L’Aigle noir des Dacotahs/3

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CHAPITRE iii

l’apôtre


Les disciples de Joseph Smith, — qui s’intitulait le martyr du fanatisme, — après avoir vu la ruine de leur établissement dans l’Illinois, se dirigeaient, comme jadis le peuple israélite, à travers la solitude, vers le lac Salé.

Pendant la nuit qui a marqué le début de notre récit, ils avaient établi leurs tentes sur les rives gazonnées de la rivière Sweet-Water (eau douce).

Avant d’arriver à Indépendance-Rock — montagne taillée à pic, carrée et crénelée comme un vieux château fort, ils avaient à franchir la « Porte du Diable » ; ce nom était singulièrement choisi, la passe (passage) qu’il désignait menait à la Vallée des Saints. Celui qui avait ainsi dénommé ces lieux avait-il été animé d’un instinct prophétique ? Avait-il prévu l’arrivée des visionnaires dont nous parlons ?…

Il y avait quelque chose d’attrayant et de patriarcal dans l’aspect de cette foule qui marchait au hasard, à la suite du maître, et plantait naïvement ses tentes dans le désert, sans un regret pour le passé, sans une crainte pour l’avenir. Le soleil dorait de ses derniers rayons les toits flottants des cabanes improvisées : chacun s’agitait pour terminer les préparatifs du campement nocturne ; les jeunes filles chantaient en trayant les vaches ; les petits enfants babillaient ; la jeunesse alerte échangeait de joyeux éclats de rire. Pendant ce temps les mères de famille préparaient les lits, les mets pour le repas du soir ; les hommes allumaient de grands feux avec des broussailles butinées çà et là. D’autres rangeaient en cercle les lourds wagons destinés à servir de remparts soit contre l’assaut des malfaiteurs indiens, soit contre l’assaut des tempêtes.

L’air était doux, les nuages gris et roses couraient dans le ciel, se confondant, au bout de l’horizon, avec les vapeurs du soir qui s’exhalaient du sol humide et se condensaient en brume violacée.

Et au milieu de cette splendide nature qui, partout proclamant le divin Créateur, faisait monter vers lui la sublime harmonie de ses voix innombrables,… au sein du désert où la main seule de Dieu soutenait tant de frêles existences, il y avait un peuple qui s’épuisait à se fabriquer un veau d’or, pour n’adorer que lui !

Il faut le dire, parmi cette multitude errante il y avait plus d’aveugles que de clairvoyants, plus de sots que de méchants, plus de trompés que de trompeurs. Un seul homme avait été, pour tous ces esprits simples et crédules, le démon tentateur, le serpent fallacieux qui les avait entraînés. Il avait séduit la foule ignorante par des promesses magiques, par des tableaux séduisants ; il lui avait promis un nouvel Éden. Pour toutes ses dupes il était le prophète : quand il avait parlé tout était dit.

Au fond, ce n’était qu’un intrigant habile, un scélérat de génie, possédant à fond l’art d’exploiter les masses populaires ; se servant de tout pour arriver à ses fins, et sachant parfaitement s’enrichir des dépouilles de son peuple.

Il avait, comme on dit au théâtre, le physique de son emploi ; une figure régulière et expressive, des traits fins, la parole insinuante, une éloquence superficielle mais entraînante, un orgueil et un égoïsme infinis, une persévérance et une audace infernales, doublées d’une hypocrisie plus infernale encore.

C’était l’ange du mal avec ses beautés et ses scélératesses.

Quand les dernières lueurs des foyers devinrent chancelantes, quand l’heure du sommeil approcha, le prophète entonna d’une voix vibrante le cantique du soir ; la tribu tout entière lui répondit aussitôt, et pendant plusieurs minutes, les roches sonores du voisinage répétèrent cette grave harmonie, nouvelle sans doute pour le désert.

Puis les feux s’éteignirent, la foule s’endormit, tout devint muet et immobile dans le camp : quelques sentinelles, debout aux extrémités de l’enceinte, se détachaient en noir sur le fond gris et vague de l’horizon.

Mais Thomas Elein — c’était le nom vulgaire du prophète — ne se sentait aucune propension au sommeil : il avait soigneusement fait installer sa tente, à l’écart, sur le bord du camp, de façon à pouvoir sortir de l’enceinte sans être observé.

Il se tint debout quelques instants sur sa porte dans une attitude mystérieuse et réfléchie. Ses fidèles se seraient étrangement trompés s’ils eussent pensé qu’il roulait en son âme de pieuses aspirations, ou des projets mystiques. Il songeait à ses affaires, rien de plus.

— Oui, murmurait-il entre ses lèvres pincées ; oui ! mon plan réussira comme un charme. Je n’ai jamais plié devant aucun être humain ; mon sort va se décider. — Ah ! qu’est-ce que j’entends ? — mais non, ce ne peut être encore le bruit, le signal désiré par mes oreilles : c’est le refrain monotone à l’aide duquel la sentinelle charme ses longues heures de veille. Voici minuit, tous ces imbéciles qui me croient sur parole dorment à poings fermés et rêvent sans doute à la vallée brillante dont je leur ai si souvent parlé. Que vais-je en faire maintenant ? oh ! je leur trouverai bien quelque nouvelle fable : et ils me croiront encore !… et ils me confieront toujours leur fortune !… Certes, je serais bien sot de ne pas précieusement entretenir cette poule aux œufs d’or.

