L’Agriculture, les produits et les machines agricoles à l’Exposition

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L’AGRICULTURE
LES PRODUITS ET LES MACHINES AGRICOLES
À L’EXPOSITION


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À l’exposition universelle de Londres, en 1851, la Russie et l’Amérique du Nord figuraient en face l’une de l’autre. On admirait, dans le compartiment russe, des meubles en malachite, des mosaïques, des étoffes splendides, des tissus d’or et d’argent. Le compartiment américain n’offrait au contraire que des balles de coton, des épis de maïs, des tas de porc salé. Jamais contraste plus frappant. Aux yeux du passant superficiel et distrait, tout l’avantage était pour la magnificence apparente de l’un contre la modestie et presque l’indigence de l’autre ; mais, pour quiconque réfléchissait un moment, la république américaine reprenait bien vite le pas sur l’empire slave, l’industrie utile et véritablement productive sur l’industrie de luxe et d’apparat. Ces meubles somptueux ne peuvent servir qu’aux palais du tsar et des grands de sa cour, tandis que ce coton, ce maïs, ces jambons, vêtissent et nourrissent une population qui croît à vue d’œil, et alimentent une exportation immense. La puissance et la richesse des États-Unis reposent sur cette simple base, et qui oserait comparer cette expansion indéfinie de la race humaine du Canada au Mississipi, ces villes qui s’élèvent par enchantement, ces déserts qui se peuplent en une saison, ces vaisseaux innombrables, ces chemins de fer, tout ce tumulte de la vie, à la morne immobilité de la nation rivale ?

Je ne veux pas établir tout à fait la même opposition entre les parties de l’exposition française de 1855 consacrées aux objets de luxe et celles qui contiennent les produits agricoles et les matières premières en général. Je sais que le luxe est dans le génie de la France, et que nos arts élégans, en imposant aux autres peuples notre goût et nos modes, ont fini par former un des plus beaux fleurons de notre couronne industrielle. Il faut du luxe dans un grand état, c’est le signe de sa prospérité et la décoration de son travail ; seulement il n’en faut pas trop. Le luxe est l’ennemi de la véritable richesse ; comme la guerre, il consomme et ne produit pas. De tout temps, nous avons tendu à l’excès en ce genre, et nous y tombons aujourd’hui plus que jamais. Quand Voltaire disait sous Louis XV :

Cette splendeur, cette pompe mondaine,
D’un règne heureux sont la marque certaine,


il flattait le roi et la cour ; mais il mentait : il savait très bien que le luxe de Versailles et de Paris n’était obtenu qu’aux dépens de la nation tout entière.

Traversons donc ce magnifique étalage de glaces, de tapis, de bronzes, de porcelaines, de dentelles, de diamans, de cristaux, où s’arrête bien assez sans nous la foule émerveillée, et recherchons, dans les coins les plus reculés, les plus obscurs, les plus abandonnés, de notre exposition universelle, ce qui rend possible cet amas de trésors. L’homme ne vit pas seulement de pain, je le sais ; mais il vit de pain avant tout. Nous savons tous combien était embarrassé de sa personne ce roi de la fable qui ne pouvait toucher à rien sans le transformer en or, et qui mourait de faim au milieu de ses richesses. Supposez qu’une petite plante bien grêle vienne à manquer, meubles et parures perdront beaucoup de leur intérêt. C’est ce que n’oublie pas la race anglo-saxonne, beaucoup mieux avisée que nous. Partout où elle va, son premier soin est de s’assurer de quoi vivre. Ses industries les plus estimées satisfont à ce besoin vulgaire, mais essentiel. De là la plus grande cause de sa supériorité. D’autres nations, puissantes autrefois, sont tombées en décadence pour l’avoir négligé : elle seule grandit sans cesse et couvre le monde de ses enfans parce qu’elle mange. Cereris sunt omnia munus.


I.

À tout seigneur, tout honneur ; commençons par les produits agricoles anglais. La place qui leur est accordée est petite et attire peu les regards. On y voit d’abord d’énormes fromages et de gigantesques jambons. Les Anglais n’entendent pas raillerie sur ces deux articles ; ils y mettent un amour-propre national parfaitement justifié. Il n’y a rien de supérieur aux fromages de Glocester et aux jambons du Yorkshire, et il suffit, pour juger de leur quantité, de voir une de ces boutiques anglaises de comestibles où ils forment de véritables montagnes qui font tressaillir d’aise les passans. Le reste de leur bétail est figuré par des têtes de bœufs suspendues le long des murs et appartenant aux principales races de l’Angleterre et de l’Écosse, les courtes cornes, les hereford, les angus, et par des peintures représentant des moutons comme on n’en aurait jamais cru de possibles, si l’on n’avait vu cette année même les modèles en chair et tu os à l’exposition des animaux reproducteurs. Je m’étonne qu’ils n’y aient pas joint la représentation de quelque colossal roast-beef ou de quelque moitié de mouton rôti comme il en paraît sur leurs tables aristocratiques, et notamment sur celle de la reine, aux fêtes de Noël. Ainsi dans l’Iliade antique on mesure l’importance des chefs à l’énormité des parts qu’ils se taillent dans des bœufs qu’ils dépècent eux-mêmes tout entiers.

Une collection complète de leurs laines permet de s’assurer que, si les Anglais ont renoncé dans un intérêt d’alimentation à la production de la laine fine, ils ont au moins, par le nombre et l’énormité de leurs animaux, conservé la quantité ; la plupart de leurs espèces ont d’ailleurs des qualités spéciales, c’est ce qu’on appelle des laines longues.

La collection de leurs plantes cultivées a été mise en ordre par les soins de M. Wilson, ancien directeur du collège royal agricole de Cirencester, maintenant professeur d’agriculture à l’université d’Édimbourg, en remplacement de l’illustre David Low, qui a pris sa retraite l’année dernière. Là même, le nombre n’est pas considérable, faute de place : on est bien loin de l’immense exposition de MM. Peter Lawson à Londres en 1851, qui ne contenait pas moins de quatre cents variétés de céréales ; mais ce qui s’y trouve suffit. On y voit rangées méthodiquement, représentées par des poignées d’épis et des échantillons de grains, les principales espèces de froment, d’orge et d’avoine cultivées dans les trois royaumes, avec les plantes fourragères et les racines. Une étiquette porte le lieu où chaque échantillon a été recueilli, la quantité de semence par boisseau et de produit par acre, le poids. La plupart viennent des environs d’Edimbourg, où se trouvent en effet les meilleures cultures de la Grande-Bretagne.

Les botanistes distinguent sept espèces de froment, dont quatre l’emportent sur les autres, le froment ordinaire, triticum sativum, le gros ou poulard, triticum turgidum, le blé dur, triticum durum, et l’épeautre, triticum spelta. Les Anglais ne cultivent ni le blé dur ni l’épeautre ; le premier ne vient que dans les régions les plus méridionales, le second n’est cultivé qu’en Suisse et en Allemagne. Restent le triticum sativum et le triticum turgidum. Les principales variétés anglaises et écossaises de ces deux espèces sont maintenant bien connues en France comme plus productives que les nôtres, et elles commencent à se répandre parmi les meilleurs cultivateurs de la Flandre et de la Picardie. Je signalerai entr autres une espèce de poulard, dite common rivet, qui rapporte d’ordinaire, sur un sol bien préparé, de 30 à 40 hectolitres à l’hectare.

Un des signes les plus caractéristiques d’une mauvaise culture est l’indifférence sur la qualité des semences. Il en est des espèces végétales comme des animales : si les soins hygiéniques et la bonne nourriture font beaucoup, un bon choix de reproducteurs n’a pas moins d’importance. Quand on confie à la terre des semences avariées, mélangées de substances étrangères et de graines parasites, ou seulement d’une maturité douteuse et d’une nature abâtardie, on doit s’attendre à de grands déficits de récolte. Quand au contraire on se sert de semences triées avec soin, parfaitement propres, saines, vigoureuses, appartenant à des espèces supérieures, on est récompensé au centuple. La production et la vente des bonnes semences forment une industrie comme une autre, qui se perfectionne en se spécialisant. Plus la culture est avancée dans un pays, plus le commerce des graines de semence y prospère.

Je sais que l’expérience de cette année n’a pas été favorable aux blés d’origine anglaise qui s’introduisaient dans le nord de la France. L’hiver ayant été plus rude que ceux de leur île, la plupart ont gelé. C’est une preuve entre mille de l’extrême prudence qu’il faut apporter à toute importation agricole, ce n’est pas une raison pour douter du principe. Cherchons à rendre ces variétés moins sensibles au froid, choisissons parmi les nôtres celles qui produisent le plus ; tous les moyens sont bons, pourvu que le but soit atteint. Tandis que, dans certaines parties de la France, le blé rend six ou sept hectolitres à l’hectare ou trois fois la semence seulement, un propriétaire des environs de Dunkerque, M. Vandercolme, expose cette année un blé d’Australie, venu chez lui, qui lui a donné 66 hectolitres, c’est-à-dire dix fois plus. Si prodigieux qu’il soit, ce rendement ne paraît pas impossible quand on étudie la végétation du froment. On a vu tel grain, appartenant à la variété la plus productive et placé dans les conditions les plus favorables, produire 100 épis de 100 grains chacun, ou 10,000 grains en tout. Pline parle d’une gerbe envoyée à Auguste qui contenait 400 tiges sorties d’un seul pied.

Les variétés anglaises d’avoine et d’orge présentent les mêmes caractères. Une des avoines exposées, la blanche de Tartarie, a donné 80 hectolitres à l’hectare. Toutes ces plantes se distinguent par la force et la longueur de la paille en même temps que par la beauté de l’épi ; il est regrettable qu’on n’ait pas pu montrer aussi les racines : nos cultivateurs auraient vu à quelles profondeurs elles descendent dans un sol suffisamment ameubli.

Parmi les graines fourragères, celle qui figure au premier rang est le ray-grass ou ivraie d’Italie, lotium italicum. La vogue de cette plante fait toujours des progrès en Angleterre et en Écosse, on en raconte de plus en plus des prodiges. On en a vu, dit-on, qui, coupée six fois dans une année, avait, à chaque coupe, quatre pieds anglais de haut, ce qui fait vingt-quatre pieds en tout. Dans une réunion agricole, M. Caird, l’auteur des Lettres sur l’agriculture anglaise publiées par le Times, ayant affirmé que, dans la ferme de Meyer-Mill, le ray-grass d’Italie avait produit jusqu’à 25 tonnes de foin sec par acre d’Écosse ou 50,000 kilos par hectare, on a crié à l’impossible, même en Angleterre ; vérification faite, il s’est trouvé que si l’assertion n’était pas complètement exacte, elle n’était pas non plus très exagérée. Qu’il y ait un peu de légende dans tout ceci, c’est possible ; mais pour que les Anglais et les Écossais, qui sont gens positifs, s’enthousiasment comme ils le font, il faut qu’il y ait aussi beaucoup de vrai. Ajoutons que, pour obtenir ces beaux résultats, l’arrosage avec l’engrais liquide est nécessaire.

