L’Abbaye de Northanger/26

La bibliothèque libre.
Traduction par Mme Hyacinthe de Ferrières.
Pigorau (1, 2, 3.p. 95-122).



CHAPITRE V.


Les visions romanesques de Catherine étaient évanouies ; elle était complétement désabusée ; Henri avait plus fait en quelques instans, pour l’éclairer sur l’extravagance des derniers effets de son imagination, que toutes les leçons qu’elle avait déjà reçues, que tous les désappointemens qu’elle avait éprouvés. L’humiliation qu’elle ressentait était grande : les reproches qu’elle se faisait étaient amers ; c’était déjà beaucoup pour elle de se trouver condamnable à ses propres yeux, mais de l’être à ceux de Henri, c’est ce qui mettait le comble à ses tourmens. Ses soupçons qui lui semblaient si criminels étaient connus de lui ; il allait sans doute la mépriser pour toujours. Pourrait-il jamais lui pardonner d’avoir jugé aussi témérairement le caractère de son père ? Pourrait-il jamais oublier l’inconvenance de la curiosité à laquelle elle s’était laissé aller, les absurdités qu’elle avait conçues ! Une fois ou deux avant ce moment fatal, il avait montré pour elle quelqu’affection, maintenant pourrait-il lui en conserver ? Enfin ne contribuait-elle pas même à se rendre aussi misérable que possible ?

Une demi-heure après qu’elle fut rentrée dans sa chambre, l’horloge sonna cinq heures ; son agitation était encore si grande qu’à peine put-elle dire quelques mots à Éléonore, qui vint la chercher pour aller à la salle. Henri, dont elle redoutait, la présence, arriva après elle. Il se montra toujours le même à son égard, et s’il y eut de la différence dans sa conduite envers elle, c’est qu’il fut encore plus attentif et plus aimable qu’à son ordinaire. Catherine n’avait jamais eu plus besoin de soutien ; il semblait qu’il se faisait un devoir de lui en servir.

La soirée s’écoulait, l’amabilité de Henri se soutenait ; insensiblement les esprits de Catherine se calmèrent, et sa tranquillité revint. Elle ne pouvait espérer qu’il oublierait le passé, ni qu’elle parviendrait elle-même à effacer l’impression qu’elle avait produite sur lui ; mais elle put croire qu’il serait assez généreux pour ne plus lui parler de cet événement et pour n’en rien dire à personne, pour même ne conserver aucun ressentiment contr’elle. Ses pensées revenaient sans cesse sur les effrayantes chimères qu’elle s’était forgées à plaisir sans que rien de probable n’y eût contribué, sur les terreurs dont son imagination seule avait fait les frais, sur la gravité qu’elle attachait aux plus légères circonstances, dans lesquelles elle cherchait un motif pour s’alarmer, sur la sotte avidité avec laquelle, depuis son arrivée à l’abbaye, elle s’occupait d’objets et d’aventures effroyables. Elle se rappelait l’idée qu’elle s’était faite de Northanger avant de le connaître, celles qui l’absorbaient depuis qu’elle y était. Elle reconnaissait qu’avant de quitter Bath elle était imbue de ces ridicules et mensongères pensées qui lui représentaient Northanger et tout ce qu’elle y trouverait comme ces vieux châteaux isolés, théâtres des scènes les plus horribles.

