L’Abandonnée (Jouan)/16

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Bonne Presse (p. 38-40).

CHAPITRE VIII

DOULEUR ET JOIE


Il fallait une permission de la préfecture pour inhumer la comtesse dans le parc du domaine. M. de Peilrac avait adressé la veille une carte au sous-préfet, avec quelques mots d’explication. Il voulait éviter toutes les formalités qui auraient entraîné avec elles des retards infinis ; c’est pourquoi il avait préféré demander quelques instants d’entretien à M. des Roulleaux, le sous-préfet de Bayonne.

Roger le connaissait depuis son arrivée dans cette ville ; il avait su apprécier son haut savoir et son extrême amabilité.

En hâte, le fonctionnaire se rendit au château. Le maître du logis le reçut sur le perron, profondément touché de cette marque d’affection.

— Je n’aurais pas voulu obliger personne à quitter Peilrac en ce moment douloureux, mon cher comte ; c’est moi qui devais venir à vous, en vous apportant les plus sincères condoléances de ma femme et les miennes.

— Merci, mon ami !…

Et Roger, tout attendri, fit entrer le sous-préfet dans le salon d’honneur, où celle qui l’y avait si bien accueilli jadis reposait, froide et rigide, sous les fleurs amoncelées.

Après quelques minutes de pieux recueillement devant ce cercueil qui renfermait tant de jeunesse et de beauté, M. des Roulleaux dit tout bas au comte :

— Je voudrais vous entretenir un instant, mon pauvre cher ! Venez aussi, Monsieur, ajouta-t-il en s’adressant au Dr Queltin.

Les trois hommes passèrent dans le petit salon.

— Êtes-vous bien certain que votre fille soit morte, de Peilrac ? demanda le sous-préfet.

À cette brusque et étrange interrogation, Roger le regarda, en se demandant lequel devenait fou des deux : de celui qui la lui posait, ou de lui qui devait la mal interpréter.

— Ma demande vous semble bizarre, continua M. des Roulleaux, mais vous penserez sans doute comme moi, lorsque vous aurez lu un extrait de ce journal. Je l’ai reçu il y a six mois environ, et la note qu’il renferme me semble concerner votre petite Mireille. À cette époque, je ne savais où vous aviez porté vos pas, et je le serrai dans un tiroir afin de le retrouver. Aujourd’hui, je m’empresse de vous le mettre sous les yeux.

Il déplia un papier jauni, et le tendant au comte, tout bouleversé :

— Voulez-vous lire attentivement ce paragraphe ?

— Faites-le vous-même, je vous prie ; mon émotion est trop grande, je ne le pourrais.

— Voici :

Une petite fille de huit à neuf ans a été abandonnée au pied d’une croix, placée au carrefour dit des Quatre-Chemins, et situé nom loin de Kerentrech, faubourg de Lorient ; Mme Kerlan, la femme d’un contremaître du chantier de Caudan, qui passait sur cette route, a relevé la pauvre petite, que l’on avait dû endormir, et l’a conduite chez elle, à Kerentrech, où elle se trouve encore. Cette enfant est brune, avec de grands yeux noirs. Ses vêtements, sans être recherchés, sont très convenables ; son linge est manqué aux initiales B. C. De plus, elle porte au cou un collier d’or avec une médaille de baptême du même métal. Sur l’une des faces de cette médaille, se trouvent deux cloches, avec, au-dessus, des têtes d’anges ; sur l’autre, un nom, une date : Mireille, baptisée le 27 juin 18…

À peine M. des Roulleaux avait-il achevé cette lecture que M. de Peilrac, avec un grand cri d’angoisse, se renversa sur son fauteuil.

— Voilà ce que je craignais ! s’écria le sous-préfet. C’est pourquoi j’ai cru devoir vous faire assister à cet entretien, Monsieur.

Le docteur s’empressait, afin de rappeler le malheureux Roger à la vie.

— L’émotion a été trop vive après cette douleur qu’il traverse, murmura-t-il. Ah ! Monsieur, comme elle se changera en joie si cette nouvelle concerne sa petite Mireille tant pleurée !

— Je le crois : l’âge, le nom, tout l’indique.

Après quelques plaintes, quelques mots inarticulés, M. de Peilrac recouvra sa complète connaissance. Il alla au sous-préfet, et lui prenant les mains :

— C’est ma fille ! c’est bien ma Mireille !… Oh ! mon ami ! Quel espoir vous faites naître en moi !…

Puis, après un silence :

— Hélas ! je la retrouverai trop tard ! Ma pauvre Marie n’aura pas le bonheur de la presser entre ses bras ! Bien plus, cette certitude de sa mort a hâté la sienne.

— Ne le croyez pas, mon cher comte ! dit le médecin, la comtesse était condamnée dès la naissance.

