L’Alexandrinisme (RDDM)

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L’ALEXANDRINISME

Un personnage du romancier Achille Tatius, au IIIe siècle après Jésus-Christ, entre dans Alexandrie du côté de la mer, par la porte du Soleil, et il est ébloui. « Ses yeux, dit-il dans son langage de rhéteur, sont vaincus par un pareil spectacle. » Telle devait être déjà l’impression des visiteurs peu de temps après la fondation de la ville ancienne, dont la ville moderne, paraît-il, ne peut donner nullement l’idée. S’ils arrivaient par mer, le quai du Grand-Port, aujourd’hui en partie rongé par les flots, leur offrait dès l’abord une suite magnifique de monumens, couverts de terrasses et entourés de jardins, que les Ptolémées avaient élevés à grands frais, puis le théâtre, puis de vastes chantiers et magasins de dépôt. Derrière cette brillante façade de constructions royales, la ville d’Alexandrie se développait régulièrement, traversée par deux rues principales, ornées de colonnades, qui se coupaient à angle droit et déterminaient la direction des autres rues, toutes parallèles. Pour ne pas rester indigne de cet ensemble, la ville primitive, Rhakotis, étagée sur une rangée de collines, s’était en partie transformée. C’est là que se dressait le Sérapéum, auquel on montait par un escalier de cent marches, et dont les colonnades et les statues faisaient l’admiration d’Ammien Marcellin.

Par ces magnificences, les Ptolémées prétendaient imposer à la Grèce sa nouvelle capitale. La pensée du fondateur d’Alexandrie avait été plus ambitieuse encore. Ce n’était pas seulement la capitale de la Grèce qu’il avait voulu fonder ; c’était celle du monde. Admirablement placée à la limite de l’Afrique et de l’Asie, elle en devait voir affluer chez elle les richesses, offertes à l’industrieuse activité des peuples méditerranéens. Elle devenait le centre de tous les intérêts commerciaux et politiques. Ce vaste dessein ne survécut pas au conquérant, du moins dans sa grandeur primitive ; son tombeau, qu’Alexandrie conservait précieusement et qu’elle offrit aux méditations de César, en fut comme le monument. Cependant, même réduite au rôle de capitale de l’Égypte, Alexandrie était la merveille du monde grec. Si elle avait dû renoncer aux rêves de domination universelle, et si l’hellénisme, qui l’avait créée, avait été contraint d’y admettre le mélange des élémens égyptiens, du moins avait-elle rempli une partie de sa destinée et pris un caractère tout spécial dans cette colonisation grecque dont elle fut le suprême effort. Colonie indépendante et sans métropole, elle vit tous les pays grecs répondre à l’appel que semblait leur adresser le phare colossal dressé à l’entrée de ses ports, et sa vaste enceinte se remplit d’une foule cosmopolite. Avec les Grecs expatriés, s’y rencontraient les Égyptiens indigènes et les Asiatiques, en particulier les Juifs, qui avaient leurs quartiers à part.

La spirituelle idylle des Syracusaines nous met vivement sous les yeux quelques traits de la vie des émigrés grecs de la classe moyenne, fidèles à l’esprit et à la langue de la mère patrie au milieu de cette multitude où ils sont comme perdus, de ce mouvement et de ces splendeurs de leur patrie nouvelle qui les enchantent. C’est un jour de fête, les rues fourmillent de monde ; les deux petites bourgeoises de Syracuse, soutenues par une intrépide curiosité, ont peine à se frayer un chemin ; et ce qui ne contribue pas le moins à entraver leur marche, c’est le nombre de soldats, de chars et de chevaux qu’elles rencontrent sur leur passage. Nous sommes dans une monarchie établie par la conquête, et on en trouve partout l’appareil et le soutien. Mais la fête elle-même est ce qui marque le mieux le caractère de la nouvelle ville.

