L’Agriculture en 1865

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L’Agriculture en 1865
Revue des Deux Mondes2e période, tome 61 (p. 719-737).
L'AGRICULTURE
EN 1865

Les années 1864 et 1865 marquent une phase nouvelle dans l’histoire de notre économie rurale. Pendant les dix ans qui ont précédé 1864, les principaux produits de l’agriculture avaient haussé dans une proportion inquiétante pour les consommateurs. Le prix moyen du blé était monté à 30 francs l’hectolitre en 1856, et après une baisse en 1858 et 1859 s’était relevé à 25 francs en 1861 ; en même temps le prix du vin avait au moins doublé, celui de la viande et des autres produits animaux, comme le beurre, les œufs, les volailles, avait suivi une hausse plus lente, mais graduelle. Dans ces deux dernières années au contraire, et notamment en 1865, le prix moyen du blé est retombé à 16 francs l’hectolitre ; le vin a baissé de près de moitié, et si le prix de la viande n’a pas précisément diminué, il a du moins cessé de monter. De là une crise en sens inverse qui soulève des plaintes générales de la part des producteurs. Ces plaintes s’élèvent surtout dans le midi, où les blés et les vins sont les principaux et presque les uniques produits ; mais elles retentissent aussi dans le nord, que la variété de ses cultures n’a pas mis complètement à l’abri.

La première pensée des agriculteurs atteints dans leurs intérêts a été de s’en prendre à la législation nouvelle établie en 1861 et à l’ordre d’idées qu’on a l’habitude de désigner sous le nom de libre échange. Il était facile de s’y attendre, car notre public agricole s’est laissé si longtemps leurrer des chimères du système protecteur, qu’il ne peut pas y renoncer en un jour ; mais ce n’en est pas moins une erreur profonde, et qui peut avoir de funestes effets en détournant les esprits de la recherche des véritables causes.

Il est aisé de prouver par des chiffres authentiques que la liberté du commerce, au lieu d’abattre les prix, a contribué à les soutenir, puisque la somme des exportations de produits agricoles a excédé de beaucoup les importations. L’administration des douanes vient de publier le tableau de notre commerce extérieur pendant les onze premiers mois de 1865 ; voici ce qu’on y trouve :

Importations de blé.


Grains 1,837,000 quintaux métriques[1]
Farines 15,000 «

Exportations de blé.


Grains 1,855,000 quintaux métriques.
Farines 2,175,000 «

Ainsi les importations et les exportations de blés en grains se sont balancées, et l’exportation des farines a été plus que centuple de l’importation. En convertissant les quintaux métriques de farine en blé à raison de 70 de farine pour 100 de blé, on trouve à l’exportation un total de 5 millions de quintaux métriques ou beaucoup plus du double de l’importation. En évaluant les uns et les autres en argent, aux prix de 23 francs le quintal métrique pour le blé et de 32 francs pour la farine, on trouve 43 millions pour l’importation et 112 millions pour l’exportation. L’exportation de l’année entière dépassera certainement 120 millions.

Voilà pour le froment proprement dit ; passons maintenant aux autres grains.


Importations Exportations
Seigle 5,000 quint, métr. 734,000 quint. métr.
Maïs 175,000 64,000
Orge 54,000[2] 903,000
Avoine 283,000 199,000
Sarrasin 82,000
Totaux 517,000 quint, métr. 1,982,000 quint. métr.

Les importations atteignent ici le quadruple des exportations. Nous importons un peu plus de maïs et d’avoine que nous n’en exportons, mais nous reprenons l’avantage pour le seigle, l’orge et le sarrasin.

Pour bien apprécier la portée de ces chiffres, il faut savoir que les grains étrangers entrent maintenant chez nous en franchise absolue. Le seigle, le maïs, l’orge, l’avoine et le sarrasin sont affranchis de tout droit d’entrée par la loi de 1861. Le blé proprement dit est grevé en apparence par cette même loi d’un droit de 50 c. par quintal métrique ; mais une fiction tolérée par l’administration permet de l’éluder. Tout blé étranger importé en France pour être réexporté à l’état de farine est admis en franchise, et, comme il sort beaucoup plus de farines qu’il n’en entre, les importateurs. prétendent que tous les blés introduits sont réexportés, ce qui est accepté par l’administration des douanes ; le droit devient donc absolument nominal. Ainsi, même avec la franchise absolue, voilà tout ce qui a pu entrer dans les onze premiers mois de 1865, le tiers à peu près de ce qui est sorti. Dans les 2 millions de quintaux métriques de froment importé, la Russie figure pour 873,000 quintaux ; c’est tout ce que cette Russie tant redoutée a pu nous vendre, — la consommation de la seule ville de Marseille ! L’Angleterre au contraire nous a acheté pour plus de 70 millions de grains et farines, et ses achats pour l’année entière s’élèveront à 80 millions. Il est impossible, en présence de pareils faits, d’attribuer à la liberté du commerce une action quelconque pour faire baisser les prix.

Ceux qui veulent absolument s’effrayer répondent que les prix ne baissent pas en proportion de ce qui entre, mais de ce qui peut entrer. « Sans doute, disent-ils, il est entré peu de blés étrangers ; mais, si les prix haussaient, il en entrerait davantage, et c’est ce qui maintient les bas prix. » On a peine à comprendre cet argument, qui rencontre cependant une assez grande faveur. On n’a jamais vu que les prix sur un marché fussent affectés par des marchandises qui n’y sont pas, dont l’existence même est problématique. Ces blés dont on annonce toujours l’invasion, où se cachent-ils ? Sans doute une hausse en attirerait, mais en quantités proportionnées à la hausse même. Pour arriver à des importations un peu sensibles, l’expérience l’a prouvé dix fois, il faut dépasser 25 francs l’hectolitre à Marseille, ce qui suppose au moins 20 francs en moyenne sur l’ensemble du territoire, et nous en sommes bien loin. Malheureusement il n’y a rien à répondre à la peur, et on ne peut nier que ce fantôme, d’autant plus gigantesque qu’il ne repose sur rien, n’obsède violemment les imaginations. Tout ce qu’on peut faire, c’est de retourner l’argument et de dire que les prix ne haussent pas seulement en proportion de ce qui sort, mais de ce qui peut sortir ; si les prix baissaient, il en sortirait davantage, ce qui soutient le niveau. Pourtant il est à craindre que ce raisonnement, quoique absolument le même, n’ait pas le même succès, puisque la réalité de l’exportation frappe beaucoup moins les esprits prévenus que la terreur d’une importation imaginaire.

