L’Agitation pour l’émancipation des femmes en Angleterre et aux États-Unis

La bibliothèque libre.
L’AGITATION
POUR
L’ÉMANCIPATION DES FEMMES

I. L’Assujettissement des femmes (On the Subjection of Women), par M. John Stuart Mill, traduit par M. E. Cazelles. — II. La Femme pauvre au dix-neuvième siècle, par Mme Daubié, 3 volumes, couronnés par l’académie de Lyon. — III. De la Condition politique et civile des femmes, par M. Duverger, professeur de droit civil à la Faculté de Paris.


I.

Il est dans la destinée de notre temps de remettre tout en question. La condition des femmes n’a pas échappé à ce sort commun, l’esprit de critique et de réforme s’y donne pleine carrière. On réclame pour les femmes une nouvelle place dans l’état. Leur situation dans la famille n’est pas l’objet de moins de discussions. L’idée d’une subordination quelconque de la femme est vivement attaquée. L’égalité la plus absolue dans l’exercice des droits positifs, dérivée de l’égalité des droits naturels, est revendiquée comme une vérité théorique jusqu’à présent méconnue, que la pratique ne saurait se défendre de consacrer sans un déni de justice. De là une agitation qui se produit sous bien des formes et dans plus d’un pays. Depuis quelques années surtout, les livres, les journaux, les réunions publiques, nous en apportent le bruyant écho. On peut se demander si, dans ces réclamations, tout mérite d’être traité avec la même sévérité, s’il n’y a aucun grief fondé, aucun vœu raisonnable, si enfin on ne peut légitimement critiquer tel article des législations en vigueur, désirer aussi pour les femmes une part meilleure dans les conditions matérielles du travail. De telles questions, quoique soulevées par les agitateurs, fort heureusement ne sont pas liées d’une manière intime avec les thèses radicales; elles répondent à un besoin de justice, d’humanité, de progrès, et n’encourent ni le ridicule ni le blâme qui trop souvent s’attachent aux idées d’émancipation féminine et à la forme excentrique des réclamations. L’émancipation! voilà un bien gros mot en effet. Celui qui, ignorant les conditions du monde où nous vivons, l’entendrait pour la première fois, ne se demanderait-il pas si nous sommes dans ces contrées de l’Orient où la femme était et est encore souvent traitée en bête de somme ou comme un jouet dépendant du pur caprice, ou bien dans cette vieille Grèce qui ne lui laissait un peu d’indépendance que dans la situation d’hétaïre, ou enfin dans ces temps féodaux et à ces époques monarchiques où florissaient les oppressifs privilèges de la masculinité? Émanciper, le mot aurait eu sa justesse avant le christianisme; encore eût-il pu paraître exagéré sous plus d’un rapport, appliqué à la femme romaine après que le droit romain se fut adouci en sa faveur sous l’influence du stoïcisme plus humain de l’époque impériale.

Émanciper, selon le sens étymologique, c’est faire passer un esclave à l’état de liberté, une chose à l’état de personne. Or, que nos femmes, nos mères, nos filles ne soient pas des choses, en vérité est-ce à démontrer, et faut-il prendre au sérieux ces retentissantes affirmations que naguère encore les émancipateurs faisaient entendre dans un banquet tenu à Paris, et que saluait M. Victor Hugo d’une de ces lettres-programmes qu’il ne refuse jamais aux causes populaires? Aussi ne s’agit-il pas ici d’une thèse à soutenir. Il suffit que la campagne émancipatrice existe, se propage dans plusieurs pays, pour que nous recherchions ce qui s’y cache ou s’y manifeste d’idées fausses, et, s’il y a lieu aussi, de revendications moins chimériques. C’est une étude assez curieuse, assez importante même, sans qu’il soit besoin d’agrandir la question démesurément. Si l’on devait accepter les termes dans lesquels elle est posée, il faudrait y voir la pensée ou le germe de la plus grande révolution peut-être que le monde ait encore éprouvée, car ce ne serait pas moins que l’avènement de tout un sexe, c’est-à-dire de la moitié de l’espèce humaine, à des droits dont elle aurait été jusqu’ici en masse injustement dépossédée. Que serait en comparaison l’abolitionisme qui s’est attaché à faire disparaître de la face du globe comme une tache honteuse la servitude de quelques millions de pauvres noirs? On a dit ce mot, que, le genre humain ayant perdu ses titres, Montesquieu les avait retrouvés, — un bien haut honneur pour Montesquieu, qui peut rester grand sans avoir eu le mérite d’une pareille découverte; mais, si les femmes avaient perdu leurs droits ou ne les eussent jamais vu reconnaître, et que quelque génie privilégié les retrouvât sous l’amas des préjugés tout juste à ce point précis du temps où nous sommes, en vérité les noms et la gloire des Galilée et des Newton ne seraient pas trop pour ce bienfaiteur, pour cet inventeur aussi grand que hardi. Combien nous serions insensés et coupables de ne pas le comprendre et de ne pas le suivre !

Aussi ne demandons-nous pas mieux que de prêter l’oreille; idées neuves ou vieilles, nous écouterons tout. Les jugemens sévères qu’on prodigue à la moitié masculine du genre humain, nous les recueillerons avec une humilité attentive; il peut y avoir des vérités à tirer de ces véhémens reproches. Nous ne réclamons que le droit de ne pas nous donner tort à la légère. Accordons tout ce qui est juste, mais sans céder à l’exagération violente, à la passion du paradoxe et à l’amère censure de tout ce que le passé a consacré, de tout ce que le présent veut maintenir.

Nous voudrions d’abord constater l’étendue, sans la surfaire, sans la diminuer, de ce qu’on nomme le mouvement émancipateur. Cette question de la femme, on en trouve partout la trace, même en Russie, comme on a pu s’en convaincre dans plus d’un congrès international, où les dames moscovites qui s’y étaient mêlées n’ont pas paru les moins imbues d’idées radicales, parfois follement excentriques; mais il est visible que l’Angleterre, les États-Unis et la France sont les principaux théâtres de cette campagne. Les moyens de propagande diffèrent à quelques égards comme chacun de ces peuples, qui y met son tour d’esprit, son humeur. Au fond, la question revêt partout à peu près les mêmes termes. Peu importe qu’elle s’attache là plutôt aux droits politiques, ici de préférence aux droits civils. Les principes invoqués sont les mêmes; les conséquences ne paraissent pas devoir différer sensiblement.

Il y a plus d’une raison de commencer cette revue par l’Angleterre. Non-seulement il vient de s’y publier un manifeste théorique signé du nom de son principal économiste, qui est aussi un de ses publicistes les plus éminens, manifeste qui fournit une base philosophique à l’examen, mais le mouvement émancipateur n’y manque pas d’étendue, et il y apparaît avec un caractère pour ainsi dire législatif. C’est par voie de pétitionnement que la campagne se fait, et c’est devant le parlement que la question est portée. Un tel mouvement, assez puissant pour faire regarder des concessions comme possibles, plusieurs n’hésitent pas à dire comme vraisemblables et prochaines, prouve à quel point s’est modifié l’esprit de l’Angleterre. Ce vieil esprit biblique et protestant se laisse donc aussi bercer par la sirène moderne ! Il prête, lui aussi, l’oreille à ce mot d’émancipation, où il eût vu un blasphème il n’y a guère plus de cinquante ans! N’exagérons rien. Le projet de loi qui sert d’objet au pétitionnement ne se présente pas au premier abord sous l’aspect d’une théorie. Il s’agit bien sans doute de faire voter les femmes, mais sous certaines conditions et dans certaines catégories. Le bill qui réunit pour une seconde lecture au parlement un nombre considérable et croissant de suffrages, non pas très éloigné même de la majorité, ne prétend s’appliquer qu’aux femmes chefs d’établissement et payant l’impôt. En fait, cela ferait à peu près, dit-on, 190,000 femmes électeurs ; en principe, la femme n’est là envisagée que comme contribuable, et le droit de voter y paraît beaucoup plus inhérent à l’intérêt représenté qu’à la personne. Comment ne pas reconnaître pourtant sinon dans l’idée fondamentale du bill, du moins dans plus d’un commentaire, une tout autre portée ? En prenant une part principale au débat devant la chambre des communes, M. Bright, dans la séance du 1er mai de cette année, n’a-t-il pas présenté plus d’un argument qui dépasse la sphère d’un droit purement économique et fiscal ? Il combat en théorie l’incapacité politique des femmes. Le célèbre orateur, ami de M. Cobden, voit en outre pour elles dans l’exercice des droits politiques un moyen d’améliorations ultérieures ; il ne craint pas d’assimiler sous ce rapport le bill à deux autres, celui de 1832, qui a eu des résultats profitables pour les classes moyennes, et celui de 1867, qui a produit les mêmes effets pour la classe ouvrière. N’est-il pas de toute évidence en effet que renfermer la question dans les limites posées par la condition de house-holders and rate payers est une idée des plus chimériques ? Les femmes exclues se résigneraient-elles à cet avènement politique d’une fraction de leur sexe ? Suffirait-il que cette fraction justifiât son privilège par des motifs tirés du cens et de la direction d’une industrie ? A-t-on vu chez nous les hommes exclus de l’électorat à 300 et à 200 francs accepter cette exclusion comme définitive ? La brèche ouverte, n’est-il pas certain que toutes voudraient y passer ? C’est le danger qu’ont signalé plusieurs des orateurs qui repoussent le bill dans le parlement. Pour motiver ces craintes, M. Boverie remarquait même que, dans la Grande-Bretagne, les femmes sont plus nombreuses par suite de l’émigration d’une partie de la population mâle. L’orateur voit déjà la politique extérieure de l’Angleterre s’efféminer. Au dedans, quels périls non moins redoutables ! C’est à faire trembler tous les fonctionnaires du royaume-uni. Comment les femmes, qui ont la supériorité numérique, manqueront-elles de tout accaparer ? Un écrivain de la Fortnightly-Review, c’est un souvenir que l’orateur rappelait avec effroi, n’allait-il pas jusqu’à demander pour les femmes l’entrée dans la milice ? Ces prévisions à longue échéance d’un mal jusqu’ici fort imaginaire peuvent nous faire sourire ; elles montrent du moins le degré de sérieux qu’on attache à la question de l’émancipation des femmes en Angleterre.

