Fables de La Fontaine (éd. Barbin)/1/L’Aigle, la Laie, et la Chatte

La bibliothèque libre.

Pour les autres éditions de ce texte, voir L'Aigle, la Laie et la Chatte.





VI.

L’Aigle, la Laye, & la Chate.




L’Aigle avoit ſes petits au haut d’un arbre creux
La Laye au pied, la Chate entre les deux :
Et ſans s’incommoder, moyennant ce partage

Meres & nourriſſons faiſoient leur tripotage.
La Chate détruiſit par ſa fourbe l’accord.
Elle grimpa chez l’Aigle, & luy dit : Nôtre mort,
(Au moins de nos enfans, car c’eſt tout un aux meres)
Ne tardera poſſible gueres.
Voyez-vous à nos pieds foüir inceſſament
Cette maudite Laye, & creuſer une mine ?
C’eſt pour déraciner le cheſne aſſeurément,
Et de nos nourriſſons attirer la ruine.
L’arbre tombant ils ſeront devorez :
Qu’ils s’en tiennent pour aſſurez.
S’il m’en reſtoit un ſeul j’adoucirois ma plainte.

Au partir de ce lieu qu’elle remplit de crainte,
La perfide deſcend tout droit
A l’endroit
Où la Laye eſtoit en geſine.
Ma bonne amie & ma voiſine,
Luy dit-elle tout bas, je vous donne un avis.
L’Aigle, ſi vous ſortez, fondra ſur vos petits :
Obligez-moy de n’en rien dire.
Son couroux tomberoit ſur moy.
Dans cette autre famille ayant ſemé l’effroy,
La Chate en ſon trou ſe retire.
L’Aigle n’oſe ſortir, ny pourvoir aux beſoins
De ſes petits : La Laye encore moins :
Sottes de ne pas voir que le plus grand des ſoins

Ce doit eſtre celuy d’éviter la famine.
A demeurer chez ſoy l’une & l’autre s’obſtine ;
Pour ſecourir les ſiens dedans l’occaſion :
L’Oyſeau Royal en cas de mine,
La Laye en cas d’irruption.
La faim détruiſit tout : il ne reſta perſonne
De la gent Marcaſſine & de la gent Aiglonne,
Qui n’allaſt de vie à trépas ;
Grand renfort pour Meſſieurs les Chats.

Que ne ſçait point ourdir une langue traîtreſſe
Par ſa pernicieuſe adreſſe ?

Des malheurs qui ſont ſortis
De la boëte de Pandore,
Celuy qu’à meilleur droit tout l’Univers abhorre,
C’eſt la fourbe à mon avis.