Un dernier coup d’œil jeté sur les denrées agricoles autres que les céréales achèvera de montrer à quiconque n’a pas de parti-pris que nos producteurs ne perdent pas à la liberté du commerce :


Importations Exportations
Chevaux 9 millions de francs 6 millions de francs
Mulets 13 «
Bestiaux 70 « 20 «
Viandes 4 « 9 «
Fromage et beurre 17 « 54 «
Œufs 35 «
Vins 5 « 253 «
Eaux-de-vie 4 « 52 «
Totaux 109 millions de francs 452 millions de francs

Ici encore, les exportations sont le quadruple des importations ; nous importons plus de bestiaux que nous n’en exportons, mais pour le reste, surtout pour les vins, nous reprenons l’avantage. Il y a bien une observation à faire sur le chiffre donné par l’administration des douanes pour les vins : l’exportation s’élève en tout à 2 millions 600,000 hectolitres, et, pour arriver à ce chiffre de 253 millions, il faut évaluer chaque hectolitre près de 100 francs. Sans doute les vins qui sortent de France appartiennent presque tous aux premières qualités, cette évaluation paraît cependant élevée pour une moyenne ; même en la supposant exacte, l’agriculture ne profite pas de la somme entière, et il en revient au commerce des vins une part qu’il est difficile de préciser. L’exportation de nos vins atteint dans tous les cas une somme énorme.

La laine doit être considérée à part. Nous avons importé, dans les onze premiers mois de 1865, déduction faite des exportations, pour 203 millions de laines : même en les ajoutant aux importations de denrées agricoles, celles-ci seraient encore inférieures aux exportations ; mais ce n’est pas ainsi qu’il est juste de procéder, il faut mettre l’importation des laines en regard de l’exportation des fils et tissus de laine, et on trouve alors les 203 millions d’importation plus que compensés par une exportation de 368 millions. La même observation s’applique à la soie, au lin, au chanvre, aux peaux, aux huiles et autres matières premières, dont l’importation est plus que couverte par l’exportation des produits manufacturés avec ces matières. L’importation et l’exportation des fruits et des légumes se compensent, avec un léger avantage en faveur de l’exportation. Le sucre présente un excédant d’importation. Somme toute, on peut affirmer que les exportations de produits agricoles pour 1865 excéderont les importations de 500 millions.

Quelle est donc la véritable cause de la baisse ? Elle n’est pas difficile à trouver, du moins pour les deux principaux articles, le blé et le vin. D’après les documens recueillis par l’administration, la récolte du blé avait été de 75 millions d’hectolitres en 1861 ; elle a été en 1863 de 117 millions d’hectolitres et en 1864 de 111 : de pareilles différences dans les récoltes ne peuvent qu’entraîner de brusques secousses dans les prix. La récolte de 1863 a été de beaucoup la plus abondante qu’on ait jamais vue en France, et celle de 1864 l’a suivie de près. Il en est de même pour le vin. L’administration des contributions indirectes avait constaté que la production du vin avait diminué des trois quarts en 1854 par l’invasion de l’oïdium ; elle s’était relevée lentement depuis dix ans, mais sans arriver encore au même point qu’autrefois. En 1864, elle est revenue à l’état normal, et en 1865 elle l’a fort dépassé, la température de cette dernière année ayant été extrêmement favorable au vin, et beaucoup de nouvelles vignes plantées pendant la période des hauts prix ayant commencé à produire.

Qu’on mette en regard maintenant de cette production surabondante l’état de la population, qui ne s’accroît presque plus, et on comprendra aisément que l’équilibre entre, la production et la consommation soit pour le moment rompu. Dans d’autres temps, la population se serait accrue en quinze ans de 3 millions d’existences ; elle ne s’est accrue, de 1846 à 1861, que de 1,300,000, différence en moins : 1,700,000, qui manquent aujourd’hui parmi les consommateurs. Ce n’est pas un petit incident pour un peuple qu’un ralentissement si marqué dans le progrès de sa population ; on a beau chercher à l’oublier, il n’en porte pas moins ses fruits. L’agriculture en souffre doublement ; en même temps qu’elle y perd des consommateurs, elle se voit privée des bras dont elle a besoin, et les frais montent quand les produits baissent. L’exportation ne suffit pas pour rétablir complètement l’équilibre, pas plus que l’importation ne suffit en temps de disette ; dans l’un et l’autre cas, le mal est atténué, non détruit, car les prix d’une grande nation comme la nôtre se règlent par l’état du marché intérieur ; l’importation et l’exportation ne peuvent être que des appoints.

Quelques producteurs prétendent que ce n’est pas là ce qu’on leur avait promis. D’après eux, les défenseurs de la loi de 1861 avaient annoncé qu’à l’avenir il n’y aurait ni hausse ni baisse sur le blé. Nous n’avons pas à justifier dans toutes ses dispositions la loi de 1861, puisque nous avons combattu l’un de ses principaux articles, celui qui ne met sur le blé étranger qu’un droit fixe de 50 centimes par quintal métrique[3] ; mais à part ce point de détail le système de la loi de 1861 nous paraît bon, et l’expérience qu’on prétend avoir tourné contre lui s’est prononcée, selon nous, en sa faveur. On n’a jamais dit qu’il n’y aurait à l’avenir ni hausse ni baisse sur le blé. Après une mauvaise récolte, la hausse n’est pas seulement nécessaire, elle est bonne, pourvu qu’elle n’aille pas trop loin, en ce sens qu’elle empêche la ruine du producteur, qui retrouve sur le prix ce qu’il perd sur la quantité ; après une récolte abondante, la baisse n’est pas seulement nécessaire, elle est bonne, pourvu qu’elle ne soit pas excessive, eh ce sens qu’elle fait profiter le consommateur des bienfaits de la Providence sans nuire aux intérêts légitimes du producteur. Tout ce qu’on a promis en établissant la liberté du commerce des grains, c’est que, par le libre jeu de l’importation et de l’exportation, on préviendrait l’excès de la hausse et l’excès de la baisse plus sûrement que par le jeu intermittent de l’échelle mobile, et les faits ont répondu dans ce sens.