Ce ray-grass laisse bien loin derrière lui tous les fourrages. Cependant, comme il ne peut pas être cultivé partout, nous trouvons dans la collection les autres plantes moins exigeantes qui composent encore la plus grande partie des prairies anglaises, tant naturelles qu’artificielles. Tels sont le trèfle, assez estimé pour que l’un des trois royaumes, l’Irlande, l’ait choisi pour emblème ; le ray-grass ordinaire, lotium perenne, qui forme les célèbres gazons anglais et qui n’a pu être dépassé que par son frère d’Italie ; le Thimothy grass, qu’on appelle chez nous la fléole des prés ; le fiorin ou agrostis stolonifère, etc. Tout cela sans doute n’est que du foin, et on s’étonnera que, dans une exposition des merveilles de l’industrie, les Anglais aient imaginé de donner une place à ces humbles herbes que nous foulons aux pieds ; mais ces herbes qui viennent partout, mêlées à d’autres inutiles ou nuisibles, ils les ont choisies, triées, fortifiées, transformées par la culture ; ce foin, c’est pour eux de la viande, de la laine, du lait, du fumier, du blé, et par conséquent de la population et de la puissance.

Les turneps, les pommes de terre, les féverolles, quelques betteraves champêtres, complètent la série. Est-ce là tout ? Oui, sans doute. Quoi ! pas une plante industrielle ? Pas la moindre. Ni betterave à sucre, ni tabac, pas même de colza ; c’est à peine s’ils font un peu de houblon, et ils ont laissé à l’Irlande le monopole du lin. Rien ne les détourne de ce puissant enchaînement de la culture alterne, qui tend à accroître dans une proportion indéfinie la production de la viande et du grain, poursuivi avec cet acharnement dans l’idée fixe qui caractérise leur race.

L’exposition des produits agricoles français présente un spectacle tout différent. Ici au contraire, la variété domine. Laines, soies, grains, huiles, vins, légumes, fruits, plantes textiles, tinctoriales, saccharifères, on ne finirait pas si l’on voulait énumérer tous ces produits. Rien ne montre le génie français sous un jour aussi favorable qu’une exposition ; là en effet la quantité qu’on obtient d’une denrée ne compte pour rien, la qualité et l’originalité sont tout. L’exposition française est beaucoup plus brillante que l’exposition anglaise ; malheureusement sous ces belles apparences se cache une bien moindre richesse réelle, parce que tous ces trésors ne sont que des exceptions. En veut-on un exemple ? Une des plus belles collections est celle de la ferme-école de Paillerols, dans les Basses-Alpes. À côté d’une précieuse espèce de froment, appelée touzelle blanche, qui donne peut-être la plus belle farine connue, on y voit de superbes échantillons de légumes et de fruits secs, des garances, des huiles, des cocons admirables, des vins de liqueur, enfin tout ce qui annonce la plus riche culture. Le pays d’où viennent ces fruits merveilleux est cependant le plus pauvre de France et un des plus pauvres de l’Europe ; la moitié du sol reste absolument inculte, et l’autre moitié a beaucoup de peine à nourrir une population clair-semée, qui diminue au lieu de s’accroître.

Cette réserve faite, je reconnais bien volontiers tout ce que notre exposition agricole renferme de remarquable. Pour les céréales, j’ai déjà cité M. Vandercolme ; j’en pourrais citer beaucoup d’autres. De tous les points de la France, on a envoyé des fromens, des orges, des avoines, des maïs et même des riz magnifiques. La plupart des laines, des soies, des huiles, des vins, méritent les mêmes éloges. Banni les cultures industrielles, la betterave occupe plus que jamais le premier rang. Ce n’est plus seulement du sucre, c’est de l’alcool que cette racine précieuse fournit maintenant au génie de nos inventeurs, et elle donne tous ces trésors sans rien perdre presque de ses ressources alimentaires : après avoir livré sa matière sucrée, sa pulpe nourrit encore un nombreux bétail et rend ainsi à la terre la plupart des élémens qu’elle lui a pris.

Les plus grands de nos établissemens agricoles reposent sur elle. Dans le département du Pas-de-Calais, un seul entrepreneur, M. Crespel de Lisse, cultive tous les ans 1,000 hectares en betteraves, nourrit avec les pulpes 1,000 têtes de gros bétail, et produit ainsi assez d’engrais pour récolter 10,000 hectolitres de blé : il n’y a rien en Angleterre de plus gigantesque. Dans le département de l’Oise, à Bresles, une société s’est formée, au capital de 800,000 fr., pour une exploitation du même genre ; elle a cultivé l’année dernière 500 hectares en betteraves, dont elle a fait du sucre et de l’alcool, a engraissé avec les pulpes je ne sais combien d’animaux, a récolté 3,000 hectolitres de froment, et après un mouvement de fonds de plusieurs millions en recette et en dépense, a donné, dit-on, à ses actionnaires 15 pour 100 de leur argent. L’état prend sa part de ces énormes produits, car un hectare de betteraves rapporte au fisc, par l’impôt sur le sucre indigène, près d’un millier de francs, et cependant le sucre est à plus bas prix que jamais. Tels sont les prodiges de la chimie moderne.

Voici maintenant le revers de la médaille : cette culture si belle a des bornes assez étroites. Elle couvre tout au plus le millième du sol, et ne peut guère s’étendre au-delà ; elle n’a pu réussir jusqu’ici dans la moitié méridionale de la France ; elle n’est possible que dans des terres riches, fraîches, parfaitement ameublies ; elle suppose des capitaux énormes et souvent renouvelés pour l’établissement des sucreries et distilleries, et, ce qui est plus grave, ses débouchés ne sont pas inépuisables. Les fléaux qui ont atteint la vigne ont pu seuls donner faveur à l’alcool de betteraves ; qu’ils viennent à cesser, cette branche de produits sera tout au moins fort menacée. Quant au sucre, rien n’assure que son prix ne baissera pas encore, et il ne peut être comparé, pour l’importance de la consommation, aux denrées alimentaires. Le véritable objet de l’agriculture, sa base indestructible, c’est la production de la viande et du pain.

Les autres cultures industrielles sont encore plus attaquables sous ce rapport. J’admire comme un autre ces tabacs, ces lins, ces colzas, ces garances, mais je me demande quelquefois si le travail et l’engrais qu’ils consomment ne pourraient pas être plus utilement employés. Leur principal défaut est dans tous les cas d’attirer l’attention de nos cultivateurs vers les récoltes qui épuisent plus que vers celles qui fertilisent. On ne se douterait pas, en voyant toutes ces richesses, que le pays qui les produit souffre depuis trois ans d’une disette persistante, et qu’en temps ordinaire il peut à peine nourrir une population spécifique inférieure de moitié à la population anglaise ; telle est pourtant la vérité. Il y a bien des causes à cette anomalie ; le goût des cultures exceptionnelles n’y est-il pas pour quelque Chose ? Moins exclusif que les Anglais, j’admets volontiers ces beaux produits comme le couronnement d’une agriculture perfectionnée, je veux seulement rappeler qu’ils ne peuvent être que des accidens ; le fond de la culture est ailleurs, et il faut bien que nous l’ayons négligé, puisque nous n’arrivons pas au but.

Quelques nouvelles plantes ont fait cette année leur apparition. Au premier rang, il faut placer le sorgho à sucre, rapporté de Chine par M. de Montigny, consul de France à Sanghaï, et qui est déjà devenu l’objet d’essais fort sérieux. On s’en est beaucoup occupé dans le Var et les Bouches-du-Rhône : M. Sicard de Marseille a exposé du sucre, de la mélasse, du vin, de l’eau-de-vie, du vinaigre et du cidre de sorgho ; que dis-je ? il y a encore de la farine, de la fécule et de la semoule de sorgho, et pour mettre le comble aux qualités de cette plante encyclopédique, de l’acide sorghique, du carmin, de la sépia, des teintures diverses sur soie et laine avec des couleurs tirées du sorgho. Voilà, j’espère, un brillant début. On raconte que Parmentier, voulant populariser la pomme de terre, donna un jour un grand dîner, dont ce tubercule avait fait tous les frais depuis le potage jusqu’au dessert. M. Sicard va du premier coup plus loin que Parmentier. Nous verrons ce que deviendront ces espérances. Le sorgho sucré est une espèce de millet à balai qui s’élève à deux mètres de hauteur, et dont la culture ne paraît pas difficile. Son acclimatation n’est pas douteuse. On en a semé sur plusieurs points de la France, et il est venu partout. Ses tiges produisent la matière sucrée ; la matière farineuse est contenue dans ses graines. Il est depuis longtemps connu des nègres de la Sénégambie, qui en tirent à la fois des liqueurs enivrantes et des bouillies alimentaires, d’où l’on peut conclure qu’il réussira surtout en Afrique.

Nous devons encore à M. de Montigny, outre les yaks, ces bœufs à toison laineuse du Thibet, qu’on tente en ce moment de naturaliser dans les montagnes du Jura, une nouvelle racine, l’igname de Chine, qui pourra, dit-on, remplacer la pomme de terre, si la maladie ne s’arrête pas. Des expériences faites au Jardin des Plantes paraissent avoir réussi. « Cuite sous la cendre, dit M. Decaisne, elle prend une consistance qui rappelle par l’aspect et la saveur la meilleure pomme de terre ; par la dessiccation, il sera facile de la convertir en une véritable farine, portant avec elle un gluten qui manque à la fécule. » Je ne demande pas mieux que de croire à tous les mérites de ces nouvelles acquisitions. Je doute cependant que le sorgho sucré vaille beaucoup mieux que le maïs, qui vient dans les mêmes conditions, et l’igname de la Chine aura quelque peine à dépasser le topinambour, qui remplace très bien la pomme de terre, au moins pour les animaux. Le directeur de la ferme-école de Beyrie (Landes) affirme avoir obtenu 100 hectolitres de maïs à l’hectare ; j’ai moi-même compté 700 grains sur des épis envoyés à l’exposition.

J’ai parlé immédiatement de la France en quittant la Grande-Bretagne parce que le sentiment national m’a emporté ; dear, dear land, dit Shakspeare. J’aurais dû, pour être juste, faire passer avant nous les pays qui, sans égaler tout à fait l’Angleterre, nous sont encore supérieurs. La Belgique, les Pays-Bas, la Suisse, la Saxe, la Lombardie, la Bohême, forment un groupe de trente millions d’hectares qui se rapproche beaucoup de la Grande-Bretagne pour la production ; la population moyenne y est égale à 100 habitans par 100 hectares, tandis que la nôtre n’est que de 68. La France n’occupe en réalité que le troisième rang.

Le produit brut moyen de la Belgique est égal au produit anglais, bien qu’il soit obtenu par d’autres procédés, car c’est par excellence le pays de la petite propriété et de la petite culture. La viande et le grain y constituent les cinq sixièmes de la production, un sixième est formé de plantes industrielles ; ce sont ces dernières qui ont les honneurs de l’exposition, car on se résout peu en général à exposer de la paille et du foin, comme l’ont fait sans façon les Anglais. Les lins surtout sont d’une beauté rare. J’ai remarqué en même temps avec plaisir des céréales, des légumes et des fourrages obtenus dans les parties les plus arides de la Flandre et du Luxembourg. La Belgique a entrepris depuis peu de mettre en valeur ses terres incultes, et elle y réussit rapidement, grâce à un ensemble de mesures dont l’exemple serait bon à suivre, si notre orgueil national nous permettait d’emprunter quelque chose à qui nous a tant emprunté. Heureux pays, qui, dans les dernières convulsions de l’Europe, a su conserver l’ordre, la liberté et la paix, et qui ne souffre que du mal des pays prospères, l’excès de population !