On célèbre les Adonies. Il y avait environ un siècle et demi que le culte asiatique d’Adonis avait pénétré dans les mœurs athéniennes. Au temps de la guerre de Sicile, les femmes le célébraient avec une ardeur dont témoigne Aristophane. Mais en Grèce, ou du moins à Athènes, ces lamentations et ces réjouissances au sujet de la mort et de la résurrection du jeune amant d’Aphrodite, bien que remplissant toute la ville, gardaient un caractère privé. Chacune dressait devant sa maison le lit funèbre d’Adonis. Dans Alexandrie, les Adonies prennent un caractère public, par cela seul que c’est la reine qui les célèbre. Toute la cité se précipite vers la cour du palais d’Arsinoé, pour assister à un merveilleux spectacle qui réunit la magnificence de l’Orient à l’art délicat de la Grèce. À côté du bel Adonis et d’Aphrodite, couchés sur leurs lits d’argent au milieu d’un appareil où le luxe et la recherche l’emportent sur le goût, la voix exercée d’une artiste grecque, d’origine argienne, module un chant en l’honneur de la déesse et du héros. On voit qu’à cette fête religieuse il manque une chose, le sentiment religieux. Une émotion profonde, ou au moins une passion à demi physique et extatique, remuait les Syriennes et même les Athéniennes, qui, échevelées et se frappant la poitrine, se lamentaient sur la mort du beau jeune homme en qui se personnifiait la nature envahie par le froid et la stérilité de l’hiver. Dans la fête célébrée par Arsinoé, cette passion a complètement disparu ; c’est un simple spectacle ; c’est presque déjà un divertissement mythologique, comme ceux qu’on arrangera pour la cour de Louis XIV. On y trouve même le compliment à la famille royale. Si Arsinoé, dit la chanteuse, a paré si magnifiquement l’amant de Cypris, c’est pour remercier celle-ci d’avoir versé l’ambroisie dans le sein de sa mère Bérénice et opéré son apothéose. Cette indifférence sur le fond, cet appareil extérieur, cette magnificence froide et chargée et cette élégance recherchée dans le détail, c’est l’alexandrinisme.

Ces conclusions ressortiraient peut-être avec plus d’évidence encore comme les conséquences naturelles de l’interminable description qui se lit dans Athénée des splendeurs mythologiques que Ptolémée Philadelphe avait déployées dans une procession dionysiaque. Qu’on se reporte, par la pensée, vers la vraie capitale de la Grèce, qu’Alexandrie venait supplanter, vers Athènes ; qu’on se figure un instant la procession des Panathénées, où sont réunis tous les représentans de la cité, vieillards et jeunes gens, magistrats et citoyens, qu’on la voie gravissant dans un ordre harmonieux la roche sainte qui est le centre de la ville et autour de laquelle se sont groupés ses quartiers irréguliers, chacun avec son histoire et sa vie, et arrivant au Parthénon, noble sanctuaire de la déesse vierge et de l’art attique : aussitôt on sentira quelle distance sépare de la ville ancienne, toute pénétrée de la plus pure substance de l’hellénisme, cette ville improvisée, sans passé et sans foi, réunion artificielle d’élémens disparates, née d’une pensée politique et maintenue par la présence d’une dynastie étrangère au pays. On comprendra, en même temps, ce qui distingue le plus la littérature alexandrine de la littérature antérieure.

