Aller au contenu

L’Alerte - Récit de la dernière guerre

La bibliothèque libre.
L’Alerte - Récit de la dernière guerre
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 96 (p. 555-585).
L’ALERTE
ÉPISODE DE L’INVASION

Il pleuvait. De grandes nuées grises couraient dans le ciel, le vent secouait les arbres et en arrachait les feuilles jaunies; poussée par la rafale, la pluie battait les vitres. La baronne de Fleuriaux, assise au coin de la cheminée, tournait et retournait les pages d’un livre qu’elle ne regardait pas; son attitude renversée exprimait un ennui incommensurable, et par intervalles, lasse de fatiguer le volume inutile qu’elle feuilletait, elle plongeait une main distraite dans une vaste corbeille à ouvrage où elle laissait bientôt retomber les pelotons de laine, le canevas et les bobines un instant remués. Non loin, debout contre la fenêtre, une jeune fille un peu pâle, svelte, qui paraissait avoir une vingtaine d’années, suivait dans une profonde immobilité le vol d’une bande d’oiseaux voyageurs dont les longues files s’enfonçaient dans la brume. — Est-ce qu’il pleut toujours, Madeleine? demanda la baronne sans retourner la tête.

— Toujours, ma chère marraine, toujours.

Un bruit sourd roula dans l’espace, Madeleine frissonna. — Est-ce que ce n’est pas encore le canon, dis? reprit la baronne.

— Hélas ! oui, c’est le canon.

— Tout s’en mêle, la bataille et la pluie! Tu verras que je ne pourrai même pas faire mon tour de parc... Tu me répondras que le parc s’en passera aisément;... mais moi!

Deux coups sonnèrent au clocher de l’église. — Comment, deux heures seulement! N’as-tu pas remarqué que les jours sont beaucoup plus longs cette année que l’an dernier? ils ne finissent pas. Sais-tu pourquoi?

— C’est que l’an dernier, à pareille époque, vous vous promeniez au bois de Boulogne. — Tu as peut-être raison. L’ont-ils dévasté, ce pauvre bois! La dernière fois que je l’ai vu, il était plein de bœufs.

La baronne prit deux échantillons de laine, en choisit un, enfila une aiguille et la rejeta pour ouvrir une brochure qu’elle tortilla entre ses doigts. Il y eut un silence. Madeleine restait debout, inclinée, le front dans sa main, le coude sur l’espagnolette. On entendait toujours le roulement lointain des coups de canon. En ce moment, la tête d’un homme coiffé d’un chapeau de feutre noir parut au-dessus d’une haie, marchant fort vite; Madeleine quitta son poste d’observation, et sortit lestement. En quelques pas, elle atteignit l’angle du sentier que suivait cet homme, et l’arrêtant d’une voix douce : — Avez-vous quelque chose pour moi aujourd’hui, mon ami? dit-elle.

Le facteur frappa sur sa gibecière de cuir : — Rien, mademoiselle, rien. La correspondance chôme un peu dans ces temps-ci.

Madeleine étouffa un soupir, et rentra au château lentement, par un chemin détourné; elle avait le cœur gros. Il s’était fait une déchirure dans le ciel; un rayon de soleil en tombait, éclairant le feuillage rouillé des chênes, et les ardoises du vieux clocher, qui luisait par-dessus les toits de chaume. Sur la lisière d’un champ, des femmes causaient, écoutant le bruit sinistre qui venait de l’horizon. Les coups se succédaient distinctement; on en comptait un, deux, trois, par détonations nettes et profondes. — Et c’est comme ça depuis ce matin, dit une vieille,... combien y en a-t-il que ces coups ont tués! C’est de l’autre côté de la Loire qu’on tire. — Madeleine passa. Le vent chassait de petites feuilles mouillées qui tourbillonnaient sous ses pieds. Était-ce ce vent humide ou la crainte qui lui donnait froid? Elle voyait derrière un bouquet d’arbres les petites maisons du village et sur l’une des ailes du château une grande muraille tapissée de vignes rouges et de lierre, où s’ouvrait une fenêtre ornée d’un rideau blanc. C’était là, derrière ce rideau, que, depuis une semaine, elle s’enfermait chaque nuit, soutenue par la même espérance, agitée par la même inquiétude. Combien de temps devait-elle y passer encore sans nouvelles? Des fleurs s’épanouissaient dans les vases du jardin quand elle était arrivée à Villeberquier. Les buissons de dahlias étaient flétris maintenant, le brouillard rampait le long du Beuvron, et des plaintes en sortaient, pareilles à des voix qui pleurent; il y avait comme un grand voile de tristesse partout, sur les bruyères immenses et sur les bois de pins. Une fille qui allait puiser de l’eau à une fontaine se mit à fredonner le gai refrain d’une chanson; Madeleine, étonnée, la regarda. — Elle chante cependant, se dit-elle.

Elle fit un coude vivement et rentra au château par une porte de derrière. Mme de Fleuriaux l’accueillit par un sourire. — J’ai bien vu que tu allais au-devant du facteur... En province, le facteur c’est toute une affaire; il passe avant les grands parens.

— Oh! marraine!

— Je badine... Il n’y a rien pour moi, mignonne?

— Rien.

— Ni lettre, ni journaux? Et tu crois que nous pouvons vivre longtemps comme cela? La guerre dérange toutes les habitudes; vois, nous n’avons même plus de voisins, plus de réunions, plus de visites, plus rien!

— Vous songez donc encore à ces choses-Là, marraine?

— Voilà un mot qui n’est pas gentil, encore! Je n’ai pas l’âge du roi Priam cependant;... mais je te comprends et je te pardonne. Viens m’embrasser. Je ne puis pas te voir sans penser à ma pauvre sœur, ta mère, à qui tu ressembles tant.

La baronne attira sur le canapé Madeleine, qui se laissa faire. — Je sais à qui tu rêves, moi. Est-ce vrai?

— Je ne m’en défends pas.

— Oh ! je ne t’en fais pas un crime, au contraire! C’est un brave garçon; mais aussi pourquoi n’a-t-il pas pris le temps de t’épouser?

— La guerre venait d’être déclarée; il a couru au plus pressé.

— Et puis il savait bien que tu l’attendrais. Drôle de fille! plus sérieuse à vingt ans que moi à cinquante! que crains-tu?

— Que sais-je, tout! La maladie, une blessure,... la mort peut-être. Rappelez-vous qu’il était à Sedan... Et depuis six semaines point de nouvelles.

Madeleine passa le bout de ses doigts effilés sous ses paupières.

— Tu es folle! Est-ce qu’on meurt à l’âge de Paul !... Moi d’abord je n’aime pas à me faire du chagrin avant d’être bien sûre que l’heure d’en avoir est venue. Essuie tes yeux... Ton Paul tombera ici un matin comme une bombe.

Un garde poussa la porte : — Qu’est-ce encore? dit la baronne.

— Madame, il y a là quelqu’un qui demande à parler à M. le comte.

— Mon gendre? qui ça, quelqu’un?

Madeleine releva vivement la tête. — Il paraît, madame, que c’est un régiment, reprit le garde.

— Qu’est-ce que vous dites-là? On n’a jamais ouï parler d’un régiment à Villeberquier. D’où viendrait-il, ce régiment?

— Je ne sais pas... On dit comme ça qu’il faudra le loger.

Deux petites filles qui se poussaient entrèrent comme un tourbillon. — Bonne maman, cria la plus grande, venez voir! Il y a un officier à cheval! — Et l’autre, l’interrompant :

— Et derrière lui des soldats qui ont des fusils. Il y en a jusqu’au bout de la route. C’est fort beau... Tout le monde court! — C’est la fin du monde! murmura la baronne. Madeleine suivit les enfans.

Le village était en l’air. Il n’y avait plus personne dans les maisons, les commères s’agitaient, les enfans se pressaient et s’appelaient, leurs sabots sonnaient sur les cailloux ; des groupes se formaient çà et là, à l’angle des rues. On voyait un rassemblement plus compacte qui faisait le cercle autour d’un officier dont le képi rouge et la jaquette étaient ornés de galons d’or. On cherchait le maire. Une avant-garde composée d’une douzaine d’hommes et conduite par un sergent venait de s’arrêter sur la grand’place, auprès de l’église; l’arma aux pieds, ils attendaient et semblaient las. Sur la route jaune dont la ligne onduleuse sort des bois voisins, un bataillon descendait en bon ordre vers le village, clairons en tête; les compagnies observaient leurs distances, les officiers sur les flancs, marchant d’un pas ferme. Quelques soldats cependant traînaient la jambe, d’autres paraissaient à bout de force; quand l’ordre leur fut donné de faire halte, ils tombèrent sur le revers des fossés et les talus de pierres. Des charrettes pleines d’écloppés marquaient l’intervalle qui séparait ce premier bataillon de deux autres dont les premiers pelotons se montraient au sommet de la côte, éclairée par les rayons du soleil couchant. Les compagnies suivaient les compagnies, apparaissant tour à tour dans la lumière où leurs fusils étincelaient, pour se perdre ensuite dans la zone d’ombre avec de lentes ondulations. Le colonel jeta la bride de son cheval à un dragon d’ordonnance et se dirigea au-devant de la colonne, dont les tronçons rompus se reformaient à l’entrée du village. Jamais Villeberquier n’avait vu tant de soldats ; la population les regardait bouche béante. D’où venaient-ils? où allaient-ils? On devinait à leur contenance qu’ils arrivaient d’une défaite et non d’une victoire, il y avait de l’accablement dans leurs files : quelques-uns n’avaient point de sacs, chez d’autres le képi manquait.

Un homme dans la force de l’âge en costume de chasseur parut, et, fendant la presse, s’approcha du colonel, qui adressait quelques mots aux officiers à mesure que leurs compagnies passaient devant lui pour se ranger sur la place. — Je suis le comte de Linthal, dit-il, j’habite avec ma famille le château que voilà... Si la maison et le propriétaire peuvent vous être bons à quelque chose, je les mets également à votre disposition.

— Monsieur, j’accepte sans façon... Nous n’avons pas à nous faire de complimens; plus tard je vous remercierai.

Une jeune femme dont le visage charmant et les beaux yeux humides exprimaient la pitié s’était approchée du groupe autour duquel la foule des villageoises et des enfans faisait un cercle, tenu à distance par le piétinement des chevaux de l’escorte. Elle passa son bras sous celui du chasseur. — Madame de Linthal, sans doute? dit le colonel, et, s’inclinant aussitôt : — J’ai l’honneur de vous présenter M. de Selligny et son régiment, un pauvre régiment de mobiles qui arrive d’Artenay.

— Ah ! ces grands coups de canon que ce matin?...