En dehors du parlement, la campagne de l’émancipation emploie d’autres moyens d’action. Tels sont les meetings, soit de circonstance, soit même permanens, comme celui qui s’est donné rendez-vous chaque semaine à l’église de Stamford-Street. C’est là qu’il faut voir M. Thomas Hughes, membre du parlement, M. Fawcett et bien d’autres discourir sur les capacités politiques méconnues de la femme et sur ses droits à venir. C’est là qu’on entendait naguère Mme Taylor s’écrier : « Il y a peu de temps, les apologistes de la servitude en Amérique déclaraient, par de bruyantes vociférations, les nègres impropres à la liberté. L’esclavage fut aboli, et les nègres prouvèrent qu’ils étaient aptes à la liberté ; abolissez l’incapacité électorale des femmes, elles prouveront elles-mêmes leur aptitude aux franchises! » Dans un autre meeting, Mme Grote disait : « Dans votre dernier bill de réforme, vous avez investi d’un pouvoir représentatif plus étendu les classes ouvrières qui ne possèdent pas de propriétés et vivent de leur travail; vous n’avez pas trouvé juste que la propriété fût en possession de tout ce pouvoir. Je pense que c’est une raison de plus d’accorder aussi les mêmes franchises aux femmes qui occupant la position du citoyen et en supportent les charges, qui paient l’impôt et ont toutes les responsabilités qui s’attachent à la propriété. » — « Le droit de suffrage, disait M. Robert Anstrüther, baronnet, accroîtra le sentiment de responsabilité de la femme, étendra le cercle de ses intérêts, et lui donnera un accroissement de vigueur pour le développement de ses facultés. » Mme Fawcett s’attachait à réfuter l’accusation faite au suffrage des femmes d’offrir trop de chances aux opinions ultra-conservatrices. Lord Amberley réclamait leur vote au nom de leur compétence dans les questions d’assistance, de charité, d’économie sociale.

Cette propagande des meetings se complète elle-même par l’emploi de moyens plus pratiques. Greffer une réforme qui constitue une réelle et grande innovation sur un vieux texte de loi est, on le sait, un expédient cher à nos voisins. Ils concilient par là le respect de la tradition avec la satisfaction donnée aux besoins nouveaux. Or le parlement en 1851 a déclaré que le mot homme, employé dans les lois, s’étend également à l’autre sexe. C’est ainsi que quelques-uns soutiennent chez nous qu’il faut, toutes les fois que le code civil écrit Français, lire Françaises également. Cette interprétation légale est devenue en Angleterre le point de départ des réclamations des femmes qui veulent être admises à l’exercice des droits électoraux. Plus de cinq mille réclamations se sont produites à Manchester. Dans d’autres villes, les contrôleurs, overseers, ont admis ou rejeté ces réclamations selon leur opinion personnelle. Les hommes de loi chargés de réviser les listes, revising barristers, ont à leur tour décidé, sauf appel, si les réclamantes figureraient ou non sur les listes. A Londres comme à Manchester, les noms des femmes ont été rayés uniformément.

Le mouvement émancipateur n’est pas moins marqué aux États-Unis. Il s’y distingue même par des traits plus accusés à certains égards. Les femmes aiment à y plaider elles-mêmes leurs droits sans cet intermédiaire masculin dont l’intervention rappelle encore je ne sais quelle supériorité protectrice. Sans doute il n’est point interdit au sexe masculin de venir rendre un libre hommage aux femmes sacrifiées dans leurs droits; mais ces transfuges du camp des hommes, admis à apporter leur part d’assistance, doivent se contenter de ce rôle modeste. Voilà du moins une attitude pleine de dignité comme de logique. Qui parle dans les meetings? Les femmes. Qui rédige des journaux spéciaux pour l’émancipation? Les femmes. Qui adresse au sexe féminin des deux mondes de retentissans appels? Les femmes. Elles se font recevoir médecins, avocats, professeurs, et même, cela, dit-on, n’est pas tout à fait sans exemple, ministres du saint Evangile. Mme Elisabeth Stanton se présente à la députation de Pensylvanie, Mme Victoria Woodhall, qui déjà préside « la société de l’amour libre, » pose sa candidature à la présidence des États-Unis avec l’appui du club radical de New-York. Mlle Tennie sollicite le poste de colonel du 9e miliciens, et invoque dans sa lettre de demande l’exemple de Jeanne d’Arc. Ce qui est plus sérieux, les femmes votent dans quelques états particuliers. A l’ouest, dans le Wisconsin, le droit de suffrage a été accordé aux femmes ayant plus de vingt et un ans. Nombre de journaux américains approuvent cette réforme, et demandent qu’elle soit généralisée.

Cette intervention des femmes dans la défense de leur propre cause ne rend pas la polémique moins âpre, loin de là. Le ton en est souvent fort arrogant. Outre la vigueur de tempérament qui appartient à la race, cette hauteur s’explique par une circonstance particulière tirée de la proportion numérique des deux sexes. Ici, l’arithmétique a moralement de terribles effets. On ne s’en forme pas une idée suffisante en constatant qu’en 1860 le nombre total des hommes dépassait aux États-Unis de 730,000 celui des femmes. Telles contrées, celles de l’ouest particulièrement, accusent des différences, à tel point qu’en Californie il y a trois hommes contre une femme, à Washington quatre hommes contre une femme, huit dans la Nevada, vingt dans le Colorado. Il n’est pas probable qu’une femme recherchée par vingt hommes ou seulement par huit ou par quatre, et qui est maîtresse de son choix, restera aisément dans les termes de l’humilité et de la soumission chrétienne. Difficilement elle acceptera le rôle d’infériorité auquel elle ne peut tout au plus se résigner que dans un état où l’offre et la demande des deux sexes sur le grand marché du mariage se balancent à peu près.

Cela est de grande conséquence à tous les points de vue. L’importance individuelle prise par chaque femme à mesure que le nombre total diminue, relativement à celui du sexe masculin, n’aboutit à rien moins qu’à changer toutes les lois du monde moral. Il faut une dose de raison extraordinaire pour que la femme ne tende pas à devenir un despote capricieux, déployant toutes les ressources et les exigences de la coquetterie, sûre qu’elle est d’avoir toujours à sa suite un peuple d’adorateurs. D’un autre côté, la masse des hommes exclue du mariage sera fort exposée à développer tous les vices du célibat, la grossièreté, l’ivrognerie, tandis que la femme, perdant aussi une partie des qualités de son sexe, risquera de prendre quelque chose d’impérieux, de rude, de trop masculin en un mot. Il est vrai qu’à cette supériorité de situation elle devra d’être affranchie de ces travaux musculaires qui ailleurs l’accablent et la dégradent. Elle pourra enfin devenir un objet de respect, un but de jalouse émulation. Il n’en reste pas moins inévitable qu’ayant tant de supériorités dans la pratique elle soit prise d’une double tentation. Elle voudra donner à ces avantages de sa situation une consécration théorique en substituant une morale nouvelle aux vieilles maximes puritaines d’obéissance ; elle se proposera d’étendre les droits que la législation lui confère.

Les faits aux États-Unis ne sont que trop conformes à ces inductions. La supériorité masculine est traitée avec le mépris qui ne manque jamais aux pouvoirs que l’on sent sur le penchant de la ruine. Là, non plus qu’ailleurs, ne règne cette tolérance dont on parle tant et qu’on pratique si peu dans les deux mondes. On le prend de très haut avec le sexe fort, surtout dans l’Ohio, le Massachusetts, quelques autres états de l’ouest. La théorie de la supériorité de la femme y est parfois professée à mots peu couverts. Écoutez Mlle Élisa Farnham. « La femme, selon cet orateur, est positivement supérieure à l’homme, même sous le rapport intellectuel ; l’intuition, qui est son lot, n’est-elle pas supérieure à la réflexion lente et lourde, pénible et laborieux apanage du sexe masculin ? L’homme est condamné à rester grossier, quoi qu’il fasse. » En moins de mots, on nous signifie que la femme est à nous précisément « ce que l’homme lui-même est au gorille[1]. » En conséquence, le sexe masculin est invité à céder à l’autre moitié de l’espèce la direction des affaires. L’empire de la femme va marquer une nouvelle phase dans l’histoire de l’humanité. On veut bien ajouter que ce sera pour notre bonheur ; notre subordination nous rapportera plus que ne l’a fait notre domination misérable, marquée par tant d’injustices et de souffrances, dont nous avons été les premières victimes. Cela remet en mémoire une des prédictions d’un philosophe de nos jours. M. Büchez annonçait qu’une espèce supérieure à l’espèce humaine doit apparaître à un moment donné et nous réduire en esclavage. Il ajoutait que nous y gagnerons beaucoup en considération et en bonheur. Pourquoi faut-il que nous nous obstinions à être insensibles à des promesses si engageantes ?