La richesse principale des Pays-Bas consiste dans leurs pâturages et conséquemment dans leur bétail ; leur véritable exposition a donc eu lieu au concours des animaux reproducteurs, où leurs vaches, les plus belles du monde, ont excité une légitime admiration. Ils n’ont à peu près rien envoyé au palais de l’industrie en fait de produits agricoles. C’est dommage, car la nation hollandaise ne connaît de supérieure en culture que la nation anglaise, et elle a la gloire de l’avoir devancée ; l’Angleterre a tout appris à son école, même la liberté, qui est la mère du reste. La Suisse a sans doute pensé aussi que l’exposition de son bétail suffisait. Le royaume de Saxe est représenté par la plus belle de ses productions agricoles, la laine fine de la célèbre race ovine de Negretti. L’Allemagne rhénane a envoyé ses épeautres en grains et en farines, ses tabacs, ses chanvres, ses vins du Rhin, ses houblons, son kirch de la Forêt-Noire, ses eaux-de-vie de grains, de prunes, de pommes de terre, ses sucres et alcools de betterave, car cette industrie française y est maintenant naturalisée ; la Lombardie, ses riz, ses maïs, ses soies et ses fromages ; la Bohême, ses laines, qui rivalisent avec celles de Saxe, et ses sucres de betterave, qui rivalisent avec les nôtres. Ces échantillons donnent une haute idée de l’état de l’agriculture dans ces contrées.

Déduction faite de la Lombardie, le reste de l’Italie vient, avec la France, au troisième rang. Sur quelques points de la presqu’île, comme la Rivière de Gênes et le duché de Lucques, la culture a atteint un haut degré de perfection ; sur d’autres, comme la Sardaigne et la Sicile, elle languit misérablement. Somme toute, le développement agricole moyen doit être le même que chez nous, et la population spécifique est plus nombreuse. C’est ce qui reste à l’Italie de son ancienne splendeur. Sans l’académie des géorgophiles de Florence, qui nous a donné une collection complète des produits toscans, l’agriculture italienne serait absente de l’exposition ; son état présent n’est pourtant pas à dédaigner, et quand elle n’aurait rien de nouveau à nous apprendre, le nom de l’Italie ne doit jamais manquer, quand il s’agit d’une revue des œuvres de la civilisation. Il n’y a pas déjà si longtemps que l’agriculture italienne était la première de l’Europe. Châteauvieux et Sismondi en ont parlé dans les termes les plus enthousiastes. Le portrait tracé par Sismondi était embelli, nous le savons maintenant ; il avait pris un seul point, le val de Nievole, comme type de toute une contrée, et sa passion contre le système de fermage à prix d’argent, qui prévalait en Angleterre, lui a caché les inconvéniens du métayage usité en Toscane. Les publications de MM. Ridolfi, dans les actes des géorgophiles, ne laissent plus aucun doute sur ces erreurs. Il n’en reste pas moins beaucoup de vrai dans ce qu’il a écrit, et si l’adoption de l’assolement quadriennal, le développement de la mécanique, de la chimie et des autres sciences appliquées à la culture, l’accumulation des capitaux, ont fini par élever l’agriculture anglaise à une plus grande hauteur, si la France a fait en trente ans de paix et de liberté des progrès qui ont comblé l’intervalle, il n’en est pas moins certain que l’Italie a eu les devans, non-seulement aux XVe et XVIe siècles, mais dans des temps plus rapprochés. N’oublions pas que la Lombardie, bien que détachée par la conquête, fait naturellement partie de la péninsule.

La France et l’Italie terminent la série des pays passablement cultivés, et comme tout n’y est pas également en valeur, on peut estimer à 40 millions d’hectares le contingent qu’elles apportent à elles deux, de sorte qu’il n’y a dans toute l’Europe que 100 millions d’hectares qui produisent à peu près ce qu’ils peuvent produire dans l’état actuel des connaissances agricoles.

On peut diviser le reste en deux nouveaux groupes qui deviendraient alors le quatrième et le cinquième dans l’ordre décroissant. Le quatrième comprend la péninsule ibérique, c’est-à-dire l’Espagne et le Portugal, toute l’Europe centrale, ou la plus grande partie de l’empire d’Autriche, la Prusse proprement dite, le Hanovre, les deux Mecklembourg, et les états du Nord, c’est-à-dire le Danemark et la partie cultivable de la péninsule scandinave. L’étendue totale de ce groupe est de 200 millions d’hectares, et la population moyenne de 40 habitans par kilomètre carré. Le sixième et dernier est formé par l’Europe orientale, comprenant la Turquie et la Russie d’Europe, dont L’immense étendue (500 millions d’hectares) ne compte que 15 habitans sur la même surface. La Belgique en a dix fois plus.

Il est sans doute étrange de placer sur la même ligne l’ardent Portugal et le froid Danemark ; la vérité le veut ainsi. La production de ces deux pays ne se compose pas des mêmes élémens ; mais dans l’ensemble elle est égale, c’est-à-dire un peu plus de moitié de la nôtre. L’Espagne et le Portugal ont envoyé des maïs, des vins, des légumes secs, des huiles, qui font regretter que ces régions favorisées du soleil soient si délaissées par le travail. L’Espagne y a joint des laines de son ancienne race mérine, la souche de toutes les races à laine fine de l’Europe ; mais soit que les moutons espagnols aient dégénéré, soit qu’ils n’aient eu d’autre tort que de rester stationnaires pendant que leurs descendans étrangers s’amélioraient, ces laines ne peuvent plus soutenir la comparaison, ni avec les nôtres, ni avec celles de Saxe et de Bohême. La Prusse proprement dite n’a fourni que peu de produits, qu’elle a abrités sous le grand nom de Thaer, fondateur de l’institut agricole de Mœglin, dans les sables du Brandebourg. L’Autriche a fait beaucoup plus ; c’est après la France l’état qui a pris la plus grande part à l’exposition, ses vins surtout forment une pyramide qui frappe tous les yeux.

Quand on examine cette belle exposition de la monarchie autrichienne, qui comprend la Lombardie et la Bohême, deux des plus riches pays du monde, et qui contient en même temps des régions aussi fertiles que la Hongrie, on s’étonne que le développement agricole moyen n’y soit pas plus avancé. Elle aussi possède tous les climats, et si l’agriculture y était partout aussi florissante qu’à ses deux extrémités, elle pourrait nourrir cent millions d’habitans. Elle n’en a pourtant pas plus que la France, bien que son étendue soit très supérieure. Si l’on en juge par les exemples que nous avons sous les yeux, il y règne aujourd’hui une grande émulation. L’aristocratie, qui possède d’immenses terres, paraît avoir l’ambition de marcher sur les traces de la grande propriété anglaise, et à côté des écoles impériales d’agriculture figurent sur la liste des exposans les noms des plus grands seigneurs.

L’empire ottoman, plus vaste encore que l’empire d’Autriche, n’est représenté que par un petit nombre d’échantillons plus curieux qu’utiles. Je ne voudrais pas dire trop de mal des Turcs, qui sont aujourd’hui nos alliés ; mais en vérité, quand on songe à ce qu’ils ont fait du plus magnifique territoire, on ne peut s’empêcher de leur en vouloir. Partout où un Turc met le pied, dit un proverbe syrien, la terre reste stérile pendant cent ans. Il faut espérer qu’à la suite de la guerre actuelle, l’Europe civilisée imposera à la barbarie ottomane d’autres principes de gouvernement, et que les populations chrétiennes, les seules qui travaillent, auront vu enfin sonner l’heure de leur affranchissement définitif. La prospérité de ces belles contrées n’est possible qu’à cette condition.

La pauvre et petite Grèce a voulu offrir son contingent. Malheureusement ce que ses produits ont de plus beau, c’est leur nom ; blés de Sparte, orges de Thèbes, maïs d’Olympie, haricots d’Argos, fèves de Mantinée, garances de Scyros, amandes d’Égine, soies de Messénie, tabacs d’Épidaure, raisins de Corinthe, miels de l’Hymette, vins du Pirée, olives d’Athènes : il est impossible de ne pas tressaillir en lisant sur une humble étiquette ces mots magiques. Plus le passé est grand, plus le présent paraît pénible. Fragment à peine détaché de la Turquie, la Grèce porte encore le sceau funeste que des siècles d’oppression ont imprimé sur elle. Depuis quelques années, elle jouit de la liberté ; mais qu’est-ce qu’un quart de siècle pour réparer des ravages si anciens et si profonds ? Presque partout la terre même a été détruite, et le roc paraît à nu.

La Russie, en guerre avec nous, n’a rien exposé ; ce n’est pas un bien grand malheur. L’agriculture n’y fait pas beaucoup plus de progrès qu’en Turquie. Tout le monde connaît le mot profond de Montesquieu : Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir un fruit, ils coupent l’arbre au pied ; voilà l’image du despotisme. Les tsars semblent avoir pris à tâche de justifier cette définition célèbre. Pour entretenir le luxe d’une capitale factice et mal placée, que les eaux débordées de la Neva emporteront quelque jour, pour entretenir en même temps un état militaire excessif, instrument d’une autorité divinisée et d’une ambition sans limites, ils ont épuisé leur empire d’hommes et d’argent, et sacrifié la réalité à l’apparence. Même dans la Russie méridionale, le faible excédant de céréales qu’on vendait à l’Occident n’était obtenu que par une culture misérable ; la zone qui le produit est si vaste et d’une fertilité telle qu’elle pourrait rapporter de quoi nourrir la population actuelle de l’Europe entière, tandis qu’elle a peine à fournir à l’exportation 4 ou 5 millions d’hectolitres, souvent supprimés par les hasards des saisons.

Ainsi, sans parler des régions désertes de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique, la seule Europe pourrait entretenir, avec les produits agricoles les plus ordinaires, cinq ou six fois plus d’habitans qu’elle n’en possède aujourd’hui. En prenant pour maximum l’état actuel de la Belgique et de l’Angleterre, le reste a d’immenses pas à faire avant de les regagner ; l’Italie et l’Allemagne peuvent tiercer leur population, la France doubler la sienne, l’Espagne, le Portugal, la Hongrie, la Pologne, la Prusse, tripler la leur, la Turquie et la Russie presque la décupler, et en supposant, ce qui est vrai, que la Belgique et l’Angleterre peuvent faire encore des progrès, une carrière bien autrement vaste s’ouvre devant les autres peuples. D’où vient donc que la population européenne ne marche pas plus vite ? Hélas ! des erreurs et des passions des hommes, qui font de ce vaste champ, si bien disposé pour le travail, un théâtre éternel de violences.

Quand on jette les yeux sur une carte et qu’on mesure par la pensée le fameux pays de terre noire par exemple, qui forme une grande partie de l’Europe orientale et dont la fertilité naturelle passe pour inouie, on s’étonne que les cinq cent mille émigrans qui partent tous les ans d’Allemagne et d’Angleterre pour l’Amérique et l’Australie ne se tournent pas vers ces régions infiniment plus voisines que rapprochent tous les jours des lignes de chemins de fer et des bateaux ; à vapeur. Une famille rhénane peut être rendue sur le Bas-Danube en aussi peu de temps qu’il lui en faut pour s’embarquer à Southampton, et elle n’y va pas ; pourquoi ? c’est que, même quand la guerre n’y sévit pas comme aujourd’hui, la liberté et la sécurité y manquent. L’insalubrité, compagne de la barbarie, y répand ses invisibles poisons, et pour lutter contre la nature sauvage, l’homme a besoin de se sentir défendu contre les fléaux qui viennent des hommes. Liberty, peace and safety, voilà la devise américaine qui fait passer les mers.

