait. C’était un reposant tableau d’intérieur pour l’étranger qui aurait jeté un regard dans cette salle exiguë, si coquette sous ses fleurs et ses verdures.

— La grand’mère, la mère et la fille, aurait-il pensé.

Et le fait est que, après deux mois de résidence au manoir, l’enfant s’était tellement identifiée avec ces dames qu’elle semblait faire partie intime d’elles-mêmes.

La plus jeune des Montscorff eut-elle cette idée ? On aurait pu le croire. Elle regarda l’heure à une mignonne montre en or émaillé qui pendait à sa ceinture, et dit à l’enfant :

— Rejoins Thérèse, chérie, elle va te donner ton goûter.

— Tu ne m’accompagnes pas, Mademoiselle ?

— Pas maintenant.

Mireille quitta la pièce après avoir tendu le front vers la jeune femme pour en obtenir un baiser.

— Je voulais te parler de Mireille, ma chère Irène, dit Paule.

La sœur aînée piqua son aiguille dans la fine dentelle, et relevant le front, elle répondit :

— Au sujet de son installation définitive ici, n’est-ce pas ?

Paule eut un cri de joie.

— Combien tu es bonne de m’avoir comprise ! Tu consentirais ?

— Le moyen de te priver de ta jolie poupée vivante avec qui tu t’entends si bien ?

— Oui, je l’aime, oui, j’en voudrais faire, une jeune fille aimable et distinguée ! Notre vieillesse serait trop triste dans cette solitude. vois-tu, Irène ; cette belle jeunesse en sa fleur l’égayera.

— Mais si elle est la fille d’un de ces gitanes qui courent les foires, ne crains-tu pas que certains instincts de race ne s’éveillent en elle ? Prends garde à l’atavisme, sœurette !

— L’éducation réforme tout. Près de nous, dans ce milieu paisible, Mireille perdra tout ce qu’elle peut avoir de mauvais en elle. Puis j’hésite à la croire fille de bohémiens. Elle a une distinction naturelle qui me prouve que ses ascendants étaient vraiment d’un monde égal au nôtre. De plus, elle n’a pas ces mensonges, ces détours innés chez les enfants de ces gens parfois sans aveu. Je persiste à penser que Mireille a été volée à sa famille, puis abandonnée.

— Et si cette famille se retrouvait ?

— Je ne le suppose pas. Il n’a pas été fait de réponse à cette note insérée dans les journaux, et il est bien tard maintenant pour en recevoir une. Mais si cela arrivait, j’aurais la douce satisfaction de lui rendre l’enfant saine d’esprit et de corps.

— Que ta volonté soit faite, chérie ; je ne demande qu’une chose : ton bonheur. Comment Mme Kerlan prendra-t-elle cette adoption ? Elle paraît très attachée aussi à cette petite !

— Oui, mais elle a ses enfants qu’elle lui préfère. Et lorsqu’elle comprendra quels avantages en ressortiront pour Mireille, car tu seras de moitié dans l’œuvre salutaire, Irène, elle nous la laissera.

— Et qu’en pensera Lucie ? reprit Mlle Irène en souriant.

— Elle jettera les hauts cris, sans doute ; recueillir une enfant abandonnée lui semblera stupéfiant, à elle, si orgueilleuse de ses titres. Mais sa manière de voir n’influera nullement sur la mienne.

Cette Lucie dont parlaient Mlles de Montscorff était une petite cousine, mariée au baron de Cosquert. Ils habitaient un château dans les environs, mais seulement pendant la belle saison. L’hiver retrouvait la baronne à Paris, au milieu des fêtes mondaines qu’elle aimait et dont elle était une des reines par la beauté et la fortune.

Du même âge que Paule, elle sympathisait avec elle, malgré leurs idées et leurs goûts complètement différents ; elle venait très souvent surprendre ses cousines aux Magnolias avec son fils et ses deux fillettes qui aimaient beaucoup leurs parentes, si aimables toujours.

Le dimanche suivant, Paule avait entraîné Louise sous la charmille du jardin, et, lui prenant la main, elle lui avait dit bien franchement :

— Vous me laisserez Mireille, n’est-ce pas ?

— Pour toujours ? avait interrogé la jeune femme, une tristesse dans le regard.

— Oui. Dites-vous que si vous me l’enleviez je trouverais ma solitude plus grande encore, et songez que vous avez votre mari et vos enfants pour remplir votre vie.