Nous avons eu, depuis 1861, deux périodes, l’une de disette, l’autre d’abondance. Nous avons vu, dans la première, l’importation s’accroître et l’exportation se réduire d’elles-mêmes ; nous avons vu, dans la seconde, l’effet contraire se produire, l’importation décroître et l’exportation se développer spontanément : tout s’est passé comme on l’avait annoncé d’avance, sans l’intervention d’aucun agent artificiel. « Mais, dit-on, l’exportation agit en temps de baisse avec moins d’énergie que l’importation en temps de hausse, et ce qui le prouve, c’est que la hausse a été arrêtée en 1861, tandis qu’aujourd’hui la baisse ne l’est pas. » Cet argument serait fondé, qu’il n’atteindrait pas ceux qui avaient demandé un droit fixe plus élevé ; mais il ne faut pas le grossir et s’en faire une arme contre le régime tout entier.

Prenons les faits tels qu’ils sont. En 1861, la hausse n’a pas dépassé 25 francs l’hectolitre en moyenne, et en 1865 la baisse n’a pas dépassé 16 francs. Il y a eu sans doute des points où les prix ont monté plus haut en 1861, et d’autres où ils sont descendus plus bas en 1865 ; mais nous ne pouvons raisonner que sur des moyennes. Or, si nous remontons dans le passé, nous trouvons des années où la hausse a excédé la limite de 1861, et d’autres où la baisse a excédé la limite de 1865. En prenant pour point de départ 1820, le prix moyen a dépassé quatre fois, dans cette période de quarante années, 25 francs l’hectolitre.


1847 29 fr.01 cent.
1854 28 fr.82
1855 29 fr.32
1856 30 fr.75

Dans le même laps de temps, le prix moyen est tombé sept fois au-dessous de 16 francs.


1822 15fr.49 cent.
1826 15 fr.85
1833 15 fr.62
1834 15 fr.25
1849 15 fr.37
1850 14 fr.32
1851 14 fr.48

Ainsi, sous le régime de l’échelle mobile, on a vu le blé monter plus haut et descendre plus bas que sous le régime de la loi de 1861. L’effet attendu s’est donc produit, les extrêmes se sont rapprochés. On est parfaitement en droit de conclure de ces chiffres que, si l’échelle mobile avait duré, les prix auraient été plus hauts en 1861 et plus bas en 1865.

Quant à la quantité des importations et des exportations, les prévisions des défenseurs de la liberté commerciale ont été dépassées sur un point et justifiées sur tous les autres. On avait pensé, d’après l’expérience de 1856, que les importations en temps de disette ne dépasseraient pas 9 millions d’hectolitres ; elles ont atteint 14 millions d’hectolitres en 1861. C’est là sans doute une différence sensible, mais il faut remarquer d’une part qu’elle est loin de justifier les appréhensions de nos adversaires, qui annonçaient une invasion bien autrement formidable, et de l’autre que cette introduction a été supérieure aux besoins, puisque le commerce de Marseille y a perdu des sommes considérables. On a procédé à la française, on a cru que les importations pouvaient être faites à tort et à travers, et on a été surpris par la baisse. Cette leçon permet de croire que le commerce sera plus circonspect à l’avenir. Dans tous les cas, l’échelle mobile n’aurait pas empêché cette large introduction, puisqu’elle aurait levé tous les droits d’entrée ; le petit droit de 50 centimes n’aurait même pas existé.

Toutes les autres prévisions se sont vérifiées. Il y aura toujours, avions-nous dit, même dans les temps d’abondance » une petite importation par Marseille, pour parer au déficit de la production des grains dans la vallée du Rhône ; d’après l’expérience de 1858 et 1859, nous avions pensé que cette importation n’excéderait pas 2 millions de quintaux métriques. C’est en effet ce qui est arrivé, l’importation de 1865 n’a été que de 2 millions de quintaux. En même temps, nous avions constaté qu’en 1858 l’exportation avait été de 5 millions de quintaux métriques de tous grains et en 1859 de 8 millions de quintaux ; nous en avions conclu que les mêmes faits se reproduiraient dans les mêmes circonstances. En effet, l’exportation de 1864 s’est élevée à 5 millions de quintaux métriques, et celle de 1865 sera de 8 millions de quintaux. « Il est en outre à remarquer, ajoutions-nous, que le tiers au moins de cette immense exportation se fait en farines, c’est-à-dire qu’au profit agricole vient se joindre le profit industriel, et que les issues, si précieuses pour la nourriture du bétail, restent en France, sans diminuer le bénéfice en argent. » C’est encore ce qui est arrivé et ce qui paraît même devoir prendre de plus grandes proportions, car l’exportation de nos farines va toujours en croissant.

Il se peut qu’on se soit attendu à une exportation plus forte ; telle qu’elle est, elle réalise ce que nous avions annoncé. Que ce soit là son dernier mot, nous ne le pensons pas. Soit en 1864, soit en 1865, l’Angleterre nous a acheté la moitié environ de ce que nous avons vendu à l’extérieur ; le reste va en Belgique, en Suisse et en Allemagne. On a quelque peine à croire que l’Angleterre s’en tienne là. Une circonstance particulière a réduit ses demandes dans ces dernières années. Avant la guerre civile, les États-Unis n’envoyaient de blé en Europe que dans les temps de cherté ; en temps ordinaire, le sud, qui ne produisait pour ainsi dire que du coton et du tabac, consommait les blés produits par le nord ; pendant la guerre, les blés du nord n’ont plus trouvé leur écoulement vers le sud, et ils ont reflué sur l’Europe en quantités énormes. C’est ce qui explique ces avalanches de grains qui se sont précipitées sur l’Angleterre à travers l’Atlantique en 1863 et 1864 ; mais, depuis que la guerre est finie, tout a changé, et ces envois, qui ont fait aux nôtres une rude concurrence, se sont arrêtés. L’ordre naturel se rétablit, les prix ont remonté à New-York, et l’Angleterre reprend ses achats en Europe.