Est-ce donc à dire qu’il n’y ait aux États-Unis rien de fondé dans ces réclamations ? On est assez généralement d’accord que la loi américaine est souvent sévère et exclusive à l’égard de la femme. Sur quelques points, surtout on entend se produire des critiques qui n’émanent point nécessairement d’esprits chimériques : ce sont la garde de la personne de la femme, la garde et la surveillance exclusive des enfans par le mari, la propriété des biens mobiliers de la femme et la jouissance de ses immeubles, enfin le droit absolu du mari à tout le produit de l’industrie de la femme. Pour changer des dispositions qui consacrent à l’excès la défiance à l’égard de la femme dans un pays où la capacité ne paraît certes pas lui manquer, y avait-il la moindre raison sérieuse de prêcher une croisade en faveur des droits politiques ? On se le persuadera difficilement. La liberté de discussion, si entière en ce pays, le droit de réunion, tous les moyens par lesquels les autres réformes ont été obtenues, ne suffisaient-ils pas pour modifier, quand il y a lieu, les rapports légaux ? Ces airs de révolte et ces fastueuses proclamations de nouveaux droits n’étaient point nécessaires.

Comme pour presque toutes les questions qui tiennent à la réforme sociale, la France a procédé ici philosophiquement, j’entends par principes absolus et théories abstraites. Il est de mode aujourd’hui de lui en faire un crime. Cette méthode, quand elle est à sa place, donne pourtant aux questions une élévation morale et une ampleur que les Américains et les Anglais eux-mêmes, avec les procédés le plus souvent empiriques qu’ils emploient, n’atteignent que rarement. Serait-ce une infériorité d’esprit de savoir dégager en toute matière la vérité sous sa forme la plus pure ? N’est-ce là l’idéal même, distinct de la chimère, qui n’est que le faux idéalisé ? Mais, dit-on, nous avons abusé de cette méthode. Rien n’est plus vrai. Et un plus grand abus que celui qui en a été fait dans la déclaration des droits de l’homme ne serait-il pas d’y ajouter une sorte de 89 féminin ? Voilà pourtant ce qu’on prétend faire aujourd’hui en allant plus loin que le XVIIIe siècle philosophique, qui, par ses plus illustres organes, n’avait guère songé à inscrire les droits des femmes dans son programme, pourtant si hardi. Voltaire se serait moqué de l’idée de donner des droits politiques aux femmes. Rousseau, peu suspect d’injuste exclusion envers elles, montre assez, par son cinquième livre de l’Emile, combien une telle idée était éloignée de sa manière de concevoir leur destinée. C’est à croire qu’une telle thèse ne lui aurait guère causé moins d’horreur qu’à Bossuet lui-même, quoiqu’il eût mêlé sans doute à sa répugnance d’autres motifs plus profanes. Il aurait craint, j’imagine, de les enlaidir en leur faisant partager nos sombres et maussades passions. Est-il besoin de dire que les spirituelles mondaines du temps de Louis XV songeaient peu à leurs droits civils et politiques? En fait de libertés, elles se contentaient de celles qu’elles prenaient. Comme influence, elles n’avaient rien à désirer; elles régnaient par la mode et l’opinion. Les salons étaient leur tribune, et il leur suffisait d’y parler d’une voix douce et insinuante pour y déployer toute leur puissance, mieux qu’elles ne l’eussent fait par des votes déposés dans l’urne banale. Il est pourtant vrai que c’est par un philosophe et sous forme philosophique que la question des femmes, de ce qu’on appelle prétentieusement leur émancipation, a été introduite en France. Condorcet a eu cet honneur, si c’en est un. Au milieu d’autres passages dans sa célèbre Esquisse des progrès de l’esprit humain, on trouve cette conclusion qui forme le point de départ et comme le résumé de toutes les affirmations émancipatrices : « Parmi les progrès de l’esprit humain les plus importans pour le bonheur général, nous devons compter l’entière destruction des préjugés qui ont établi entre les deux sexes une inégalité de droits funeste à celui même qu’elle favorise. On chercherait en vain des motifs de la justifier par les différences de leur organisation physique, par celles qu’on voudrait trouver dans la force de leur intelligence, dans leur sensibilité morale. Cette inégalité n’a d’autre origine que l’abus de la force, et c’est vainement qu’on a essayé depuis de l’excuser par des sophismes. » Tel est le symbole du nouvel évangile. Condorcet comme savant, comme mathématicien, a certes une grande valeur : nous n’attachons pas la même autorité à ses vues morales et historiques, trop souvent exclusives et chimériques. Il raisonne sur l’homme et sur la femme comme sur des quantités mathématiques. Ce qui est fin, délié, délicat, risque de lui échapper. N’est-ce pas aussi le cas d’un autre penseur dont les émancipateurs aiment à invoquer le nom en ce moment? Sieyès, théoricien absolu, a réclamé le droit de suffrage pour les femmes au nom de ces formules qui lui sont chères, et qui satisfont aussi peu le philosophe que l’homme pratique. Il y aurait lieu d’en faire la remarque : ceux qui songent à réclamer pour les femmes l’usage du droit politique ne sont peut-être pas ceux qui les aiment et les estiment le plus; ce sont en général des esprits abstraits, épris d’un faux idéal d’égalité, et qui ne confondent les sexes politiquement que parce qu’ils n’ont pas appris assez à les distinguer par le sentiment.

Le socialisme radical a été le grand véhicule de l’idée émancipatrice; l’ère des revendications hautaines depuis la fin de la restauration, surtout sous le gouvernement de juillet, semble avoir sonné partout. C’est alors qu’on se met avec plus de force et d’ensemble que jamais à attaquer la propriété. On critique amèrement la famille et le mariage. L’austérité de la doctrine des droits ne satisfait plus; seule, la théorie des droits lève fièrement la tête. Sans doute, à d’autres époques on avait, et non sans raison, réclamé des droits nouveaux pour la femme, droits consacrés par la législation de moins en moins dure et exclusive à son égard; mais l’idée radicale de l’égalité du droit absolu, sans distinction de sexe, portant sur toutes choses, n’avait pas encore illuminé les esprits de lumières inattendues. Patience, cela va venir. Les nouveaux théoriciens ne se contentent pas de vouloir améliorer, ils répudient toutes les traditions du passé, tous les enseignemens moraux du christianisme, ces enseignemens devenus l’essence même et la règle de la civilisation moderne. Le saint-simonisme assigne à la femme le rôle que l’on sait dans la famille, si tant est que la famille subsiste encore pour cette école, dans l’état et dans la nouvelle église. Les doctrines communistes, sous prétexte d’agrandir son rôle, ne la dégradèrent pas moins. Le fouriérisme établit sur la fantaisie les rapports des deux sexes. Femme libre, génitrice, courtisane, prêtresse, citoyenne, tout ce que l’on voudra, combien la femme sous toutes ces formes reste au-dessous de l’idéal sévère, modeste et charmant de cette civilisation traitée comme arriérée par ces fiers réformateurs!

L’idée de l’émancipation féminine apparaissait bien aussi dans d’autres manifestations toutes littéraires, dans le roman, au théâtre, qui poétisaient l’amour libre, sanctifiaient l’adultère, et semblaient pour le moins réclamer, quand ils arrivaient à un semblant de conclusion, la facilité pour ainsi dire illimitée du divorce. C’était l’émancipation par la passion, une émancipation qui n’a jamais consacré que la servitude de la femme. Après la femme libre devait venir la femme citoyenne. Après tout, si l’idée était fausse, elle n’avait en soi rien d’immoral. Malheureusement les moyens employés parurent pires que le but. Nos clubs féminins, en discutant sur les droits de la femme en 1848, puis en 1868 et dans les années suivantes, nous ont montré ce que peut devenir en France une idée philosophique. Ces gestes épileptiques, ces voix qui plus d’une fois rappelaient les espèces inférieures, ces blasphèmes contre Dieu, cette violence à revendiquer le droit de perdre à la fois tout ce qui fait la pudeur et la grâce de la femme, ressuscitaient les souvenirs des clubs de femmes de 93. On se prenait presque à regretter les saillies gênéreuses qu’une Olympe de Gouges mêlait à ses folies, le reste de bonne grâce et le jovial entrain que gardait une Rose Lacombe dans ses vulgarités révolutionnaires.