Si Mistriss Radcliffe et beaucoup de ses imitateurs eussent placé au centre de l’Angleterre le théâtre des événemens mystérieux et des attachans récits dont se composent leurs charmans ouvrages, ils ne seraient pas parvenus à leur donner seulement l’apparence de la probabilité ; mais ils leur ont imprimé le sceau de la possibilité, peut-être même de la réalité, en les supposant arrivés dans les Alpes ou au milieu des Pyrénées, dans le fond de sombres forêts habitées par des hommes aussi sauvages que le sîte, aussi dépravés que peut l’être celui qui est assuré de l’impunité ; il n’était pas tout-à-fait contraire au naturel de penser qu’ils eussent pu arriver en Italie, en Suisse, dans les chaînes de montagnes qui bordent le midi de la France… Catherine penchait même encore à croire que dans le nord et à l’occident de son propre pays on pouvait aussi trouver quelques exemples de ces événemens ; mais, d’après les observations de Henri, elle comprit qu’au centre de la nation les lois et les mœurs donnaient toute sécurité pour son existence à une femme que son mari n’aimerait pas ; l’assassinat, quelque clandestin qu’il fût, ne pouvait rester long-tems ignoré ; les serviteurs ne sont pas des esclaves, encore moins des aveugles. Quant aux poisons, aux potions soporifiques, les droguistes ne les donnent pas aussi indifféremment qu’ils donnent de la rhubarbe. Dans les Alpes et dans les Pyrénées les caractères sont peut-être plus fortement prononcés ; tel qui a toujours vécu dans l’innocence et que l’occasion n’a pas encore éprouvé, renferme peut-être les inclinations les plus vicieuses ; il n’en est pas ainsi, pensait-elle, des Anglais ; dans leurs cœurs et leurs habitudes il y a un mélange de bon et de mauvais.

D’après cette opinion, elle ne devait pas s’étonner de ce que Henri et Éléonore laissaient paraître quelquefois de légers défauts, de ce que leur père, bien qu’innocent des odieux soupçons qu’elle rougissait d’avoir conçus contre lui, n’était pas parfaitement aimable.

Après avoir fixé son idée sur tous ces points, et après avoir pris la résolution de ne plus porter d’autres jugemens que ceux que lui dicterait la raison, elle n’avait rien de mieux à faire que d’oublier le passé, de jouir du présent, et de suivre doucement la marche du tems. L’étonnante générosité de Henri et la noblesse de sa conduite, qui lui faisaient éviter tout ce qui pouvait avoir quelque rapport à ce qui s’était passé, rendit à Catherine son courage, et, ce qu’elle n’eût pas cru possible dans les premiers momens de sa détresse, elle se retrouva bientôt dans une parfaite liberté d’esprit. Il restait cependant quelques sujets sur lesquels elle sentait qu’elle ne pourrait entendre parler sans rougir : une cassette, un cabinet, par exemple, la seule vue d’un meuble couvert d’un vernis du Japon, quelle qu’en fût la forme, la faisait reculer ; elle reconnaissait que le souvenir d’une erreur passée, quoique pénible, pouvait être salutaire.

Les inquiétudes de la vie commune vinrent succéder aux crises de la vie de roman. Chaque jour elle désirait plus vivement recevoir des nouvelles d’Isabelle. Elle était impatiente d’apprendre quelles étaient les personnes qui avaient quitté Bath et si les assemblées étaient toujours nombreuses. Elle était inquiète aussi de savoir si Isabelle avait enfin trouvé une étoffe qu’elle avait jusqu’alors infructueusement cherchée, et elle désirait connaître si la bonne intelligence régnait toujours entre son frère et son amie. Isabelle était la seule personne qui pût lui faire savoir toutes ces choses.

Mist. Allen devait bien lui écrire ; mais seulement lorsqu’elle serait à Fullerton. Isabelle lui avait néanmoins et plus d’une fois promis qu’elle lui écrirait de suite. Elle était ordinairement si exacte à tenir ses promesses…

Catherine ne put donc s’empêcher de croire qu’il n’y eût quelque chose d’extraordinaire qui lui avait fait garder le silence. Pendant neuf jours consécutifs elle renouvela chaque matin les expressions de son étonnement ; le dixième jour en entrant dans la salle à manger, elle vit s’avancer vers elle Henri tenant une lettre à la main, elle le remercia aussi affectueusement que s’il en eût été l’auteur. C’est de mon frère, c’est de James, dit-elle, en regardant l’écriture. Elle l’ouvrit. La lettre était datée d’Oxford et contenait ce qui suit :


