Vive la vie !/L’Absence profitable

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Vive la vie !Marpon et Flammarion. (p. 279-288).
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L’ABSENCE PROFITABLE




— C’est égal, elle ne rentre pas vite ce soir !

Ayant ainsi formulé sa désespérance, le pauvre homme remit sa montre en son gousset, opération inutile, car, la minute d’après, il la retirait, constatait à nouveau l’heure avancée et répétait pour changer un peu :

— C’est égal, elle ne rentre pas vite ce soir !

Le fait est que huit heures venaient de sonner à tous les beffrois du voisinage. Le potage servi sur la table, après avoir un instant frisé l’ébullition, s’abaissait lentement, mais sûrement, vers la température ambiante qui était ce soir-là, si ça peut vous intéresser, de 21 degrés centigrades et une fraction, température acceptable pour un bouillon froid, mais tout à fait insuffisante pour un potage chaud qui se respecte.

Et le pauvre homme, avec une obstination touchante, tirait sa montre, la remettait, et murmurait, de plus en plus abattu :

— C’est égal, elle ne rentre pas vite ce soir !

Qui était égal ? Je ne saurais vous dire (une façon de parler, sans doute), mais je puis vous renseigner sur la personne qui ne rentrait pas vite ce soir : c’était sa femme, sa bonne petite femme.

Voilà un an qu’ils étaient mariés.

Un an ! comme ça passe, tout de même ! Il me semble la voir encore à la sacristie, dans sa robe blanche, avec sa fleur d’oranger qui avait l’air toute bête de se trouver là, ses frisons châtains plein les yeux, son petit nez en l’air, sa bouche un peu canaille, mais si drôle.

À la sortie de l’église, les commères du quartier lui trouvèrent l’air effronté. Jalouses !

Beaucoup moins bien était son mari. Le pantalon un peu court compensait heureusement la redingote beaucoup trop longue. Les chaussures, qui semblaient destinées au long cours, composaient une honnête moyenne avec les bords du chapeau, invisibles à l’œil nu. En somme, costume dénué d’élégance, mais si mal porté !

Leur mariage s’était fait dans d’étranges conditions.

Notre ami Constant Lejaune, jeune homme de quarante-deux ans, employé à la Compagnie générale d’assurances contre les notaires de France, habitait depuis longtemps la même maison.

Cette maison avait une concierge, madame Alary-Golade, une bien brave femme, allez ! laquelle avait une fille, Hélène, laquelle avait dix-huit printemps.

Constant ne prenait nulle garde aux printemps d’Hélène. Il l’avait vue pas plus grande que ça, la tutoyait, lui tapotait les joues, la trouvait bien gentille et c’était tout.

Un soir, Constant, rentrant de son administration, jeta gaiement à sa concierge son habituel :

— Bonsoir, madame Alary, pas de lettres pour moi ?

— Non, monsieur Lejaune, pas de lettres pour vous ; mais j’ai une grave communication à vous faire.

Constant entra dans la loge, et là essuya la plus terrible révélation qui eût jamais ébranlé l’âme d’un Lejaune. Hélène était amoureuse de lui, mais amoureuse à en périr.

Constant tomba de son haut.

Six semaines après, dans une salle qui sentait la peinture, un adjoint au maire du dix-septième arrondissement déclarait unis au nom de la loi monsieur Constant Lejaune et mademoiselle Hélène Alary-Golade.

Le même jour, un vénérable ecclésiastique de Sainte-Marie des Batignolles bénissait l’union des jeunes gens et les engageait (de quoi se mêlait-il, celui-là ?) à multiplier.

Bien maladroitement, à mon sens, le couple Lejaune déménagea.

Trouver l’occasion de réunir sur une seule et même tête les deux titres glorieux de concierge et de belle-mère, et rater cette occasion unique !

Constant, laissez-moi vous le dire en toute franchise : vous commîtes, ce jour-là, une lourde faute.

Malgré cette inconcevable gaffe, les nouveaux époux goûtèrent un bonheur sans mélange ; ou, s’il arrivait un mélange, le bonheur ne faisait qu’y gagner encore.

Hélène, parbleu ! n’était pas plus parfaite qu’une autre. Jolie, elle ne manqua pas de faire converger sur sa petite personne des faisceaux de regards convoiteurs.

Au commencement, Constant aurait désiré qu’elle s’indignât, mais Hélène, au contraire, était ravie. Constant s’habitua vite à cet état de choses.

Autre imperfection d’Hélène : toujours en retard.

Si l’exactitude est, comme on le dit, la politesse des rois, j’engage vivement Hélène à ne monter sur aucun trône, car elle se ferait, dans les cours étrangères, un rapide renom d’impériale muflerie.

Heureusement qu’en fait de cours étrangères, Hélène ne connaît que celles de la rue Legendre, où s’écoula le plus clair de son enfance tumultueuse.

Il lui arrivait souvent de rentrer à des heures invraisemblables. Hâtons-nous d’ajouter qu’elle était toujours munie d’excellentes raisons. Un soir, c’était pour ci, un autre soir c’était à cause de ça.

Même, une fois, elle avait découché !

Après une nuit de tortures et d’angoisses pour le pauvre Constant, elle était rentrée le matin, vers neuf heures, un peu lasse, mais le cœur satisfait du devoir accompli. Elle avait soigné toute la nuit sa tante du Vésinet qui avait bien failli y passer, la pauvre femme.

(Une tante dont, par parenthèse, Constant n’avait jamais entendu parler, mais les tantes d’Hélène étaient si nombreuses et si éparpillées qu’on avait bien pu en oublier une, dans la nomenclature.)

Excellent observateur et même un peu superstitieux, le brave homme avait remarqué que chaque retard d’Hélène coïncidait pour lui avec une faveur administrative.

Un soir, Hélène était rentrée à minuit et demi ; le lendemain matin, le chef de bureau dit à Constant, sur un ton d’extrême bienveillance :

— Mais, mon cher Lejaune, vous êtes en plein courant d’air. Installez-vous donc dans le coin du bureau, vous serez beaucoup mieux.

Et toujours, toujours la même coïncidence ! L’étrange de l’histoire, c’est que, plus le retard d’Hélène était considérable, plus la faveur était précieuse. Ainsi, quarante-huit heures après la nuit chez la tante du Vésinet, il passait commis principal.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— C’est égal, murmure Lejaune pour la mille et unième fois, elle ne rentre pas vite ce soir !

Ding !… C’est la concierge qui monte une lettre. Tiens, une lettre d’Hélène !


« Mon coco idolâtré,

» Tu sais que je ne me sentais pas très bien ces jours-ci. Je suis allée voir un grand médecin, qui m’a ordonné les eaux. Il était temps, paraît-il : un jour de plus, j’étais perdue.

» T’ennuie pas trop, mon gros chéri, et pense un peu à celle qui ne pensera qu’à toi.

» Ta belle louloute,
» Hélène.

» P.-S. — Je reviendrai dans huit jours. »

La figure de Constant Lejaune, d’abord inquiète, s’éclaircit brusquement.

— Huit jours partie ! s’écria-t-il. Je suis fichu d’être nommé directeur !