Il ne faudrait pas pourtant calomnier notre pays, le rabaisser au-dessous de ceux où les mêmes prédications émancipatrices se font entendre au préjudice de la pureté de la femme et de l’intégrité de la famille. Dans cette voie de la prédication morale, nos émancipateurs sont loin d’avoir égalé les États-Unis. Nous ne contestons pas le bien qu’on peut dire des États-Unis au point de vue moral; mais il est certain qu’on l’exagère. Les ombres sous ce rapport semblent s’accuser de plus en plus. Peut-être déjà M. de Tocqueville idéalisait-il un peu la femme américaine; il n’en avait directement observé que les types excellens dans des familles d’élite. Depuis bientôt cinquante ans que son livre a paru, ce type ne s’est-il nulle part altéré? Les mœurs domestiques n’ont-elles rien perdu? Sans entamer un parallèle avec l’état de la famille en France, en tout cas ce n’est pas chez nous que s’est établi le mormonisme; ce n’est pas davantage en France qu’est le plus habituellement prêché « l’amour libre. » Nos mœurs s’accommodent peu de cette franchise extrême de la parole, et souffriraient moins encore le scandaleux spectacle de la polygamie, en quelque coin qu’elle allât chercher une retraite. Aux États-Unis, on trouve aussi dans les réclamations en faveur des femmes la nuance évangélique et chrétienne. Le mot d’émancipation, lorsqu’il est employé, n’a plus alors la même portée subversive; mais on rencontre en France la même nuance morale. Tels réclament pour la femme une extension de droits civils au nom même des idées de dignité et de perfectionnement. Ceux même qui vont jusqu’à demander pour elle le droit de suffrage sont souvent bien éloignés d’y voir un acheminement au relâchement des liens de famille. Comme en politique, il serait possible de signaler Là aussi une extrême gauche radicale, communiste même, une gauche et un centre gauche, avec des nuances dans chacun de ces partis. Ainsi les réformateurs modérés maudissent les communistes et les immoraux plus encore peut-être qu’ils ne combattent les conservateurs trop fidèles, selon eux, aux coutumes et aux lois que l’usage a consacrées. Il serait injuste de confondre les unes avec les autres ces nuances différentes.

Il y aurait peu d’intérêt à relever en quelque sorte d’une façon épisodique les divers témoignages de ces tendances honorables. Il suffit de dire que nous avons sous les yeux plus d’un livre qui en fournit la preuve. l’Histoire morale des femmes, par M. Legouvé, a contribué à ouvrir cette voie. Tout y est sévèrement moral, si les extensions de droits civils réclamées en faveur des femmes ne sont pas toutes également réalisables. Un accent généreux, plus d’une fois éloquent, accompagne ces vœux de réforme. L’académie de Lyon a couronné un ouvrage en trois volumes sur la Femme pauvre au dix-neuvième siècle. Un probe accent se fait remarquer dans ce consciencieux travail. Quel exact et humiliant tableau des misères de la femme ! L’auteur, dans sa candeur indignée contre certains abus immoraux de la force et de la corruption, croit pouvoir presque toujours changer à l’aide des lois ce qui ne peut être efficacement corrigé que par l’amélioration des mœurs. Pourquoi faut-il que ce mauvais mot d’émancipation se retrouve trop souvent sous l’honnête plume de Mlle Daubié, et ajoute parfois une nuance de déclamation à un travail aussi digne d’éloges et très solide surtout dans sa partie économique ?

Ce mot d’émancipation, un savant jurisconsulte, M. A. Duverger, professeur de code civil à la faculté de droit de Paris, en repousse comme nous la légitimité. Il résume et apprécie la question dans un livre sur la Condition politique et civile des femmes, auquel il est bon de renvoyer ceux qui s’exagèrent à l’excès la facilité de changer les lois. L’auteur y combat, sans étroite prévention de jurisconsulte et sans fermer la route à de légitimes vœux d’amélioration, l’idée de l’émancipation politique des femmes. À de séduisans projets de réforme, portant sur leur condition dans la famille, il oppose, quand il y a lieu, des difficultés fondées sur la raison et sur l’expérience. Ce travail mérite d’être lu après les travaux antérieurs de M. Laboulaye, de M. Rathery, comme après le livre considérable de M. Gide, qui, d’un point de droit tout spécial, l’examen du sénatus-consulte Velléien, s’est élevé à des considérations générales d’une vraie valeur. M. Gide demande, lui aussi, que le législateur étende graduellement la capacité civile de la femme. Il appelle le moment « où le principe d’une égalité civile pour les deux sexes, pénétrant plus profondément dans les mœurs et dans les lois, effacera jusqu’aux derniers vestiges du sénatus-consulte Velléien. » On voit par ces exemples qu’il reste une marge suffisante entre l’esprit de routine qui met le signet au point précis marqué par les législations actuelles et l’esprit d’utopie qui ne reconnaît pas de bornes à l’innovation.

Si nous nous refusons à l’examen détaillé de ces livres, quelques-uns sérieux, où la question des droits des femmes est abordée au point de vue de la pratique plus souvent encore que de la pure théorie, quelle attention pouvons-nous accorder à tout ce tapage auquel donne lieu en ce moment la question de la femme ? Laissons M. Alexandre Dumas poursuivre sans pitié, dans un livre à sensation, la femme adultère avec moins de miséricorde que le Christ, dont il invoque pourtant le nom et les enseignemens. Que M. Émile de Girardin, effaçant jusqu’à la faute, lui réponde par un manifeste en faveur de la liberté du mariage, tout en protestant que cette liberté profitera au mariage lui-même, qu’enfin le même écrivain constitue sur des bases toutes neuves l’héritage du nom, qui viendra de la mère, et celui des biens, qui relèvera de la liberté testamentaire la plus absolue; nous n’entrerons pas dans ce débat, plus paradoxal des deux côtés qu’il ne paraît être lumineux et concluant. La formule théorique sur laquelle repose l’idée émancipatrice nous est donnée par un livre consacré tout entier à la présenter et à la défendre. Le nom de l’auteur, si ce n’est toujours le mérite des argumens, suffit à commander l’attention. Il s’est fait quelque bruit à propos de ce livre. Les partisans de l’émancipation féminine le vantent beaucoup; il leur semble qu’ils ont trouvé la base philosophique qui trop souvent manque à leur doctrine. Le jugement que nous allons essayer d’en porter donnera la mesure de l’estime que nous accordons à l’idée, émancipatrice elle-même, en ce qu’elle a de fondamental.


II.

C’est sans étonnement que nous trouvons le nom de M. John Stuart Mill mêlé à la question de l’émancipation des femmes. Tout le monde sait quelle est la valeur de M. John Stuart Mill comme économiste. Ses travaux comme philosophe et comme publiciste possèdent aussi une légitime renommée. Nous nous croyons pourtant en droit d’adresser une critique essentielle à M. Mill; il n’est pas suffisamment moraliste. En politique, en économie sociale, il abuse des méthodes abstraites. Que cela ne l’empêche point de rencontrer de grandes et fécondes vérités, nous le reconnaissons volontiers; mais souvent le manque d’observation morale le conduit à l’erreur. Ce vigoureux esprit est trop souvent faux. On sait les étranges complaisances de M. Mill pour le communisme et pour les différentes écoles de socialisme. Un moraliste se formerait une tout autre idée de la permanence du rôle de la propriété personnelle. Il verrait d’immortels instincts, des besoins durables où M. Mill ne reconnaît que des combinaisons purement contingentes. M. Mill vient d’écrire sur l’assujettissement des femmes un livre où les différences de sexe se perdent dans l’unité du type. Bien plus, ce qui semble étrange, ces différences sont niées systématiquement. Celles que nous sommes habitués à regarder comme les plus essentielles sous le rapport intellectuel sont présentées comme étant probablement toutes factices par l’auteur. Elles sont un résultat de l’éducation, le simple effet de la civilisation, il faudrait dire plutôt d’une barbarie dans laquelle la force n’a cessé de dominer et domine encore.

M. Mill soutient la thèse de l’égalité intellectuelle des deux sexes et même, bien peu s’en faut, de leur absolue parité. Cette thèse de l’égalité intellectuelle, l’auteur anglais la présente même comme une découverte. Ceux qui la contestent sont traités par lui d’esprits étroits et arriérés; il les compare aux ignorans fanatiques qui repoussèrent la découverte de Galilée. C’est se faire, on le voit, la part belle. Or, nous en demandons pardon non-seulement à M. Mill, mais à tous les émancipateurs de la femme, leur thèse est loin d’être aussi nouvelle qu’ils le supposent, et quand bien même ils auraient pour eux la vérité qu’ils n’ont pas, leur originalité n’en paraîtrait pas moins douteuse.

Il faut tout notre laisser-aller, tout notre manque de mémoire, nous nous servons des termes les plus doux, pour accorder le titre d’inventeurs aux écrivains qui mettent en avant la thèse de l’égalité intellectuelle de l’homme et de la femme. Il suffit, sans remonter plus haut, de jeter les yeux sur les controverses du XVIe et du XVIIe siècle à ce sujet pour voir que l’idée n’est pas nouvelle. Combien d’auteurs et d’ouvrages peuvent être mis au nombre des prédécesseurs de M. Mill et de ceux qui combattent aujourd’hui pour la même cause! Nous en citerons seulement quelques-uns qui eurent leur jour d’éclat, suivi d’un complet oubli. En 1509, c’est un écrivain célèbre alors, Cornélius Agrippa, qui publie un Traité de l’excellence des femmes au-dessus des hommes. La thèse de l’égalité est, on le voit, dépassée du premier coup. Le livre d’Agrippa est divisé en trente chapitres, et dans chaque chapitre il démontre la supériorité des femmes par des preuves théologiques, physiques, historiques, cabalistiques et morales. Les Italiens, qui certes n’avaient pas besoin d’être piqués au jeu par un écrivain allemand dans ce genre de galant panégyrique, où excella Boccace, multiplient après lui des traités analogues. Ruscelli, en 1552, en publie un à Venise. Le platonisme, interprété par l’esprit de la renaissance, y est employé à défendre la même cause avec grand renfort de citations sacrées et profanes. Ne croirait-on pas qu’ils sont nos contemporains, les écrivains des deux sexes qui, embrassant la même opinion, se plaignent de l’entêtement des préjugés? Telle est parmi les femmes une Vénitienne qui a écrit un enthousiaste panégyrique de son sexe, Modesta di Pozzo di Zor4; plus tard, une autre Vénitienne, Lucrèce Morinella, intitulant son livre la Noblesse et r excellence des femmes avec les défauts et les imperfections des hommes, titre presque textuellement répété plus tard en tête d’un autre ouvrage : la Femme meilleure que l’homme, paradoxe, par Jacques del Pozzo. Marguerite de Navarre, la première femme de Henri IV, avait défendu la même opinion dans un ouvrage en forme de lettres, et qui ne sait que l’autre Marguerite, dans l’Heptameron, avait discuté déjà sur cette prééminence? Au XVIIe siècle, la même controverse montre par les titres de quelques ouvrages que les prétentions féminines n’ont rien perdu de leur force. Elles s’étalent fastueusement dans ce titre d’un livre publié en 1643 : « La femme généreuse qui montre que son sexe est plus noble, meilleur politique, plus vaillant, plus savant, plus vertueux et plus économe que celui des hommes. » En 1665, une demoiselle publie un livre intitulé les Dames illustres, où, par bonnes et fortes raisons, il se prouve que les femmes surpassent les hommes. En 1673, autre ouvrage sur « l’égalité des deux sexes, discours philosophique et moral où l’on voit l’importance de se défaire des préjugés. »