— C’est nous, madame, qui les avons reçus, et c’est pourquoi nous ne sommes pas tous ici... Le régiment a fait son devoir; mais il a fallu céder au nombre...

— Comme toujours!... Et vous battez en retraite?

— J’ai mis la Loire entre les Prussiens et moi... Je vais dans la Nièvre pour donner à mon régiment quelques jours de repos dont il a grand besoin... Mes hommes ont de dix à douze lieues dans les jambes, et voilà quinze heures qu’ils n’ont mangé.

— Alors vous vous arrêtez à Villeberquier?

— Certainement... ce village n’a pas l’air bien riche...

— Un village de Sologne !

— On y trouvera cependant de la paille et des granges pour dormir?... En se serrant un peu, il y aura place pour tout le monde, n’est-ce pas? Et puis il me faut encore deux ou trois vaches pour faire la soupe. Tout sera payé. Mes mobiles sont des agneaux, et ils se sont bien battus,... il faut donc les bien recevoir. S’ils gênent un peu, songez qu’ils ont beaucoup souffert... Vous donnerez place au feu et à la chandelle à ces braves gens. Si les boulangers ont besoin de bons bras pour cuire le pain, mes hommes leur en fourniront.

Ce petit discours, qui s’adressait aux bonnes gens rangés autour du colonel, fut favorablement accueilli. Au murmure d’approbation qui s’éleva, il comprit que chacun ferait de son mieux pour bien recevoir ces voyageurs malheureux que la fortune de la guerre leur envoyait.

— Soyez tranquille, colonel, répliqua M. de Linthal, vous ne manquerez de rien, ni vous, ni le régiment. D’abord, vous et l’état-major, vous êtes mes hôtes, et, quoiqu’en temps de guerre, ma femme nous donnera bien à dîner.

— Et ceux qui viendront chez nous dîneront tout de même ! s’écria un charron qui écoutait, son tablier de cuir au flanc et les mains sur les hanches.

— Oui! oui! répondit tout le monde.

Cinq minutes après, le village avait adopté le régiment. L’assemblée ne devait sonner qu’à neuf heures, on avait la soirée, la nuit, presque la matinée du lendemain pour reposer les membres endoloris. Tandis que le maire, un peu ahuri, et qui ne s’était jamais trouvé à pareille fête, courait à la mairie, où avec l’aide de l’instituteur il préparait les billets de logement, les paysans s’emparaient des soldats et les entraînaient de ci, de là. Les enfans, émoustillés par l’exemple des grands parens, charriaient des bottes de paille qu’on étendait dans les hangars; d’autres apportaient des bourrées sous lesquelles leurs têtes et leurs petites épaules disparaissaient. On entendait dans les basses-cours les cris des poulets et des canards égorgés par les ménagères. Dans tous les coins, mais autour de l’église surtout, à l’abri des lourds contre-forts, des soldats accroupis allumaient le feu entre quelques briques, au-dessus desquelles les marmites de fer bouillaient. La nuit était presque venue. Une bonne odeur de pain chaud s’échappait des fournils embrasés; par toutes les portes ouvertes, on voyait les tables dressées, et autour des âtres enflammés la silhouette noire des soldats qui présentaient leurs mains à la flamme. Les fermières riaient en plongeant la louche de bois dans la soupe fumante, tandis que les petits garçons soulevaient les sacs, ouvraient les cartouchières, tournaient autour des chassepots posés le long des murs sombres. Un grand tumulte, mais un tumulte joyeux, fait de contentement et de bonne amitié, régnait partout. Des mères pensaient que leurs fils étaient dans d’autres pays, en Flandre, en Bourgogne, et que ce qu’elles donnaient à des malheureux, d’autres mères le leur rendraient. Des écloppés assis sur des escabeaux lavaient et pansaient leurs pieds meurtris; les filles leur apportaient des paquets de linge, tirés des vieilles armoires. On causait, on se venait en aide. Les granges se remplissaient de rumeurs; on y entrevoyait dans l’ombre des corps étendus. Les cabarets tout rouges flamboyaient au coin des rues. Des files de soldats y présentaient leurs bidons vides et les retiraient pleins; après des jours de misère, ils allaient avoir quelques heures de soulagement. Quelques-uns cependant restaient tristes, accroupis dans des angles pleins d’obscurité; ils songeaient à des amis qui n’étaient pas revenus. Les officiers en faisant la ronde les secouaient : — Voyons ! il faut manger, disaient-ils; qui sait? ils ne sont peut-être pas morts!... Il y en a qui reviendront. — Oui, mon capitaine,... oui, mon lieutenant, répondaient les pauvres diables, et ils se levaient.

Le curé allait et venait au milieu de la nuit, cherchant les blessés; le presbytère était plein. Derrière lui trottaient les sœurs, dont on voyait flotter les cornettes blanches pareilles à des ailes. Elles avaient mis leurs modestes provisions au pillage et fait un dortoir de la salle d’étude; elles se promettaient joyeusement de passer la nuit debout, et s’enquéraient çà et là si quelque mobile avait besoin d’un abri : elles avaient quinze soldats dans leur asile, elles pouvaient bien en avoir vingt. On restait le cœur attendri en voyant ce régiment épuisé dans ce village pauvre qui donnait ce qu’il avait. Les petites filles qui avaient entraîné Madeleine furetaient partout ; d’un air curieux et les cheveux au vent, elles entraient dans toutes les chaumières. Jamais elles n’avaient vu si beau spectacle que celui de dragons menant leurs chevaux à l’abreuvoir : il y en avait quatre ! Chemin faisant, et courant toujours, elles avaient perdu Madeleine et n’en étaient point fâchées ; la plus grande conduisait la plus petite et lui donnait des explications. Madeleine, dont la pensée était ailleurs, suivait silencieusement une ruelle sombre qui la ramenait à l’une des portes du parc. Des vaches y passaient venant du pacage ; un chien de chasse courut à elle et frotta sa tête soyeuse sous sa main, elle le caressa : — Il t’aimait, lui aussi, mon pauvre Tom ! dit-elle. Le chien flaira le vent, et aboya, tournant autour d’elle.

M. de Linthal avait pris le chemin du château avec le colonel. — Et l’armée ? lui dit-il à demi-voix.

M. de Selligny jeta ses bras en l’air, sans répondre, avec un geste désespéré. — Ainsi battue ?

— Battue et dispersée aux quatre vents. Le régiment ne sait pas où est sa brigade, la brigade où est sa division ! Que voulez-vous faire avec de jeunes recrues contre des obus qui viennent du fond de l’horizon !… On voit à peine la fumée des batteries qui les tirent.

Deux ou trois officiers rejoignirent leur colonel : M. de Selligny les présenta ; ils firent ensemble un tour dans le village, tout allait bien. La comtesse vint à leur rencontre. — Mon ami, dit-elle à son mari avec un bon sourire, les chambres de ces messieurs sont prêtes, et, s’ils le veulent bien, à sept heures on servira.

— Ah ! madame, dit l’un de ces officiers, ce n’est pas le soin de mettre un habit noir et de nouer une cravate blanche qui nous retiendra… Tels nous sommes, tels vous voudrez bien nous recevoir !

Elle prit les devans pour donner les derniers ordres. Ses deux filles, passant à côté d’elle comme deux oiseaux, se précipitèrent dans la cour du château, qu’elles traversèrent en courant, et tombèrent dans le salon, où la baronne de Fleuriaux était encore assise. Elle saisit la plus grande par le bras. — Çà ! dit-elle, m’expliqueras-tu ce qui se passe ? Le château est sens dessus dessous !…

— Je crois bien ! On fait du feu dans toutes les chambres, on met des draps à tous les lits ! Nous avons des officiers à dîner… Je vais m’habiller.

Alice prit sa course ; la baronne retint sa jeune sœur. — Que me racontez-vous là ? Êtes-vous folles ? Dix officiers !

— Dix ou douze ! s’écria Suzanne. Il y en a un qui est beau comme le jour… Vous verrez. Il paraît que c’est un commandant.

Elle s’échappa comme une flèche. Mme de Fleuriaux haussa les épaules. — Beau comme le jour! c’est bientôt dit!... Douze officiers! Et tout ce monde chez soi quand on ne peut même pas y recevoir ses amis... Comprends-tu cela, Madeleine? La guerre! la guerre! Est-ce donc une raison pour être indiscret?

— Oh! marraine... Ces pauvres gens! Regardez!

Madeleine écarta les rideaux d’une fenêtre, et, l’appelant, lui fît voir trois malheureux soldats qui marchaient le long d’un mur; l’un d’eux avait le bras en écharpe, un autre la tête entourée d’un mouchoir où il y avait des taches rouges. La baronne porta son mouchoir à ses yeux. — On vient à la campagne pour se reposer, et voilà les émotions qu’on y trouve... Elles me tueront.

En ce moment, M. de Linthal entrait, précédant M. de Selligny et son état-major, et les nommait à Mme de Fleuriaux. Quand elle eut devant elle M. de La Vernelle, la tête nue : — Vous êtes commandant, monsieur? dit-elle.

M. de La Vernelle s’inclina.

— Eh bien! cette petite Suzanne n’avait pas tort, reprit-elle.

Son gendre l’interrogea du regard. La baronne rougit, et, prenant un écran, s’approcha de la cheminée; mais, quand sa fille entra, l’attirant auprès d’elle : — L’as-tu vu, Marie? Comme il est beau!... N’est-ce pas scandaleux... un homme!

Cinq ou six officiers qui avaient enlevé la poussière de leurs vêtemens parurent dans le salon. — Comment! ajouta-t-elle tout bas, il va falloir loger tout ce monde dans nos chambres, la nuit! Sait-on d’où ils viennent seulement?

— Ils viennent de se battre, ma mère.

— Tiens, tu as raison... Voilà une chose à laquelle je n’avais pas pensé... Tu as de l’esprit comme un ange, toi!

Il y avait dans l’appartement grande chère et grand feu. Malgré la tristesse des temps, les dames avaient fait un peu de toilette. Les petites filles, rouges comme des pivoines, tournaient autour des officiers; on se mit à causer de Paris. Tous l’avaient habité, quelques-uns même, qui demeuraient en province, y avaient un pied-à-terre. Des noms furent prononcés et des souvenirs évoqués qui établirent une sorte d’intimité entre ces hôtes d’un soir : on avait traversé les mêmes salons. L’esprit français est pétri d’une matière si souple que la tristesse n’y peut mordre, elle glisse, laisse une empreinte légère à la surface, el disparaît. Malgré les périls encourus et imminens, ces vaincus de la veille et ces exilés que l’invasion menaçait dans leur retraite avaient des rires aux lèvres. On se disait : Vous rappelez-vous? On parlait de l’Opéra, des Champs-Elysées, des courses du mois de juin. Madeleine seule restait sérieuse, un peu pensive; M. de La Vernelle la regardait souvent à la dérobée.

