L’Abbaye de Northanger/18

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Traduction par Mme Hyacinthe de Ferrières.
Pigorau (1, 2, 3.p. 140-158).



CHAPITRE VII.


Le bonheur que goûtait Catherine, s’était tellement emparé de toutes ses facultés, qu’elle n’avait pas remarqué que pendant les deux ou trois jours qui venaient de s’écouler, elle avait à peine vu Isabelle durant quelques minutes : elle en fut à la fin frappée et désira avoir une entrevue avec elle. Un matin, comme elle se promenait devant la Pump-Room avec Mistriss Allen, à laquelle elle ne trouvait rien à dire et qui de son côté gardait le silence, Catherine pensait à Isabelle, et dans le même moment, elle la vit venir à elle. Isabelle lui demanda un entretien particulier. Elles s’assirent sur un banc qui était près d’elles : voici, dit la dernière, ma place favorite ; le siège est très-commode ; il se trouve placé de telle manière, que d’ici, l’on peut voir entrer et sortir tout le monde.

Voyant que les yeux de son amie se fixaient alternativement à l’une ou l’autre porte, comme si elle cherchait à apercevoir quelqu’un qu’elle attendait, se rappelant combien de fois Isabelle s’était méprise sur la pénétration qu’elle lui supposait, Catherine pensa que c’était une belle occasion pour lui en montrer réellement : ma chère amie, lui dit-elle gaiement, vous ne serez pas long-tems tourmentée, James ne tardera sûrement pas à être ici.

— Quoi ! ma chère, vous me croiriez assez ridicule pour penser que je veuille l’avoir sans cesse attaché à ma ceinture. Il serait affreux d’être toujours ensemble ; nous serions la risée du public. Vous allez donc à Northanger ! J’en suis ravie : j’ai entendu dire que c’était un des plus beaux monumens des tems anciens : j’en attends de vous une description exacte.

— Je vous la ferai sûrement de mon mieux. Mais que regardez-vous donc avec tant d’attention ? Ah ! ce sont vos sœurs, les voici.

— Je ne regarde en vérité personne ; il faut bien que mes yeux se portent quelque part ; au surplus vous connaissez que c’est en moi une espèce de manie que d’avoir l’air de fixer un objet, tandis que ma pensée est à mille lieues de là. Je suis extrêmement distraite. Personne au monde ne l’est peut-être autant que moi. Tilney dit que les esprits d’une certaine trempe sont tous comme cela.

— Je croyais Isabelle que vous aviez quelque chose de particulier à me dire.

— Ah ! mon Dieu, oui. Voilà bien encore une preuve de ce que je vous disais de ma pauvre tête : j’avais totalement oublié ce que vous me rappelez. Voici ce que c’est. J’ai reçu une lettre de John, vous pouvez en deviner le sujet.

— Comment pourrais-je le deviner ?

— Mon cœur ne soyez donc pas si ridiculement réservée. De qui pourrait-il me parler, si ce n’est de vous ? vous savez qu’il est amoureux de vous à la folie.

— Amoureux de moi, ma chère Isabelle !

— Eh bien ! non, ma chère ; c’est une absurdité, une fable, une invention…… La modestie est très-louable, mais quand elle est à sa place. Il est bon quelquefois d’être vraie et confiante. Je ne crois pas être visionnaire, et ne puis prendre pour de simples complimens ce qu’il dit. Les soins qu’il vous rendait étaient tels qu’un enfant ne s’y serait pas trompé ; une demi-heure avant son départ de Bath, il a reçu de vous les encouragemens les plus positifs. Il me le dit dans sa lettre ; il m’assure qu’il vous a fait naïvement sa déclaration, que vous les avez reçus de même ; il me charge d’entretenir vos sentimens et de soigner près de vous ses intérêts ; il vous adresse mille complimens aimables. Vous voyez donc que c’est à tort que vous cherchez à feindre.

Catherine, avec toute l’ardeur de la vérité, exprima combien elle était étonnée de tout ce qu’elle entendait : elle protesta n’avoir jamais pensé que M. Thorpe eût de l’amour pour elle et que par conséquent elle n’avait pu rien dire avec intention de l’encourager. Quant aux attentions qu’il a eues pour moi, ajouta-t-elle aussi vivement, je vous déclare, sur mon honneur, que je n’en ai jamais vu aucune avec plaisir, si ce n’est la première fois qu’il m’a invitée à danser. Pour les offres qu’il assure que j’ai reçues et encouragées, je pense qu’il y a immanquablement quelque mal-entendu. Je ne vous aurais certainement pas caché une chose comme celle-là. Autant je désire en être crue sur ma parole, autant je vous déclare formellement que pas un mot de ce que vous venez de dire n’a de réalité. La dernière demi-heure, dit-il, avant son départ ! C’est visiblement une erreur ; je ne l’ai pas vu une seule fois le matin de ce jour.

