L’Abitibi, pays de l’or/Chapitre 7

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Les Éditions du Zodiaque (p. 69-75).

Chapitre VII

SAINT-BERNARD-DE-SULLIVAN


Paroisse de mineurs et d’ouvriers de scierie —
Une cure qui n’est pas sédentaire avec
sa série de missions

Le campement de la mine Sullivan, à l’été de 1934, lors de ma première visite, groupait quelques douzaines d’ouvriers logés tant bien que mal dans des cabanes faites de billes prises à la forêt tout proche des épinettes noires. Le campement n’était encore qu’un maigre empiétement sur la forêt. Trois ans après, un village s’ébauche sur la rive du lac de Montigny, autour de la propriété de la compagnie, qu’enceint maintenant une haute clôture. Ses cent et quelques familles déjà lui donnent l’air d’une petite ville. Avec un village sis tout à côté, presque son faubourg, Carrièreville, que peuplent les employés d’une scierie et leurs familles, au nombre de vingt-cinq, il forme la paroisse de Saint-Bernard, Saint-Bernard-de-Sullivan, pour dire son nom officiel. Entre le village de la scierie et le village de la mine, l’école est construite, trop étroite toutefois pour servir de chapelle dominicale. La messe se dit dans la salle à manger de l’un des deux hôtels du village de Sullivan, l’hôtel Sigouin. Sur semaine, il n’y a pas de messe dans la paroisse de Saint-Bernard, car le curé, M. l’abbé Hermas Quenneville, est en même temps missionnaire pour toute la série des campements miniers qui sont établis autour du lac de Montigny et qu’il doit visiter régulièrement.

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Les paroissiens de Saint-Bernard, le faut-il dire ? ne sont pas du type bourgeois et casanier. Ce sont des gens venus d’un peu partout, de tous les coins de la province de Québec et même de centres miniers de l’Ontario, qui ne craignent pas l’aventure. Un établissement en pays neuf n’est pas fait pour les déconcerter. Leur premier curé, M. l’abbé Quenneville est un peu, et pas mal de leur trempe. Sa carrière avant son entrée dans les ordres le démontre.

Son père qui était originaire de Saint-Anicet, dans le comté québécois de Huntingdon, la paroisse du premier évêque d’Haileybury, feu Mgr Latulippe, partit tout jeune, à l’âge de dix-sept ans, pour les usines d’or du Colorado. Plus tard, il s’établissait comme colon, en Ontario, dans le lointain pays d’Essex. C’est là, à Saint-Joachim, que naquit Hermas Quenneville. Fils d’un ancien mineur du Colorado, M. l’abbé Quenneville était tout désigné pour faire du ministère en pays minier.

Il y a toutefois, semble-t-il, une autre cause à cette vocation sacerdotale et spécialisée. Les familles Latulippe et Quenneville sont originaires du même village québécois de Saint-Anicet ? C’est dans le voisinage, au Collège de Valleyfield, qu’Hermas Quenneville commença ses études classiques, pour les terminer au Séminaire de Sainte-Thérèse. Il n’est pas surprenant qu’en devenant prêtre, il soit passé chez Mgr Latulippe, dont le diocèse comprenait la majeure partie de la région minière du nord de l’Ontario et qui comprend maintenant toute la région minière du Nouveau-Québec, c’est-à-dire du Témiscamingue et de l’Abitibi. Mais que de détours avant d’en venir aux ordres. Le futur curé de Saint-Bernard-de-Sullivan avait-il le pressentiment de ce que serait plus tard sa mission sacerdotale auprès de paroissiens assez aventuriers ? Comme carrière aventureuse, en tout cas, la sienne l’est assez.

Après ses études secondaires, il passait à l’École des Hautes Études Commerciales, de l’Université de Montréal, obtenait ses diplômes et retournait dans Essex, à Windsor, où il fut marchand. Dans cette même ville, il fut ensuite agent du fisc, douanier, pendant cinq ans. Finalement à l’appel d’une vocation tardive, il étudie la philosophie à l’Université d’Ottawa, commence ses études théologiques au grand séminaire de London, les termine à Ottawa. C’est dans cette ville qu’il est ordonné par son Excellence le délégué apostolique, Mgr Andrea Casulo. Il se donne alors au diocèse de Mgr Latulippe. Successivement vicaire à la cathédrale d’Haileybury, dans la ville minière de Kirkland Lake, pendant cinq ans, il devient procureur du diocèse et le reste jusqu’à ce que son évêque actuel, Son Excellence Mgr Rhéaume, lui confie, en novembre 1936, la tâche de fonder la paroisse de Saint-Bernard et de prendre soin de toutes les missions environnantes.