Alice et Suzanne, qui avaient mis des nœuds de ruban dans leurs cheveux, ne tenaient pas en place ; elles ne faisaient qu’entrer et sortir, allant du salon, où elles admiraient en l’enviant un peu leur mère, qui avait le courage de causer avec ces brillans inconnus tout à l’heure encore noirs de poudre, aux chambres des officiers, où elles regardaient curieusement les sabres et les révolvers. L’une d’elles poussa tout à coup la porte du salon avec la violence d’un coup de vent, et, se jetant dans la robe de Mme de Linthal : — Maman ! cria-t-elle, viens voir. Un homme noir.

— Un noir tout bleu ! reprit l’autre.

— C’est le jour des miracles ! dut la baronne, qui agitait son éventail… Où prenez-vous, colonel, des soldats de cette nuance ?

— Je sais ce que c’est, répliqua M. de Séligny et je parie que vous l’avez trouvé auprès du feu, dans la cuisine, votre noir tout bleu ?

— Oui, monsieur, murmura Suzanne, qui devint pourpre.

Mme de Fleuriaux eut envie de voir le turco. On le découvrit, assis sur une chaise de paille, son fusil entre les jambes, une écuelle pleine de soupe sur ses genoux. Il avait le visage couleur d’ébène, une barbiche frissonnante au menton, la peau luisante, les dents pareilles à de l’ivoire, les mains fines et sèches, les extrémités grêles. À la vue du colonel, il se leva tout droit, et fit le salut militaire. Il savait à peine quatre mots de français. — Il a suivi la colonne depuis Orléans, dit M. de Selligny, et fait le coup de feu avec l’ardeur d’un chacal qui chasse. Qui sait où est sa compagnie ! Ce n’est pas le seul isolé qui soit aux trousses du régiment… Il ne nous quittera plus. Il a vu Artenay après avoir vu Wissembourg !

Le turco écoutait le colonel, les yeux sur ses lèvres, faisant de petits signes de tête. De sa main nerveuse, dont la paume avait une nuance grise, il frappa sur la culasse de son fusil, et en fit jouer la charnière encrassée par la poudre. — Oui, oui, je sais, tu ne l’as pas quitté et tu as bravement brûlé tes cartouches.

— Prusso, caput ! Prusso morto ! cria le turco, dont les regards s’allumèrent.

Cinq minutes après, il avait sa place marquée sur un lit de paille, dans un coin de l’orangerie, où deux cents mobiles allongeaient leurs jambes douloureuses. Ils faisaient comme des taches noires sur ce fond jaune, leurs armes, réunies en tas, brillaient contre les murs ; quelques têtes remuèrent parmi les gerbes, il y eut deux ou trois exclamations sourdes arrachées par la marche incertaine du nouveau venu, puis le sommeil s’étendit sur tous ces corps inertes envahis par la fatigue.

Il était dix heures à peu près, plus aucun bruit dans le village si ce n’est le pas des sentinelles que le froid piquait, les cabarets même dormaient ; des restes de feux s’éteignaient derrière les vitres. Dans les angles à l’abri du vent, sous les charrettes et les appentis, le long des murailles de l’église que léchaient des filets de fumée, des hommes ronflaient, roulés en boule, la tête sur leurs sacs. Quelques étoiles brillaient entre les déchirures des nuages qui s’envolaient par larges bandes noires; l’orage fuyait ou se reposait. Mme de Linthal fit quelques pas le long de la petite place où les squelettes de deux ou trois arbres dépouillés frissonnaient. Le spectacle qui attirait ses regards avait de la tristesse et de la douceur. — Comme ils dorment! murmura-t-elle.

— Maintenant que vous avez jeté partout le coup d’œil du maître, n’allez-vous pas en faire autant, colonel? dit le comte.

— Et ma mère, s’écria Mme de Linthal, y penses-tu? Elle croirait tout perdu, si on achevait la soirée sans prendre le thé.

— Du thé?... Mais voilà deux mois que je n’en ai avalé une goutte. Madame la baronne a raison; j’en veux, dit gaîment M. de La Vernelle.

On jasa jusqu’à minuit; Mme de Fleuriaux déclara que depuis la guerre elle n’avait jamais été plus heureuse. Cependant quelques paupières commençaient à s’alourdir, on ne songeait plus à remplir les tasses; M. de Linthal proposa de conduire ses hôtes à leurs chambres : il y eut çà et là deux ou trois soupirs d’allégement. Une demi-douzaine de bougeoirs brillaient déjà au bas de l’escalier, lorsqu’on annonça qu’un officier de la ligne était là qui demandait à parler immédiatement au colonel. — De la ligne! répéta M. de Selligny d’une voix étonnée.

— Il a un pantalon rouge, et sur les épaules un gros caban.

— Hum! il y a quelque chose, murmura le colonel, qui sortit.

— Adieu le sommeil ! s’écria M. de La Vernelle.

Un officier vigoureux et ramassé, qui paraissait court sous son épais vêtement de laine, marchait vivement devant la porte extérieure du château; une masse noire et flottante s’estompait dans l’ombre à l’extrémité de la place, des mobiles réveillés à demi se secouaient sur leurs brins de paille, tout mouillés de gouttes d’eau. — Mon colonel, dit le commandant, qui s’approcha, en arrivant ici avec mon bataillon j’ai appris que vous m’y aviez devancé avec vos mobiles; j’ai voulu vous voir et vous demander vos intentions, que les renseignemens que j’apporte modifieront peut-être. Quant à moi, je donne deux heures de repos à mes hommes, après quoi je décampe.

— Pourquoi donc?

— Les Prussiens sont derrière nous, on a entendu des coups de fusil à l’arrière-garde; ils nous traquent comme des chiens de meute un chevreuil aux abois.

— Et vous êtes sûr?... — Qu’ils aient passé la Loire derrière nous?... Très sûr. Or, comme je ne suis pas en force pour résister, je file. La route d’Argent me paraît la meilleure, je la prends.

— Je comptais me diriger sur Châtillon demain à neuf heures seulement; mais ce que vous me dites vaut la peine qu’on y réfléchisse.

M. de Selligny prit à part le lieutenant-colonel du régiment ainsi que M. de La Vernelle. M. de Linthal, qui l’avait accompagné, causait à l’écart avec l’officier au pantalon rouge. — Il y a bien encore une tranche de pâté et un morceau de pain... Voulez-vous arroser ce menu frugal d’un verre de vin de Bourgogne?

— Volontiers, je meurs de faim et de soif. Vous comprenez que nos cantines sont au diable, je ne sais où!

— La conférence est close, dit alors M. de Selligny, qui les rejoignit... Je fais comme vous, commandant, je pars.

— Ah ! fit le comte.

— Oui, je ne tiens pas à ce que mon régiment soit pris comme un lièvre au collet.

Un nuage passa sur le front du châtelain de Villeberquier. — Et vous partez bientôt? reprit-il après avoir installé le commandant devant une table lestement servie.

— Dans une heure je fais boucler les sacs, et tout de suite après nous levons le pied; il ne faut pas que le petit jour nous trouve ici.

M. de Linthal devint soucieux. Il arrêta ses regards, à travers une glace sans tain qui séparait la salle à manger du salon, sur sa belle-mère qui achevait d’y vider une tasse de thé en échangeant un adieu avec Marie et Madeleine. Le groupe était charmant : Madeleine, les deux mains jointes, avait le front appuyé sur l’épaule de sa marraine; sa cousine Marie, inclinée sous le baiser maternel, laissait voir la courbe harmonieuse de son corsage; vivement éclairées par la lumière frisante d’une lampe, quelques boucles folles de cheveux brillaient sur la blancheur du cou dont les rondeurs nacrées sortaient du milieu des dentelles et de la mousseline. Il pensa aux deux fillettes qui sommeillaient dans leurs petits lits, et une angoisse subite le mordit au cœur. Prenant alors M. de Selligny par le bras : — D’homme à homme un conseil, je vous prie... Si vous étiez à ma place, que feriez-vous?

— Je ferais atteler des voitures, et avant le point du jour j’aurais emmené tout mon monde. Les Prussiens peuvent être ici dans quelques heures, ils arrivent en vainqueurs; peut-on répondre qu’il n’y aura pas de rixe, et, si un coup de fusil part, tout est à craindre. Il y a des femmes, des enfans ici...

M. de Linthal serra la main du colonel. — Je vous remercie ; les femmes et les enfans à l’abri, je reviendrai. Il sorti pour donner des ordres, et M. de Selligny, ayant pressé le réveil de quatre sergens qui dormaient dans une salle basse, les chargea de prévenir les officiers et de réunir sur la place vers deux heures les clairons des trois bataillons qui devaient sonner l’appel.

La place de l’église, sur laquelle il se promenait, enveloppé d’un manteau et mâchant un cigare dont la pointe luisait dans la nuit, présentait alors un singulier spectacle; on n’y voyait que des corps couchés par terre dans toutes les attitudes de l’accablement et dormant où ils étaient tombés. On distinguait mal les pantalons rouges des pantalons bleus, mais un amas plus épais, un amoncellement de capotes gisant pêle-mêle indiquaient la place où le bataillon des lignards s’était couché. Une pluie fine détrempait leurs vêtemens; l’un d’eux quelquefois secouait les oreilles, puis retombait dans son immobilité. Des sentinelles se promenaient lentement le long des faisceaux rangés en files devant le porche de l’église. Des officiers déjà prévenus sortaient en toussant des maisons; on apercevait !es lumières qui sautaient de fenêtre en fenêtre sur la façade du château. On tirait les voitures des remises; des sergens armés de falots, dont les lueurs vacillantes dansaient sur les flaques d’eau, allaient de ruelle en ruelle, cognant aux portes : on eût dit des ombres accompagnées de feux follets. Les clairons arrivèrent, le colonel tira sa montre. — Allons! dit-il, un peu plus tôt, un peu plus tard, il le faut!... Puis jetant un regard de pitié sur les malheureux endormis à ses pieds : — Dans une demi-heure, aux quatre coins du village, vous sonnerez, reprit-il.

Le château s’était éveillé. Les petites filles, tirées subitement de leurs lits, étaient radieuses : une expédition nocturne, une fuite, c’était une chose qu’elles n’avaient jamais vue. La plus jeune emballait les affaires de sa poupée. Mme de Fleuriaux, qu’on avait surprise en train de mettre ses coiffes, était furieuse; elle s’habillait en grande hâte. — Voilà des choses qui me passent, disait-elle, partir sans crier gare!.... Moi d’abord, il me faut au moins cinq heures pour faire mes caisses.