On dirait, à entendre certaines clameurs, que l’importation des céréales est un fait nouveau et sans précédent. On a importé des blés en tout temps, et pendant les quarante ans qu’a duré le régime de l’échelle mobile, les importations ont excédé les exportations, tout compte fait, de 40 millions d’hectolitres. Jamais on n’avait moins importé de blé étranger à Marseille que dans le moment présent, et l’inutilité radicale du mécanisme compliqué de l’échelle mobile n’a jamais été plus clairement démontrée.

Les détracteurs de la liberté du commerce se servent comme d’un argument décisif de la récolte de 1865, qui a été au-dessous de la moyenne, surtout dans le midi. « Voilà, disent-ils, un fait nouveau ; la récolte est médiocre, et les prix ne remontent pas ! » Le fait n’est pas si nouveau qu’ils le prétendent. Qu’on revienne encore aux prix d’autrefois, et on verra qu’une seule récolte n’a jamais suffi pour exercer une action sensible sur les prix, soit en hausse, soit en baisse. Il en faut au moins deux à cause des excédans qui restent dans les greniers et qui s’écoulent peu à peu. Nous vivons au moins autant aujourd’hui sur les blés de 1864 que sur ceux de 1865. Les battages de la dernière récolte ne sont pas terminés, et on ne connaît pas au juste le rendement définitif. Les déclamations contre la loi de 1861 aggravent d’ailleurs le mal qu’elles prétendent guérir, en ce qu’elles répandent le découragement parmi les vendeurs : à force d’entendre dire que les prix ne remonteront plus, tout le monde se presse de vendre, et l’encombrement des marchés ne diminue pas.

Voilà bien notre caractère national. Quand les blés étaient en hausse, on se figurait que la baisse n’arriverait jamais. Aujourd’hui la baisse est venue, on se figure que la hausse est impossible. Illusion dans les deux cas ! L’expérience du passé nous prouve que la hausse et la baisse se suivent avec la régularité d’un mouvement astronomique. La moyenne des prix depuis le commencement du siècle a été de 20 francs l’hectolitre ; mais on ne trouve pas une seule année à ce taux : trente-cinq ans sur soixante ont été au-dessous, et vingt-cinq au-dessus. Le plus souvent cinq ans de baisse succèdent à cinq ans de hausse, et réciproquement. Quelquefois ces périodes s’abrègent et se rapprochent, mais l’intermittence revient toujours.

Il est vrai qu’en Angleterre la moyenne des prix a baissé depuis la réforme de sir Robert Peel, mais pourquoi ? Parce que les prix étaient plus élevés que partout ailleurs, et tendaient toujours à monter à cause des progrès rapides de la population. Nous ne sommes nullement dans le même cas. Les prix moyens étaient chez nous inférieurs de 25 à 30 pour 100 aux prix anglais, et l’importation, énorme et constante en Angleterre, n’agit chez nous que par accident. En rapprochant les marchés anglais des marchés français, la même cause qui fait baisser les prix sur les premiers doit les faire monter sur les seconds ; la tendance au même niveau doit agir dans les deux pays en sens inverse. Cet effet s’est déjà produit, nous n’en pouvons douter, puisque l’exportation a excédé l’importation ; s’il n’est pas encore bien sensible, il le deviendra davantage. Voilà ce que nous sommes forcé de répéter, puisqu’on ne se lasse pas de répéter le contraire.

Maintenant quels sont les remèdes à la situation présente ? Les plus efficaces dépendent des cultivateurs eux-mêmes, et le gouvernement ne peut-presque rien pour eux, du moins en ce qui concerne le régime douanier. Dans la plupart de leurs réclamations, les producteurs expriment plus ou moins le désir de supprimer les importations de céréales. Ils abandonnent presque tous l’ancien système de l’échelle mobile, dont on a fini par reconnaître l’impuissance ; mais ils le remplacent par un système beaucoup plus protecteur, l’établissement d’un droit fixe, que quelques-uns portent jusqu’à 5 francs l’hectolitre ; ce dernier droit ne serait pas seulement protecteur, il serait prohibitif, car certainement aucun hectolitre de blé étranger n’entrerait en France, si aux frais de production et de transport il fallait ajouter un droit de 5 francs. C’est là une nouvelle illusion qu’il importe de dissiper.

Premièrement, un pareil droit rencontrerait une résistance invincible de la part de la marine marchande, pour qui le transport des céréales est un élément considérable de fret. La ville de Marseille, qui reçoit tous les ans pour 40 millions au moins de céréales et qui dans les années de disette voit presque décupler ce chiffre, ne renoncerait pas aisément à cet immense trafic, et rencontrerait un puissant appui dans tous les intérêts liés à la prospérité de notre commerce maritime.

Secondement, en admettant qu’un droit de ce genre fût établi par la loi, le gouvernement ne manquerait pas de le supprimer à la première disette, et il ferait bien, car l’exclusion des blés étrangers amènerait alors une véritable famine. Une fois supprimé, comment pourrait-on le rétablir ? On retomberait dans les embarras et les incertitudes de l’échelle mobile.

Troisièmement, ce droit, impossible en temps de cherté, n’aurait en temps de bon marché aucune efficacité. Croit-on que si, dans l’année qui vient de s’écouler, on avait hermétiquement fermé nos ports aux 2 millions de quintaux métriques qui se sont présentés, on eût relevé le prix à l’intérieur d’une quantité appréciable ? Ceux qui espèrent qu’en mettant à l’entrée des blés étrangers un droit de 3 francs par exemple, on relèvera de 3 francs le prix des blés français, se trompent complètement ; c’est la quantité importée qui agit sur les prix et non le droit perçu, et quand cette quantité est aussi faible qu’en 1865, l’action en est insignifiante.

Quatrièmement enfin, on paraît croire qu’en rendant l’importation impossible on conservera les bénéfices de l’exportation ; c’est une erreur. On peut être certain que, si par hasard un droit prohibitif ou seulement protecteur était adopté, les représentans des consommateurs réclameraient, et obtiendraient des restrictions à l’exportation, et même en temps de cherté une prohibition absolue. On perdrait d’un côté ce qu’on gagnerait de l’autre, et ce n’est pas là encore l’argument le plus décisif. Quand même les pouvoirs publics ne prendraient aucune mesure pour arrêter l’exportation, elle se restreindrait d’elle-même dans le rapport des entraves mises à l’importation. L’importation et l’exportation sont solidaires ; qui touche à l’une touche à l’autre. Ces blés étrangers que vous auriez écartés de vos ports ne seraient pas détruits, ils reflueraient sur le marché général, où ils feraient concurrence aux vôtres ; l’Angleterre et la Belgique les achèteraient à votre défaut, et réduiraient d’autant leurs demandes de blés français. La Russie elle-même, si elle vous vend des blés, vous achète autre chose, et si vous vous barricadiez contre ses produits, elle se barricaderait contre les vôtres. Vous auriez le mauvais renom qui s’attache à tout calcul égoïste, surtout en matière de subsistances, et vous n’en auriez pas le profit.