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En plus de sa paroisse proprement dite, villages de Sullivan et de Carrièreville, l’abbé Quenneville exerce son ministère dans l’île de Siscœ, dont la population comprend une vingtaine de familles catholiques, aux mines Kiena et Wisik, dans l’île Parker, à la mine Dorval, entourée d’une population de 125 personnes, à la mine Shawkey, où la population catholique dépasse les 200 âmes, y compris sept ou huit familles, à la mine Gale, dont le campement loge 65 hommes, à la rivière Piché, où plus de cent hommes travaillent jour et nuit à la construction d’un pont qui fera passer le rail du Canadien National. Au même endroit ou tout proche, il y a encore Paris-la-Nuit ou Hollywood, un village de réputation douteuse mais fort peuplé et encore plus fréquenté par des gens qui viennent de dix, quinze et vingt milles, parfois par des chemins impassables.

Pour aller de l’une à l’autre des missions qui relèvent de sa juridiction, M. l’abbé Quenneville doit faire un trajet d’une trentaine de milles, en employant, comme de raison, les moyens de locomotion les plus divers : le kicker ou le bateau-taxi, l’auto, le cheval, l’avion ; en hiver, les chiens, la raquette, l’autoneige, la vanne montée sur patins, tirée par une auto-chenille et dont l’intérieur est garni d’un poêle qui le chauffe ou plus exactement fait de son mieux pour donner ce résultat.

L’Abitibi minier comme l’Abitibi de la colonisation se sert en effet de moyens de locomotion qui sont assez peu connus dans le reste de la province de Québec et du monde. Le kicker, c’est un simple canot, genre Peterboro, mais plus pansu, plus large, vrai canot de voyageurs des pays d’En-Haut auquel on attache un moteur portatif. En pays de villégiature, autour de Montréal, par exemple sur le lac Saint-Louis ou le lac des Deux-Montagnes, cela n’irait pas sans danger et trop souvent sans accident. Là-bas, l’embarcation reçoit parfois des chocs assez violents de son moteur, qui rouspète — d’où la désignation kicker — mais les chavirements sont rares. Question de latitude sans doute, sinon d’accoutumance. L’autoneige, qui peut atteindre une vitesse de 50 ou 60 milles à l’heure, a l’aspect d’un avion sans ailes, avec l’hélice à l’arrière, la cabine pour quatre ou cinq voyageurs étant montée sur de longs patins en bois. Le traîneau à chiens ou hometik est encore le moyen de transport le plus fréquent en hiver parce qu’utilisable, pour ainsi dire, par tous les temps.

Au cours de ses dix premiers mois à Sullivan, M. l’abbé Quenneville a pu faire l’essai de tous les moyens abitibiens de locomotion. Sa première tournée, en décembre 1936, lui prit une semaine entière, avec un attelage de chiens. Il était parti de Val d’Or. Les chiens, qui étaient des chiensloups, encore mal dressés, commencèrent par le renverser, en arrivant au bord du lac de Montigny, dans un banc de neige fondante. La nuit précédente, par suite d’un dégel, le lac avait débordé. Le missionnaire portait cependant un costume esquimau et le dommage ne fut pas grand. En janvier, deuxième tournée, beaucoup plus rapide, en autoneige, sur une croûte bien durcie ; en février, les taxis ordinaires circulaient librement sur le lac et par les routes ; en mai, kickers et bateaux-taxis avaient déjà commencé leurs services sur toute l’étendue du lac.

Il va sans dire qu’en toutes saisons, à l’exception de quelques semaines le printemps et l’automne, à l’occasion du gel et du dégel des lacs, l’avion est couramment employé dans ces régions du Nord-Ouest. Les missionnaires ne s’en privent pas.

Malgré tous ces moyens de transport, le ministère n’en reste pas moins pénible. La cure de Saint-Bernard-de-Sullivan est rien moins que sédentaire. Elle est au vrai si peu sédentaire que son titulaire n’a pas encore de presbytère, non plus que d’église. L’une et l’autre doivent pourtant se construire à brève échéance. La compagnie Sullivan a même fourni pour cela tout le terrain qu’il faut.