Les peuples de la vieille Europe tombent presque tous dans la même erreur que ces propriétaires qui aiment mieux accroître l’étendue de leurs terres que leur capital d’exploitation. On veut s’étendre, s’arrondir, et pour avoir le bien d’autrui, on sacrifie son propre héritage. Les révolutions, les tyrannies et les guerres qui ont rempli, remplissent et rempliront l’histoire du monde, n’ont pas d’autre origine. On ne sait pas que la vraie source de la puissance des nations, c’est moins la grandeur du territoire qui s’achète par la guerre que la multiplication des capitaux qui s’obtient par la paix. La petite Angleterre avec ses 13 millions d’hectares est aussi forte que l’immense Russie, qui en a cent fois plus. L’Espagne de Philippe II a fait, pour arriver à la monarchie universelle, un effort gigantesque et vain qui l’a réduite pour des siècles à l’impuissance. Même quand on réussit, on ne s’en trouve guère mieux. On serait probablement fort mal reçu du gouvernement autrichien, si l’on essayait de lui démontrer que ses sacrifices séculaires pour assujettir l’Italie n’ont pas moins nui à l’Autriche elle-même qu’au peuple vaincu ; rien n’est pourtant plus évident, l’histoire à la main : elle a perdu par la guerre sur son propre sol plus d’hommes et de capitaux qu’elle n’en a gagné sur le sol voisin.

En attendant que la paix et la justice règnent parmi les hommes, ce qui ne paraît pas près d’arriver, sortons de l’Europe et voyons où en est l’agriculture dans les autres parties du monde. Nous n’apercevons que quelques points épars habités et cultivés, le reste est le royaume de la solitude. Commençons par ce qui nous touche le plus, les possessions françaises, et en particulier la plus proche, la plus grande et la plus récente de toutes, l’Algérie.

L’exposition de ses produits a été arrangée avec un art coquet par les soins du ministère de la guerre ; elle aurait pu, à beaucoup d’égards, se passer de cette parure. La culture fait décidément des progrès dans cette coûteuse colonie, et il commence à en sortir autre chose que les envois du jardin d’essai, si habilement dirigé par M. Hardy. En sus de sa propre consommation, l’Algérie en 1854 a exporté 1 million d’hectolitres de blé, 500,000 hectolitres d’orge, 2 millions de kilos de farine, près de 3 millions de kilos de pain et de biscuit. En soi, c’est encore bien peu ; mais quand on songe qu’elle tirait il y a peu d’années son pain de l’étranger, on ne peut méconnaître un grand pas. Les échantillons de ses blés et de ses farines sont les plus beaux peut-être de l’exposition ; il y en a à la fois de blé tendre et de blé dur, mais le blé dur l’emporte, au moins pour le nombre, comme plus approprié au climat, et il ne faut pas s’en plaindre, car la farine qui en provient est plus nourrissante, et elle a une valeur spéciale pour la confection des pâtes alimentaires. De plus, il est bien constaté que la récolte du froment s’y fait dès le commencement de juin, ce qui lui donne une grande avance sur la nôtre, et permet de satisfaire des besoins pressans, quand les greniers de la mère-patrie commencent à s’épuiser.

La production actuelle du froment en Algérie est d’environ 5 millions d’hectolitres ; le blé tendre n’y figure que pour 200,000, ou pour un vingt-cinquième environ, il est presque tout entier obtenu par les colons ; le blé dur au contraire est presque tout récolté par les indigènes, ce qui donne la proportion entre la culture européenne et la culture arabe ; la première est à la seconde comme un à vingt-cinq. Les deux réunies s’appliquent tout au plus à un million d’hectares, ou au quarantième de la surface totale. Malgré cette exiguïté, la colonie française d’Afrique présente déjà une variété au moins égale à celle de la France elle-même. Outre leurs blés et leurs orges, nos colons ont envoyé des produits empruntés à toutes les régions du monde : le coton, l’olivier, la cochenille, le ricin, l’arachide du Brésil, le carthame, l’opium, les oranges, les pamplemousses, le safran, la garance, le tabac, la soie, l’ortie blanche, le gingembre, l’indigo, le riz sec de Chine, le madia du Chili, la mauve textile, le chanvre de Chine, le sésame, les patates, le café, le thé, la colocase du Mexique, la banane, la canne à sucre, le bambou, les vins, les essences, les alcools d’asphodèle, etc. La plupart de ces produits ont une valeur fort restreinte ; il en est quelques-uns dont on espère beaucoup, tels que le coton, la soie, l’huile, le tabac et les fruits.

Si l’on jugeait de l’importance d’une culture par la beauté de ses produits, il n’y aurait rien de plus riche que le coton d’Algérie. De l’aveu même des Américains les plus compétens et les plus intéressés, les qualités superfines de coton, dites sea island, obtenues en Afrique, égalent les plus belles de la Géorgie. On peut dire en même temps que le débouché est indéfini, car la seule Europe absorbe tous les ans pour un milliard de coton. En présence de pareils faits, on comprend toute l’importance que le gouvernement attache à cette production. Malheureusement la question principale, celle du prix de revient, n’est pas résolue. Peu importe au fond qu’on récolte le plus beau coton du monde, si l’on ne peut pas le vendre au prix courant. Jusqu’à présent, la culture du coton ne couvre pas, dans toute l’étendue de l’Algérie, plus d’un millier d’hectares, malgré les encouragemens sans nombre qui lui sont donnés. On ne peut s’empêcher de concevoir de grands doutes sur l’avenir au moins immédiat de cette culture, quand on songe à la quantité de main-d’œuvre qu’elle exige sous un ciel brûlant. Pour mon compte, il me paraît impossible que les bras des colons y suffisent jamais ; qu’on y arrive quelque jour par le moyen des indigènes, ou mieux encore, d’une importation de noirs libres du centre de l’Afrique, c’est plus croyable, mais là encore on entrevoit bien des difficultés. Jusqu’ici le coton n’a véritablement pu prospérer qu’avec l’esclavage. Il serait beau de lui enlever ce triste caractère ; l’Algérie en a-t-elle les moyens ?

Il ne s’élève pas tout à fait le même doute sur la production de la soie ; il s’en faut pourtant de beaucoup que ce soit un fait accompli. Comme les cotons, les soies envoyées d’Afrique sont admirables, et les étoffes dont elles font la matière première ont un merveilleux éclat ; mais c’est l’administration qui achète les cocons et qui fait fabriquer, et, ce qui est plus fâcheux, la production en est insignifiante et diminue au lieu d’accroître. On n’a pu acheter à Alger en 1852 que pour 56,000 fr. de cocons, en 1853 pour 54,000, en 1854 pour 33,000 seulement ; il y a loin de là aux 100 millions de soie que produit la France et aux autres 100 millions qu’elle importe tous les ans. L’administration n’a pourtant rien négligé pour propager ce produit ; outre l’achat des récoltes au-dessus du cours, on distribue gratuitement les plants de mûrier et la graine de vers.

L’olivier, le tabac et les fruits donnent de meilleurs résultats. L’Algérie a récolté en 1854 pour 12 millions d’huile d’olive. À la bonne heure, voilà un produit, et qui promet de s’accroître vite, car l’olivier y vient naturellement partout. Le tabac a le même succès, et la fabrication des cigares a pris un grand essor. Les oranges de Blidah arrivent maintenant jusqu’à Paris ; soit pour les fruits frais, soit pour les confits, il est évident que l’Afrique a devant elle un bel avenir. Elle commence à faire d’assez bons vins. Sans doute aussi, elle tirera profit de quelques-unes de ces plantes oléagineuses, textiles, tinctoriales ou autres, qui sont maintenant à l’état d’essai. Le crin végétal, extrait du palmier nain, est une invention aussi utile qu’ingénieuse.

Je m’étonne que, dans cette nombreuse nomenclature, on ne voie figurer à peu près nulle part les produits animaux. Les colons européens, c’est pénible à dire, n’ont que très peu de bétail : 5,000 chevaux, 3,000 mulets, 20,000 bœufs ou vaches, 25,000 moutons, 12,000 chèvres, 8,000 porcs, c’est trop peu. On doit pourtant finir par comprendre que l’Algérie ne fait pas exception à la règle générale, et que là comme ailleurs il n’y a pas de bonne culture sans bétail. Que, dans les premières illusions qui ont suivi la conquête, on se soit imaginé que cette terre privilégiée pouvait se passer de tout, je le comprends ; mais la rude leçon de l’expérience est venue, et il n’est plus permis d’ignorer que les lois de l’économie rurale européenne s’appliquent à l’Algérie, qui n’est pas aussi différente de l’Europe qu’on le croyait d’abord. Cette négligence est d’autant plus regrettable, que l’exemple des indigènes, dont toute la richesse est dans leurs troupeaux, aurait dû nous éclairer. Nous avons su, dès le premier jour, que cette terre portait en abondance une herbe nutritive. La végétation spontanée, le manque de bras, le défaut de routes, tout pousse à l’industrie pastorale. J’admets que d’autres causes aient développé autour des villes la culture jardinière : l’une n’exclut pas l’autre. La culture jardinière a des bornes très étroites dans un pays où les bras européens manquent, tandis que la culture pastorale, qui économise les bras pour utiliser les vastes espaces, peut s’étendre à volonté sur un sol sauvage.

Heureusement, ce que les Européens ne font pas assez, les indigènes commencent à le faire. Parmi les produits animaux, il en est un, la laine, qui figure déjà parmi les principales richesses de l’Algérie, puisqu’on peut évaluer la récolte annuelle à 15 millions ; elle provient presque tout entière des troupeaux indigènes, qui comptent de 7 à 8 millions de tries. Arabes et kabyles ont, sans aucun doute, des procédés de production aussi barbares qu’eux ; mais après tout, comme ils sont au nombre de 2 à 3 millions, tandis qu’on n’a pu installer en Afrique, après vingt-cinq ans d’efforts, qu’environ 25,000 cultivateurs européens, ce sont eux qui senties principaux et presque les seuls producteurs ruraux. Les huiles, les tabacs, les céréales, c’est-à-dire les produits réels, car les autres ne sont encore que des espérances, viennent d’eux en grande partie, aussi bien que les laines. Il faut rendre cette justice à l’administration que, tout en exagérant en apparence ses préférences pour les colons, elle n’oublie pas les indigènes. Elle est plus juste et plus libérale envers eux que ne semblerait l’indiquer l’exposition à peu près exclusive des produits coloniaux. Les uns sont un peu pour la montre, les autres pour la réalité. D’un côté, la qualité éblouissante, mais le très petit nombre : de l’autre, la grossièreté, compensée par la quantité au moins relative. Il n’est plus question, Dieu merci, d’extermination ; les indigènes, traités avec bienveillance, admis à tous les concours, peuvent s’instruire et s’enrichir à notre école. Cette politique a un double effet, elle assied la pacification sur sa véritable base, qui est l’intérêt des indigènes, et elle accélère la seule production rurale qui ait jusqu’ici quelque importance.

Je souhaite que les bras et les capitaux de l’Europe émigrent en abondance en Afrique, mais, à parler franchement, je n’y compte guère ; l’Europe n’a pas trop de ses capitaux pour elle-même, et ses bras surabondans trouvent ailleurs un emploi plus fructueux. Dans tous les cas, que l’émigration européenne devienne nombreuse ou non, ce que l’Algérie a de mieux à faire, c’est de chercher chez elle ses principaux moyens de progrès. Le plus grand est le bétail. Je ne lui dirai pas tout à fait comme La Fontaine :


Le trop d’expédients peut gâter une affaire ;
On perd du temps au choix, on tente, on veut tout faire.
        N’en ayons qu’un, mais qu’il soit bon !