Les plaidoyers en faveur des femmes s’expliquent fort bien à cette époque, autrement même que par un reste de chevalerie. Le moyen âge, sous certains rapports, avait relevé la femme, peut-être même sans mesure, comme lorsqu’il concédait à l’héritière d’un fief le droit de présider aux jugemens civils et criminels, de battre monnaie, de lever des troupes, d’octroyer des chartes, etc. Plus souvent il l’avait rabaissée avec moins de mesure encore. La renaissance, en faisant passer sur le monde un souffle de science et de liberté, en étendit le bénéfice aux femmes, surtout sous le rapport intellectuel. Elles entrèrent plus avant et plus fréquemment dans le mouvement des idées et des études. On vit des femmes prêcher et se mêler de controverses, soutenir publiquement des thèses, remplir, en Italie surtout, des chaires de philosophie et de droit, haranguer en latin devant des papes, écrire en grec et étudier l’hébreu. De là ces écrits qui souvent ne font que rendre hommage à des aptitudes intellectuelles trop dénigrées. Les uns sont empreints du ton sérieux de la conviction, les autres portent les livrées de la mode, tournée vers ces jeux d’esprit qui remplaçaient les tournois et les passes-d’armes. Les femmes trouvèrent aussi de nouveaux Plutarques pour raconter leurs hauts faits, comme Plutarque lui-même en a donné l’exemple plus d’une fois dans ses œuvres morales. On sait que Brantôme a célébré leurs mérites, de même qu’il s’est complu, dans un autre livre malheureusement plus connu, à étaler leurs scandales. Tous n’ont pas cette habileté de plume et n’offrent pas ces proportions modérées de développement. Un Hilarion de Coste, minime, publiait deux volumes in-quarto de huit cents pages, chacun contenant les éloges de toutes les femmes, du XVe au XVIe siècle, distinguées par la valeur, les talens ou les vertus. Il n’avait trouvé à y louer que cent soixante-dix femmes. Cela parut trop peu à l’Italien Pierre-Paul de Ribera. Il augmente le nombre, le porte plus d’au quadruple dans son livre des Triomphes immortels et entreprises héroïques de huit cent cinquante femmes. Huit cent cinquante héroïnes ! quel panégyriste avait jamais traité les hommes avec une pareille libéralité? Le passé n’a donc pas été aussi aveugle que le prétend M. Mill pour les qualités intellectuelles de la femme. Il n’a pas laissé à nos contemporains le privilège de la thèse de l’égalité intellectuelle des sexes. Nous disons égalité intellectuelle, parce que c’est de celle-là surtout que M. Mill se préoccupe. Il suppose que nous mettons entre l’intelligence de l’homme et celle de la femme un abîme. A l’un toutes les qualités hautes et fortes, à l’autre rien que des dons inférieurs. A l’un une profonde culture, à l’autre une instruction à peine effleurée qui témoigne du mépris que nous faisons de son intelligence. Qu’en réalité il ne soit pas accordé suffisamment à la culture sérieuse des facultés féminines, qu’en principe trop d’hommes s’exagèrent le défaut d’aptitudes sérieuses dans le sexe féminin, nous ne le contestons pas. L’erreur de M. Mill est de croire à un parti-pris de dénigrement et même d’abrutissement. Il ne paraît guère douter que tout le monde, excepté les émancipateurs de la femme, ne professe sur son intelligence et sur son rôle les idées du bonhomme Chrysale. Nous ne savons si l’école des Chrysale domine en Angleterre, ou plutôt nous savons le contraire. En France, on peut affirmer qu’elle n’a guère d’adeptes parmi ceux dont l’opinion compte. C’est bien à tort qu’on attribue parfois à Molière lui-même les idées des Chrysale et des Arnolphe. Sans aller beaucoup au-dessus d’un idéal tout domestique et encore bourgeois, ce ferme et judicieux esprit, se tenant à l’écart de toutes les exagérations, oppose des jeunes filles parfaitement élevées aux précieuses ridicules et aux sottes prétentions des fausses savantes; il attaque, on sait avec quelle insistance et avec quelle verve, les idées surannées qui fondent la sécurité et le bonheur du mariage sur l’ignorance et l’esclavage des femmes. Le modèle qu’il propose n’est pas Agnès, c’est Henriette, et certes l’idée de donner aux femmes toute espèce d’instruction saine et solide eût trouvé sympathique l’esprit du grand comique moraliste, contemporain de tant de femmes distinguées. La remarque n’est pas déplacée au moment où le nom de Molière est plus d’une fois l’occasion de confusions assez étranges dans cette question de la femme[2].

C’est à tort que M. Mill a transformé ses contradicteurs en de serviles échos de ces temps où la femme est renvoyée exclusivement aux soins matériels. « Rentre chez toi, dit le fils d’Ulysse à Pénélope dans Homère, retourne à ton ouvrage, à ta toile et à ta quenouille, distribue leur tâche aux servantes, mais laisse la parole aux hommes, et surtout à moi qui ai l’autorité dans la maison. » A qui persuadera-t-on que nous renvoyons ainsi les femmes à la quenouille du bon vieux temps? Bien volontiers nous leur donnons la parole; nous demandons seulement que soit gardée la loi suprême de leur sexe, cette pudeur qui dans les assemblées politiques et les clubs met un sceau sur les lèvres, infans namque pudor, dit Horace. L’objet que s’est proposé M. Mill va bien plus loin. L’idée qu’il développe, c’est que la femme est pour l’intelligence, comme à tous autres égards, sauf peut-être pour la force physique, et encore il n’est pas bien sûr que notre avantage là aussi ne soit à ses yeux un pur effet de l’éducation, absolument l’égale de l’homme. Pour parler d’une manière plus conforme à son point de vue, elle est non pas seulement son égale, mais sa semblable. C’est en effet sur cette thèse uniquement qu’il appuie la rigoureuse égalité des droits civils et des droits politiques pour les deux sexes, charte future de l’humanité dont il se présente comme le précurseur au nom de la raison et de la logique, et, comme il dit, de la justice.

Qu’elle porte sur l’intelligence ou sur tout autre point, nous avouerons que la querelle de préséance entre les deux sexes nous a toujours paru ridicule et oiseuse. Quant à l’idée de la parfaite égalité et plus encore de la parité intellectuelle de l’homme et de la femme, comment ne pas voir qu’elle est de tout point une idée fausse? Et d’abord peut-on se flatter de la résoudre soit par de simples affirmations, soit par une argumentation purement logique comme celle que met en avant l’auteur du livre sur l’assujettissement des femmes? Établir en ce genre des parallèles est une opération des plus périlleuses, si même elle n’est tout à fait chimérique. Tel par exemple possédera ce genre de pénétration qui lit dans les cœurs, tel aura l’espèce de sagacité qui réussit à voir clair dans des problèmes scientifiques compliqués. A qui donner la préférence? Je ne le sais, et j’ajoute qu’il m’importe assez peu de le savoir. Y a-t-il donc une commune balance où l’on puisse peser les écrits d’une Sévigné et les œuvres d’un Laplace? Il y a des comparaisons qu’un bon esprit n’aime pas à faire, surtout avec le parti-pris de décerner une supériorité absolue ou de déclarer rigoureusement un ex æquo. Laissons les diversités à leur place, admirons des qualités admirables en effet, chacune dans leur genre, et gardons-nous bien de chercher mathématiquement la mesure de la valeur intellectuelle de l’homme et de la femme. C’est ce que M. Proudhon a fait chez nous avec une ridicule prétention de rigueur à laquelle je ne fais pas certes l’injure d’assimiler entièrement le procédé de M. Mill. Proudhon, qui s’est proposé d’émanciper tant de choses, s’arrêtait devant l’émancipation politique de la femme. Il fait plus; il déclare la femme inférieure sous tous les rapports à l’homme. Il prétend exprimer cette infériorité relative qu’il exagère sans mesure par des chiffres destinés à marquer la mesure en moins de ses capacités politiques et civiles. Ainsi il lui plaît de représenter la force physique de l’homme par 3 et celle de la femme par 2. Plus arbitrairement peut-être encore il représente par la même proportion la force intellectuelle des deux sexes, et même leur force morale, celle-ci n’étant pas moindre chez la femme, à en croire le paradoxal et très peu galant auteur de la Justice et la révolution. Multipliant ces trois infériorités les unes par les autres, le grave docteur du socialisme arrive à cette conclusion, digne des prémisses, que la part d’influence des femmes dans la société relativement à celle des hommes ne doit être que de 8 à 27. Ceci est bon à renvoyer à Rabelais. A quelle période de l’humanité rejetterait la moitié féminine du genre humain cette belle application d’une prétendue méthode mathématique? Faut-il rappeler qu’un des griefs de ce défenseur résolu et systématique de l’idée de progrès était l’esprit religieux et conservateur des femmes, leur passivité, qui fait selon lui le fond même de leur nature à la fois exaltée et docile? Ennemi du sentiment, il voyait un mal, le plus grand des obstacles, dans leur influence. Il en eût fait plutôt des servantes que des citoyennes.