Chère Catherine,


Malgré toute l’aversion que vous me connaissez pour écrire, je crois qu’il est de mon devoir de vous annoncer que tout est rompu entre Miss Thorpe et moi. Hier je suis parti de Bath et me suis séparé d’Isabelle, pour ne la revoir jamais. Je ne veux pas entrer dans des détails inutiles qui vous affligeraient. Vous apprendrez immanquablement par d’autres de quel côté sont les torts. J’espère que vous regarderez votre frère comme n’en ayant eu aucun, excepté celui d’avoir cru follement que son affection était payée de retour. Grâces à Dieu, je suis détrompé à tems. C’est une triste expérience que j’ai faite, sur-tout après avoir obtenu de mon père, un consentement qu’il avait donné avec tant de bonté. N’y pensons plus ; elle m’a rendu malheureux pour toujours. Revenez bientôt, ma chère Catherine ; vous êtes ma seule amie, la seule dont l’attachement soit solide. Je désire que vous puissiez quitter Northanger avant que les nouveaux engagemens du capitaine Tilney y soient connus. Ce serait une chose pénible pour vous de les apprendre chez son père.

Le pauvre Thorpe est à la ville. Je crains de le voir ; son cœur honnête sentira vivement l’injure que l’on m’a faite ; je lui ai écrit, ainsi qu’à mon père. La duplicité d’Isabelle est ce qui me révolte le plus ; jusqu’au dernier moment quand je lui parlais des craintes que sa conduite m’inspirait, elle se moquait de moi et m’assurait qu’elle m’aimait plus que jamais. Je suis honteux en pensant combien il y a de tems qu’elle me trompe.

Si jamais un homme a eu de fortes raisons de se croire aimé d’une femme, c’est moi. Je ne puis comprendre encore maintenant pourquoi Miss Thorpe s’est conduite comme elle l’a fait ; car il n’était pas nécessaire de me jouer pour s’assurer la conquête du capitaine Tilney. Nous nous sommes séparés d’un commun accord ; heureux si je ne l’eusse jamais rencontrée. Il est impossible que je retrouve jamais une femme que je puisse autant aimer.

Chère Catherine, prenez bien garde à qui vous donnerez votre cœur.

Je suis, etc.


Catherine avait à peine lu les premières lignes que l’altération de ses traits et une exclamation qui lui échappa involontairement firent connaître qu’elle apprenait une mauvaise nouvelle. Henri qui l’observait avec inquiétude, vit bien que la fin de la lettre n’était pas plus agréable pour elle que le commencement ; son père qui entra dans ce moment l’empêcha de faire des questions à Miss Morland. On servit le déjeûner ; celle-ci ne toucha à rien : ses yeux étaient pleins de larmes, quelques-unes même s’échappèrent malgré elle et sans qu’elle s’en aperçût. Elle tenait sa lettre, elle la mettait dans sa poche, l’en retirait, la regardait, comme si elle n’eût su ni de qui elle venait, ni ce qu’elle contenait. Le Général, tout occupé de son chocolat et de ses journaux, ne faisait nulle attention au trouble qui agitait Catherine ; mais Henri et Éléonore, qui le voyaient, en étaient très-occupés. Aussitôt qu’elle put convenablement sortir de table, elle courut dans sa chambre. Une servante était occupée à l’arranger ; Catherine fut obligée de redescendre ; elle entra au salon, croyant qu’elle y serait seule ; mais Henri et Éléonore y étaient venus, ils s’entretenaient ensemble et paraissaient sérieusement occupés. Elle voulut se retirer ; ils l’engagèrent tous deux vivement à rester. Éléonore, après lui avoir exprimé avec la plus aimable affection le désir qu’elle avait de la consoler et de lui être utile, crut devoir se retirer avec son frère, pour la laisser libre.

Après une demi-heure de réflexions, Catherine sentit le besoin d’aller rejoindre ses amis ; elle ne savait si elle devait leur faire savoir le sujet de sa douleur, ou le leur laisser pénétrer sans en faire connaître les détails, dans le cas où ils viendraient à l’interroger. Comment se déterminer à divulguer les torts d’une amie, et d’une amie telle qu’Isabelle qui lui avait donné tant d’assurances d’un véritable attachement, et découvrir ceux de leur frère impliqué d’une manière si étonnante dans ce malheur. Elle crut devoir éluder ce sujet ou garder à cet égard un silence absolu.

Henri et sa sœur étaient retournés dans la salle à manger. Quand Catherine y entra, ils la considérèrent avec inquiétude : elle s’assit ; après quelques momens de silence, Éléonore lui dit : j’espère ma chère amie, que vous n’avez pas reçu de mauvaises nouvelles de Fullerton, que M. et Mistriss Morland, que vos frères et vos sœurs sont en bonne santé.