Nous avons nous-même parlé des premiers d’un droit fixe, soit dans les discussions de la Société centrale d’agriculture en 1859, soit dans l’enquête devant le conseil d’état en 1860 ; mais il faut, pour donner à ce droit son véritable caractère, commencer par déraciner dans son esprit toute idée de prohibition ou de protection, accepter complètement l’importation des blés étrangers, la désirer même, et ne chercher dans le droit fixe qu’une perception fiscale, un impôt qui n’apporte aucune entrave sérieuse à l’importation, qui ne justifie aucune atteinte portée à la liberté d’exportation, et qui puisse être maintenu en temps de cherté, parce qu’il n’impose aux consommateurs qu’une charge insensible. Ce n’est pas un droit de 5 francs, ni même un droit de 4, de 3, de 2 francs l’hectolitre, qui répond à ces conditions.

Quand le droit actuel de 50 centimes par quintal métrique de blé importé par navire français a été proposé, nous nous sommes permis de le critiquer comme insuffisant ; voici ce que nous disions[4] : « Ce droit devrait, selon nous, être au moins doublé pour représenter la contribution du blé étranger aux frais de notre organisation nationale. Depuis la lettre impériale du 5 janvier 1860, le gouvernement fait une guerre à mort aux droits de douane ; 100 millions de recettes annuelles ont ainsi disparu du budget. Ce serait un bien, si 100 millions de dépenses avaient disparu en même temps ; mais, comme les dépenses ne font que s’accroître au lieu de diminuer, ces 100 millions et bien d’autres encore n’ont fait que changer de forme. Ce que paient en moins les produits étrangers, les produits français doivent le payer en sus. Nous ne comprenons pas, quoique partisan très déclaré de la liberté commerciale, cette faveur accordée aux produits étrangers aux dépens des nôtres. Qu’on efface jusqu’aux dernières traces du système protecteur, rien de mieux ; mais il est bon de maintenir les perceptions fiscales qui ont pour but de répartir le fardeau de l’impôt. Décharger la douane pour charger à l’intérieur les contributions, c’est sortir de la justice et de l’égalité, c’est faire de la protection à rebours. En même temps qu’on réduit à 50 centimes le droit sur le froment et sur le méteil, on affranchit de tous droits le seigle, le maïs, l’orge, le sarrasin et l’avoine. Cette disposition n’a que peu d’importance, car il entre très peu de ces grains. Il n’y a donc ici aucun intérêt de protection. Il nous paraît seulement contraire aux bons principes d’une bonne administration fiscale de laisser introduire en France une denrée quelconque sans payer de droits. »

Ces observations n’ont pas été écoutées, et le droit de 50 centimes a prévalu, ainsi que la franchise absolue pour les autres grains. Nous ne pouvons que le regretter. En entrant et en circulant en France, les produits étrangers profitent de nos routes, de nos canaux, de nos chemins de fer ; ils jouissent de la sécurité que donne notre organisation militaire, administrative et judiciaire : ils doivent donc supporter leur part de ces frais. Pour que l’égalité soit complète, sans aucun mélange de protection et de préférence, il faut que l’impôt perçu sur les produits étrangers soit l’équivalent de l’impôt perçu sur les produits français, rien de plus, rien de moins. Or, en évaluant le total des produits de l’agriculture française à 5 milliards et le total de l’impôt foncier sur le sol à 250 millions, on trouve que nos produits paient en moyenne 5 pour 100 de leur valeur. Pour le blé spécialement, en estimant la production annuelle à 100 millions d’hectolitres, réduits à 85 par le retranchement des semences, et en admettant que le blé représente à lui seul le tiers de nos produits agricoles, on trouve qu’il supporte un impôt de 85 millions ou 1 fr. par hectolitre, ce qui revient encore à 5 pour 100 de la valeur moyenne. Il est donc juste, pour établir la balance, de soumettre le blé étranger importé par navires français à un même droit de 1 franc par hectolitre ou 1 fr. 25 par quintal métrique, comme nous l’avions demandé en 1861. Ce droit s’élèverait par le fait, avec l’addition du double décime, à 1 fr. 50.

Un pareil droit remplit les conditions exigées. Il n’est pas assez fort pour nuire à l’importation, surtout en temps de cherté, car à mesure que le prix du blé monte, la proportion baisse ; quand le blé est à 15 francs l’hectolitre, le droit est le quinzième du prix, et quand le blé est à 30 francs, il n’est plus que le trentième. Il peut être accepté par les ports sans difficulté et maintenu en temps de disette, comme l’a été le droit actuel de 50 centimes ; il n’autorise aucune atteinte à la liberté d’exportation. L’effet en serait complètement insensible sur les trois quarts du marché national ; il n’aurait quelque action sur le prix que dans la région méridionale qui entoure Marseille, où de temps immémorial le blé a été plus cher que dans le reste du territoire, et où par conséquent les producteurs ont droit à des ménagemens particuliers. On peut hésiter à modifier une loi qui n’a que quatre ans de durée, mais il n’est jamais trop tôt pour rentrer dans la justice.

On pourrait d’ailleurs, en même temps qu’on réviserait sous ce rapport la loi de 1861, soumettre à un nouvel examen toutes les questions de douanes. On a évidemment passé le but en supprimant certaines perceptions qui donnaient au trésor un grand revenu. Un droit de 5 pour 100 n’a jamais passé pour un droit protecteur, c’est un droit purement fiscal. Or, en soumettant les autres denrées agricoles, aussi bien que les céréales, à des droits spécifiques calculés sur le pied de 5 pour 100 de la valeur moyenne, on arriverait à une perception annuelle de 25 à 30 millions qui combleraient le déficit du budget, ou qui permettraient, si nous sommes réellement entrés, comme on le dit, dans la voie des économies, de réduire d’autres impôts fort lourds sur les produits indigènes, comme l’impôt des boissons. Les taxes populaires ne sont pas communes ; quand on en a sous la main, on a grand tort de les négliger pour maintenir à leur place des taxes impopulaires.