Dans son parti-pris d’exalter les mérites intellectuels des femmes, M. Mill va jusqu’à regarder comme une concession injurieuse l’opinion qui leur accorde la plus glorieuse des supériorités, la supériorité morale. Il sort de son impassibilité habituelle pour traiter avec une singulière dureté, avec emportement même, cette opinion qui n’a rien pourtant que de fort honorable pour les femmes. Ne lui dites pas que, supérieures par le cœur le plus ordinairement, par le dévoûment, les femmes ont aussi cet avantage, attesté par les statistiques officielles, de présenter un moindre nombre de crimes. Il ne voit là qu’un éloge ironique. C’est, dit-il, comme si on louait les nègres esclaves de ne pas commettre les crimes qu’entraîne l’état de liberté. Singulier honneur, pouvons-nous dire à notre tour, que leur zélé panégyriste fait aux femmes! Ainsi il ne leur manque pour nous égaler par le mal que de les laisser libres ! Livrées sans frein à leurs instincts, elles rivaliseront avec nous sur la liste des crimes et délits ! Elles n’auront guère moins de détentions., de prisons et d’amendes! Oh! le bel éloge et la glorieuse perspective ! Heureusement, avec plus de justice que M. Mill, il faut reconnaître que c’est dans les classes mêmes où les femmes jouissent d’une plus grande liberté que leur criminalité attestée par les statistiques apparaît la moindre. Oui, dût M. Mill en être humilié pour ses clientes, dût-il accuser cette louange elle-même d’être, selon ses expressions, « un rabaissement niais des facultés intellectuelles et un sot panégyrique de la nature morale de la femme, » nous leur reconnaîtrons, ce que tous n’accordent pas, d’être meilleures en général que le sexe fort, plus aimantes, plus constantes dans leurs affections malgré le dicton de François Ier et de tant de poètes, et charitables de telle façon que notre charité paraît souvent auprès de la leur bien pâle et bien froide, plus constantes aussi dans la douleur, plus patientes, plus résignées et douées de cette force d’âme qui accepte et brave la souffrance quand la conviction, le cœur est en jeu. Voilà qui va nous mettre fort mal avec les héroïnes de l’émancipation. De la souffrance, elles en ont assez; de la patience et de la résignation, elles n’en veulent plus. Et pourtant cet éloge vaut pour le moins la supériorité intellectuelle, et cette supériorité intellectuelle, qui ne serait sans la valeur morale qu’une supériorité diabolique, nous voulons aussi qu’on la leur concède pour certains genres. Non, on ne déprécie pas l’intelligence de la femme en reconnaissant qu’elle n’a ni ne peut avoir la force qui crée et qui combine, la puissance inventive au même degré que l’homme. Pourquoi n’a-t-il été donné à aucune, même dans les conditions de liberté qui ont permis à quelques-unes de prendre tout leur essor, de n’être ni un Homère, ni un Aristote, ni un Platon, ni un Newton, ni un Descartes, ni un Corneille, ni un Molière, ni un Bossuet, ni un Montesquieu, et, dans des sortes de talens qui paraissent un peu plus à leur portée, ni un Glück, ni un Michel-Ange? Et à qui M. Mill persuadera-t-il que, si cette force de combinaison et d’invention, cette faculté créatrice en un mot, qu’elle s’applique aux sciences, aux arts, à la mécanique, est moindre chez les femmes les plus heureusement douées, cela dépend de leur assujettissement et non de leur organisation naturelle, qui en donne l’explication si aisée et de tant de manières?

Nous voici arrivés au point le plus important et le plus litigieux de la controverse. M. Mill, au nom de sa théorie d’égalité, réclame pour les femmes le droit de suffrage. Eh bien ! fallût-il accepter ses conclusions sur ce point, nous ne donnerons pas raison pour cela à son argumentation. Nous ne croyons pas qu’il y ait un rapport nécessaire entre les droits politiques et la proposition de l’égalité intellectuelle des sexes. On pourrait regarder la femme comme inférieure à l’homme en intelligence sans pour cela conclure à une incapacité absolue qui lui ôterait le droit de voter. Bien des individus inférieurs par l’esprit jouissent en fait de ce droit. On pourrait d’un autre côté accorder l’égalité d’intelligence chez la femme et lui contester l’usage des droits politiques, si la politique ne paraît pas être son vrai rôle et sa vraie destinée, et si cet usage entraînait pour la société moins d’avantages que d’inconvéniens. Voilà de quelle façon, selon nous, la question doit être posée. Un vain parallèle sur la valeur intellectuelle respective des deux sexes n’a pas ici la portée qu’on lui suppose. Que m’importe que la femme soit aussi intelligente que l’homme, si son intervention dans la politique rencontre des obstacles naturels, si elle rend la famille impossible, si du moins elle la compromet gravement dans son existence physique et dans ses conditions d’harmonie morale?

Cela ne veut pas dire d’ailleurs que M. Mill ait réussi à prouver les aptitudes politiques des femmes. Ses exemples historiques ont peu de valeur. Elisabeth et Catherine ont pu être de grandes souveraines; s’ensuit-il nécessairement que les femmes aient en général les qualités qui font le bon électeur? Outre que ces personnages pouvaient être des exceptions par leurs qualités innées, plus rapprochées de notre sexe que du leur, outre aussi que plus d’une parmi les femmes-rois dont l’histoire atteste le sage gouvernement a su employer souvent avec beaucoup de savoir-faire des ministres capables, il faut remarquer qu’elles faisaient ici leur métier, c’est-à-dire leur spécialité, de régner. La politique était leur vie, leur élément. Il serait déraisonnable d’attendre de l’immense majorité des femmes de notre société bourgeoise et démocratique si occupée, si concentrée dans les tâches intérieures, une vocation politique si exclusive, et rien ne paraîtrait moins à désirer. D’une façon générale, l’aptitude politique est fort rare chez les femmes. Elles sentent plus qu’elles ne raisonnent. Même politiquement, comment ne pas faire observer d’ailleurs que leur influence est grande quand elles se bornent à représenter les grands courans de l’opinion? Elles s’émeuvent au nom du sentiment moral; elles portent en bien, en mal, la flamme de la passion dans la politique. Raisonner de sang-froid et avec un peu de suite, raisonner sans que le sentiment ait tranché la question, même avant que la phrase destinée à exprimer leur jugement soit achevée, est ce qu’il y a de plus rare au monde chez les femmes qui sont véritablement femmes. C’est sans doute ce qui faisait dire à un contemporain célèbre, M. de Lamennais, avec trop de sévérité, je le crois : « Je n’ai jamais rencontré de femme qui fût en état de suivre un raisonnement pendant un demi-quart d’heure. Elles ont des qualités qui nous manquent, des qualités d’un charme particulier, inexprimable; mais, en fait de raison, de logique, de puissance de lier des idées, d’enchaîner les principes et les conséquences et d’en apercevoir les rapports, la femme, même la plus supérieure, atteint rarement à la hauteur d’un homme de médiocre capacité. L’éducation peut être en cela pour quelque chose, mais le fond de la différence est dans celle des natures. » Un moraliste qui a bien connu les femmes, La Rochefoucauld, avait vu à l’œuvre les femmes politiques du temps de la fronde. Cela ne paraît pas lui avoir inspiré une admiration démesurée pour elles à ce point de vue. Ce qu’il remarque partout chez les femmes, c’est le sentiment. Parle-t-il de leur esprit, de leur raison, voici en quels termes il les loue : « quand elles ont l’esprit bien fait, j’aime mieux leur conversation que celle des hommes; on y trouve une certaine douceur qui ne se rencontre point parmi nous, et il me semble, outre cela, qu’elles s’expliquent avec plus de netteté et qu’elles donnent un tour plus agréable aux choses qu’elles disent. » En indiquant ce qui fait leur charme, il indique aussi ce qui fait leur force. C’est de la même manière que les a jugées La Bruyère dans un charmant et profond chapitre. Les femmes de la révolution ne me font pas plus croire à leur vocation pour la politique que les femmes de la fronde. Elles agissent par entraînement, passion, parti-pris, poussent sans cesse aux mesures violentes. On sympathise avec Marie-Antoinette, femme, mère, martyre, mais ce n’est pas certes en elle l’homme d’état que l’on admire. Si grands que soient l’héroïsme et l’esprit de Mme Roland, peut-on en faire cas comme chef de parti et comme ministre? Et nous citons la femme la plus distinguée de la révolution; nous abandonnons à l’horreur qu’elles inspirent la lie des politiques femelles de la rue et du ruisseau. Au reste, Mme Roland ne plaidait point pour l’égalité intellectuelle de son sexe avec le nôtre; loin de là. « Je crois, écrivait-elle à Rose d’Antic, je ne dirai pas mieux qu’aucune femme, mais autant qu’aucun homme, à la supériorité de votre sexe à tous égards. »