— Vos caisses, chère mère! s’écria M. de Linthal, qui passait par là pressant sa femme et ses filles, vous emporterez une valise, rien de plus.

La baronne tomba sur un fauteuil. A côté d’elle et sans bruit, avec l’activité patiente d’une fourmi, Madeleine vidait les tiroirs et empaquetait soigneusement les objets indispensables, qu’elle glissait dans une petite malle. Malgré la stupeur qui l’accablait. Mme de Fleuriaux en reconnut une partie. — Mais, toi? dit-elle.

— Oh! moi! c’est fait déjà... J’ai compris à certains mots entendus çà et là qu’une alerte menaçait le château... J’ai pris mes précautions... Rassurez-vous d’ailleurs, vous ne manquerez de rien. — Eh! mignonne, quand on n’a pas tout, est-ce qu’on a quelque chose?

Tout à coup des fanfares éclatèrent dans la nuit; c’étaient les clairons qui sonnaient l’assemblée. Les sons vifs et clairs fendaient l’ombre et l’espace; en un instant, le village fut sur pied. Il y eut par terre comme un grouillement de corps qui s’agitaient; des exclamations partaient rauques et confuses, des soldats sortaient des chaumières, étirant leurs membres engourdis. Les lignards accroupis roulaient les couvertures sur les sacs silencieusement, tandis que les jeunes mobiles effarés, les bras ballans, échangeaient vingt questions. Les officiers allaient et venaient d’un pas saccadé, et faisaient jaillir l’eau autour de leurs grandes bottes fauves. La rumeur grandissait de minute en minute, les clairons sonnaient toujours, des groupes d’hommes se formaient autour de l’église : les granges, les étables, les greniers, les hangars se vidaient; les fantassins se rangeaient par files, ceux-là agrafant leur sac sur leurs épaules encore lasses, ceux-ci ajustant les guêtres autour de leurs chevilles gonflées. Il y en avait qui se servaient de leurs fusils comme de bâtons; des plaintes s’exhalaient de coins sombres où les écloppés, surpris dans leur sommeil pesant, avaient peine à se tenir debout. On serrait des miches de pain dans des courroies; des profils de femmes en cornette se montraient aux lucarnes. Des charrettes bondées d’ustensiles et de bagages parurent conduites par des moblots qui portaient leurs chassepots en sautoir; les fiévreux et les impotens montaient dessus. Les dragons d’ordonnance amenèrent au colonel et au commandant leurs chevaux tout harnachés, qui humaient l’air et s’ébrouaient. Dans la cour intérieure du château, on entassait les malles et les valises sur un break attelé de deux vigoureux percherons; les femmes et les enfans devaient prendre place dans une calèche où les paquets menaçaient de ne plus laisser de vide. La nuit se faisait grise; il y avait des lueurs au sommet des bois.

Le commandant qui avait donné l’éveil à M. de Selligny alluma un cigare, et sortit sur la place, d’où son bataillon en bon ordre venait d’envoyer une compagnie en éclaireurs sur la route d’Argent. Mme de Fleuriaux l’avait accompagné sans y prendre garde, un peu troublée et se demandant si elle ne vivait pas dans un cauchemar. Les petites filles qui trottaient sur ses talons trouvaient tout beau, tout amusant. A l’endroit où la route, après avoir franchi un pont de pierres jeté sur le Beuvron, court vers les ondulations boisées qui couvrent une partie du village, le vieil officier s’arrêta, et, jetant un long regard autour de lui, il caressa sa longue barbiche d’un mouvement nerveux. — Tonnerre! dit-il entre ses dents, si j’avais seulement deux bons canons! — Que feriez-vous donc? demanda Mme de Fleuriaux, qui le suivait toujours.

— Je les mettrais en batterie là, au sommet de la côte, et avec deux compagnies répandues en tirailleurs dans ces bois et quelques centaines d’hommes derrière les haies et les jardins, je tiendrais bien jusqu’à ce soir.

— Mais le village et le château, vous les feriez donc brûler?

— Comme un fagot !

— Pandour! murmura la baronne, qui lui tourna le dos.

Presque aussitôt cependant elle revint sur ses pas. — Vous êtes un brave homme, et à votre place je penserais comme vous.

On entendait partout un bruit de marches cadencées. Les compagnies filaient une à une, à mesure qu’elles se formaient, leurs officiers en tête. M. de La Vernelle, qui était déjà en selle, poussa vers Mme de Fleuriaux et la salua. — Madame, dit-il en soupirant, je n’ai eu que le temps de voir ma chambre. Ah! le bon feu et les beaux draps blancs!...

Son bataillon venait de dépasser les dernières maisons du village; il lâcha la bride à son cheval et disparut. Les voitures s’ébranlèrent à sa suite, et le silence s’abattit sur Villeberquier.

Ce n’était plus la nuit et ce n’était pas encore le jour. La pluie avait cessé. Un vent humide et léger passait dans les sapinières et en agitait mollement les branches toutes ruisselantes d’eau. Les grandes bruyères disparaissaient dans un lointain brumeux où les haies de chênes trapus dessinaient des lignes noires. Au milieu des pacages verts erraient des formes pâles où l’on avait quelque peine à reconnaître la silhouette indécise des chevaux et des bœufs, qui frottaient leurs flancs contre l’écorce blanche des bouleaux. Des lueurs montaient de l’horizon et gagnaient le ciel; la campagne s’éclairait lentement, elle avait la mélancolie des matins voilés. Quelques métairies s’éveillaient, des chiens jappai3nt devant les portes; des filles qui allaient tirer l’eau des puits, étonnées de voir tant de soldats et ces deux voitures sur la route, oubliaient leurs cruches sur la margelle mouillée.

M. de Linthal, qui menait les deux percherons et avait pris la tête, allait grand train. On ne parlait pas dans les voitures; seules les petites filles, qui avaient voulu escalader le break avec leur institutrice, étaient gaies et ne cessaient de babiller. Où allait-on? où arriverait-on? C’était l’inconnu qui s’ouvrait devant elles. La baronne passait en revue tous les objets dont elle pourrait avoir besoin; n’avait-on pas oublié son flacon, son éventail, ses pantoufles, son nécessaire? Madeleine regardait au loin, sans voir, la pensée ensevelie dans des songes et des souvenirs. A mesure que les voitures avançaient, on dépassait des files de mobiles et les charrettes réquisitionnées pour le transport des bagages. Les soldats marchaient par groupes; quelques-uns chantaient, c’était le petit nombre. On en voyait dix, on en voyait vingt, on en voyait trente; ils se rangeaient sur les bas-côtés en entendant tinter les grelots des deux percherons. — Le turco! cria Alice tout à coup.

C’était lui en effet, qui marchait d’un pas élastique, son fusil bien luisant sur l’épaule, le sabre-baïonnette dans son fourreau de métal. Il montra ses dents blanches dans un éclat de rire en apercevant les deux petites rownis, pour lesquelles il dépensa au passage tout ce qu’il savait de langue franque : ce fut un éclair de gaîté dans cette fuite.

Coulon, où l’on arriva vers neuf heures, était rempli de monde. Le long de la rue qui fait un coude et que la route emprunte pour courir vers Châtillon-sur-Loire, les habitans, rangés sur le pas des portes, causaient entre eux. Ils avaient l’inquiétude, presque l’effroi, peints sur le visage. La forge ne travaillait pas; menuisiers, charrons, taillandiers, regardaient ce passage d’un régiment qui avait l’air exténué. Partout on reconnaissait M. de Linthal et sa famille : s’il emmenait ainsi tous les siens, c’est que le péril était grand. On le questionna tandis qu’on faisait boire les chevaux. Il ne cacha pas que les Prussiens, maîtres d’Orléans, avaient pénétré dans le val de Loire. Ce fut une désolation : des femmes se mirent à pleurer, d’autres embrassaient leurs enfans. Si ceux qui étaient les maîtres des châteaux s’en allaient, qu’allait-on devenir?

Tandis que les chevaux broyaient quelques poignées d’avoine jetées dans une auge, Marie prit à part M. de Linthal. — Mon ami, lui dit-elle, ma conscience me fait des reproches; nous n’avons pas le droit de faire ce que nous faisons. Nous avons vécu dans ce pauvre village pendant dix ans de paix; on s’y est accoutumé à nous y voir et à nous y aimer. L’abandonner au jour du malheur, ce n’est pas bien. De quel air y rentrerions-nous plus tard, si on y brûlait seulement une maison? Le premier mouvement a été le mauvais; il faut y retourner.

— C’était bien mon intention.

— Sans moi? non. Toute fortune, la pire comme la meilleure, doit nous être commune. C’est à Villeberquier qu’il faut aller; nous devons l’exemple à ceux que nous laissons derrière nous.

— Ton avis est le mien; demande à ta mère ce qu’elle en pense. Mme de Fleuriaux était à bout de courage. Elle avait fait un tour dans la plus belle auberge du pays : une araignée se promenait dans un saladier, tout y était malpropre; d’ailleurs elle ne pouvait mettre la main sur son flacon, et elle avait des envies horribles de se trouver mal. Mourir pour mourir, elle aimait mieux mourir dans sa robe de chambre. Après tout, qu’avait-on tant à craindre des Prussiens? Son opinion était qu’il fallait dîner à Villeberquier le soir même.

Quand les petites filles virent qu’on tournait la tête des chevaux du côté par lequel on était parti, elles battirent des mains : avec la mobilité de leur cage, elles ne voyaient plus que le plaisir du retour après le plaisir du départ; il faut dire aussi que le sommeil les prenait.

Villeberquier était un peu triste. A la vue des gens du château, il y eut un poids de moins sur les poitrines ; on respira, on n’était plus seul. M. de Linthal avait une surabondance de vie qui rassurait tout le monde; la gaîté expansive des deux fillettes, qui avaient leurs libres entrées partout, faisait croire à ces bonnes gens que le péril n’était point si proche ni si terrible. S’il arrivait, tons se mettraient derrière le châtelain.

La vie recommença le lendemain telle qu’elle avait été la veille, un peu troublée cependant. On voyait du matin au soir les grandes charrettes des fermiers du val de Loire traverser la place toutes chargées de denrées et de meubles; des familles émigraient, assises sur des bottes de paille, avec ce qu’elles avaient pu sauver de linge et d’objets précieux. On faisait boire les chevaux en grande hâte et on poussait plus loin. Des bestiaux passaient bêlant et beuglant, inquiets, las, et tout surpris de n’avoir pas la permission de se répandre dans les prés voisins; les bergers poudreux et leurs chiens haletans les chassaient devant eux. Ces populations qui fuyaient racontaient des choses horribles; on en citait qui arrivaient de la Beauce et de la Brie, allant de bourgade en bourgade, balayées par l’invasion. Des vieux, qui se rappelaient 1814, avaient les yeux pleins de larmes; puis combien de mendians courbés sur leurs bâtons, avec des loques sur le dos et des petites filles à la main ! Cela fendait le cœur. Le ciel était toujours gris, la froidure venait. On ne parlait dans les veillées que des uhlans et de leurs courses dans le pays le pistolet au poing.