Parmi les créations des premiers Ptolémées, celle qui leur faisait le plus d’honneur, celui de leurs luxes par lequel ils avaient voulu témoigner de l’élévation de leurs goûts, c’était le Musée. La Volière des Muses, comme l’appelait le satirique Timon, était un ensemble de magnifiques constructions qui avait quelque ressemblance avec notre Institut et nos grands établissemens d’enseignement et d’études scientifiques. Au milieu de cours et de promenades plantées d’arbres s’élevait un édifice entouré de portiques et surmonté d’un dôme. Un exèdre, sorte de salle ouverte, très appropriée au climat de l’Égypte, était disposé pour les réunions savantes. Dans les dépendances, il y avait la célèbre bibliothèque que les rois avaient réunie à grands frais, des lieux d’étude et d’enseignement où étaient admis même des enfans, des salles de dissection, des observatoires astronomiques installés sur les terrasses, des parcs peuplés d’animaux de toute espèce, des jardins d’acclimatation remplis de plantes rares. Une vaste salle à manger recevait les pensionnaires des Ptolémées, c’est-à-dire les savans, les érudits et les poètes que leur munificence attirait. Ils trouvaient ainsi, sous la présidence du grand-prêtre des muses et la direction du bibliothécaire, reconnu en même temps comme chef du Musée, une somptueuse retraite, pourvue de toutes les ressources pour l’étude et pour le bien-être. Ils y vivaient, séparés de la foule, comme dans un des beaux monastères du moyen âge. Mais si leur monastère les protégeait contre le contact de la population mêlée d’Alexandrie, il était cependant singulièrement mondain et ouvert au siècle. Il les laissait, ou plutôt les mettait en communication constante avec le roi et avec la cour. Or, le roi, dans la dynastie des Ptolémées, est le plus souvent un mélange de volupté plus ou moins délicate et de cruauté. Il est curieux de voir comme certains unissent la férocité sanguinaire des Orientaux au goût de la grammaire et de la science. L’énorme Ptolémée Évergète Physcon (ventru), surnommé aussi le Philologue, est la terreur d’Alexandrie ; il tue son neveu dans les bras de sa sœur le jour où il épouse celle-ci, et il corrige le texte d’Homère. La cour, qui comprenait à peu près toute la société polie, était sous l’influence des femmes, des reines, des maîtresses royales adonnées à de fastueux plaisirs et divinisées par l’adulation. De là un ton de galanterie particulier, dans des sortes de cours d’amour qui se formaient autour d’elles. On connaît, par la traduction de Catulle, la pièce de Callimaque sur la chevelure de Bérénice. Il est vrai qu’auparavant, Stratonice, femme de Séleucus, avait mis au concours l’éloge de ses cheveux, quoiqu’elle fût chauve, et cela prouve que les mœurs littéraires se ressemblaient alors dans les différentes cours. Mais celle d’Alexandrie, où se concentrait le mouvement des lettres, tenait de beaucoup le premier rang.

De cet ensemble de faits se tirent facilement les principaux caractères de la poésie alexandrine. Le poète n’est nullement national ni inspiré. Il ne chante pas pour une foule homogène, ni capable de lui communiquer la vie et l’inspiration. Qu’est-ce que la foule d’Alexandrie ? Dans cette réunion d’Égyptiens, de Juifs et d’Orientaux, de Grecs venus pour chercher fortune, où est cette communauté de croyances, d’idées, de mœurs qui forme un peuple ? Où sont cette culture, ce goût naturel, ce sens supérieur de l’humanité, qui faisaient du dernier des auditeurs de Pindare ou de Sophocle un Hellène, c’est-à-dire un juge prêt à se passionner pour les beautés supérieures de l’art et pour les grands sentimens ? Le poète vit d’une vie factice ; il ne pénètre pas plus dans les réalités tragiques du palais qu’il ne se mêle à la foule ; et il écrit pour un cercle. Ses auditeurs sont des lettrés et des délicats ; il travaille dans une bibliothèque, et il a pour muse l’érudition ; ses conditions de succès sont, avec une certaine habileté technique et la science grammaticale, la grâce et l’esprit. Enfin si, dans ce monde artificiel où son existence est confinée, il rencontre la réalité, ce sont les mœurs galantes de la société qu’il voit, c’est l’amour, qui la lui fourniront.

M. Couat, l’auteur d’un travail considérable et approfondi sur la poésie alexandrine[1], a bien fait de commencer par un chapitre général où il parle d’Alexandrie et du Musée. C’était l’introduction la plus naturelle. Il s’est ainsi bien rendu compte de la nature et des conditions de l’alexandrinisme, et il a tiré de là des vues principales qui font la suite et l’unité de son livre. Peut-être y aurait-il lieu de lui reprocher un excès de logique qui le fait paraître exclusif. Sans doute parce que le génie alexandrin est antipathique au vrai drame, il ne dit rien du théâtre. On en est un peu surpris. Non-seulement la pléiade tragique rentrait dans son sujet ; mais il y avait aussi à s’occuper de la comédie, en particulier de ces dernières formes de la comédie dorienne, désignées par le nom général de phlyacographie, qui de Tarente et de Syracuse s’étaient répandues dans tout le reste de la Grèce. Dans ce genre, Alexandrie comptait parmi ses poètes Alexandre d’Étolie et ce Sotadès que Ptolémée Philadelphe fit noyer pour le punir d’un vers sur son mariage avec sa sœur Arsinoé. Dans la célèbre procession de Bacchus, dont le souvenir a déjà été rappelé, le poète Philiscus, un des sept de la pléiade tragique, s’avançait entouré des artistes dionysiaques. M. Couat nous doit un chapitre sur le théâtre alexandrin.