En droit comme en fait, les argumens de M. Mill et des autres émancipateurs de la femme au point de vue politique, — et parmi ces derniers on peut chez nous citer M. Jules Favre, qui réclamait ces droits dans une conférence publique en 1870, — viennent échouer devant des objections que même le progrès intellectuel et moral des femmes, si grand qu’on le suppose dans l’avenir, ne saurait affaiblir sensiblement. C’est un droit pour les femmes de voter, dit M. Mill. Nous le nions. La théorie, en elle-même fort contestable, sur laquelle nous nous appuyons pour conférer à tous les hommes le droit de suffrage, n’empêche pas des conditions d’âge d’être requises. On admet qu’on peut y joindre aussi des conditions de résidence et d’instruction. La qualité de créature humaine ne suffit donc pas par elle-même pour impliquer nécessairement le droit au vote, et pour que le sexe cessât d’entraîner aucune incapacité et d’être, comme le dit M. Mil!, « une circonstance aussi indifférente que la couleur des cheveux et de la peau; » il faudrait établir ce droit sur des convenances d’utilité publique et l’appuyer sur un intérêt évident pour le sexe féminin lui-même. Qu’un certain nombre de femmes fût fort capable de l’exercer, cela ne fait pas question. Est-ce une raison suffisante pour lever la barrière? On répondra non, si la constitution des femmes, sujette aux maladies, aux grossesses, leurs devoirs domestiques si étendus, si absorbans, leur nature vive, passionnée, y créent de sérieuses et habituelles difficultés. A ces raisons décisives, surtout si on les prend dans leur ensemble, on ajoutera que, quoi que prétende à cet égard M. Mill, les femmes n’ont aucun intérêt sérieux à voter, qu’elles ont d’autres manières d’exercer leur influence soit dans les questions qui les touchent particulièrement, soit dans les intérêts généraux. On s’arrêtera devant ce péril de créer dans les ménages une source de divisions redoutables. Enfin comment ne pas reculer devant une dernière conséquence? La femme électeur, cela est de la dernière évidence, ne signifie rien, si l’éligibilité ne s’y joint. Il faut donc des corps représentatifs de femmes. Seront-ils confondus avec les hommes? seront-ils distincts? Le ridicule ici est plus qu’un jugement superficiel de pareilles combinaisons ; il accuse à fond l’erreur des principes. Si les femmes se comportent politiquement de manière à ne faire que doubler pour ainsi dire les hommes en prenant leur mot d’ordre, où est la nécessité de les faire électeurs et députés? Si elles doivent agir contrairement, quel péril ! Ni la famille ni l’état n’y résisteraient. Cela ne serait pas même à discuter, si des noms comme ceux de Condorcet, de Sieyès, de M. Mill, ne commandaient l’examen et n’appelaient la réfutation. Il y a un mot connu en Angleterre, c’est que le parlement peut tout, excepté faire d’un homme une femme, et réciproquement. C’est à quoi ne réussira pas non plus la campagne émancipatrice. En vérité, le tort de M. John Stuart Mill n’est-il pas d’avoir écrit un livre pour ainsi dire sans sexe? Est-ce bien en réalité des femmes qu’il y est question? Nulle allusion à leur qualité de filles, de mères, d’épouses. Ces noms n’y sont même pas prononcés. On croirait qu’il s’agit non d’un sexe différent, mais d’une race opprimée, probablement d’une variété de l’espèce qui, moins robuste, est tenue dans la sujétion par une variété plus vigoureuse, fort méchante, et qui unit aux plus pervers instincts les plus noirs calculs. Elle a ourdi en effet, cette race aussi astucieuse que cruelle, le plus savant complot pour soumettre la variété plus faible à un joug éternel. Elle a eu l’art perfide d’inspirer à cette variété subordonnée l’idée de sa propre infériorité. Elle entretient chez elle une ignorance systématique qui l’empêche de raisonner et n’en fait qu’une variété gracieuse, si l’on veut, un jouet aimable, un agréable instrument de sociabilité. C’est ainsi qu’il y a des gens qui crèvent les yeux au rossignol pour qu’il chante mieux. De quel côté sont les préventions, les appréciations fausses dont les émancipateurs accusent leurs adversaires? On peut sans doute en juger maintenant avec connaissance de cause.


III.

Les émancipateurs sont-ils plus forts lorsqu’ils veulent réformer le droit civil et la situation faite aux femmes dans les emplois industriels ou dans les autres sphères du travail? Nous avons admis que leurs critiques peuvent être fondées sur plusieurs points dont nous n’avons pas contesté l’importance; mais là encore comment leur concéder le point principal, l’égalité complète, absolue, des droits de la femme et du mari dans tout ce qui touche à la direction de la famille et à la gestion des intérêts? Le pouvoir marital est battu en brèche. Et qu’on ne croie pas qu’il soit attaqué seulement par les enfans perdus du parti émancipateur; tous, M. Mill en tête, veulent l’effacer de la loi. On ne peut s’exprimer là-dessus avec plus de netteté qu’il ne le fait. « Il est parfaitement évident, dit-il, que les abus du pouvoir marital ne peuvent être réprimés tant qu’il reste debout. » — Citons encore cette phrase qui est un acte d’accusation en règle contre la constitution actuelle du mariage et l’affirmation la plus décisive de l’esclavage de la femme : « le mariage est la seule servitude réelle reconnue par les lois; il n’y a plus d’esclave reconnu par la loi que la maîtresse de chaque maison. » En France, comme aux États-Unis et en Angleterre, l’article du code qui parle de l’obéissance de la femme est dénoncé avec de véritables clameurs d’indignation. Ce mot malsonnant paraît une brutalité législative indigne de nations policées. Pas un seul des écrits, des discours où les droits de la femme sont revendiqués, dans lequel cet affreux article ne soit pour ainsi dire souffleté. Dans une conférence sur la femme au dix-neuvième siècle, M. E. Pelletan s’en prend à Napoléon Ier au sujet de cet article, dont il l’accuse d’être l’auteur. Parler de l’obéissance de la femme, c’est organiser le mariage comme un régiment; parler de la protection due à la femme par le mari, c’est faire une injure gratuite aux hommes. Le malheur est que le coupable est non pas Napoléon, mais saint Paul. Il est assez singulier de voir les émancipateurs tirer à eux l’autorité du grand apôtre parce qu’il a dit que le christianisme « ne connaît ni libre ni esclave, ni homme ni femme, » ce qui signifie que la loi chrétienne s’étend à tous. La soumission n’en est pas moins prescrite textuellement. Il est évident que cette soumission a pour limites la loi morale et la loi religieuse, et qu’elle n’implique pas plus le droit au despotisme que la consécration de l’esclavage. Il est puéril de s’en prendre à une question de mots. Les idées de commandement et d’obéissance se fondent et doivent se fondre de plus en plus, cela est évident, dans l’entente mutuelle qui suppose dans les rapports une égalité de fait.

Quant à l’égalité absolue, il faut tout l’aveuglement des émancipateurs pour ne pas voir qu’elle est impossible. Ne faut-il pas qu’en cas de conflit la question de droit soit résolue? Une autorité indivise, restant perpétuellement incertaine, aurait de tels inconvéniens, présenterait de telles chances d’anarchie, qu’il vaudrait mieux trancher la question en faveur de la supériorité des femmes selon le système Farnham. La loi la résout en faveur de l’homme, constitué chef de famille. Une pareille loi est-elle donc à défendre? N’est-elle pas fondée en raison, en nécessité, s’il est reconnu que l’homme a, pour ce rôle de gouvernement plus de qualités que n’en offre habituellement la femme? Est-il donc vrai, comme le prétend encore l’auteur du livre sur l’assujettissement des femmes, que « le plus souvent la famille est pour son chef une école d’entêtement, d’arrogance, de laisser-aller sans limite, d’un égoïsme raffiné, etc.? » Le mal que font des accusations si âpres et ainsi généralisées ne saurait être passé sous silence. Je ne connais pas d’injure plus grave jetée à la famille moderne que ne l’est celle que M. Mill prend si peu de soin d’atténuer. Ainsi le plus souvent la famille est corrompue dans son chef, et elle l’est par le fait de la législation, par l’action directe de la prescription de l’obéissance. En vérité c’est accorder aux effets de cet article une importance bien exagérée, et on peut dire qu’il n’a mérité « ni cet excès d’honneur ni cette indignité. » Où ont-ils vu, ces accusateurs de la famille, dans sa constitution présente cette obéissance prise ainsi à la lettre le plus souvent? Est-ce que le mariage n’offre pas dans la plupart des cas l’image de ces compromis de volontés, de ces arrangemens à l’amiable qui font que la société ressemble bien peu au code pris dans toute sa rigueur? Et les supériorités véritables ne savent-elles pas bien aussi se faire leur part et leur place? Serait-ce une fiction, un vain jeu de mots de prétendre que, dans les unions où la supériorité réelle est du côté de l’épouse, c’est le mari qui règne et bien réellement la femme qui gouverne?