Je crois cependant que le plus simple, comme le plus sûr, est de battre un peu moins les quatre coins du monde et de s’en tenir un peu plus aux entreprises qui se présentent naturellement. Rien n’est plus facile que de doubler la production actuelle du bétail. Il suffit d’enseigner aux Arabes l’art de faire du foin, qu’ils ignoraient ; leurs animaux périssaient par milliers, parce qu’ils n’avaient rien à leur donner eu temps de sécheresse. Puis viendront l’établissement de quelques abris pour défendre les troupeaux de l’excès de la chaleur, le perfectionnement des races par des croisemens ou plutôt des sélections, l’amélioration des pâturages par des irrigations et des dessèchemens, la culture des prairies artificielles et des racines ; ceci n’est pas aussi brillant, je l’avoue, que le coton, la canne à sucre, le thé et le café ; l’expérience dira ce qui vaut le mieux. Outre les moutons, l’Algérie peut produire encore des chevaux et des bœufs. Les chevaux indigènes sont célèbres, et ils remontent déjà exclusivement notre cavalerie d’Afrique. La race bovine ne sera jamais laitière, le climat s’y oppose, mais elle ne demande qu’un peu de soin pour donner de bons petits bœufs de travail et de boucherie, et elle compte déjà un million de têtes. Je n’ai pas besoin d’ajouter que le bétail, c’est de l’engrais, et qu’en Afrique comme partout, l’engrais est nécessaire pour les autres productions, notamment pour les céréales ; il faut toujours en revenir là.

Il est un autre intérêt que je regarde comme de premier ordre pour l’Algérie, c’est le bois. S’il manque, ce n’est pas précisément la faute du sol et du climat : on y trouve au contraire de très beaux arbres, et les recherches de l’administration ont révélé l’existence d’un million environ d’hectares de bois, dont quelques-uns sont de véritables forêts ; mais qu’est-ce qu’un million d’hectares, la plupart en broussailles, pour une étendue totale de 40 millions ? Il en faudrait au moins trois ou quatre fois plus. Les véritables causes du déboisement sont le parcours des troupeaux et l’incendie, les Arabes ayant l’habitude de mettre le feu aux broussailles, pour fumer le sol avec les cendres et se débarrasser des bêtes féroces. Depuis quelques années, un service forestier bien organisé veille à la conservation de ces richesses naturelles. Une des parties les plus intéressantes de l’exposition algérienne consiste, selon moi, dans la collection des essences forestières. Il y a là, si l’on veut, des trésors pour l’avenir et qui n’exigent presque pas de main-d’œuvre ; mais il ne suffit pas de conserver, il faut semer et planter beaucoup. Je vois avec plaisir que l’administration y songe, elle a organisé des compagnies de planteurs. On en est encore réduit à importer du bois de l’étranger ; en 1854, il en est entré pour 1,300,000 fr., et ce n’est pas seulement pour fournir aux besoins du chauffage, de la menuiserie, de la construction, de la marine, que le bois est nécessaire : il en faut surtout pour remédier aux vices du climat ; l’exemple de quelques parties de la Metidja, autrefois inhabitables, maintenant peuplées et cultivées, montre combien les plantations ont de puissance pour vaincre les fléaux de cette rude nature.

Somme toute, on peut regarder l’Algérie comme en bonne voie, sinon peut-être pour ce qu’on cherche à faire à grand bruit, au moins pour ce qui se fait à peu près tout seul. Je ne parle pas de ses richesses minérales et industrielles, parce qu’elles ne sont pas de mon sujet. Je me contente de dire qu’elles ont bien aussi leur valeur. L’exploitation des mines marche péniblement, l’absence de houille et de bois est un grand obstacle ; on voit pourtant à l’exposition de beaux échantillons de minerais. Parmi les marbres, l’onyx translucide se distingue par sa rare beauté, comme le thuya parmi les bois. Toutes les industries européennes sont maintenant importées ; de nombreux moulins à farine et à huile ont été construits ; d’autres usines s’élèvent. Des lignes de voitures desservent les principales routes. Ces différens métiers sont la principale fonction des colons dans la société algérienne. On a essayé de faire violence à la nature des choses en reportant, vers la culture un plus grand nombre d’entre eux, on a échoué. La division du travail se fait naturellement entre les Européens et les indigènes, quand on les laisse libres les uns et les autres ; même quand on tente de s’y opposer, elle résiste et finit par l’emporter.

Les colonies anglaises nous offrent à ce sujet des enseignemens. On ne voit pas que le gouvernement y cherche à diriger le travail dans un sens opposé au cours naturel, on ne voit pas non plus que les colons se tourmentent l’esprit pour faire autre chose que ce qui leur profite, et ces colonies sont beaucoup plus prospères que les nôtres. Voyez l’Australie : avant la découverte de l’or, on n’y avait guère d’autre produit que la laine, et avec cette seule richesse on avait fait des merveilles. Au milieu des envois de ce monde nouveau figurent des esquisses de ces villes populeuses qui s’y élèvent à vue d’œil ; on ne pouvait en effet rien montrer qui parlât plus haut.

Arrêtons-nous un moment devant une de ces colonies qui a été longtemps française, le Canada. Son exposition compte parmi les plus belles. On sent que les Canadiens ont conservé un attachement filial pour leur ancienne patrie, et qu’ils se sont fait une joie de répondre à son appel. On sent aussi que ces quelques arpens de neige, comme disait dédaigneusement Voltaire, ont fait de grands progrès depuis qu’ils ne nous appartiennent plus : leurs 70, 000 habitans d’alors sont devenus deux millions. En auraient-ils fait autant s’ils étaient restés sous notre domination ? On est forcé d’en douter quand on songe à toutes les révolutions qui ont bouleversé la France depuis 1763, et qui ont eu dans nos colonies un désastreux retentissement. On en doute encore plus quand on compare le système économique et politique que nous suivons à l’égard de nos possessions et celui que les Anglais ont adopté pour les leurs. Le Canada est, on le sait, complètement libre aujourd’hui ; il a un gouvernement représentatif calqué sur celui de la métropole, et le lien qui le retient encore n’est plus que nominal. L’aurions-nous traité ainsi ? J’ai peine à le croire ; c’est pourtant à cette indépendance qu’il doit la plus grande partie de sa prospérité. Rien n’est plus digne d’admiration que les fruits et les céréales qu’on sait récolter sous un pareil climat, si ce n’est le parti qu’on sait tirer des produits les plus sauvages, comme le bois, le gibier et le poisson ; j’aime, au milieu des œuvres de la civilisation la plus raffinée, cette étiquette curieuse : Jambons d’ours de Niagara.

Je ne veux pas dire qu’il y ait lieu d’adopter pour l’Afrique le même système de liberté absolue ; nous n’en sommes pas encore là. Je veux dire seulement qu’il faut se confier davantage à la tendance spontanée des faits, et je reconnais que les idées des colons eux-mêmes s’améliorent beaucoup sous ce rapport ; ils commencent à moins attendre du gouvernement. Qui sait ? Quand on se donnera moins de peine pour développer la colonisation, elle marchera peut-être plus vite ; ce ne serait pas la première fois qu’on aurait travaillé contre son propre dessein.

Les États-Unis d’Amérique n’ont rien exposé en fait de produits agricoles ; nous verrons tout à l’heure qu’ils ont pris leur revanche pour les machines. Ils ont pensé sans doute qu’ils n’avaient rien à nous apprendre. Du coton, du maïs et du porc salé, voilà à peu près, comme je le disais en commençant, tout ce qu’ils pouvaient nous offrir ; mais ce coton, ils en produisent 600 millions de kilos par an, valant au moins 600 millions de francs ; ce maïs, ils en récoltent 200 millions d’hectolitres, valant au moins 2 milliards ; ces porcs, ils en abattent 20 millions ; ces trois seuls articles équivalent à toute la production agricole de la France, et dépassent celle de l’Angleterre. Ajoutez-y le froment, le tabac, le sucre, le riz, le gros bétail, et vous trouverez l’énorme chiffre de 6 à 7 milliards. Aucune nation au monde ne produit autant. Il est vrai que les États-Unis couvrent une surface énorme, mais ils n’avaient, il y a cent ans, qu’un million d’habitans, et ils en ont maintenant bien près de 30. Voilà ce qu’il était impossible d’exposer. Je comprends très bien que tout ce qui se sent mal à l’aise en Europe émigré volontiers dans ce pays-là, où les salaires sont élevés et les denrées alimentaires abondantes. Les merveilles de l’industrie des autres peuples pâlissent, pour moi, devant cette exposition absente. Les Américains ont malheureusement conservé l’esclavage, qui souille encore une partie de leur sol ; mais dans les états de la Nouvelle-Angleterre on est plus près que nulle part ailleurs de l’idéal de la société humaine, c’est-à-dire du point où personne ne souffre que les maux inhérens à notre infime et débile nature. L’immense développement agricole que je viens de signaler est pour beaucoup dans cette aisance universelle : la cause première, on la connaît.

À côté du géant américain, le reste du Nouveau-Monde disparaît. Les républiques du Sud, agitées de révolutions continuelles, n’ont pu donner à leur agriculture qu’une attention distraite. Quelques-unes ont pourtant pris part à l’exposition ; il faut leur en savoir gré, surtout si ces envois indiquent une disposition à changer un peu moins de gouvernemens et à se livrer un peu plus au travail. On dit le Mexique sur le point de s’annexer aux États-Unis ; on ne peut que l’en féliciter, si cette formalité doit le pénétrer de l’esprit anglo-américain : il en a besoin. L’empire du Brésil, que sa forme monarchique a mis à l’abri des convulsions, se développe un peu plus, mais sa superficie est telle que ses progrès sont insensibles dans cette immensité. Lui aussi sollicite vivement l’émigration européenne ; le climat et l’éloignement s’y opposent. Mieux vaut, ce semble, s’attacher à tirer un meilleur parti des bras dont on dispose en appelant à son aide, sinon les hommes, au moins les sciences et les procédés perfectionnés de l’Europe.

Je ne veux rien dire des Indes, de Java, de la Chine, du monde oriental en général. L’agriculture doit y être très avancée sur un grand nombre de points, si l’on en juge par la population ; mais il y a peu d’inductions à tirer pour nos propres affaires de ces civilisations lointaines, qui ont beaucoup plus à apprendre de nous qu’à nous enseigner. Aux principales acquisitions qui nous sont venues de Chine par M. de Montigny, je dois ajouter le riz sec. Ce serait un grand bienfait que l’introduction de cette plante en Europe, si elle réalise ce qu’elle promet. Rien de plus riche assurément que les rizières de la Haute-Italie, mais rien de plus infect et de plus malsain ; si le riz sec permet d’obtenir les mêmes produits ou même des produits un peu moindres dans un air moins impur, nos régions méridionales ont fait une conquête.


II.