La liberté du commerce n’entraîne nullement la suppression des douanes, pas plus que la liberté de la production intérieure n’entraîne la suppression des impôts. Dans l’un et l’autre cas, le principe veut qu’on supprime toutes les taxes qui gênent sans nécessité le libre mouvement des transactions, ou qui ont pour but de favoriser certains produits aux dépens des autres. Quant à l’impôt proprement dit, c’est-à-dire à la somme de perceptions nécessaires pour subvenir aux dépenses publiques, le libre échange n’y porte aucune atteinte. Dans ce système, les douanes sont comme les autres impôts, elles doivent s’élever ou se réduire suivant que les besoins de l’état sont plus ou moins grands, et dans la même proportion que les autres taxes. Quand les impôts montent ou descendent à l’intérieur, les douanes doivent les suivre, et il n’est nullement logique, quand on est forcé de charger les produits indigènes, comme on l’a fait depuis quelques années, de décharger les produits étrangers.

Dans le pays du free trade par excellence, — l’Angleterre, — les douanes rapportent près de 600 millions de francs (23 millions sterling), et dans ce chiffre les céréales figurent pour 600,000 livres sterling ou 15 millions de francs. Or, s’il est un pays où les céréales étrangères dussent entrer en franchise de droits, c’est bien l’Angleterre, puisque la population y est si condensée que, malgré la première agriculture du monde, le déficit annuel en céréales dépasse 30 millions d’hectolitres. En France, au contraire, où la population spécifique n’égale pas la moitié de la population anglaise, la récolte des céréales donne plutôt un excédant qu’un déficit. Il n’y a donc absolument aucun motif pour accorder chez nous aux céréales étrangères un privilège que l’Angleterre elle-même leur refuse, et ce qui est vrai des céréales ne l’est pas moins des autres produits agricoles.

On peut dire, il est vrai, que le droit de 50 centimes par quintal métrique équivaut au droit fixe perçu en Angleterre ; mais encore une fois nous n’avons pas les mêmes raisons que les Anglais pour accorder une faveur aux blés étrangers. Les Anglais ont à remplir un déficit annuel et régulier ; sans une introduction continue, la famine régnerait chez eux en permanence, et les prix du blé indigène monteraient à des taux intolérables. C’est d’ailleurs ici le lieu de rappeler que ce droit de 50 centimes, réellement perçu en Angleterre, ne l’est pas en France, ce qui constitue le second grief dont l’agriculture nous paraît en droit de réclamer le redressement.

On comprend que, pour faciliter en France la mouture des blés étrangers pour la réexportation, on admette en franchise de droits les blés réexportés à l’état de farines ; mais il ne faut pas que cette latitude dégénère en abus. Or l’abus est maintenant évident ; ce qui devait être l’exception est devenu la règle. En permettant de compenser les blés qui entrent à Marseille avec les farines qui sortent à Dunkerque, on a supprimé dans la pratique la perception du droit, et par conséquent violé la loi même de 1861. Les blés qui entrent à Marseille passent presque tous dans la consommation française, et les farines qui sortent par les ports du nord sont fabriquées avec des blés français. La réexportation est donc ici une fiction, puisque ce ne sont pas les mêmes blés qui entrent d’un côté et qui sortent de l’autre. Si l’on ne veut plus du droit établi par la loi de 1861, qu’on change la loi, car les lois ne sont pas faites pour être éludées. On aurait à la rigueur le droit de demander que toute espèce de compensation fût interdite, car la loi ne distingue pas ; il n’est pas nécessaire d’aller jusque-là : la faculté d’introduire des blés en franchise en les réexportant peut être conservée, mais à la condition que l’importation et l’exportation aient lieu par le même port ou tout au moins par la même côte.

Si l’exécution de la loi devait porter quelque atteinte à notre exportation de farines, il serait bon d’y regarder à deux fois ; mais on peut affirmer qu’il ne sortira pas un quintal de farine de moins : une exemption de 50 cent, par quintal métrique de blé à partager entre l’importateur et l’exportateur ne peut pas être une grande affaire. Quand même le droit serait porté à 1 franc 25 cent., les prix à l’intérieur n’en recevraient pas une assez forte impulsion pour restreindre l’exportation. L’exemption actuelle du droit agit comme une prime à la sortie des farines, et les primes à l’exportation ne sont pas moins contraires aux principes de l’économie politique que les droits protecteurs contre l’importation. Ce qui prouve, à n’en pas douter, l’inutilité de la prime, c’est qu’une partie seulement des farines qui sortent jouit de cette faveur ; il n’entre pas assez de blé étranger pour compenser toutes les farines exportées.

Voilà donc les deux concessions qu’il nous paraît raisonnable d’accorder aux plaintes de l’agriculture, l’élévation modérée du droit fixe et la perception sérieuse de ce droit. Outre les considérations d’équité qui les recommandent, elles auraient pour effet d’amortir le mal d’imagination, qui est en ce moment le plus grave, sans toucher au principe fécond de la liberté du commerce. C’est le midi qui se plaint le plus et qui a le plus le droit de se plaindre, car il supporte tout le choc des blés étrangers, tandis que le nord a seul ou presque seul les bénéfices de l’exportation. La réalité du droit fixe élèvera les cours à Marseille, et à mesure qu’on s’éloignera de la côte, l’action du droit ira en diminuant, si bien que la généralité des consommateurs ne s’en apercevra pas ; le prix du pain en sera peut-être augmenté à Marseille d’un centime et demi par kilo, et à Paris l’effet sera nul.

Mais, il ne faut pas se le dissimuler, ni un droit fiscal de 5 pour 100, ni un droit protecteur plus élevé, ni l’échelle mobile, ni la prohibition absolue, rien ne peut empêcher le blé de baisser quand il est abondant. La liberté du commerce a plus d’efficacité que tout autre système pour rapprocher les prix, et son action même est limitée, comme nous venons de le voir. Il faut en prendre son parti, et tout en s’adressant au gouvernement pour réclamer ce qui est juste et raisonnable, les producteurs doivent surtout se défendre eux-mêmes.