— Oui, je vous remercie, dit-elle en soupirant, je crois qu’ils se portent bien. La lettre que j’ai reçue est de mon frère ; elle vient d’Oxford.

Ils ne firent aucune réflexion. Mais quelques minutes après, Catherine dit, en versant un torrent de larmes : je n’aurais jamais cru recevoir une semblable lettre.

— J’en suis affligé, dit Henri en fermant le livre qu’il venait d’ouvrir, si j’eusse soupçonné que cette lettre dût vous faire la peine que je vois qu’elle vous cause, j’aurais éprouvé, en vous la remettant, des sentimens bien différens de ceux qui m’affectaient.

— Elle contient des choses impossibles à croire. Pauvre James ! Il est bien malheureux ! Vous saurez bientôt pourquoi.

— Une sœur aussi tendre, aussi bonne que vous, dit Henri avec vivacité, est pour lui une bien grande consolation dans sa douleur.

— J’ai une grâce à vous demander, dit Catherine quelques minutes après et d’un air très-ému, c’est que, si votre frère revient ici, vous ayez la bonté de m’en prévenir, afin que je puisse partir avant son arrivée.

— Notre frère Frédéric ! s’écrièrent ensemble Henri et Éléonore.

— Oui, j’aurai certainement bien du regret de vous quitter aussitôt ; mais ce qui est arrivé me fait craindre de me trouver avec le capitaine Tilney et dans la même maison que lui.

Éléonore laissa son ouvrage et regarda Catherine avec le plus grand étonnement ; Henri commença à soupçonner la vérité. Il prononça à voix basse quelques mots, dans lesquels on put distinguer le nom de Miss Thorpe. Que vous êtes pénétrant ! s’écria Catherine. Je l’avoue, vous avez deviné juste. Hélas ! lorsqu’à Bath, nous avons une fois parlé de cela, vous ne pensiez pourtant pas que la chose dût se terminer ainsi. Je ne suis plus surprise de n’avoir pas reçu de lettres d’Isabelle : elle a abandonné mon frère, elle nous comble de chagrin. Auriez-vous jamais cru qu’elle fût aussi légère, aussi inconstante ? Quelle honte !

— J’espère que pour ce qui concerne mon frère, vous êtes mal informée ; il n’est pas coupable, je le crois, des désagrémens qu’éprouve M. Morland. Il n’est pas probable que mon frère épouse Miss Thorpe ; on vous induit sûrement en erreur à ce sujet. Je partage la peine de votre frère ; je suis fâché qu’une personne qui vous appartient soit malheureuse ; la seule chose qui me surprendrait dans cette affaire, serait le mariage de Frédéric avec Miss Thorpe.

— Il est cependant très-vrai : lisez vous-même la lettre de James… Tenez, c’est ici, et elle rougit en regardant la dernière ligne.

— Faites-moi le plaisir de nous lire les passages qui concernent mon frère.

— Non, non ; lisez vous-même, dit Catherine avec embarras et en rougissant plus encore ; puis elle ajouta : je ne sais à quoi pensait James, en finissant, il voulait seulement me donner un bon conseil.

Henri prit la lettre, il la lut attentivement, et dit en la lui rendant : s’il en est ainsi, je puis dire que j’en suis très-fâché ; Frédéric aura fait un choix que sa famille ne peut approuver ; je plains la position où il se met comme fils et comme amant.

Catherine passa la lettre à Éléonore en lui disant de la lire. Après l’avoir lue et après avoir exprimé combien elle était étonnée de son contenu, celle-ci commença à s’informer de la famille et de la fortune de Miss Thorpe.

— Quelle femme est sa mère ?

— Une très-bonne femme.

— Qu’était son père ?

— Un homme de loi, à ce que je crois. Il demeurait à Pulteney.

— Sa famille est-elle riche ?