Le genre humain n’a encore cultivé un peu sérieusement que le dixième du monde. Ce dixième lui-même pourrait porter, s’il était bien traité, beaucoup plus qu’il ne produit, et cependant sur presque tous les points les subsistances font défaut aux besoins, ici, parce que la population regorge, là, parce qu’elle manque, partout, parce que le travail de l’homme n’a pas eu jusqu’à présent assez de puissance. La terrible loi que Malthus a signalée s’applique avec une inflexible rigueur, quand cette terre qui engloutit avant l’âge tant de générations condamnées pourrait être forcée d’ouvrir au contraire son sein pour les nourrir. Outre les fureurs et les folies qui l’éloignent du sol, l’homme avait cette excuse, qu’il se sentait faible devant l’immense nature. Livré à ses propres forces, il n’obtenait de ses labeurs qu’un maigre fruit, que venaient à tout moment lui enlever les jeux formidables des élémens ; mais voici que de nouvelles armes lui sont données : il n’est plus seul. Ce qu’il n’a pu faire avec ses bras, il peut désormais l’accomplir par des machines qui décuplent ou centuplent son action ; il a de plus découvert des procédés qui transforment le sol de fond en comble, soit par des engrais naturels ou artificiels, soit par des travaux de défoncement, d’assainissement et d’irrigation, et il a appris à modifier à son gré les espèces végétales et animales, pour les approprier à ses besoins. L’agriculture peut n’être plus l’œuvre ingrate de l’ignorance et de la pauvreté ; la science et l’industrie lui ouvrent de nouveaux horizons, et il dépend de chaque peuple de s’y précipiter.

La fabrication des machines aratoires fait évidemment des progrès en France. On compte cent cinquante exposans nationaux de cette catégorie, et il s’en faut bien que tous nos ateliers soient représentés. Une de nos plus importantes et plus anciennes fabriques, celle qui porte encore le nom de Dombasle, n’a rien envoyé. Une foule de charrons de campagne, qui commencent à construire assez bien des instrumens perfectionnés, manquent aussi. En revanche, les écoles d’agriculture de Grignon et de Grand-Jouan, la ferme-école du Mesnil-Saint-Firmin, la colonie agricole de Mettray, les ateliers de nos constructeurs les plus renommés ont fourni un remarquable contingent. Malgré ces efforts persévérans, les machines anglaises et américaines l’emportent encore. Les Belges eux-mêmes, avec leur agriculture plus morcelée que la nôtre, ont trouvé moyen de nous dépassera quelques égards. Parmi les autres nations, le célèbre institut agricole de Hohenheim (Wurtemberg) nous a offert une collection complète de ses instrumens, qui peut nous donner quelques indications utiles.

De tous ces outils, le plus nécessaire est en même temps le plus difficile à perfectionner ; il n’y a pas de charrue parfaite, et on peut même douter qu’il soit possible d’en trouver une qui satisfasse à toutes les conditions. Néanmoins, comme les efforts tentés jusqu’ici pour remplacer cet instrument primitif ont échoué, il faut bien continuer à s’en servir en l’améliorant le plus possible. Toutes les charrues ont été essayées par le jury ; celles qui ont paru faire le meilleur travail avec le moins de tirage ont été l’anglaise de Howard, l’américaine de Bingham, la belge d’Odeurs, et la française de Grignon. Comme l’expérience n’a révélé dans aucune une supériorité bien marquée, il est probable que chaque nation gardera la sienne. Ce qu’il y a de défectueux et d’imparfait dans le travail de la charrue oblige à se servir d’autres instrumens pour le compléter ; tels sont les scarificateurs, les fouilleuses, les herses et les rouleaux. Pour les uns et les autres, la supériorité des Anglais est incontestée. Rien ne vaut la bineuse de Garrett, l’extirpateur de Coleman, la herse norvégienne et le rouleau brise-mottes de Crosskill. Ces excellens instrumens sont maintenant imités en France autant que le permettent le haut prix du fer et le peu de ressources de nos cultivateurs.

On n’a pas encore trouvé le moyen de labourer à la vapeur, bien qu’on ne cesse de le chercher. Une machine dont nous n’avons vu que le modèle à l’exposition, mais qui a paru tout entière au concours de Carlisle, celle de Usher, n’a pas réalisé les espérances qu’elle avait fait naître. C’est à recommencer. La grande affaire est d’inventer ce qui doit être substitué à l’action de la charrue, pour remuer plus profondément et mieux diviser le sol. Personne n’a jusqu’ici plus approché du but que M. Guibal, de Castres (Tarn), dont la défonceuse a reparu à l’exposition. Cet énorme rouleau en fonte, armé de dents en fer légèrement recourbées, d’environ 30 centimètres de longueur, agit comme un assemblage de pioches. Essayée devant le jury, la défonceuse a prêté à la critique ; elle exige beaucoup de force, et son travail n’a pas paru parfait. L’expérience lui est plus favorable dans le midi, où elle commence à pénétrer dans les cultures. Elle mérite qu’on ne la perde pas de vue.

Je dois dire aussi qu’on n’accorde pas, selon moi, assez d’attention à une catégorie d’instrumens très humbles en apparence, mais qui, chez nous au moins, ne sont pas à dédaigner : je veux parler de ceux qui n’ont d’autre moteur que l’homme, et qui ont pour but de faciliter le travail de la petite culture. De ce nombre sont des fourches à trois, quatre ou cinq dents en fer, destinées à remplacer la bêche et exposées par les Anglais. La Société royale d’Angleterre, qui a cependant plus de motifs que nous pour s’attacher exclusivement à la grande culture, a donné plusieurs prix à ces fourches. Elles pénètrent en terre plus facilement que la bêche, et font tout au moins un aussi bon travail. Quand on songe à l’étendue des terres travaillées à la bêche ou à la houe, les mieux cultivées du monde, on ne peut qu’attacher une importance sérieuse à tout ce qui peut économiser l’effort en maintenant l’effet obtenu. Je sais que l’usage de la fourche n’était pas complètement inconnu dans la petite culture, mais il n’était pas suffisamment répandu ; je compte sur les anglais pour la mettre plus en vogue. Je signale encore un système fort ingénieux inventé par M. Ledocte, directeur de l’école belge d’agriculture de Thourout, et adopté dans les écoles de Mettray en France et de Ruysselède en Belgique : le tout se compose de deux instrumens, un plantoir et une espèce de brouette. Le plantoir dépose dans le sol, avec la semence, la quantité d’engrais pulvérulent nécessaire pour la faire fructifier. La brouette devient successivement un rayonneur, un sarcloir, un bineur et un butoir par le changement de quelques parties. Sous toutes ses formes, elle est facilement conduite par un homme, une femme ou même un enfant. Les témoignages les plus honorables constatent qu’en Belgique on obtient avec ce système de remarquables résultats. Dans un pays comme celui-là, qui a tant d’exploitations au-dessous de deux hectares, il doit être d’un grand secours ; la fourche anglaise peut le compléter.

Revenons aux instrumens de la grande culture. Les hache-pailles et les coupe-racines anglais ont été battus cette année par des belges et des badois. La faneuse anglaise a en revanche conquis tous les suffrages ; cette élégante machine retourne en une heure le foin d’un hectare, et fait ainsi l’office de quinze ou vingt faneuses. La machine à fabriquer les tuyaux de drainage, de Whitehead, a maintenu sa supériorité ; c’est une de celles qui attirent le plus l’attention du public. Un égrenoir de maïs, venu d’Autriche, a été justement remarqué.

Les machines à battre sont depuis longtemps connues en Fiance : dans plusieurs de nos provinces, on ne bat plus autrement. En Lorraine et en Bourgogne, les plus petits cultivateurs s’en servent, et il commence à en être de même dans l’ouest. Ces modestes machines, qui coûtent de 300 à 500 francs, et qui battent environ deux hectolitres à l’heure, ont à peine osé se montrer à l’exposition : elles sont pourtant les plus nombreuses et par conséquent les plus utiles parmi nous. Il est vrai qu’elles ne pouvaient soutenir la comparaison avec les puissans engins de l’Angleterre et de l’Amérique. Dans l’essai qui a eu lieu à Trappes, c’est la machine américaine de Pitts qui l’a emporté ; elle a battu, criblé et nettoyé 15 hectolitres de blé à l’heure ; la machine anglaise de Clayton 8, et la française de Duvoir 5. Cette dernière n’obtient si peu de résultat que parce qu’elle ménage beaucoup la paille, ce qui a du prix pour les fermiers des environs de Paris ; il faut bien qu’elle réponde à un besoin, puisque le constructeur en a déjà livré près de neuf cents.

Voilà donc les Américains qui ont déjà les devans pour le battage. La machine de Pitts est fabriquée à Buffalo, ville de l’état de New-York, qui n’existait pas il y a quarante ans, et qui a aujourd’hui 50,000 habitans. Si beau que soit ce succès, il paraît qu’il a été encore dépassé aux États-Unis. Je ne sais pourquoi nous n’avons pas vu à l’exposition la machine de M. Moffit, fabricant d’instrumens aratoires à Piqua, Ohio, qui a été essayée l’année dernière à Triptree-Hall, en Angleterre, et qui a, assure-t-on, battu et nettoyé 27 hectolitres à l’heure. Ce qu’il y a de plus merveilleux, c’est qu’elle n’exige, dit-on, qu’une force de quatre chevaux, et ne se vend sans le moteur que 1,125 francs. Espérons que M. Moffit ne nous fera pas défaut à l’exposition de l’année prochaine.

Mais le grand succès de cette année, le produit fondamental de ce vaste concours ouvert au monde entier, c’est la machine à moissonner. Il n’y a plus aujourd’hui le moindre doute, l’instrument qui doit épargner à l’homme le plus pénible de ses travaux est trouvé, et il est à peu près arrivé à sa perfection. L’Amérique a encore eu cette gloire, sinon d’inventer, au moins d’exécuter mieux que les autres cet outil libérateur. Je ne puis dire de quel sentiment j’étais pénétré en voyant les épis tomber et se ranger en andains sur son passage, Un homme, commodément assis, dirige les chevaux qui traînent l’appareil ; un autre est employé, dans quelques machines, à ramasser les épis avec un râteau ; mais son intervention n’est pas nécessaire et il en est qui s’en passent parfaitement. La machine de Mac Cormick, de Chicago (Illinois), moissonne un are par minute, ou plus d’un demi-hectare par heure ; c’est la meilleure et la plus ancienne, car elle avait paru à l’exposition universelle de Londres en 1851, où elle présentait encore quelques défauts qui ont été corrigés. Mac Cormick en vend 2,000 par an, au prix de 750 fr. Chicago, d’où nous vient cette révolution bienfaisante, était un désert il y a quinze ans.

La France n’est pas tout à fait sans quelque participation à la solution de ce grand problème. Au nombre des moissonneuses essayées cette année, il en est une imaginée et fabriquée en France par M. Cournier, mécanicien à Saint-Romans (Isère). Défectueuse à quelques égards, mais d’un perfectionnement facile, elle a ce mérite, qu’elle marche avec un seul cheval, et je ne doute pas qu’il ne soit possible de l’établir à 500 fr. quand on en aura un débit un peu considérable. Qu’est-ce qu’un pareil déboursé en comparaison des craintes, des lenteurs, des embarras et des dépenses qu’entraîne la moisson ? On peut dire que M. Cournier n’a eu l’idée de sa machine qu’après l’apparition de celles de Mac Cormick et de Bell, mais voici qui établit plus nettement en notre faveur un certain droit de priorité : une moissonneuse fort analogue à celles-ci a été inventée et publiée il y a dix ans par M. Constant de Rebecque, propriétaire à Poligny (Jura) et frère de Benjamin Constant. On ignore généralement ce fait, qu’il m’a paru juste de rappeler.