— Mais si j’avais lu ce journal il y a six mois, la mère inconsolée aurait pu avoir du moins la joie que j’éprouve aujourd’hui, rien qu’à la pensée de revoir bientôt cette petite créature tant chérie ! Oh ! ces longs voyages, ils m’auront deux fois trahi !…

— Si vous aviez correspondu avec quelques-uns de vos amis, reprit M. des Roulleaux, j’aurais su où vous retrouver ; mais nul n’a pu me mettre sur vos traces, et ce journal est resté à la sous-préfecture en attendant votre retour.

— C’est une fatalité ! gémit Roger. Ce collier à la large médaille d’or a été attaché par ma mère au cou de Mireille le jour même de son baptême, elle le portait toujours. Cette enfant que je croyais dans le Gave avait donc été volée ? Pour quels motifs ? Et pourquoi cet abandon ?

— Mais cette petite fille a dû l’expliquer, sans doute ! insista le docteur.

— Non, répondit le sous-préfet. La note, dont je n’ai pas achevé la lecture, se termine ainsi :

Et, chose extraordinaire, ni les prières ni les menaces n’ont pu faire avouer à l’enfant avec qui elle vivait avant d’avoir été déposée au bord de la route.

— Elle était malheureuse chez les misérables qui l’avaient prise pour en faire peut-être une saltimbanque, s’écria le comte, et elle se sera enfuie.

— Mais ne parle-t-on pas d’un sommeil provoqué par un narcotique ? demanda le docteur.

— Oui, dit M. des Roulleaux. Nous ne pouvons donc faire que des suppositions sur cet abandon.

Si je n’avais pas été moi-même obligé de quitter Bayonne à cette époque, par suite de la mort de mon beau-père, je me serais occupé de cette pauvre petite, mon cher comte, croyez-le. Puis, je m’attendais chaque jour à vous voir revenir.

— Je suis revenu, en effet, mais trop tard… Merci mille fois de m’avoir conservé ce journal, mon cher des Roulleaux, ajouta-t-il en lui serrant encore chaleureusement les doigts. Il va me permettre de partir pour la Bretagne, où je retrouverai sans doute ma Mireille aimée. Dans un autre moment, quel bonheur eût été le mien !

— Si, comme tout le fait prévoir, cette petite abandonnée est votre fille, quelle douce consolation pour vous, fit le docteur.

— Dites immense ! cette mort me laisse si seul !… En attendant mon retour, je vais faire déposer la pauvre mère, qui, elle, ne reverra plus son enfant, dans notre tombeau de famille. Son dernier vœu ne peut être exécuté, si notre Mireille n’a pas péri dans le Gave.

Quelques heures plus tard, la funèbre cérémonie s’accomplissait, au milieu d’une grande affluence d’amis sympathisant avec le chagrin du mari et la joie du père qui allait peut-être revoir son enfant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans le wagon qui l’emportait vers cette petite ville de Kerentrech où allaient toutes ses espérances, le comte réfléchissait à cette étrange histoire d’enlèvement… Il déplorait amèrement de n’y avoir pas songé lors de la disparition de Mireille.

Si, au lieu de sonder ce Gave, on avait cherché aux environs, peut-être aurait-on pu retrouver le ravisseur.

Le panier à demi plein près de la fleur brisée, ce chapeau flottant à la branche du saule, avaient sans doute été déposés au bord de la rivière pour dépister les recherches. Et ce qu’avait prévu le malfaiteur était arrivé : on avait cru l’enfant noyée, et on lui avait laissé le temps de disparaître avec sa proie.

Quelle amertume dans ces pensées !

Puis, soudain, un autre point douloureux se dressa devant ce pauvre cerveau troublé par tant d’événements tragiques.

Qui lui disait que cette petite fille au collier d’or était la sienne ?

Si Mireille était vraiment tombée dans la rivière, n’avait-on pas pu la recueillir morte sur une des rives et lui enlever ce bijou pour le passer au cou d’une autre ?

Alors le doute odieux ravagea cette âme meurtrie, et la fit passer encore par toutes les angoisses.

À l’âge de trois ans, Mireille lui ressemblait étrangement, mais les traits changent avec le temps. Retrouverait-il encore cette ressemblance qui lui ferait ouvrir ses bras à la petite inconnue ?

Le doute planait maintenant sur lui ; comment pourrait-il le dissiper avant de terminer cette longue route ?

La nuit venait. Resterait-il tout seul dans ce compartiment avec cette nouvelle blessure au cœur ? Il souffrait cruellement dans cette solitude, où ne passait plus le regard énergique et réconfortant du docteur ni le doux sourire de sa femme.

— Inspire-moi, Marie ! murmurait-il. Dis-moi, ô bien-aimée, à quels signes je reconnaîtrai notre enfant ?

À ces mots, ses yeux s’illuminèrent.

Un signe ?

Mireille en avait un sur l’épaule gauche, un grand signe noir, aussi large qu’un grain de raisin. Souvent sa mère l’embrassait en riant, et disait :

— Si jamais je te perdais, ma Mireille, je te reconnaîtrais entre toutes après des années et des années, grâce à ce signe !

Et plus calme, maintenant que la chère morte l’avait inspiré, le comte murmura :

— Merci !…