Sur ce propos, notre homme passa à sa ceinture une paire de pistolets et un couteau de chasse, puis il s’éloigna de sa tente avec des précautions de chat. Circulant adroitement derrière les wagons, il parvint à gagner le bois sans être aperçu.

— Ces sentinelles sont de vraies momies ; je leur administrerai demain matin une leçon dont elles se souviendront ; pour ce soir je ne m’en plains pas…

Le contact soudain d’une main sur son épaule interrompit son monologue ; une voix sourde murmura à son oreille : — Le chef pâle n’observe pas bien les étoiles.

— Ah ! c’est vous, Aigle-Noir ?

— L’homme rouge a attendu : lorsque la lune se levait derrière les arbres, il était là : voici longtemps qu’il s’ennuie, appuyé contre un arbre.

— Oui, je reconnais que je suis un peu en retard : mais maintenant que me voilà, dites-moi si vous avez réussi ?

— La Face-Pâle a-t-elle oublié ses promesses ?

— Non, l’or est prêt ; vous serez payé en temps utile. Voyons, racontez-moi votre affaire.

— Celui qui veut saisir sa proie doit la guetter d’abord. Lorsque les faons s’éloignent de leur gîte, les loups sont bientôt sur leur piste.

— Oui, oui dispensez-vous de me parler en paraboles.

— L’œil d’Aigle-Noir est aigu, son bras est fort, son cheval rapide.

— Que le ciel vous confonde avec vos circonlocutions indiennes ! Parlez-moi de la fille, homme rouge ! L’avez-vous ?

— Elle est ici, pleurant et redemandant le wigwam de sa tribu.

— Vous l’avez donc enlevée ?

— Comme l’aigle des montagnes emporte la colombe de la vallée.

— Alors, vous l’avez amenée ici ? Ici même ! Où est-elle ?

— La squaw pâle ne peut pas monter à cheval comme les enfants de la prairie ; elle est faible comme un agneau de deux jours, son cœur bat comme celui de l’oiseau fasciné par un serpent.

— Qu’est-ce que cela signifie ? dit impérieusement Thomas Elein en fronçant le sourcil : pourquoi ne pas l’avoir attachée sur un cheval et amenée ici, à tout hasard ? Mon peuple en aurait pris soin comme…

— Comme le loup prend soin de l’agneau !

Malgré l’audace et le cynisme dont il était cuirassé, Thomas baissa les yeux sous le regard étincelant que lui lança le chef sauvage.

— Peuh ! ça arrive quelquefois, répondit-il en déguisant son embarras sous un déplaisant sourire : enfin, où est cette fille ?

— Dans le camp des Sioux.

— Il faut que je la voie sur-le-champ !

— Le chef pâle est peut-être comme un enfant ?

ou comme une femme qui oublie ses pensées du soir au lendemain ?… ou comme un serpent qui se donne lui-même la mort ?…

— Non, non ! j’ai changé de plan pour le moment. Vous dites qu’elle est en sûreté ?

— Comme un lièvre au gîte

— … Ou plutôt… entre les griffes acérées d’un piège. Et son père est-il sur la piste ? Sait-il qui l’a enlevée ?

— L’homme rouge marche dans l’eau ; le courant emporte sa trace.

— Faites-y bien attention, gardez-la comme la prunelle de vos yeux, car elle est pour mon cœur la rose de Saaron et le lys de la vallée.

Le dépit de la passion irritée lui faisait oublier sa vieille hypocrisie, le Prophète laissait percer l’homme grossier et brutal.

— La tente de l’homme rouge est un asile aussi sûr que celle d’une Face-Pâle.

— Bien ! vous savez notre plan. Dans le défilé le plus sauvage du cañon (passage), aux Portes du Diable, je fondrai sur vous et la délivrerai ; elle sera reconnaissante car son cœur est sensible et aimant, et … le tour sera joué ! Soyez bien exactement à votre poste.

À ces mots il tourna le dos à son compagnon : à peine avait-il fait deux pas qu’il revint à lui pour faire une dernière recommandation, mais le sauvage avait déjà disparu comme une ombre.

Thomas revint au camp, l’esprit agité de mille pensées. Il n’avait guère confiance dans la fidélité d’Aigle-Noir : fourbe et imposteur lui-même, il le jugeait d’après lui. Cette méfiance, assez fondée, le rendait inquiet au-delà de toute expression.

Néanmoins il se faufila sans accident au travers des wagons, regagna sa tente et ne tarda pas à s’y endormir du sommeil du juste. À le voir on aurait dit un prédestiné bercé par les anges, rêvant au septième ciel ; l’hypocrite jouait la comédie jusque dans son sommeil.

L’Indien, après avoir mis en sûreté l’or de son infâme patron, se dirigea cauteleusement vers la rivière, plongea dans le courant, et après l’avoir suivi jusqu’au pied d’une roche sombre qui surplombait sur l’eau, il gagna la rive, secoua ses vêtements mouillés, et s’enfonça dans le fourré.

Poussé par ses instincts sauvages, il avait combiné ses plans et en préparait l’exécution à sa manière. Gagner la récompense promise et accomplir ses projets, tel était son double but. Thomas n’avait pas tort de mettre en doute sa bonne foi.

Une heure plus tard, au moment où naissaient les premières lueurs de l’aurore, Aigle-Noir sortait de la forêt et revenait au camp indien.