Quelques personnes paraissent s’inquiéter des conséquences que peuvent avoir ces machines pour les salaires ruraux. On peut se rassurer. L’invasion ne sera jamais assez subite pour que l’effet en soit sensible partout à la fois ; l’extrême lenteur est ici plus à craindre que la précipitation, et dans tous les cas on peut être certain que la somme de travail ne sera pas diminuée ; les bras devenus libres seront employés à d’autres travaux qu’on ne fait pas aujourd’hui, et qui augmenteront d’autant la production ; c’est ce qui arrive toujours en pareil cas. Dans toutes les industries où a pénétré l’emploi des machines, les salaires ont monté au lieu de baisser ; il en sera de même dans l’industrie rurale. L’exemple de l’Angleterre, où l’on emploie plus de machines aratoires et où les salaires ruraux sont plus élevés que chez nous, le démontre suffisamment. Nos propriétaires et fermiers peuvent donc, en toute sûreté de conscience, réaliser dès qu’ils le pourront l’immense économie que les machines doivent leur procurer. On ne se figure pas, quand on n’y a pas réfléchi, de quels chiffres il s’agit pour un pays comme la France. La récolte s’élève annuellement à 200 millions d’hectolitres de tous grains, semence comprise, et le battage d’un hectolitre au fléau coûte en moyenne 1 franc, tandis qu’il ne revient qu’à la moitié avec la machine, même en comptant l’intérêt et l’amollissement du prix d’achat ; la substitution d’un outil à l’autre n’entraîne donc rien moins qu’une différence annuelle de 100 millions. Le remplacement de la faucille, de la faux et de la sape par la moissonneuse donne des résultats analogues : dans l’un et l’autre cas, c’est une réduction de moitié, et, ce qui vaut mieux encore que l’économie de dépense, une grande économie de temps, avec la liberté de choisir son moment, de quitter, de reprendre et de finir sa besogne quand on veut. Il faut avoir vu les sollicitudes de la grande culture dans ces momens décisifs qui exigent un supplément extraordinaire de bras pour se faire une idée de ces avantages.

D’autres paraissent craindre que les machines ne donnent aux pays neufs, comme l’Amérique, l’Algérie et la Russie, où les terres sont pour rien et les bras peu nombreux, un grand avantage sur ceux anciennement peuplés et cultivés. Sans doute la production de ces régions à demi désertes trouvera des facilités nouvelles et dont il faut se féliciter dans l’intérêt de l’humanité, mais les autres en profiteront tout autant et peut-être davantage. Même avec les machines, la culture exige, pour se développer, un ensemble d’efforts et de ressources qui ne s’obtient que par la civilisation la plus avancée ; les contrées où abondent les hommes et les capitaux sont toujours les premières à appliquer comme à imaginer les forces nouvelles, et la barbarie a peine à les suivre, même quand elle en a la volonté. La population ne restera pas d’ailleurs stationnaire, la marée humaine ne cesse de monter, ses besoins tendent toujours à s’accroître plus vite que les moyens de les satisfaire. Si l’on entrevoit la possibilité de lutter un jour contre l’antique fatalité, il s’en faut qu’elle soit encore vaincue ; elle résistera longtemps. Les ruisseaux de lait et de miel ne coulent que dans les fables des poètes, et l’âge d’or, si jamais il arrive, aura toujours un mélange plus que suffisant d’âge de fer.

La division du sol ne met pas chez nous à la propagation des machines un obstacle aussi radical qu’on pourrait croire. N’oublions pas que la moitié de notre territoire est entre les mains de la grande et de la moyenne culture. Une récolte annuelle de 100 hectolitres suffit pour supporter l’intérêt des frais d’achat ; au-delà commencent les bénéfices. Ne sait-on pas d’ailleurs ce qui arrive déjà pour le battage ? Il tend à devenir une industrie à part, comme celle du meunier, du boulanger et du forgeron. Des entrepreneurs spéciaux achètent une machine et battent pour le public, moyennant un prix convenu, soit qu’on transporte les gerbes chez eux, soit qu’ils se transportent eux-mêmes de ferme en ferme, selon les circonstances. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour la moisson ? Il faudrait sans doute plus de moissonneuses que de batteuses, parce que le travail arrive tout à la fois ; mais en dépêchant 6 hectares par jour, chaque machine en abattra assez en temps utile pour donner du profit.

L’application de la vapeur à l’agriculture commence à pénétrer parmi nous. Tout le monde peut voir fonctionner des locomobiles à vapeur françaises. M. Calla entre autres en a exposé une, de trois chevaux seulement de force, qui est un véritable bijou. Ces locomotives ne sont inférieures en aucun point aux anglaises ; seulement, quand nos fabricans en vendent une, les fabricans anglais en vendent cent. La maison Clayton et Shuttleworth, de Lincoln, en expédie à elle seule deux par jour. Je regrette qu’on n’ait pas jugé à propos de faire paraître à l’exposition une invention qui paraît avoir eu du succès cette année en Angleterre : c’est une locomobile qui porte avec elle un chemin de fer sans fin destiné à la soutenir, ce qui lui permet de marcher sans enfoncer sur un terrain meuble et détrempé.

Les engrais commerciaux sont comme un autre genre de machines ayant pour effet d’augmenter la puissance du sol. Le plus actif est le guano du Pérou ; l’expérience a prouvé qu’une tonne de cet engrais merveilleux peut produire 100 hectolitres de blé. La France n’en achète cependant qu’une quantité insignifiante, presque toute employée dans le seul département de Seine-et-Marne. Un document présenté au corps législatif a constaté que, dans le premier semestre de 1854, sur 223, 000 tonnes de guano extraits des îles Chincha, 113, 000 ont été importés en Angleterre, 98, 000 aux États-Unis et 5, 688 seulement en France ; l’Espagne en a reçu tout autant. Malgré cette indifférence pour le vrai guano, la France a imaginé la première de faire avec des débris de poisson du guano artificiel. Ce nouvel engrais figure à l’exposition, où il mérite toute l’attention des cultivateurs : c’est une des idées les plus fécondes ; l’engrais de poisson revient un peu moins cher que le guano péruvien, et on peut en produire en quelque sorte à l’infini.

M. le marquis de Bryas (Gironde) et M. le vicomte de Rougé (Aisne) ont exposé chacun un spécimen de drainage. Tous deux ont en effet exécuté de grands travaux de ce genre. Ces deux témoignages venus des deux bouts de la France, accompagnés d’envois de tuyaux et d’instrumens à drainer de plusieurs autres points, montrent que le drainage est maintenant naturalisé chez nous. On aurait pu croire que cette invention anglaise serait moins applicable dans le midi que dans le nord ; l’exemple de M. de Bryas et de son voisin, M. le comte Duchâtel, qui a drainé avec un grand succès ses vignes du Médoc, prouve le contraire. Le drainage, qui assainit les terres humides, a aussi la propriété d’humecter les terres sèches, en attirant l’eau pluviale à des profondeurs qui empêchent sa rapide évaporation aux ardeurs du soleil. Ce fait inattendu est maintenant démontré. Les sols argileux et imperméables se rencontrent d’ailleurs aussi fréquemment dans le midi que dans le nord, et y présentent à peu près les mêmes inconvéniens, que nos cultivateurs essaient de corriger par des fossés, des labours en billons, des transports de terre des extrémités au centre du champ.

Le drainage ne fait pourtant de sérieux progrès que dans les départemens les plus riches de France, comme Seine-et-Marne, l’Oise, l’Aisne, Seine-et-Oise, etc. Malgré les encouragemens répétés de l’administration, le reste du pays s’en occupe peu. C’est une réparation fort chère, et bien qu’il s’agisse, en moyenne, d’un placement à dix pour cent, tout le monde n’a pas 250 francs à dépenser par hectare. L’exécution offre d’assez grandes difficultés ; c’est tout un art que l’art de drainer. Il faut pour conduire le travail de véritables ingénieurs, et pour le bien faire des ouvriers spéciaux ; la fabrication des tuyaux est imparfaite encore, et il n’est pas certain que sur quelques points on ne soit obligé de recommencer. J’ai vu bien des champs en Angleterre qui avaient été drainés deux ou trois fois, tantôt parce que les tuyaux n’étaient pas bons, tantôt parce qu’ils avaient été mal placés. Nous ne sommes pas assez riches en France pour nous permettre de pareilles écoles.

Avec des champs mal travaillés et mal fumés, comme le sont encore les trois quarts de la France, le drainage ne peut porter que des fruits insignifians. Bien des progrès doivent passer avant celui-là pour la plupart de nos contrées. L’adoption d’un bon assolement ne coûte pas aussi cher et peut être tout aussi productif. Puis vient l’emploi de quelques instrumens perfectionnés, comme une bonne charrue, une bonne herse, le battage mécanique, l’usage de quelques amendemens. Les moyens imparfaits d’écoulement que nous possédons peuvent suffire tant que le sol n’est pas porté à un état supérieur de fertilité, d’autant plus qu’on peut les améliorer, les multiplier sans de grands frais. Que le drainage fasse partie d’un ensemble de mesures pour transformer de fond en comble une terre arriérée, je le conçois ; mais alors il ne faut pas parler seulement de 250 fr. par hectare, il faut compter sur 500 et même sur 1,000. Tant qu’on n’en est pas là, et combien de propriétaires y sont parmi nous ? il vaut mieux marcher pas à pas et employer les petits moyens en attendant les grands.

Il est enfin une dernière difficulté qu’on a un peu atténuée par la loi nouvellement rendue pour contraindre le propriétaire du fonds inférieur à livrer passage, moyennant indemnité, aux eaux surabondantes du fonds supérieur ; mais cette difficulté, on ne l’a pas détruite : je veux parler du morcellement d’une partie du sol. Ce morcellement a deux formes, l’une dont les avantages balancent au moins les inconvéniens, la petite propriété ; l’autre qui n’a guère que de mauvais effets, la division parcellaire. Ni l’une ni l’autre ne sont absolument incompatibles avec le drainage, mais elles compliquent beaucoup la question, surtout la seconde. Quand pour poser une ligne de drains, il faut traverser cinquante parcelles appartenant à des propriétaires différens, ou tout au moins enchevêtrés les uns dans les autres, c’est une grosse affaire, même avec la nouvelle loi. On s’en tirera sans nul doute, mais avec le temps ; les avantages d’un bon égouttement sont tels qu’ils triompheront peu à peu de toutes les résistances. Reconnaissons seulement que les difficultés existent, et ne nous étonnons pas que le drainage ne s’étende pas plus rapidement.

Je regrette qu’on n’ait pas donné aussi quelque spécimen d’un autre genre de travail qui n’a pas moins d’utilité, l’irrigation. L’eau est à la fois le trésor et le fléau de l’agriculture ; il y a autant d’avantage à en fournir aux sols qui en manquent qu’à la retirer de ceux qui en ont trop. Un jour viendra, je n’en doute pas, où l’industrie humaine suppléera dans la grande culture, comme elle fait déjà dans le jardinage, aux caprices de la pluie, et où les végétaux recevront à point nommé, quel que soit l’état du ciel, les arrosages dont ils ont besoin. Dans ce temps-là, on verra des miracles de production, car la différence entre un printemps pluvieux et un printemps sec peut être énorme pour les céréales, comme pour les autres fruits de la terre. L’art d’emmagasiner les eaux et de les distribuer à volonté est l’art nourricier par excellence, surtout dans le midi. En Andalousie, on sème souvent plusieurs années sans rien recueillir, parce que l’eau manque au printemps ; une fois en trois ou quatre ans il pleut à propos, et la récolte de cette seule année compense toutes celles qu’on a perdues.