Ce qui explique cette omission, c’est qu’il trouvait plus à sa portée un homme qui lui paraît avec raison le type accompli de l’alexandrinisme, et qui, malgré des pertes considérables, nous a laissé de quoi l’apprécier, Callimaque. Il a fait de Callimaque le centre de son travail. Deux poètes de cette période ont été plus admirés de la postérité : Théocrite, de premier ordre dans son genre, et Apollonius de Rhodes. Mais Théocrite, bien que touché par l’alexandrinisme, le domine par son originalité, et il appartient à la Sicile plus qu’à l’Égypte. Quant au second, s’il garde sa place dans le Musée, il en fut presque banni pendant longtemps et il prétendit en secouer le joug. M. Couat les relègue donc tous deux au second rang, bien qu’il écrive sur Théocrite de jolies pages, où il nous paraît seulement exagérer l’influence alexandrine aux dépens des côtés supérieurs de ce poète. C’est Callimaque qui est son homme, ou plutôt l’homme de son livre. Ce n’est pas que d’ailleurs il ne nous donne d’intéressantes appréciations des élégiaques comme Philétas, des auteurs d’épigrammes comme Asclépiade, des épiques comme Rhianus, des poètes didactiques comme Aratus. Nous ne pouvons pas ici le suivre partout ; nous nous bornerons à deux points qui tiennent au fond de son principal sujet : la querelle de Callimaque et d’Apollonius, et la peinture de l’amour dans le second de ces poètes.


I.

M. Couat, que nous allons prendre ici pour guide principal, a étudié avec grand soin la querelle de Callimaque et d’Apollonius et il en a tiré une intéressante restitution des mœurs littéraires du temps. Au moment où elle commença, Callimaque approchait de la fin de sa longue carrière. Honoré et célèbre, bibliothécaire du Musée, il était considéré comme le chef de l’école alexandrine. Ses titres à cette haute situation étaient une érudition étendue et curieuse, l’élégance et l’esprit dans le maniement de la poésie. La liste fort considérable de ses œuvres comprend, avec les Tableaux, vaste répertoire bibliographique — en 120 livres ! — des auteurs qui se sont distingués dans tous les genres : éloquence, poésie, histoire, gastronomie et le reste ; des mémoires historiques et géographiques ; des recueils de merveilles et de curiosités naturelles dans tout le monde connu ; des listes de noms de toute espèce : noms de mois chez les peuples divers, noms d’îles et de villes, noms d’oiseaux et de poissons. C’est la part de la prose ; celle de la poésie s’en rapproche assez, car le principal ouvrage de Callimaque, celui qui a fait sa réputation d’élégiaque, est encore un gros recueil, intitulé les Causes, où sont réunis, en groupes méthodiques, des poèmes sur les jeux publics, sur les fondations de villes, sur les inventions célèbres, sur les sacrifices et les cérémonies religieuses. Il avait composé aussi d’autres pièces, des épigrammes, des hymnes écrits pour des fêtes. Nous possédons six de ces hymnes, qui nous font apprécier son industrie de mythologue et de courtisan et son élégante facilité à manier le mètre et la langue poétique, en dorien comme en ionien. Enfin, son activité savante et littéraire s’exerçait encore par son enseignement, dont la matière était sans doute, avec les diverses branches de l’érudition, la grammaire et l’étude des textes.