Madeleine employait de longues heures à faire de la charpie et à tailler des bandes dans du vieux linge ; de grands soupirs interrompaient son ouvrage, repris le matin même qui avait suivi le retour. Quelquefois un triste sourire glissait sur ses lèvres, quand elle surprenait derrière la vitre un paysan qui filait le long d’une haie, sa pioche sur l’épaule, regardant autour de lui d’un air soupçonneux. Beaucoup d’autres, ainsi que lui, allaient creuser des cachettes dans les bois et y enfouir leur argent; ils revenaient par un autre chemin en sifflant.

Le facteur n’avait rien apporté. Le soir se faisait, ramenant cette sorte de tristesse qui accompagne l’ombre; Madeleine avait le cœur un peu gros, ses petites cousines, sans cesse occupées de mille jeux, étaient dehors. Elle laissa tomber le linge qu’elle arrachait brin à brin dans la corbeille à ses pieds, et vint coller son front à la vitre. La pièce où elle se tenait était vaguement éclairée par les tisons du foyer épars dans la cendre ; l’obscurité venait peu à peu. Soudain la porte s’ouvrit doucement, et un homme parut sur le seuil. Le bout métallique d’un fourreau de sabre tinta contre un meuble, Madeleine se retourna vivement et poussa un cri ; elle chancelait. Celui qui venait d’apparaître s’élança, et une seconde après il était à ses pieds. L’émotion était trop forte, elle laissa tomber sa tête pâle sur son épaule et se mit à pleurer. — Ah ! dit-elle enfin. Dieu est bon ! C’est vous, Paul, vous !… Mais comment et d’où arrivez-vous ? Il la regardait les yeux humides, ne pouvant parler, étouffant. — Taisez-vous ! dit-il, il faut que personne ne se doute de ma présence ici ! J’y suis, ah ! j’y suis parce que je vous aime ; mais dans quelques minutes je n’y serai plus.

— Déjà ! reprit-elle en se serrant contre lui.

Paul de Serviez avait été blessé à la bataille de Sedan. Il avait pu se réfugier dans une maison de pauvres gens qui l’avaient caché et soigné au risque d’être fusillés vingt fois. Il avait écrit aussi souvent qu’une occasion s’était présentée, aucune de ses lettres n’était parvenue. Il se désespérait en pensant au désespoir dans lequel Madeleine devait être. Un matin, il avait pu s’échapper, et, couvert d’habits grossiers, gagner enfin les lignes françaises. Il s’était hâté de reprendre l’uniforme. — Un général que j’avais connu, ajouta-t-il, avait un commandement sur la Loire, il m’a pris dans son état-major. Nous passions, il y a une heure, à trois ou quatre lieues de Villeberquier, je n’ai pu résister au désir de vous voir… Le général, à qui j’en ai parlé, m’a dit qu’il fermerait les yeux. Cependant il faut que je sois au rapport ce soir. — Et, chemin faisant, voyez, informez-vous, a-t-il dit. — Je suis parti au galop. Vous savez si ce pays, où j’ai tant chassé, me connaît, et me voici. Par exemple, mon pauvre cheval sera fourbu demain.

— Et vous ne voulez pas voir Mme de Fleuriaux, ni M. de Linthal, ni Marie ?

— Non, certes, ils me retiendraient, et je n’ai pas assez de toute ma force contre vous !

Il la regardait, ou n’y voyait presque plus, mais le fin profil de Madeleine se détachait sur la demi-transparence de la fenêtre, où il y avait un reste de lueur blanche. — Mon Dieu ! que je vous aime, murmurait-il en l’attirant sur son cœur.

Elle se laissait aller, de nouveau les larmes la gagnèrent, des sanglots qu’elle ne contenait plus la suffoquaient. Il embrassait doucement ses mains et ses cheveux. — Je vous revois, et je pleure ! Ah ! j’avais le cœur plein ! reprit-elle. La pendule sonna sept coups, il fit un mouvement, Madeleine le retint. — Vous reviendrez, Paul? dit-elle.

— Qui sait? — Il la sentit frissonner; puis se reprenant, et avec un sourire qu’elle ne voyait pas : — Oui, bientôt, quand la guerre sera finie!

Il l’étreignit une dernière fois sur sa poitrine; on entendit la voix de Mme de Fleuriaux derrière la porte. — Adieu, cria-t-il.

Il s’approcha de la fenêtre, l’ouvrit et sauta. Madeleine, épuisée, se traîna vers un fauteuil à demi morte. Un moment après, à travers les sanglots qui la déchiraient, elle entendit le galop rapide d’un cheval qui sonnait sur la terre durcie; bientôt cette course effrénée s’éteignit dans l’éloignement. Ella se laissa tomber sur les genoux et joignit les mains. — Tiens! il n’y a personne! dit Mme de Fleuriaux, qui entra dans le salon.

Madeleine se levait avec effort. — Ah! quelqu’un! reprit la baronne en s’approchant. C’est toi, mignonne? Que fais-tu là toute seule avec cette fenêtre ouverte? Voilà comment on s’enrhume, et un rhume à la campagne, vois-tu, c’est terrible.

Madeleine jeta un long regard dans la nuit et ferma la fenêtre. La baronne sonna; on apporta des lampes, et on ralluma le feu. — Es-tu drôle! Laisser mourir le feu par le froid qu’il fait!... A quoi penses-tu ?

Mme de Fleuriaux se blottit dans un grand fauteuil qu’elle affectionnait, au coin de la cheminée, et allongeant ses pieds contre les chenets : — Joue-moi quelque chose, dit-elle.

— Quand on se bat?

— Ce n’est pas une raison d’être triste parce qu’on est malheureux! Après ça, fais ce que tu voudras... Tu sais, je ne tiens pas à ce que je désire...

Madeleine s’approcha de la fenêtre par laquelle Paul était parti. Elle y tomba dans une grande rêverie, et, oubliant que sa marraine était là : — Qui sait? dit-elle à demi-voix.

— Qui sait quoi? répliqua la baronne.

Madeleine rougit; puis, se rapprochant de Mme de Fleuriaux et se mettant à genoux près d’elle : — Si vous me promettiez de n’en rien dire, je vous raconterais tout... Tout à l’heure il est venu...

— Paul? Et il est parti sans m’embrasser!

— Vous l’auriez retenu.

— Ça, c’est vrai. Et où est-il à présent?

— Qui sait? reprit Madeleine, qui sentit une larme grossir sous ses paupières.

— Et seul... la nuit... par des chemins déserts? T’a-t-il dit s’il reviendrait?

— Sans doute. — Demain?... bientôt?

— Voilà malheureusement ce qu’il ignore!

On frappait à la porte, et Jean parut. — Madame, dit-il, c’est M. le curé.

— Ah ! je sais, répliqua la baronne,... c’est pour me mettre en règle... On ne sait pas ce qui peut arriver;... ce sera l’affaire de quelques minutes.

La baronne était sortie avant que Madeleine eût répondu. La soirée s’acheva tristement; on avait le cœur fatigué non moins que le corps, on tressaillait au moindre bruit. N’était-ce pas des coups de fusil qu’on entendait au loin? Ne serait-on pas réveillé en sursaut par l’arrivée d’une troupe d’éclaireurs? et que deviendrait-on, si un combat se livrait dans les bois voisins? Une lassitude extrême ferma cependant les yeux de tout le monde. Madeleine seule, retirée dans sa petite chambre, ne dormit pas; elle avait devant les yeux l’image de Paul, et croyait sentir sous ses mains l’astrakan soyeux de sa pelisse.

Au petit jour, un grand tapage réveilla la maison; on pouvait croire que Villeberquier recevait l’assaut d’une bande de diables déchaînés. Le comte de Linthal et ses gardes coururent : c’était presque cela. Une troupe de francs-tireurs avait envahi le village et demandait à boire à tous les bouchons; il y avait une trentaine d’hommes qui criaient comme cent. Le plumage valait le langage; ce n’était que chapeaux pointus ornés de rubans comme ceux des brigands traditionnels de la Calabre, feutres mous, gris ou noirs, chamarrés de pompons, vestes bleues ou vertes, avec ou sans brandebourgs, tuniques et vareuses, blouses, pantalons de toute nuance, guêtres et bottes molles, cartouchières et gibernes, pistolets à la ceinture et poignards tombant sur la cuisse. Ce carnaval militaire avait pour couronnement une escouade de quatre grands drôles couleur d’azur qu’on aurait pu croire échappés d’un opéra-comique. Leur capitaine avait la mine éveillée d’un jeune chat; on le reconnaissait à trois galons d’or cousus sur la manche de son veston et à un sifflet d’argent qui pendait sur sa poitrine au bout d’une chaînette d’acier. Ils avaient beau crier qu’ils étaient Français et qu’ils étaient là pour défendre Villeberquier, le village tout entier tremblait à la vue de ses défenseurs; mais ces tapageurs avaient plus de vantardise que de méchanceté. Quelques bonnes paroles arrosées de quelques bouteilles de vin offertes autour d’un déjeuner copieux en vinrent à bout sans trop de peine. La bande s’était montée en Bourgogne, elle comptait donc quelques Bourguignons dans ses rangs; mais on y découvrait aussi des échantillons de toutes les races françaises, des Francs-Comtois, des Auvergnats, deux Normands, un Provençal, qui portait les galons de sergent, et même des Parisiens, qu’à leur accent on reconnaissait tout de suite. La troupe du capitaine Ferrand guerroyait au hasard, un peu partout, vivant à la diable et touchant la solde à la caisse du premier intendant qu’elle rencontrait. Bons garçons au demeurant, surtout quand ils avaient la bouche pleine, ils ne demandaient qu’à faire ce qu’on voulait ; à l’occasion même, ils se battaient et bravement contre les Prussiens. Provisoirement ils ne savaient pas où ils allaient. Leur intention était de partir au plus vite; M. de Linthal n’insista point pour les retenir. Trente hommes n’étaient pas une garnison à soutenir un siège, et il n’en fallait pas plus pour faire brûler le village. La baronne, qui allait à la messe tous les jours depuis qu’on lui avait parlé des uhlans, les regardait du coin de l’œil au sortir de l’église, et déclarait qu’elle ne se rendrait plus en promenade dans le parc aussi longtemps qu’ils resteraient dans les environs. Elle en avait surpris trois qui portaient des lapins au bout de leurs fusils, et des soldats en tel équipage ne la rassuraient que médiocrement.