— Vous ne l’avez pas vu ! Cependant vous avez passé cette matinée à Edgar’s-Buildings ; c’était le jour que nous avons reçu le consentement de votre père ; je suis très-sûre qu’avant de sortir de la maison, vous êtes restée seule avec John dans le parloir.

— Vous l’assurez il faut bien que cela soit ; mais quand il irait de ma vie, je ne puis dire que je m’en souvienne. Je me rappelle bien d’avoir été ce jour chez vous ; je l’ai vu avec tout le monde ; mais je n’ai pas la moindre idée que nous ayons été seulement cinq minutes seuls ensemble. Je n’insisterai pourtant pas dès que vous en êtes convaincue ; il est, dans le fait, possible que cela soit et que je l’aie oublié ; mais vous pouvez bien croire également, que je n’ai jamais rien pensé, rien désiré de tout ce dont vous me parlez. Je suis d’autant plus étonnée de cette prédilection qu’il témoigne pour moi, que je n’ai jamais rien fait pour l’obtenir, que je ne me suis jamais aperçue qu’il l’ait eue. Je vous en conjure, désabusez-le aussitôt qu’il vous sera possible, dites-lui que je le prie de m’excuser, que je… en vérité, je ne sais ce que je dois dire ; mais faites-lui bien connaître la vérité ; je n’ai nulle intention de dire la moindre chose désobligeante à votre frère, ma chère Isabelle ; mais vous savez bien que si je préférais un homme à un autre, ce ne serait pas sur lui que tomberait cette préférence. Isabelle gardait le silence.

— J’espère, ma chère amie, que vous n’êtes pas fâchée contre moi : je ne puis croire qu’en refusant ses soins, je perde votre amitié ; cela n’empêchera sûrement pas que nous ne soyons sœurs.

— Oui, répondit-elle en rougissant, nous pourrons toujours devenir sœurs. Êtes-vous donc bien déterminée à refuser John ?

— Je ne puis répondre à son affection, et certainement je n’ai rien fait pour l’encourager.

— Puisqu’il en est ainsi, je ne vous tourmenterai pas plus long-tems ; John a désiré que je vous parlasse sur ce sujet, je l’ai fait. J’avoue qu’en lisant sa lettre, j’ai pensé qu’il y avait imprudence et même folie de sa part ; que cette union ne pouvait faire le bonheur ni de l’un ni de l’autre. Supposons que vous vous soyez mariés, avec quoi eussiez-vous vécu ? Vous auriez eu chacun quelque chose, mais si peu, que cela ne vous eût pas suffi pour passer le quart de l’année : quoiqu’en disent les romanciers, sans argent l’on ne fait rien. Je voudrais seulement que John adoptât ma façon de penser, et qu’il n’eût pas reçu ma dernière lettre.

— Suis-je justifiée près de vous, mon amie ? Êtes-vous convaincue que je n’ai jamais cherché à tromper votre frère, que jusqu’à ce moment je n’ai jamais eu la pensée qu’il pût m’aimer ?

— Oh ! quant à cela, reprit Isabelle en riant, je ne puis affirmer que vos pensées et vos projets antérieurs m’aient été connus ; ils ne l’ont été que de vous seule. Un coup-d’œil agréable, un sourire d’intérêt sont souvent plus encourageans que des paroles : soyez cependant bien sûre que je suis la dernière personne du monde qui vous jugerait sévèrement. Tout cela est l’effet de la jeunesse, de la vivacité ; on dit aujourd’hui une chose, demain une autre ; les circonstances changent, les opinions varient.

— Mais mon opinion sur votre frère n’a jamais varié ; elle a toujours été la même. Et ce que vous venez de dire ne m’est jamais arrivé.

— Ma chère Catherine, reprit Isabelle, sans écouter ce que la première disait, pour rien au monde je ne voudrais exercer d’influence sur votre opinion pour un engagement. Je sais que rien ne me justifierait de vous porter à faire le bonheur de mon frère uniquement parce qu’il est mon frère ; peut-être, après tout, avez-vous raison de croire qu’il sera plus heureux sans vous. Chacun connaît si peu ce qui lui convient personnellement ! Les jeunes gens sont si légers, si inconstans ! En vous assurant enfin que le bonheur de mon amie m’est aussi cher que celui de mon frère, c’est bien vous prouver que le sentiment de l’amitié agit sur moi au suprême degré ; au surplus, ma chère Catherine, il ne faut rien presser ; vous ne tarderiez pas, croyez-moi, à vous repentir. Tilney dit qu’il n’y a rien sur quoi on soit aussi fréquemment déçu que sur ses propres sentimens. Je suis bien de son avis là-dessus. Ah ! le voilà qui vient ; nous verra-t-il ?