Dans toute espèce d’industrie, lorsqu’on voit qu’un produit baisse au point de n’être plus rémunérateur, on réduit la fabrication jusqu’au moment où le prix, en remontant, permet de la reprendre avec avantage. L’industrie agricole n’est pas plus qu’une autre à l’abri de cette nécessité. Que les cultivateurs qui se plaignent de produire à perte réduisent leur production comme ferait à leur place tout autre industriel, et ils n’auront besoin de personne pour faire remonter les prix. Ce conseil fort simple, qui contient la solution pratique de la difficulté, est pourtant accueilli de très mauvaise humeur par la plupart d’entre eux ; il vaudrait mieux sans doute qu’on pût leur en donner un autre, mais, s’il n’existe aucun moyen de faire monter le prix du blé quand il y en a trop, on ne peut que se résigner à prendre celui-là à défaut d’autres.

Quelques représentans de l’agriculture affectent de croire qu’en leur conseillant de réduire leurs emblavures, on leur demande de renoncer à tout jamais à la culture du blé. C’est là une exagération manifeste. La production du blé a doublé en France depuis cinquante ans, elle a passé d’une moyenne de 50 millions d’hectolitres à une moyenne de 100 millions ; mais cette progression n’a pas été régulière, elle s’est ralentie et même arrêtée à la suite des années de bon marché, elle s’est précipitée à la suite des années de disette. D’ici à la fin du siècle, la production moyenne s’augmentera sans doute de 50 nouveaux millions d’hectolitres, car il n’y a pas de sol plus propre que le nôtre à la culture du blé, et cette progression subira les mêmes intermittences que par le passé, un peu adoucies par la liberté du commerce et non supprimées.

Depuis dix ans, l’étendue cultivée en blé s’est accrue de près d’un million d’hectares. De 6 millions d’hectares ensemencés en 1857, on s’est élevé à près de 7 millions en 1863, et de 90 millions d’hectolitres en moyenne la récolte a passé à plus de 100. Cette extension s’explique par les hauts prix de cette période, mais il est maintenant évident qu’on a été trop vite, la consommation n’a pas eu le temps de suivre le progrès de la production. Que faut-il donc faire ? Non renoncer à la culture du blé, ce qui est absurde, mais réduire provisoirement ses emblavures, d’un cinquième par exemple, et attendre en toute confiance le résultat infaillible de cette réduction.

La consommation fait des progrès continus, mais ces progrès sont eux-mêmes soumis à des intermittences par suite des causes générales qui agissent sur la marche de la population et de l’aisance publique. Ce qui prouve les progrès accomplis, c’est qu’une réserve qui était autrefois excessive ne suffit plus aujourd’hui. Ainsi il suffisait, dans les premières années de la restauration d’une récolte de 60 millions d’hectolitres pour faire tomber les prix à 15 ou 16 francs : c’est ce qui est arrivé en 1822, 1823,1824, 1825 et 1826 malgré l’échelle mobile ; aujourd’hui une récolte de 75 millions d’hectolitres, comme celle de 1861, amène une hausse considérable, parce qu’elle laisse un énorme déficit. C’est que depuis quarante ans la consommation moyenne a presque doublé. Ce progrès s’est ralenti dans ces dernières années par suite du temps d’arrêt survenu dans le progrès de la population ; laissons les choses reprendre leur cours naturel, et une récolte de 110 millions d’hectolitres, qui écrase aujourd’hui les prix, deviendra elle-même insuffisante dans un temps donné.

On peut d’autant plus revenir sur ses pas que l’extension donnée aux emblavures depuis dix ans a été le plus souvent obtenue aux dépens d’autres cultures non moins utiles. L’étendue du sol cultivé n’a pas beaucoup changé dans cette période ; ce qu’on a gagné pour le blé, on a dû le prendre sur autre chose. Quand on a mis du froment à la place du seigle par exemple, on a eu raison, à la condition toutefois que le sol fût en assez bon état pour que le froment y rapportât plus que le seigle ; mais quand on a étendu la sole de froment aux dépens des cultures fourragères, on a eu tort. Les cultures fourragères doivent marcher au moins aussi vite que la culture du blé, pour maintenir l’équilibre entre les produits qui fertilisent le sol et ceux qui l’épuisent, et plus d’un symptôme semble indiquer que cette loi suprême de l’agriculture a été fort négligée depuis quelque temps.

Le premier de tous est la diminution considérable des bêtes à laine d’après les documens statistiques recueillis par le gouvernement. On avait constaté, dans le dénombrement de 1852, 33 millions 510,000 têtes de population ovine ; cinq ans après, en 1857, on n’en a plus trouvé que 27 millions 185,000 : différence en moins, 6 millions 325,000, près d’un cinquième. Ce désastre a été surtout marqué dans une vingtaine de départemens qui appartiennent presque tous au centre de la France, comme le Cher, l’Indre, le Cantal, la Creuse, etc. ; les troupeaux y ont perdu du quart au tiers de leur effectif. On a dû faire un autre recensement en 1862, mais nous n’en connaissons pas les résultats, et il paraît peu probable qu’une pareille perte ait pu se combler en si peu de temps. Tous les cultivateurs se rappellent les grandes mortalités qui ont frappé les moutons dans ces terribles années de 1853 et 1854, si funestes à la population humaine elle-même ; la cachexie aqueuse a emporté des troupeaux entiers. Le mal était récent en 1857, et tout annonce qu’il n’est pas encore complètement réparé.

Les porcs ont subi depuis vingt ans une diminution analogue, qui s’explique par la maladie des pommes de terre. Les chevaux sont restés stationnaires. Quant au gros bétail, nous manquons de renseignemens précis ; mais, s’il est permis de hasarder une conjecture, on peut dire que le gros bétail a dû s’accroître dans les parties de la France qui approvisionnent Paris et qui ont en même temps les bénéfices de l’exportation ; dans la moitié méridionale du territoire, il doit plutôt avoir reculé à cause du déficit que plusieurs années de sécheresse ont amené dans la production des fourrages. On comprend très bien la préférence qu’une agriculture sans capital donne à la culture du blé sur celle des fourrages ; la culture du blé est la plus facile, la plus courte et la plus sûre, tandis que l’élève du bétail présente des difficultés, des lenteurs et des chances qui découragent la plupart des cultivateurs, même au prix actuel de la viande. Le véritable progrès, le progrès durable et permanent est pourtant à ce prix.