Mme Kerlan ne résista pas à ces arguments qu’elle trouvait justes, et surtout à la muette prière contenue dans les grands yeux pleins d’émotion qui la regardaient. Elle refoula les larmes qui menaçaient de voiler ses claires prunelles, et serrant avec force les doigts qui tenaient toujours les siens :

— Vous avez autant de droits sur l’enfant que j’en puis avoir, dit-elle, émue ; toutes deux nous l’avons sauvée de la mort ; elle est vôtre, gardez-la… Si je peux l’aimer autant que vous, je ne saurais lui faire un avenir de tout repos, comme celui qu’elle trouvera à vos côtés.

— Merci !… répondit Mlle de Montscorff avec effusion.

Et attirant la jeune femme vers elle, elle l’embrassa comme une sœur.

La douceur de cette caresse amena les pleurs prêts à couler.

— Vous me permettrez de la voir souvent, n’est-ce pas ? balbutia Louise.

— Lorsque vous le voudrez. Et quand vous désirerez la garder quelques jours chez vous, j’en serai toujours heureuse.

Les deux jeunes femmes revinrent vers la pelouse où les enfants s’amusaient, joyeux.

— Dis-nous au revoir, Mireille, dit Mme Kerlan à la petite fille qui venait à elles.

— Vous partez ?… fit-elle. C’est bien tôt ! Mais vous reviendrez dimanche ?

— Certainement, si du moins tu es heureuse de nous revoir.

— Oh ! tu n’en doutes pas, dis ?

Et elle embrassait la jeune femme.

— Non. Voudrais-tu revenir à Kerentrech ?

Le regard de Mireille s’angoissa.

— Pour toujours ?… demanda-t-elle.

Et devant le silence gardé par Louise, elle regarda Paule, témoin muet de cette petite scène, et d’un air où une immense anxiété perçait :

— C’est que je ne voudrais pas la quitter ! je l’aime, je l’aime !…

Elle s’arrêta, craignant d’en trop dire, et finalement elle courut se blottir dans les bras que Mlle de Montscorff lui ouvrait.

— Vous le voyez, murmura Mme Kerlan, elle a choisi d’elle-même.

Mireille comprit-elle ? Toujours est-il qu’elle rapprocha celles qui avaient été pour elle les plus dévouées des mères, et dit en regardant la femme du contremaître de ses grands yeux :

— Tu as Marie et Louis, toi, et Mademoiselle n’aurait plus de petite fille, si je la quittais…

Sa voix était si tendre en parlant ainsi, qu’elle semblait demander pardon de la préférence accordée à Paule.

Les jeunes femmes, émues jusqu’aux larmes, embrassèrent l’enfant. Louise ajouta :

— Tu juges bien les choses, mignonne ; reste au château, puisque Mademoiselle le désire ; mais ne crains rien, mon affection m’y fera souvent revenir.

Le soir, lorsque Paule alla la border dans le grand lit aux tentures d’azur, elle se pencha jusqu’à sa jolie tête déjà tout ensommeillée, et lui dit tout bas :

— Maintenant, chérie, que tu deviens ma fille ne veux-tu pas m’appeler maman ?

Mireille se dressa d’un bond sur ses oreillers, et enlaçant le cou de cette mère si belle qui s’offrait à sa tendresse, elle l’embrassa follement en lui disant :

— Oh ! oui, tu seras ma maman ! Elles sont si bonnes, les mères, si bonnes !… J’en ai trois, et je les aime toutes, toutes !…

La jeune femme avait pâli : allait-elle apprendre enfin le secret que ces lèvres d’enfant détenaient ?

— Comment se nomme la troisième maman ? interrogea-t-elle. Est-ce de ma sœur Irène que tu veux parler ?

— Non ! fit-elle.

Puis, se ressaisissant :

— Oui, oui, Mlle Irène en sera aussi une pour moi.

— Mais avant Mme Kerlan, tu avais une petite mère qui t’aimait bien, et te brodait de jolies robes ?

La petite fille eut un air effrayé, puis cachant son visage dans l’oreiller, elle murmura :

— Oh ! que j’ai sommeil !…

Force fut à la jeune femme de la laisser dormir, en cessant de l’interroger sur ce sujet, puisqu’il était manifeste qu’elle ne voulait rien dévoiler. Et puis, qu’importait ? L’enfant était maintenant bien à elle, à quoi bon rechercher son origine ? Le mystère planait sur ce passé, Paule n’essayerait plus de le dévoiler. Elle se contenterait d’aimer Mireille et d’en être aimée.