Catherine, regardant de côté et d’autre, aperçut en effet le capitaine Tilney, sur qui Isabelle, tout en parlant, fixa ses regards d’une manière particulière. Il s’approcha aussitôt et s’assit à côté de celle-ci à la place qu’elle lui indiqua par un geste. Quoiqu’il lui parlât très-bas, Catherine entendit avec étonnement qu’il lui disait : quoi toujours être surveillée ou par l’une ou par l’autre ! Elle entendit aussi la réponse qui se fit de même à voix basse. Quelle sottise ! Pourquoi vouloir me mettre ces idées dans la tête ? Ne savez-vous pas que mon esprit est déjà assez indépendant ?

— C’est votre cœur que je voudrais savoir indépendant ; cela me suffirait.

— Mon cœur ! Vraiment ! Que vous importe le cœur ? Je crois, moi, que vous autres hommes n’en avez point.

— Si nous n’avons point de cœur, nous avons des yeux, et cela suffit pour nous tourmenter cruellement.

— En vérité, j’en suis fâchée. Je vois avec peine que les vôtres trouvent en moi des choses assez désagréables pour vous tourmenter. Je vais prendre un autre parti ; j’espère qu’il vous fera plaisir ; et lui tournant le dos : eh bien ! vos yeux sont-ils encore maintenant tourmentés ?

— Plus que jamais. Car le revers d’une joue de rose est encore en vue, c’est trop ou trop peu.

Tout ce que Catherine entendait, tout ce qu’elle voyait la frappa du plus grand étonnement ; elle ne concevait pas qu’Isabelle pût le souffrir ; jalouse pour son frère et résolue de ne plus rien entendre, elle se leva en disant qu’elle allait rejoindre Mist. Allen, et en proposant à Isabelle de venir avec elle. Celle-ci n’y était nullement disposée. Elle prétexta qu’elle était horriblement fatiguée, qu’il était odieux de se promener pour avoir l’air de se faire remarquer, que si elle quittait sa place, elle ne trouverait plus ses sœurs qu’elle attendait à chaque instant ; elle pria sa chère amie de l’excuser et même de rester encore quelques momens avec elle. Catherine, qui se refusait à cette prière, vit avec plaisir arriver Mist. Allen qui lui proposa de se retirer. Dans la disposition où elle était, elle accepta sans hésitation, suivit Mistriss Allen et laissa Isabelle seule avec le capitaine Tilney, non toutefois sans se faire intérieurement quelques reproches, parce qu’elle croyait entrevoir que le capitaine était amoureux d’Isabelle, qui de son côté semblait l’encourager, sûrement sans s’en apercevoir, puisqu’elle aimait James et que leur hymen était comme arrêté. Cette dernière pensée lui défendait le moindre doute sur les intentions de son amie. Cependant quand elle se rappelait la dernière conversation qu’elles avaient eue ensemble, elle y trouvait quelque chose qui ne laissait pas de lui faire de la peine. Elle n’y avait plus remontré le même ton d’amitié ; Isabelle n’avait plus parlé de sa fortune avec le désintéressement qu’elle avait d’abord montré. Enfin, elle trouvait quelque chose qui la choquait dans le plaisir que témoignait son amie en regardant, en entendant le capitaine Tilney, qui, de son côté, paraissait toujours en admiration devant elle. Et Isabelle ne s’en aperçoit pas, se disait-elle ; il faut lui ouvrir les yeux là-dessus, afin qu’elle se tienne sur ses gardes et qu’elle prévienne les dangers qu’une conduite trop légère, pourrait attirer sur mon frère ou sur M. Tilney.

La froideur qu’elle avait remarquée dans Isabelle à son égard, lui avait fait une impression qui n’était pas suffisante pour effacer ce qu’elle avait appris de l’amour que John Thorpe déclarait avoir pour elle. Elle était aussi éloignée de croire que de désirer qu’il fût sincère. Elle n’avait pas oublié qu’il était sujet à se tromper. L’assurance si positive qu’il donnait que ses offres avaient été accueillies, lui prouvait qu’il avait des erreurs fréquentes ; sa vanité était peu flattée. Mais elle ne revenait pas de l’étonnement où l’avait jetté la persuasion que John avait qu’elle l’aimât. Ce n’était que d’Isabelle qu’elle avait appris les soins qu’il lui avait rendus ; jamais elle n’en avait fait la remarque ; ces discours n’étaient à ses yeux que des choses supposées ou dites sans réflexion et auxquelles probablement on ne reviendrait plus.