Quand on demande aux agriculteurs de changer du soir au matin leur système entier de culture, ils se récrient avec raison, car un tel changement exige des efforts et des capitaux qui ne sont pas à la portée de tout le monde. Il a fallu trois quarts de siècle à notre agriculture pour doubler ses produits ; elle peut sans doute marcher plus vite à l’avenir, mais à des conditions qui ne se réalisent pas toujours. Ce qu’elle a de mieux à faire, c’est de s’approprier aux circonstances, sans révolution brusque et radicale, comme sans routine aveugle et obstinée. Tout le monde peut semer, un peu moins de blé et un peu plus de fourrages, sans bouleverser de fond en comble l’atelier agricole. Que dis-je ? non-seulement on peut le faire, mais on le fait ; certainement on a réduit les emblavures cette année à cause de la baisse, de même qu’on les avait étendues pendant la hausse. Il en a toujours été ainsi. Le blé est à bon marché aujourd’hui parce qu’il était cher il y a quatre ans ; il sera cher un jour ou l’autre parce qu’il est à bon marché aujourd’hui. Ainsi va la production, se réglant sur le débouché.

Pour le vin, la baisse actuelle a un autre caractère ; le vin était réellement trop cher depuis dix ans, il rentre dans son prix naturel. L’exportation, de même que la consommation intérieure, ne peut prendre de nouveaux développemens qu’à cette condition : pour que la France vende à l’Europe ce qu’elle doit lui vendre, il faut que le prix du vin de bonne qualité ne dépasse pas 25 francs l’hectolitre chez le producteur. À ce prix, les vignerons peuvent encore faire des bénéfices, et la consommation peut s’étendre indéfiniment, pourvu que l’impôt ne vienne pas trop contrarier cette expansion, soit en France, soit à l’étranger. Améliorer leur fabrication sans trop élever leurs prix et lutter contre les entraves de l’impôt, tel est le double but que doivent se proposer nos viticulteurs.

Au surplus, la baisse sur les blés et sur les vins aura eu ce bon résultat, qu’elle a tiré les intérêts agricoles de la torpeur où ils sommeillaient. L’agitation qui s’est déclarée dans les sociétés d’agriculture, et qui a gagné jusqu’aux conseils-généraux, a pu s’égarer dans les chimères du système protecteur ; elle n’en est pas moins un bon signe. Ce grand pays reprend goût à ses affaires, il sort de sa mort civile volontaire sous un souffle de liberté. Le gouvernement a compris la nécessité de céder à ce réveil ; après avoir refusé une enquête publique sur l’état de l’agriculture, il vient de l’accorder. Les enquêtes se multiplient depuis quelque temps ; ceux qui croient à l’efficacité de la discussion ne peuvent qu’y applaudir. Tous les intérêts et toutes les opinions vont se faire entendre ; la vérité jaillira du choc, comme elle a jailli en 1860 de l’enquête sur l’échelle mobile. Ce n’est plus seulement le système douanier qui est en jeu, c’est tout l’ensemble des questions qui se rattachent au développement agricole. Il faut qu’on sache pourquoi la France est, de tous les pays de l’Europe occidentale, celui où l’agriculture a fait le moins de progrès. La petite question du droit fixe n’est qu’un des moindres détails de cet immense problème qui embrasse toute notre organisation civile, politique et économique.

Pour nous, la question capitale, nous avons à peine besoin de le dire, c’est celle de la population. Quelles sont les causes qui ont, depuis vingt ans, diminué le nombre des naissances et accru le nombre des décès, de manière à rendre la population presque stationnaire ? Tel est le point précis à élucider, car sans consommation point de production, et sans population point de consommation. Nous avons dit souvent notre avis, nous n’y reviendrons pas ; nous appelons seulement sur ce grave sujet toute l’attention de ceux qui peuvent être invités à déposer dans l’enquête. Il serait bien à regretter que ce point fondamental disparût sous les accessoires.

On a déjà, cherché et on cherchera probablement encore à passionner ce débat en opposant les intérêts des consommateurs à ceux des producteurs. C’est là une tactique facile que les représentans de l’agriculture doivent déjouer. Il n’y a entre ces deux grands intérêts aucune opposition réelle : les consommateurs n’ont pas plus à gagner à la ruine des producteurs que les producteurs à la ruine des consommateurs, ou pour mieux dire producteurs et consommateurs se confondent, car tout le monde produit et consomme à la fois. Pour rendre l’économie politique odieuse à ceux qui portent le poids du travail, on a prétendu qu’elle ne s’inquiétait que du bon marché ; il suffira, pour démontrer le contraire, de citer ce qu’écrivait, il y a plus d’un siècle, le fondateur de l’économie politique en France, le sage Quesnay : « Qu’on ne croie pas que le bon marché des denrées est profitable au menu peuple, car le bas prix des denrées fait baisser le salaire des gens du peuple, diminue leur aisance, leur procure moins de travail et d’occupations lucratives et anéantit le revenu de la nation. Qu’on ne diminue pas l’aisance des dernières classes de citoyens, car elles ne pourraient pas contribuer à la consommation des denrées. »

La vie à bon marché est le premier des biens pour un peuple, mais on ne peut obtenir la vie à bon marché que par la prospérité de l’agriculture. Il faut donc éviter avec le même soin ce qui tend à faire baisser artificiellement les prix que ce qui tend à les faire monter sans nécessité. C’est ce que voulait dire Quesnay dans un temps où tous les efforts de la législation n’avaient qu’un but, — le bas prix des grains, sans songer aux conséquences qu’un extrême avilissement pouvait avoir pour l’exploitation, du sol et pour la condition de la population laborieuse.


LEONCE DE LAVERGNE.

  1. Déduction faite de 183,000 quintaux venus d’Algérie.
  2. Déduction faite de 207,000 quintaux venus d’Algérie.
  3. Voyez la Revue du 15 avril 1861.
  4. Voyez la Revue du 15 avril 1861.