Le village avait un peu la fièvre, on était perpétuellement sur le qui-vive; quiconque traversait Villeberquier, fermier, marchand, voyageur, était questionné, et des groupes se formaient au seuil des auberges. Des bruits circulaient : un jour c’était une armée d’Espagnols qui venait de débarquer à Bordeaux; une autre fois, c’était le général Garibaldi qui était entré à Lyon à la tête de cent mille Italiens. Cependant on s’inquiétait surtout de ce qui se passait à Orléans et à Gien. On faisait des récits qui troublaient toutes les cervelles; le pays n’était plus sûr, on avait vu des uhlans du côté de Souvigny et des dragons bleus sur la route de Saint-Florent. Les réquisitions de ces partis de cavalerie vidaient les fermes. Les habitans de Villeberquier en perdaient le boire et le manger; la garde nationale avait beau manœuvrer avec ses vingt-quatre fusils, les filles de l’endroit n’osaient plus s’aventurer loin du village. Une dépêche du maire de Sully-sur-Loire annonça officiellement qu’une reconnaissance de hussards de la mort lui avait rendu visite. La terreur fut à son comble; on avait l’ennemi à sept ou huit kilomètres.

Trois ou quatre jours après l’apparition de Paul, un matin, par un ciel clair et vif et un soleil brillant, Villeberquier fut envahi soudain par un corps d’armée. Si une première fois les boutiques et les cabarets s’étaient vidés à la vue des mobiles, ce jour-là on accourut des champs pour assister à ce spectacle éblouissant. On vit d’abord un escadron de chasseurs, puis deux, puis trois, puis quatre, tout un régiment, le sabre au flanc, le mousqueton sur la cuisse, puis encore un régiment de ligne, et derrière un bataillon d’infanterie de marine. Il y avait aussi une compagnie de turcos et une batterie d’artillerie, et en queue le brave régiment de mobiles qu’on avait hébergé, et qui avait l’air d’un régiment tout neuf, tant il avait bonne mine. A la vue des canons reluisans qui écrasaient les pierres du chemin, le village fut dans l’enthousiasme; il laissa là charrues, pioches, marteaux, serpes et tenailles, aiguilles et varlopes : on ne faisait plus rien, on trinquait.

Ce fut bien une autre joie quand on apprit que ce petit corps d’armée allait prendre ses cantonnemens à Villeberquier, avec mission de couvrir le pays et de surveiller les Prussiens, qui avaient leur quartier-général à Orléans. M. de Selligny était revenu, et avec lui M. de La Vernelle; ils avaient présenté aux hôtes du château le général commandant la colonne. C’était un homme qui avait les cheveux tout blancs, les moustaches et les sourcils noirs, le sourire doux et des yeux de feu. — Pardonnez-moi, madame, dit-il à la baronne, je vous amène peut-être des coups de fusil ;... je ferai tout mon possible pour qu’ils ne partent pas de trop près.

En deux heures, et par les soins de Mme de Linthal et de Madeleine, qui se multipliaient, le château prit l’aspect d’une caserne; on avait improvisé des lits dans toutes les chambres. On n’entendait partout qu’un grand bruit de talons de bottes et d’éperons montant et descendant les escaliers; des estafettes, à tout instant, entraient dans la cour et en sortaient. Des files de tentes allongeaient leurs cônes blancs sur la place de l’église et dans les prairies voisines. Les feux de bivac s’allumaient, les hommes de corvée portaient la paille et le bois; les chevaux, liés le long des cordes, piétinaient l’herbe de leurs sabots. Des spirales de fumée montaient à l’abri des haies. Des marchés en plein vent s’établissaient au bord des routes. Les turcos allaient et venaient avec des balancemens souples qui avaient quelque chose de félin. Les filles s’écartaient sur le passage de ces hommes presque noirs qui parlaient une langue inconnue.

Le soir, vingt personnes s’assirent à la table du château. On avait allumé les bougies des lustres, la-conversation ne chômait pas. Mme de Fieuriaux rayonnait, flanquée d’un général à sa droite et d’un colonel à sa gauche, et tous deux gentilshommes; ainsi arrangées, elle convenait que les alertes avaient du bon. La vie de château recommençait. Elle riait même derrière son éventail en s’apercevant que M. de La Vernelle regardait Madeleine d’un air d’admiration et de respect.

Madeleine restait soucieuse; elle n’avait aucune nouvelle de Paul, et n’osait en demander à aucun officier, de peur de rougir en prononçant son nom. Où était-il en ce moment? Avait-il rejoint son général sans encombre? La guerre finie, elle l’obligerait certainement à donner sa démission; mais ça serait peut-être bien long, la guerre! Il y avait cependant une reine en Prusse; comment {{Tiret|pou|vait- elle permettre qu’on fît couler tant de sang! Levée la première, elle vit partir un capitaine avec un peloton de trente hommes. Elle se trouva sur leur passage au moment où ils tournaient un des angles da parc pour s’enfoncer dans les bois; ils portaient l’uniforme de Paul. — Souhaitez-nous bonne chance, mademoiselle, dit le capitaine en s’inclinant sur le cou de son cheval. Des balles siffleront aujourd’hui peut-être,... et, quand elles sifflent, qui peut savoir ce qu’elles rencontrent?

Elle frissonna, et, détachant un rameau de houx d’un buisson :

— Je voudrais que ces feuilles vertes fussent un talisman, dit-elle, une sœur ne vous les offrirait pas d’un cœur meilleur.

L’officier passa le brin de houx à la ganse de son képi, et partit au galop. Sa troupe le suivit; quelque temps elle entendit le retentissement de leur course sur la route et le cliquetis des fourreaux de sabre qui battaient l’étrier, puis le bruit finit par s’éteindre dans la profondeur du bois. Elle revint au château tristement émue. A cette même heure, M. de Serviez n’était-il pas, lui aussi, en expédition?

A la tombée du jour, Alice, plus blanche que sa guimpe, vint à elle. — Ah! Madeleine, dit-elle d’une voix tremblante, il y a un blessé...

Madeleine sauta sur ses pieds; une rumeur qui partait d’une galerie voisine la guidait. — Le capitaine peut-être, dis? s’écria-t-elle.

— Non, un Prussien qu’on ramène; il a une balle dans le corps. Il paraît qu’il y a aussi des prisonniers.

En effet, un pauvre soldat gisait sur une civière dans la galerie qu’on avait transformés en ambulance à tout hasard. Il râlait. C’était un hussard de la mort qui appartenait à la landwehr. La balle avait traversé la poitrine; le chirurgien, qui l’examinait, le croyait perdu. Le moribond lisait dans ses yeux; il écarta la main doucement au moment où il approcha le fer de la plaie pour la sonder. — Laissez-moi mourir tranquille, dit-il en allemand.

Mme de Linthal, qui savait cette langue, s’approcha et lui demanda s’il voulait qu’on écrivît à sa famille ; elle se mettait à sa disposition. En entendant les sons de sa langue maternelle, un éclair de joie passa dans les yeux du blessé; puis, secouant la tête :

— Non, reprit-il; plus tard elle apprendra ma mort, mieux cela vaudra. J’ai une femme et deux enfans qui m’attendent à Kœnigsberg.

Deux larmes parurent dans ses yeux, et il croisa ses bras sur son visage pour qu’on ne les vît pas couler. On ne respirait plus autour de lui. Alice pleurait dans un coin; il fallut emporter sa sœur, qui sanglotait. Madeleine avait le cœur gros; ce soldat, qui avait une tache de sang au milieu de la poitrine, ramenait sa pensée vers Paul. C’était la première fois que Mme de Linthal voyait la mort d’aussi près; elle songeait à cette mère et à ces deux enfans qui ne devaient plus revoir ce pauvre soldat dont l’agonie allait s’achever loin de son pays. — Demandez tout ce que vous voudrez, lui dit-elle, tout ce que vous désirerez sera fait.

— Y a-t-il un prêtre ici?

Et sur un signe affirmatif de la comtesse : — Faites-le venir, reprit-il, et qu’il ait la bonté de réciter les prières de l’église.

Le curé vint. Quelques officiers et le général, qui avait terminé l’interrogatoire des prisonniers, entrèrent dans la galerie au moment où les cérémonies suprêmes commençaient. Un grand silence se fit partout. Le hussard catholique avait les mains jointes sur le drap, ses lèvres remuaient, les femmes s’étaient agenouillées autour de lui. Quand vinrent les mots sacrés par lesquels l’église pardonne à ceux qui s’en vont dans le repentir, les hommes eux-mêmes baissèrent le front, et plusieurs firent le signe de la croix. Par la porte ouverte, on voyait les serviteurs de la maison qui s’étaient rangés à genoux et qui priaient aussi. De petits frissons passaient sur le visage du moribond.

— Croyez-vous qu’il en ait pour longtemps encore à vivre? demanda M. de Linthal au chirurgien.

— Il ne passera pas la nuit. Oh! le chasseur qui a tiré l’a bien visé.

Madeleine, que cette scène avait bouleversée, rencontra dans la pièce voisine le capitaine qu’elle avait vu le matin. Il l’arrêta. — Mademoiselle, dit-il, votre rameau de houx m’a porté bonheur. Pour éviter qu’il ne fût emporté par une branche au passage d’un taillis, j’ai baissé la tête, et voyez, une balle est venue qui a perçu mon képi; la tête droite, j’avais le front brisé.

Elle se reprocha de n’avoir rien donné à M. de Serviez.

Le hussard était enterré dans le cimetière du village et les prisonniers envoyés à Argent. Les émotions de la guerre chaque jour renouvelées faisaient qu’on n’y pensait plus. Il y avait eu des escarmouches nouvelles, moins que cela, des rencontres, des échanges de coups de feu; d’autres blessés étaient entrés dans la serre, ceux-ci Français, ceux-là Prussiens. La baronne affirmait qu’elle ne dormait plus. — Je meurs lentement, répétait-elle.

Un soir, le général entra dans le salon, où l’on avait l’habitude de se réunir avant le dîner. — Voulez-vous voir un petit bonhomme dont vous n’avez aucune idée? dit-il à Mme de Fleuriaux.

— Volontiers. De quelle espèce est-il?

— Je vous le dirai tout à l’heure.

Le général fit signe à un planton qui l’avait accompagné et dont le torse immobile se dressait contre la porte, et l’on vit entrer un petit garçon en sabots, coiffé d’un méchant bonnet de laine et portant sur sa veste déchirée une gibecière de toile à demi pleine d’un chiffon de pain et de quelques noix. Il avait le visage hâlé, mais rouge comme une pomme d’api, des yeux vifs et brillans. — Mais ce petit homme dont je n’ai aucune idée, s’écria Mme de Fleuriaux, c’est un berger, j’imagine. Il est même tout à fait gentil.