On devine ce qu’un pareil poète pouvait penser de l’épopée, sujet qui donna naissance à la querelle en question. Son opinion, très nettement exprimée, était que cette ancienne forme, à laquelle Homère avait attaché son nom, n’était plus possible. Et, en effet, nous venons de le dire, la grande épopée, comme en général la grande poésie, n’aurait su où prendre son inspiration. Dans la religion ? Qui croyait alors aux mythes et aux légendes ? Qui même pensait sérieusement aux dieux ? La profonde piété de Pindare et d’Eschyle, comme la naïveté de la foi homérique, avait depuis longtemps disparu. La religion n’était plus qu’une matière littéraire ou un prétexte à spectacles. Dans le sentiment national ? Malgré une certaine analogie d’état littéraire et religieux, Virgile, tout pénétré de l’idée romaine, montrera la puissance du patriotisme, mais, à la cour des Ptolémées, ce mot n’a aucun sens ; assurément ce n’est pas là ce qui pouvait y ranimer la poésie épuisée. Les mœurs non plus ne se prêtent nullement à soutenir un effort poétique. Où sont ces conditions de simplicité, de grandeur morale, d’émotion facile et confiante qui doivent unir le poète et son public dans une communauté de sensibilité profonde ? Le temps de l’épopée homérique est donc bien passé. Prétendre y revenir, ce serait commettre à la fois un anachronisme et une faute de goût.

Voilà quel était l’avis de Callimaque. On connaît ce mot de lui : « Un gros livre est un gros fléau. » Il érigeait en théorie ce qu’il avait fait lui-même. S’il ne voulait pas de grandes compositions originales, s’il n’admettait que de petits poèmes écrits à l’intention des lettrés, capables de fournir un aliment à leur curiosité ou de leur plaire par l’habileté de la facture et par des agrémens extérieurs, c’est que tels étaient précisément les mérites de cette foule de récits et de légendes qui remplissaient le recueil des Causes. Ces légendes et ces récits, c’était l’antique matière de l’épopée traitée sous la seule forme qui désormais lui convînt. Ainsi pensait déjà Théocrite, dont on a souvent cité les vers contre ces émules impuissans, ces « coqs des Muses qui s’égosillent vainement en face du chantre de Chios. »

L’opinion de Callimaque était donc l’opinion dominante, et son autorité personnelle lui permettait de la considérer comme définitivement établie, quand éclata la contradiction la plus inattendue. Un de ses élèves, un jeune homme de dix-huit ans, qui, pendant trois années avait suivi ses leçons, le renia ouvertement dans une circonstance solennelle et rompit avec les doctrines de l’école. Dans une lecture publique, peut-être à un de ces concours que Ptolémée Philadelphe avait institués en l’honneur d’Apollon et des Muses, Apollonius fit connaître des morceaux d’une composition de longue haleine, d’un poème épique à grandes ambitions, avec une action, des caractères, des passions, enfin qui prétendait, par certains côtés, remonter jusqu’à la source homérique. Ce fut un grand scandale, et une pareille témérité reçut aussitôt sa punition. Un tel concert de critiques assaillit Apollonius, que le séjour de sa ville natale lui devint insupportable. Il prit le parti de se réfugier à Rhodes, qui fut pour lui une seconde patrie et le garda pendant presque toute sa carrière.

Un fait de cette nature nous prouve la violence des passions qui animaient ce monde factice des lettrés d’Alexandrie. L’activité y était immense, l’ardeur infinie, la vanité implacable : on sait que, dans les lettres et dans les arts, elle est souvent en raison inverse de l’originalité. La passion, qui ne se porte pas sur l’effort de la composition, qui ne se confond pas avec les œuvres et ne prend pas par là un caractère plus impersonnel et plus pur, s’attache d’autant plus aux prétentions de l’écrivain ou du critique. Doit-on se figurer la lecture d’Apollonius comme une scène tumultueuse ? Ou bien, dans la dignité d’une fête royale ou d’une séance académique du Musée, le jeune poète fut-il accueilli par le silence improbateur de ses juges ? Nous l’ignorons. Ce qui paraît certain, c’est que sa tentative fut le signal d’un redoublement de cabales et d’un déchaînement de haines, surtout entre lui et Callimaque, l’auteur principal de sa disgrâce. Et, malgré la distance qui séparait les deux adversaires, la guerre se continua longtemps, au moins jusqu’à la mort de celui qui, après le premier combat, était resté maître du champ de bataille.