Que l’autorité maritale puisse faire dans un certain nombre de cas la place légalement plus grande à l’initiative et au pouvoir des femmes, que le code de la famille soit à quelques égards sujet à révision dans ce sens, ce sont là questions de mesure et de pratique qui restent indépendantes de la question de principe. On répète, sans cesse que les hommes ont fait les lois, et les ont faites pour eux. Ce dernier point est loin d’être aussi vrai qu’on le prétend; mais il suffirait que la balance eût penché quelquefois de ce côté, ou que des lois qui ont eu leur raison d’être dans l’état social ne trouvassent plus la même justification dans les mœurs, pour que certaines dispositions légales fussent soumises à un nouvel examen. C’est le devoir d’ailleurs de la société de donner à la femme cette forte éducation qui augmente sa valeur morale et développe ses aptitudes.

Voilà en quel sens on peut accueillir les réclamations sur le défaut de protection suffisante à la faiblesse du sexe féminin, les plaintes sur l’impunité trop habituelle de la séduction, sur la trop grande indulgence avec laquelle est traité l’adultère de l’homme. Les plus modérés d’entre les émancipateurs ont un remède tout trouvé non-seulement pour ce dernier cas, mais pour tous les cas où le mariage n’offre pas l’image de l’harmonie : c’est le divorce rendu facile. Il est très douteux qu’ils entendent mieux ici qu’ailleurs le véritable avantage de la femme, si puissamment intéressée à l’indissolubilité du lien conjugal, hors un petit nombre de cas auxquels la séparation de corps suffit le plus souvent à obvier. Dans toutes ces questions, la situation de la femme pauvre nous paraît mériter d’être prise en considération plus peut-être encore que celle de la femme de la classe riche et de la classe moyenne. Elle est trop souvent livrée aux mauvais traitemens. Si dans la classe supérieure la femme obtient du mari des respects et des égards habituels, si le temps n’est plus où Beaumanoir écrivait « qu’il loist à l’homme de battre sa femme sans mort et sans méhaing (mutilation), » et prenait soin d’indiquer comme donnant ce droit les cas où elle ne veut pas obéir, où elle le maudit, où elle le dément, dans les classes ouvrières les mauvais traitemens allant jusqu’aux voies de fait ne sont pas rares. La séparation n’est-elle pas un remède bien héroïque? Peut-on espérer d’arriver à une répression efficace de ces odieux abus de la force? n’est-ce pas encore ici l’affaire moins de la loi que du progrès des mœurs?

On peut concéder aussi que dans les classes riches ou aisées les dispositions légales relatives à la possession et à la disposition des biens restreignent trop à certains égards la part d’action laissée aux femmes. Il n’est que trop possible à un mari, qui peut-être doit tout à sa femme, de lui tout ôter, jusqu’à ses moyens d’existence. Des esprits pratiques, des jurisconsultes, inclinent à penser qu’il serait juste de réserver à la femme une partie de sa dot et de lui en laisser l’administration. Il y aurait là, selon eux, pour les femmes, une utile initiation à l’intelligence des affaires, une garantie contre les prodigalités ou les entreprises ruineuses du mari. Une telle mesure serait facilitée chez nous par le développement de la richesse mobilière. N’en trouve-t-on pas jusqu’à un certain point l’analogue en Angleterre? Les femmes, trop souvent annulées par l’omnipotence du mari, y trouvent une sorte de garantie dans la sage précaution qui fréquemment remet la dot à des fidéicommissaires, lesquels n’en servent que le revenu. Il ne faut pas non plus qu’à force de traiter la femme en incapable on la rende telle. C’est aller bien loin peut-être que de remettre, comme nous le faisons en France, au mari toute l’administration des immeubles particuliers de la femme, que d’interdire à la femme de signer un bail, d’aliéner même ses biens paraphernaux sans le consentement de son mari, d’entreprendre un commerce, même séparée de biens. Nous ne tranchons pas ces questions délicates. C’est à la discussion de montrer dans quelles limites sont possibles les extensions de droits qu’on réclame. Le passé nous montre d’immenses progrès accomplis au profit des femmes dans ces questions à la fois économiques et morales. La dot elle-même en fut un des plus décisifs. Elle a inauguré leur affranchissement. Quel pas aussi a fait l’égalité des filles et des enfans mâles devant l’héritage dans le droit moderne! Il n’appartient à personne de prononcer que cette carrière soit achevée; il suffit d’écarter les folies compromettantes.

Faut-il suivre les réclamations émancipatrices dans le champ du travail et de l’industrie? Pourquoi leur laisserions-nous le privilège de certains vœux légitimes et le soin de chercher des remèdes à des maux trop réels? Quel cœur ne s’est ému des souffrances de la femme? Ne sont-ce pas des publicistes, des économistes qui, sans invoquer de grands mots trompeurs, se sont dévoués à signaler le mal, à le décrire, à chercher les moyens de le combattre? Il y a des émancipateurs de la femme qui veulent l’affranchir même de la loi du travail. Ils la relèguent dans la famille, comme si toutes avaient une famille, et comme si celles qui y vivent n’étaient pas contraintes plus d’une fois d’y apporter par leur travail un supplément de salaire. S’il est vrai que les hommes usurpent certains emplois, les femmes ne peuvent, sous la loi du travail libre, en être investies qu’à la condition de s’en montrer capables. C’est d’ailleurs aux chefs d’établissement à employer les femmes, lorsqu’ils le peuvent sans préjudice. La loi n’agit directement que pour les administrations publiques où leur part s’est accrue, par exemple dans les postes, le télégraphe, etc., et où elle peut, où elle doit même, selon nous, s’accroître encore. La loi, en favorisant l’instruction qui rend les femmes aptes à plus d’emplois variés dans les travaux mêmes de la main, peut avoir aussi une heureuse influence en diminuant la concurrence exclusive qu’elles se font à leur détriment dans un petit nombre de carrières qu’elles encombrent. Nul doute qu’il n’y ait de ce côté beaucoup à faire; nul doute que les femmes ne puissent être, et, selon toute vraisemblance, ne doivent être appelées à tenir une place croissante dans les professions libérales. On rappelait ici même[3] récemment qu’aujourd’hui le nombre des étudiantes de l’université de Zurich s’élève à 63, dont 51 suivent les cours de la faculté de médecine (44 Russes, 1 Anglaise, 3 Suissesses, 3 Allemandes), et 12 les cours de la faculté de philosophie. Il s’y ajoutait 17 élèves qui ont quitté l’université depuis 1867 sans avoir fini leurs études, et 6 qui ont été reçues docteurs en médecine. Une dame d’un mérite distingué vient d’être élue médecin à l’hôpital pour les femmes à Birmingham. Elle est le sixième des docteurs féminins qu’ait formés l’université de Zurich. À Londres, à Boston, on cite des faits analogues. Les soins médicaux que réclament les femmes dans certains cas, et les enfans jusqu’à un certain âge, ne paraissent pas au-dessus des capacités féminines. De même, chez nous, plusieurs femmes ont, dans toutes les facultés, pris leurs grades. Ces symptômes ne doivent pas être négligés. Comment ne pas remarquer que dans cette voie, où il serait désirable qu’on eût avancé davantage, nous avons plutôt rétrogradé ? Le passé faisait bien souvent aux femmes la part meilleure, dans les professions libérales et dans le travail intellectuel.

Que l’on accueille de telles idées, rien de mieux. L’émancipation de l’ignorance, de la misère et du vice, voilà la seule et la véritable émancipation. On ne la rencontrera pas en dehors de la vieille morale et dans de chimériques proclamations de droits. Le mouvement émancipateur se plaît à se présenter lui-même comme une des manifestations du généreux travail d’une société qui semble s’être donné pour tâche de sonder toutes les plaies pour les guérir. Il y aurait trop d’aveuglement à l’en croire sur parole. L’émancipation des femmes, dans les termes où elle se pose, est une application qui s’ajoute à beaucoup d’autres de l’idée de fausse égalité qui veut se faire accepter quand les conditions de la nature et de la société la repoussent : égalité niveleuse qui ne respecte pas plus l’intégrité de la famille que les droits du capital, qui s’inspire chez beaucoup de l’orgueil et des passions sensuelles, et qui se reconnaît à ce signe qu’elle élève partout de jalouses con)pétitions et de haineuses rivalités. Elle parle toujours de droits, jamais de devoirs. Elle énerve et elle excite, elle met l’esprit de révolte à la suite des mots mal compris de justice, d’humanité, de progrès. Peut-on traiter légèrement de tels symptômes ? Ne menacent-ils pas la famille et jusqu’à l’état ? N’existe-il pas enfin une sorte de solidarité entre toutes les théories antisociales qui rend certaines thèses plus dangereuses aujourd’hui qu’à d’autres époques ? Assurément le ridicule joue dans quelques-unes de ces revendications un rôle qui semble en atténuer le péril. Suffit-il à le faire disparaître ? Ce serait une chose sotte, cela est sûr, mais ne serait-ce pas une chose fâcheuse et redoutable aussi, au milieu de tant de causes de fermentation et de dissolvans auxquels elle viendrait se joindre, qu’une absurde guerre de sexe s’ajoutant à une guerre de classes dans nos sociétés troublées ?

HENRI BAUDRILLART.

  1. Voyez, sur l’état de la question, l’étude de M. Émile Montégut, la Vie américaine, dans la Revue du 1er mai 1868.
  2. Notre illustre contemporain lui-même, Victor Cousin, n’a-t-il pas fait un peu cette confusion dans un morceau, aussi judicieux qu’éloquent, où il recommande de cultiver l’esprit des femmes et où il déclare n’être pas sur ce point de l’école de Molière?
  3. Voyez la Revue du 1er août 1872.