— Eh bien ! madame, ce gentil petit berger, savez-vous ce qu’il est ? Un espion, ni plus ni moins.

— Un espion !

— Et un espion au service des Prussiens, s’il vous plaît. Il a plus de ruse dans son petit doigt que vous dans toute votre personne. Interrogez-le, et vous verrez.

Le petit pâtre avait écouté ce bout de conversation d’un air attentif et sournois, tout en jetant autour de lui des regards curieux. Il tortillait son bonnet entre ses doigts et remuait les pieds comme s’il avait eu des fourmis dans ses sabots. — Est-ce vrai, à votre âge ? dit alors Mme de Fleuriaux.

— C’est comme on voudra prendre les choses, répondit le petit pâtre d’une voix traînante… Moi espion, je ne sais pas. J’étais sur la place du Martroy à Orléans, où j’attrape quelques sous en faisant des commissions. Un officier prussien à qui j’avais offert des allumettes me dit comme ça l’autre jour : — Veux-tu gagner une belle pièce de cinq francs ? Vous comprenez,… ça ne se refuse pas. — Ça me va, que je dis ; qu’est-ce qu’il faut faire ? — T’en aller droit devant toi, de l’autre côté de l’eau ; tu regarderas, tu causeras avec les uns et les autres, et, si tu apprends qu’il y a des troupes françaises, comme qui dirait un régiment par ci, de l’artillerie par là, des cavaliers ailleurs, tu tâcheras de bien savoir où elles sont, combien il y en a, et tu reviendras me le dire. Si tu ne me trompes pas, je le saurai toujours, au lieu d’une pièce il y en aura peut-être deux. — Moi, qu’est-ce que ça me fait d’aller me promener d’un côté plutôt que d’un autre ?… J’ai passé le pont.

— C’est de l’espionnage, s’écria Mme de Fleuriaux.

— Dame ! puisque vous me le dites, faut le croire ; mais alors, si ça sert à quelque chose, ces promenades-là, pourquoi les officiers français ne m’ont-ils pas mis dans la main de quoi en faire ? Tout de même j’aurais travaillé pour eux.

— Ah ! fit son interlocutrice avec un geste de dégoût ; quel âge as-tu donc ?

— Treize ans, vienne Noël.

L’enfant se mit à retourner son bonnet. — Ce qu’il ne vous dit pas, reprit le général, c’est qu’il a fallu arracher ces aveux un à un. Que de mauvaises raisons n’a-t-il pas trouvées dans les commencemens pour expliquer sa présence dans nos lignes! Il mendiait, il cherchait des brebis ou des oies à conduire dans la lande, il avait perdu son chemin. Ce qui l’a trahi, c’est son zèle; il questionnait partout, et avec quel art! Il avait battu le pays depuis Jargeau. Sa mémoire est étonnante ! Il sait aussi bien que moi où sont nos cantonnemens et nos postes. Ah ! il aurait bien gagné ses dix francs. Par exemple, si ce n’est pas la première fois qu’il fait ce métier-là, ce sera du moins la dernière.

— Qu’allez-vous en faire? On ne fusille pas un enfant de cet âge...

— Oh non ! je sais! murmura le petit espion.

— Et c’est tant pis pour lui,... ça lui éviterait de mourir à Toulon, mais je l’expédierai à Salbris les poucettes aux mains et un gendarme à son côté, et la prévôté l’enverra dans un pénitencier... File à présent.

L’enfant, qui avait tiré une noix de sa gibecière et qui la croquait avec des dents plus luisantes que celles d’un louveteau, tourna sur ses talons, mais au moment de passer la porte, tendant la main : — Il n’y a rien pour moi? dit-il.

Certains jours venaient où l’on pouvait croire à Villeberquier qu’on allait engager une action ; les régimens prenaient les armes, les escadrons montaient à cheval, les artilleurs attelaient leurs pièces et leurs fourgons, on roulait les tentes sur les sacs. Le petit corps d’armée prenait position sur la route qui conduit à Sully ou sur celle qui court vers Gien; c’était comme si on se fût attendu à la visite de l’ennemi. Des grand’gardes étaient posées à l’angle des bois, sur les hauteurs, au coin des haies; des éclaireurs battaient le pays, les canons avaient la gueule braquée sur les chemins. Le village était dans les transes; certains gardes nationaux demandaient avec inquiétude s’ils ne devraient pas prendre part à la bataille. Mme de Fleuriaux, qui se rappelait ce que le commandant du bataillon des lignards lui avait dit, se mourait de peur. Cette idée que le château de son gendre brûlerait comme un fagot lui était insupportable. Où donc sa fille passerait-elle l’été l’an prochain? Puis le soir venu, après une reconnaissance offensive poussée jusqu’à trois ou quatre kilomètres, la petite armée rentrait dans ses cantonnemens, on dételait les pièces, on pansait les chevaux, on dressait les tentes, les hommes préparaient la soupe, et M. de Selligny, M. de La Vernelle avec leurs amis, bien brossés et parés de linge blanc, se présentaient au château, s’excusant de ne rapporter de leur expédition qu’un grand appétit. — Hélas! disait Mme de Linthal, les obus ne viendront que trop tôt. — Il était clair que l’armée prussienne observait l’armée française qui se formait derrière la Loire, comme l’armée française observait l’armée prussienne.

Madeleine ne vivait qu’aux heures où le facteur arrivait, et cette vie n’avait qu’un éclair. Rien, toujours rien. Elle avait beau savoir que les communications étaient coupées, qu’il n’y avait pour personne ni journaux ni lettres, et qu’il ne pouvait exister d’exception pour elle ; une pensée constante l’occupait et la troublait : il lui semblait qu’à la place de Paul elle eût trouvé quelque chose. Toutefois, si son cœur souffrait de cette incertitude que chaque jour rendait plus lourde, elle était d’un caractère à n’en rien laisser voir. Attentive et calme, elle ne voulait pas qu’on s’aperçût de sa peine, et n’épargnait rien pour être agréable et bonne à tous.

Si M. de La Vernelle l’avait remarquée le premier jour où un hasard les avait mis en présence, il lui témoignait depuis son retour par des respects plus grands et des attentions plus délicates l’impression qu’elle lui avait produite. Seule, absorbée par une idée fixe, Madeleine ne s’en apercevait pas. Un jour, au moment où elle sortait du salon pour passer dans la galerie, il se trouva sur son passage. Il l’avait saluée et se rangeait déjà, lorsque se ravisant et d’une voix qui tremblait légèrement : — Mademoiselle, lui dit-il, seriez-vous assez aimable pour me permettre de causer avec vous cinq minutes?

— Avec moi? reprit-elle.

— Oui, ce que j’ai à vous dire ne peut être dit qu’à vous; mais quelques mots me suffiront.

Elle sourit, et rentrant au salon : — Eh bien ! dit-elle, me voici, parlez.

— Je vous supplie, mademoiselle, de m’écouter jusqu’au bout sans vous fâcher. Bien qu’à la tête d’un bataillon qui a eu ses morts, j’ai un peu peur... Et puis vous me pardonnerez de vous ouvrir mon cœur, parce qu’il est sincère. Vous avez en vous quelque chose qui me pénètre... Du moment que je vous ai vue, votre image s’est imposée à moi. Je me suis dit qu’avec une personne qui vous ressemblerait, la vie serait belle et bonne, toujours douce, jamais trop longue. Nous vivons dans un temps où l’on ne sait ni qui vit, ni qui meurt. Ce que je me suis dit à moi-même, il m’a paru honnête de vous le répéter. Vous rougissez et me regardez d’un air où la surprise se mêle à la colère. Cependant ne me condamnez pas sans m’avoir entendu. Je parlerai comme je le fais devant Mme de Fleuriaux, qui peut seule, m’a-t-on dit, disposer de vous; mais j’ai toujours pensé qu’il fallait d’abord dire de telles choses à celle qui les inspirait. J’ai trente-trois ans. Je ne vous parle pas de ma fortune; ce qu’il en reste suffit pour vous assurer partout une existence aisée. Ne vous hâtez pas de me dire : non. Je ne vous demande que de me permettre de revenir, la guerre finie, et de vous rappeler cet entretien. Alors je serai ce que vous voudrez,... votre mari ou votre ami.

Madeleine était fort embarrassée. Elle ne s’était pas attendue au tour qu’avait pris la conversation. Dès les premiers mots, un trouble singulier ne lui avait pas permis d’interrompre M. de La Vernelle; puis l’air de son visage et l’accent de sa voix avaient dissipé le premier mouvement de colère qui l’avait saisie. Elle y sentait la vérité, et cela la troublait.

Un domestique entra juste à point pour la tirer d’embarras. — Mademoiselle, dit cet homme, il y a là une espèce de petit berger qui ne veut parler qu’à vous.

— Qu’il entre! dit-elle vivement.

Presque aussitôt elle vit apparaître un jeune gars de quatorze ou quinze ans, leste et bien découplé, et dont l’air de franchise et de résolution plaisait à première vue. Il leva sur elle ses yeux brillans, et ôtant son chapeau : — C’est-il bien vous qui êtes Mlle Madeleine du château de Villeberquier? dit-il. Le village, j’y suis venu déjà, je le connais; mais vous, je ne sais pas...

— C’est bien moi. Qu’est-ce que je puis faire pour toi, mon enfant?

— Pour moi, rien, si ce n’est de me donner le temps de souffler tout à l’heure. Je suis venu d’un bon pas, allez, et par le plus court. C’est un bout de papier qu’on m’a confié pour vous en me recommandant de ne le remettre qu’à vous-même.

— Un bout de papier, dis-tu?

— Attendez ! je l’ai caché en cas d’aventure. Il y a tant de cavaliers qui battent les chemins dans ces temps de malheurs. Si l’on m’avait arrêté, bernique! rien dans les mains, rien dans les poches.

Tout en parlant, l’enfant défaisait un gros ourlet de son pantalon de bure, et en tirait un petit papier plié en quatre. Madeleine le suivait des yeux attentivement ; elle avait complètement oublié M. de La Vernelle, qui, lui aussi, ne perdait pas un des mouvemens du petit pâtre.