— Non, pas du tout. Je crois qu’Isabelle n’aura pas de fortune. Mais qu’est-ce que cela fait à votre famille, votre père est si généreux ! Il me disait l’autre jour qu’il ne mettait de prix à l’argent que par l’espoir qu’il contribuerait au bonheur de ses enfans. Le frère et la sœur se regardèrent. Le bonheur de mon frère, reprit Éléonore après une courte pause, sera-t-il assuré s’il épouse une telle femme, qui doit n’avoir aucun principe puisqu’elle est capable de se conduire ainsi qu’elle l’a fait avec votre frère ? Quel étrange aveuglement de la part de Frédéric ! Une fille qui oublie un engagement qu’elle a volontairement contracté, cela n’est-il pas inconcevable, Henri ? Frédéric qui avait tant de fierté, des prétentions si élevées, qui ne trouvait aucune femme digne de son amour…

— C’est ce qui rend inexplicable, dit Henri, sa conduite dans cette circonstance, et ce qui me fait concevoir contre lui les plus étranges présomptions, sur-tout quand je pense aux opinions qu’il manifestait si hautement. Cependant j’ai trop bonne idée de la prudence de Miss Thorpe pour croire qu’elle se décide à rompre avec un galant homme, avant de s’être bien assurée de celui qu’elle choisit pour lui succéder. Ce sera la ruine de Frédéric.

Préparez-vous, ma chère Éléonore, à avoir une belle sœur, mais non pas comme vous le désirez, franche, ingenue, naturelle, innocente, ayant des affections tendres et simples, sans aucune prétention et sans le moindre déguisement.

— Je désire effectivement une belle sœur qui jouisse de ces dernières qualités, mon cher Henri, dit Éléonore en souriant ; ce serait ma meilleure amie, elle ferait mon bonheur…

— Peut-être, dit Catherine, quoiqu’elle se soit mal conduite envers notre famille, se conduira-t-elle bien à l’égard de la vôtre. À présent qu’elle aura réellement trouvé l’homme qu’elle préfère, elle pourra être conséquente.

— Elle le sera certainement, dit Henri, à moins qu’il ne se présente quelque baronnet sur son chemin ; voilà le seul danger que Frédéric ait à redouter dans ce moment. Je prendrai les journaux de Bath pour voir quels sont les arrivans et savoir s’il vient quelqu’un qui puisse succéder à mon frère.

— Vous la croyez donc ambitieuse ?… Il est vrai que j’ai fait une remarque qui pourrait me le faire soupçonner : je ne puis oublier que dans le premier moment qu’elle apprit ce que mon père donnerait à mon frère pour son mariage, elle sembla très-étonnée qu’il ne donnât pas davantage. Je n’ai jamais été trompée sur le caractère de personne, comme sur le sien.

— Et vous en avez connu et étudié un grand nombre, dit Henri en souriant.

— Le chagrin que j’éprouve de la perte d’une amie est grand ; mais ce pauvre James, je crains qu’il ne se console jamais.

— Votre frère est certainement très-malheureux maintenant ; mais vous ne devez pas juger sa douleur d’après vos sentimens ; vous pensez, je suppose, qu’en perdant Isabelle, vous perdez la moitié de vous-même, vous sentez dans votre cœur un vide que vous croyez ne pouvoir être rempli ; la société vous devient pénible ; quant aux amusemens que vous étiez accoutumée à partager avec elle à Bath, l’idée d’en jouir sans elle vous fait horreur. Par exemple, maintenant pour rien au monde vous ne voudriez aller au bal ; vous pensez que vous ne retrouverez plus une amie à qui vous puissiez ouvrir votre cœur sans réserve, qui mérite votre entière confiance, dont les conseils vous éclairent et vous aident dans les positions difficiles où vous pouvez vous trouver. N’est-ce pas là précisément ce que vous sentez ?

— Non, dit Catherine, après quelques momens de réflexion, ce n’est pas tout-à-fait cela, et pour vous dire la vérité, quoique je sois très-affligée de ne pouvoir plus l’aimer et de ne la revoir peut-être jamais, je n’éprouve pas ce grand chagrin dont vous pensez que je suis accablée.

— Vous ne ressentez comme vous le faites toujours, ma chère Miss Morland, que ce qu’il est naturel de sentir dans une pareille circonstance. On n’a pas de peine à juger de vos sentimens. J’ignore pour quelle raison Catherine sentit ses esprits ranimés par cet entretien.