Un homme beaucoup plus compétent que moi dans ces matières, M. Babinet, a donné ici même la recette pour créer à volonté des sources artificielles. Voilà tout un monde qui se découvre pour les pays arides. Ce procédé si simple n’est plus seulement une théorie ; il a été mis en pratique en Angleterre, et je crois aussi en Belgique, et ce n’est pas là qu’il est appelé à produire le plus grand effet. Avant la révolution de 1848, l’attention du gouvernement et des chambres s’était portée sur les avantages de l’irrigation ; de nombreux projets étaient à l’étude, on avait même commencé à en exécuter un, en réunissant au pied des Pyrénées les eaux de la Neste, pour les répandre, par un éventail de canaux, sur une immense étendue de pays. Ces projets si utiles ont été abandonnés, et ce ne sont pas les seuls. En voyageant dernièrement dans l’est de la France, je suis arrivé dans un chef-lieu de département au moment où les rivières débordées de toutes parts couvraient la plaine à perte de vue ; les regains, surpris dans les prés, étaient partout salis ou emportés ; une seule nuit de pluie avait suffi pour amener ces dévastations, l’eau monte quelquefois de plusieurs pieds dans l’intérieur de la ville. Un pareil spectacle est une honte pour un pays civilisé. Ces eaux, qui portent maintenant la ruine, porteraient la fertilité, si par un bon système de travaux les inondations régularisées servaient à des colmatages, comme en Italie. Ainsi le génie de l’homme peut faire contribuer les fléaux à l’exécution de ses volontés.

L’irrigation arrive à sa plus haute puissance quand elle sert à distribuer l’engrais en même temps que l’eau elle-même. On se rappelle peut-être ce que j’ai dit il y a deux ans du nouveau système d’arrosage par l’engrais liquide, qui commençait alors à s’essayer en Angleterre ; depuis, il a fait de grands progrès ; on ne l’applique plus seulement aux prairies, mais aux céréales, et partout il paie avec usure, comme disent les Anglais, les frais qu’il exige. Le voici même qui commence à prendre une extension gigantesque par la distribution des égouts des villes dans les campagnes. Jusqu’ici, les Anglais avaient fait peu d’usage de cette espèce de fumure qu’on appelle par euphémie l’engrais humain ; on sait cependant, par l’exemple des Flamands, combien elle a de puissance. Sans adopter tout à fait la théorie de M. Pierre Leroux, baptisée du nom par trop significatif de circulus, on doit reconnaître que les déjections de l’homme, pour appeler les choses par leur nom, peuvent très utilement contribuer à assurer sa subsistance. Ce que des villes comme Londres et Paris peuvent fournir d’engrais est énorme, et la plus grande partie se perd dans les rivières, non sans avoir préalablement infecté l’air de miasmes délétères. Assainissement des villes, fertilisation des campagnes, telle est la devise du nouveau système, qui consiste à emporter les immondices par des courans d’eau souterrains pour les répandre au dehors, et qui commence à être appliqué en grand, soit à Londres, soit sur d’autres points de l’Angleterre.

M. Bazin, directeur de la ferme-école du Mesnil-Saint-Firmin (Oise), a eu l’heureuse idée d’exposer une collection des insectes nuisibles aux plantes cultivées. C’est en effet une des branches principales de la zoologie appliquée à l’agriculture que l’étude de ces petits animaux et des moyens de les détruire. La nature est aussi féconde pour la mort que pour la vie ; chaque plante utile a ses ennemis, qui peuvent à tout instant se multiplier avec une abondance funeste. Le hasard apprend quelquefois à s’en défaire ; je ne sais quel accident aura montré à nos jardiniers qu’une goutte d’huile versée dans le trou d’une courtilière la forçait à remonter pour mourir. D’autres procédés empiriques sont employés. Les Anglais n’ont pu préserver leur culture fondamentale, le turneps, des ravages de l’altise ou puce de terre qu’en pressant à force d’engrais la végétation de la plante, car dès qu’elle a mis sa quatrième feuille, elle est à l’abri. Plus souvent les cultivateurs s’abandonnent à la fatalité, et s’il arrive que les insectes ravageurs disparaissent quelquefois, soumis qu’ils sont eux-mêmes à d’innombrables chances de destruction, il arrive aussi que le fléau se perpétue à l’aide de circonstances favorables. Il n’y a que la science, l’observation infatigable, qui puisse, en étudiant les mœurs et le mode de propagation de ces imperceptibles armées, donner avec sûreté des armes contre elles. Les vignes de la Bourgogne étaient dévastées par la pyrale ; le naturaliste Audouin découvrit dans la vie de l’insecte un moment où il était facile de le détruire, et depuis lors il n’est plus à craindre. Sans doute, en examinant d’aussi près les autres parasites, on parviendra de même à les vaincre.

J’en dirai autant de ces maladies mystérieuses de la végétation qui font depuis quelques années le désespoir des cultivateurs. L’imagination publique s’en est frappée ; quelques esprits ont été jusqu’à supposer une dégénérescence de la planète que nous habitons, une sorte d’épuisement des élémens. Ces craintes sont chimériques. Les maladies dont il s’agit n’ont rien de nouveau ; elles ont sévi de tout temps sur les plantes, comme d’autres sur les animaux et sur les hommes, et si elles ont pris tout à coup plus d’intensité, c’est par suite de circonstances atmosphériques essentiellement passagères. Autrefois on en souffrait sans les connaître, sans les étudier et les nommer, mais au lieu d’avoir moins de gravité que de nos jours, elles en avaient souvent davantage. De même que le choléra, quelque redoutable qu’il soit, n’est pas comparable à la peste noire et aux autres épidémies dont l’histoire nous a conservé le lugubre souvenir, de même le déficit de récolte qu’amène ce qu’on appelle le choléra des plantes n’est rien auprès des famines épouvantables que les mêmes causes entraînaient autrefois. Quand on étudie l’histoire de la production, on voit que les bonnes et les mauvaises années se succèdent dans un ordre en quelque sorte régulier. C’est le fameux apologue des vaches grasses et des vaches maigres, qui remonte bien haut.

Qu’est-ce que l’art de la culture, sinon la lutte contre ces influences morbides qui nous menacent toujours ? Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front, a dit la colère divine. La vie de l’homme est un combat, mais quand il ne s’abandonne pas lui-même, il triomphe plus souvent qu’il ne succombe. Sans doute les intempéries ont des dangers de plus en plus effrayans, à mesure que la population s’accroît : l’existence de nombreux millions d’hommes peut dépendre d’un excès de froid ou de chaud, de sécheresse ou d’humidité ; mais nous avons aussi, si nous voulons, des armes de plus en plus puissantes pour nous défendre, la science et le capital.

Quoi qu’en puisse dire l’ignorance, l’application des sciences à la culture est une nécessité de notre temps. Ce qu’elles ont fait pour l’industrie, elles le feront certainement pour l’exploitation du sol ; leur intervention progressive sera plus ou moins rapide, elle est infaillible. Quant au capital, des causes puissantes le détournent aujourd’hui. Il est un fait positif qui frappe tous les yeux : malgré la cherté des denrées agricoles, qui semblerait devoir donner une nouvelle valeur au sol, les baux ne s’élèvent pas, et les terres ne se vendent pas mieux que par le passé. Ce phénomène singulier est le signe évident de la désertion des capitaux ; il y a dix ans, des faits tout contraires indiquaient une autre disposition. Cette perturbation n’aura qu’un temps ; elle tient à des causes en grande partie artificielles. Livrés à eux-mêmes, les capitaux se répartiraient plus également entre les différentes entreprises qui les sollicitent ; ils ne se porteraient surtout que sur des emplois productifs, tandis que nous les voyons s’engloutir dans une foule de consommations improductives. Quand l’ordre naturel sera rétabli, et que le sol recommencera à recevoir la part de capitaux qui lui revient, la France produira non-seulement ce qui est nécessaire à sa subsistance, mais un notable excédant. Dans l’état actuel de sa population, entourée qu’elle est de pays infiniment plus peuplés, comme l’Angleterre, la Belgique, la Hollande, la Suisse, l’Allemagne rhénane, qui ne suffisent plus à leurs besoins malgré l’excellence de leur culture, son rôle naturel est d’être un pays exportateur. Elle le serait déjà sans les circonstances qui ont arrêté son développement. Or de tous les moyens de prévenir les disettes, l’exportation régulière est le plus sûr. Quand on produit tous les ans beaucoup plus qu’on ne consomme, outre qu’on s’enrichit par la vente de ses produits, on est gardé contre les mauvaises années : il suffit alors que l’exportation s’arrête pour combler le déficit.

Au milieu de ces espérances, une triste réalité vient d’éclater. Je n’avais que trop raison en disant, il y a trois mois, que nous n’étions pas au bout de la cherté. La récolte des principales céréales a encore une fois trompé les efforts du cultivateur ; le grain a haussé sur tous les marchés, et le prix moyen du blé en France a atteint 32 fr. l’hectolitre. En présence des alarmes que cette hausse a éveillées, le gouvernement a maintenu, grâce à Dieu, les vrais principes ; il a renouvelé les déclarations explicites, déjà faites à plusieurs reprises, en faveur de la liberté du commerce. Nous voilà donc rassurés contre le danger d’une intervention de l’autorité dans les prix, le plus grand de tous ; si par malheur des idées contraires avaient prévalu dans les conseils du gouvernement, comme en 1812, nous aurions eu à subir, comme alors, une terrible épreuve ; la cherté aurait bien vite dégénéré en disette et pis encore. Livré à lui-même, le mal sera moins grave. Il y aura sans doute de rudes privations, mais il ne faut pas s’effrayer outre mesure. Les cultures de printemps et d’été, comme les avoines, les orges, les sarrasins, les maïs, les légumes secs, sont bonnes généralement ; la maladie des pommes de terre a un peu cédé ; la vigne donnera de faibles produits, mais moins faibles qu’on ne le craignait d’abord. La dernière hausse n’a pas été partout également forte. Dans le nord, elle a touché 3 francs l’hectolitre ; dans l’ouest, elle a été à peu près nulle. Chaque jour le commerce intérieur dispose de moyens plus puissans. Le réseau des chemins de fer, qui nous a sauvés il y a deux ans, aura encore plus d’efficacité cette année, parce qu’il est plus étendu. Le chemin de l’ouest arrive jusqu’aux portes de la Bretagne, la partie de la France où le prix du blé est toujours le plus bas ; la lacune entre Lyon et Avignon est remplie. Si les blés de Russie n’arrivent plus, l’Algérie nous fournira probablement quelques millions d’hectolitres ; l’Espagne a un excédant qui commence à s’écouler vers les marchés anglais, et la récolte des États-Unis est, dit-on, excellente.

Voilà pour le présent ; quant à l’avenir, j’espère qu’on sentira la nécessité de détourner le moins possible les capitaux de l’agriculture. Dieu veuille que l’intensité du mal amène une réaction ! Il y a désormais une grande place à prendre pour les entreprises agricoles : d’un côté, le blé et la viande hors de prix ; de l’autre, les terres à bon marché, et de nouveaux procédés de production, comme le drainage, les machines, l’irrigation par l’engrais liquide, éprouvés par la pratique. Si quelque jour les capitaux peuvent reprendre ce chemin, et si leur emploi est suffisamment éclairé par la science et l’expérience, rapprochées et confondues, nous verrons sortir de ce sol, aujourd’hui si avare, des trésors inconnus ; les rigueurs même des saisons seront vaincues, et nous pourrons dire, en nous souvenant de la cherté qui aura provoqué ce retour tardif vers l’agriculture : À quelque chose malheur est bon.


Léonce de Lavergne.