Quand elle eut le papier entre ses mains, elle devint pourpre et l’ouvrit; il n’y avait que quelques mots tracés au crayon. » Me soyez pas inquiète,... je vis... On ne m’aura pas... J’ai mis quatre jours à passer... et deux à revenir... Vous aurez de mes nouvelles bientôt... Depuis que je vous ai vue, tout m’est facile. — P. de S. »

D’un geste vif, Madeleine, qui ne se connaissait plus, porta le papier à ses lèvres; l’endroit, le berger, M. de La Vernelle, elle avait tout oublié. Sans l’arracher à son émotion, M. de La Vernelle sortit du salon. — Et où l’as-tu vu celui qui t’a remis ce papier? reprit-elle vivement en s’adressant au petit berger.

— A cinq ou six lieues d’ici, à cheval dans une lande où j’étais avec mes bêtes. Il regardait partout comme un homme qui cherche. Craignant qu’il n’eût perdu son chemin, je me suis approché. — Sais-tu quelqu’un qui pourrait faire une commission jusqu’à Villeberquier? m’a-t-il dit. Sa figure me revenait. — Si c’est pour vous rendre service, moi, ai-je répondu. — Vrai? tu es un brave garçon. Là-dessus, il a tiré un petit livre de sa poche et s’est mis à écrire sur un bout de feuillet qu’il a déchiré. — Est-ce qu’il y a une réponse? — Non, je passe; demain, je ne sais pas où je serai. — Puis, au moment de me donner son papier : — Je ne voudrais cependant pas qu’il t’arrivât malheur, a-t-il ajouté. — Est-ce à cause des Prussiens qui rôdent partout? Laissez, le pays me connaît... Il faudra qu’il ait un bon cheval celui qui m’attrapera!... Je filerai à travers bois comme un lapin qui regagne son terrier. Là-dessus, j’ai laissé mes bêtes à mon camarade, et me voilà.

— Et lui, est-ce qu’il était en uniforme?

— Je crois bien! Le sabre au côté avec des boutons d’argent sur sa veste. Un beau jeune homme, allez, et qui a l’air de n’avoir peur de rien !

— C’est bien ce qui m’inquiète! murmura Madeleine.

Elle avait beau être inquiète, elle était contente. Elle caressait du bout des doigts le petit papier qu’elle avait serré dans sa poche : il était vivant, il pensait à elle, il lui avait écrit, elle le reverrait. C’était du bonheur pour quelque temps. Elle avait horreur de la guerre ; cependant sans la guerre aurait-elle su à quel point elle aimait Paul? Il avait fallu cette effroyable secousse pour lui faire mesurer la profondeur de cet amour. La paix signée toutefois, elle était bien résolue à ne plus lui permettre de courir aucun danger. Le petit berger parti après une collation solide, à laquelle il fit honneur avec le vif appétit de ses quatorze ans et la gaîté d’un bonhomme qui se sent une belle pièce d’or dans son gousset, Madeleine monta dans sa chambre, et s’y enferma à double tour pour lire et relire sa lettre. Elle n’était pas longue, et elle y découvrait mille choses qui réjouissaient son cœur.

L’heure du dîner la trouva radieuse. — Es-tu belle aujourd’hui! lui dit Alice.

— Je suis heureuse, répondit Madeleine, qui l’embrassa.

M. de La Vernelle lui témoigna un respect exempt d’affectation et de raideur. Elle lui en sut gré, et, profitant d’un moment où il était auprès d’elle : — Le hasard vous a rendu maître d’un secret de famille; mais vous avez dit un mot que j’ai retenu. Vous me permettrez de vous rappeler un jour que vous avez promis d’être mon ami.

— C’est fait déjà, mademoiselle, et, je le suis tellement que je voudrais que vous n’eussiez jamais besoin de mon amitié.

Ln capitaine de chasseurs, celui-là même auquel Madeleine avait donné un brin de houx, entra dans la soirée à l’heure où l’on prenait le thé. C’était un garçon taillé comme un chevreuil, avec des membres souples et fins, leste et vigoureux, le profil net, le regard vif, les sourcils mobiles, la physionomie hardie et remuante. — Eh! dit M. de Selligny, voici le capitaine Chaufer... Il y a quelque aventure sous roche !

— Il ne dépend que de vous d’en être... Toutefois, en l’absence du général que vous remplacez, il me faut une permission, et je viens vous la demander.

— Colonel! s’écria Mme de Fleuriaux, dites-lui de faire ce qu’il voudra, mais qu’il ne tue personne!... Prenez-vous du thé, capitaine ?

— Une tasse, volontiers, tout à l’heure.

Il entraîna M. de Selligny dans un angle du salon, pour lui parler à voix basse avec une singulière animation. — C’est vrai pourtant ce que me disait M. de La Vernelle ce matin, reprit Mme de Fleuriaux... Vos gestes eux-mêmes ont l’accent provençal, capitaine!

— Et mes coups de sabre donc! cria le capitaine Chaufer sans retourner la tête.

Il continua la conversation engagée avec la même ardeur et une profusion de gestes telle qu’il en dépensait en cinq minutes plus qu’un Flamand en un mois. M. de Selligny hochait la tête d’un air affirmatif. — Je gage que vous cédez?... s’écria M. de La Vénielle.

— Ma foi oui!... Prenez qui vous voudrez et faites ce que vous voudrez. Seulement ne poussez pas trop loin... Il y a ordre de ne point engager d’affaire sérieuse.

— Et y aura-t-il place pour les mobiles dans cette expédition, capitaine? demanda M. de La Vernelle.

— Rien pour les fantassins, commandant... Cependant, s’il vous plaît de voir comment se débrouillent les chasseurs du capitaine Chaufer, le Provençal vous invite.

Au soleil levant, étant à sa fenêtre, Madeleine vit passer le long du parc un escadron de chasseurs en tête duquel marchait le capitaine Chaufer. M. de La Vernelle chevauchait à côté de lui. Il faisait un ciel clair et gai; la lumière matinale riait dans la rosée, qui suspendait des saphirs et des émeraudes à toutes les branches des taillis : il y avait comme une poussière de pierreries sur les bruyères. Les chevaux piaffaient sur la route et semblaient impatiens de courir ; des filles qui battaient du linge dans le Beuvron se levèrent pour les mieux voir. Un chasseur qui était à l’arrière-garde leur jeta un baiser; elles se mirent à rire bruyamment. M. de La Vernelle tourna la tête : il aperçut Madeleine à sa fenêtre, et la salua; elle lui envoya un bonjour de la main. La troupe tourna le coude du chemin, laissant derrière elle un cliquetis d’armes et un bruit de hennissemens.

Le soir, un peu avant sept heures, M. de La Vernelle était de retour. L’expédition n’avait qu’à demi réussi, grâce à la sottise d’un maire qui avait pris les chasseurs pour des uhlans et fait sonner les cloches et battre le tambour pour avertir ses administrés; au lieu de rafler une reconnaissance entière, officiers et soldats, qui allait s’engager dans le village cerné de tous côtés, et que ce beau tapage avait déterminée à battre en retraite, on n’avait pu faire que quelques prisonniers après une course au clocher où l’on avait joué du mousqueton.

— Et le capitaine Chaufer? demanda Mme de Fleuriaux.

— Je l’ai laissé jurant et sacrant, et disposé à fusiller tous les maires du département.

— Ça m’amusera de le voir, j’ai bien fait de l’inviter à dîner, reprit la baronne. Vous excuserez, colonel, cet oubli des règles militaires?

— C’est à vous, madame, qu’il fera son rapport.

Trois minutes après, le capitaine entrait. Le dépit donnait à son accent une intensité nouvelle. — L’animal! s’écria-t-il, sans lui, tout le poisson restait dans le filet !

— Voyons, capitaine, sept ou huit prisonniers d’un seul coup, c’est gentil. Que sont-ils?

— Des dragons bleus. Pas un mot de français! Comme c’est commode pour un Provençal! Ce sera de la besogne pour Mme de Linthal. De grands vilains diables qui arrivent de la Silésie! Mais est-ce bête, un coup si bien monté et qui finit par huit dragons!

— Et c’est tout profit, puisque personne n’est mort ! s’écria Mme de Fleuriaux.

— Eh bien! voilà justement ce qui vous trompe.

— Comment? dit M. de La Vernelle, quand je vous ai quitté, tous vos chasseurs étaient en selle.

— Oui, mais une heure après? C’est toute une histoire! Ah! il y a de singuliers hasards dans la guerre. Vous veniez de partir, je rassemblais mes hommes, et je n’avais que cinq prisonniers, rappelez-vous-le.

— Tiens! c’est vrai.

— Je faisais donc l’appel lorsqu’un officier que je ne connaissais pas arrive au grand galop. Il avait été attiré par les coups de mousqueton, et me jure qu’il y a sept ou huit Prussiens cachés dans un bois qu’il me montre du bout de son sabre; il s’offre à nous conduire. Il avait la mine si déterminée que j’accepte. Ah! le beau cavalier; c’était plaisir que de lui voir franchir les genêts. A peine sommes-nous sur la lisière du bois qu’il s’enfonce parmi les arbres, cherche et découvre un sentier. — Vingt hommes à droite, vingt hommes à gauche, les autres tout droit, et nous les poussons dans l’étang, noyés ou pris. Et il part au galop. — Vous connaissez donc le pays? — Moi! comme un braconnier, et c’est bien pour ça qu’on m’y a envoyé en reconnaissance !

— Ah ! fit Madeleine, qui releva la tête.

— Et puis? demanda Mme de Fleuriaux. Il m’intéresse, votre inconnu.

— Il ne s’était pas trompé; voilà quatre ou cinq dragons qui partent comme des lièvres du milieu des fourrés. — Tayaut! tayaut! Nous courons, nous tirons, lui toujours le premier. — Écoutez-donc, me disait-il, voilà assez longtemps qu’ils m’ennuient; s’ils ne m’ont pas pris vingt fois, ce n’est pas de leur faute.

— Et je n’étais pas là! s’écria M. de La Vénielle... Un débucher de cinq dragons !

— Deux s’échappent, deux sont pris,... un se noie!

— Oh! s’écria Mme de Linthal, et vous n’avez pas pu...

— Dame! en Sologne... et à la brune! On n’y voyait presque plus.

— Et votre officier?

— C’était fini. Il s’en allait avec nous tranquillement, et je venais même d’allumer un cigare, lorsqu’au bord du bois, et nos chevaux déjà sur la route, une balle arrive et le renverse. Il n’a pas dit ouf! Une belle mort!... Le coup juste entre les deux épaules. Ah! tout le monde n’a pas des branches de houx !

— Et vous savez son nom?

— Oui,... je l’ai appris en le fouillant. Paul de Serviez.

— Madame est servie! cria un domestique qui venait d’ouvrir la porte à deux battans; mais déjà Mme de Fleuriaux avait fait un bond : Madeleine avait glissé de sa chaise sur le tapis, sans un cri, toute blanche, raide et comme morte.


AMEDEE ACHARD.