C’était entre eux un échange d’épigrammes âpres et insultantes. « Callimaque, une balayure, une vétille, un sec morceau de bois. La cause de ce jugement, c’est Callimaque, l’auteur des Causes. » À ces injures d’Apollonius, son ancien maître répondait sans doute sur le même ton[2]. Il alla jusqu’à composer, non pas seulement de courtes épigrammes, mais tout un poème satirique, qu’il appela Ibis, et qui ne nous est pas parvenu. On sait que ce nom a été emprunté par Ovide et appliqué à une longue invective en vers élégiaques contre un ami perfide. Il dit lui-même qu’il imite Callimaque ; on pouvait donc espérer que l’ouvrage latin nous apprendrait ce qu’avait été l’ouvrage grec. Il n’en a rien été, et les efforts multipliés des interprètes modernes n’ont guère abouti qu’à montrer à quelles bizarreries la critique peut se laisser entraîner sur un sujet alexandrin. Son excuse, c’est que, d’après les témoignages de Suidas et d’Ovide, Callimaque s’était enveloppé d’une obscurité volontaire et avait déguisé sa pensée sous des formes cherchées.

Le premier de ces déguisemens est le titre même du poème, Ibis. Il est certain que ce pseudonyme désigne Apollonius ; mais pourquoi et quelle est l’intention satirique qui l’a fait choisir ? Pour que le trait portât, il fallait que le nom éveillât une idée nette, en rapport connu avec quelque particularité de celui auquel il était attribué. Or qu’y avait-il de caractéristique chez l’oiseau égyptien, suivant la croyance de l’antiquité ? Surtout un détail de mœurs fort extraordinaire, que Cicéron se charge de nous apprendre. Il nous dit que les ibis d’Égypte se soignent par des purgations : purgatione alvos curant. Et précisément ce détail est consigné dans un vers d’Ovide, qui ajoute même l’indication du moyen employé, de l’eau lancée avec le bec : corpora projecta quæ sua purgat aqua. Le commentateur ancien d’Ovide prend soin d’expliquer qu’il y a là une allusion à je ne sais quelles habitudes immondes de l’ennemi de Callimaque. Laissons-lui son explication, bien qu’elle ait trouvé des approbateurs ; il suffirait de conclure que, si le vers du poète latin contient vraiment la clé de la difficulté, Apollonius faisait sans doute un fréquent usage du procédé curatif dont Molière aimait à s’égayer. Mais on a proposé des interprétations d’une nature plus relevée. Ainsi, pour M. O. Schneider, l’éditeur apprécié de Callimaque, le vers d’Ovide renferme une allusion d’un tout autre genre. La purgation de l’ibis, transportée chez Apollonius, perd son caractère physique et n’est plus qu’une ingénieuse image : si le poète est malade, c’est de l’indigestion que lui causent toutes les expressions, tous les vers, tous les morceaux qu’il a pris aux autres ; il est gorgé de plagiats, et il se soulage en les rejetant dans son poème. On n’accusera pas M. Schneider de faire tort aux alexandrins en leur prêtant trop de simplicité.

En réalité, la seconde explication ne vaut pas mieux que la première. Elles pèchent toutes deux par la base, car le vers d’Ovide est tout simplement une périphrase qui tient lieu du mot ibis. C’est ce que M. Couat a remarqué avec beaucoup de sens. Ce n’était peut-être pas une raison pour qu’il se laissât lui-même séduire par une idée qui le dispute presque en subtilité à celle de M. Schneider. Les interprètes vers lesquels il incline se souviennent que l’ibis était consacré à Mercure, le dieu des voleurs, et ils supposent que l’oiseau, participant du caractère de son patron, prête ici son nom pour servir d’emblème aux larcins poétiques d’Apollonius. Il se peut, en effet, que dans les nombreuses critiques qui furent dirigées contre lui ait figuré celle de plagiat, et que Callimaque se soit cru particulièrement fondé à réclamer, soit parce que le second livre des Causes avait servi à la composition du quatrième des Argonautiques, soit à cause d’expressions empruntées.

Ces exemples suffisent. Disons seulement que la plus vraisemblable parmi toutes ces interprétations est encore celle qu’a donnée autrefois Weichert dans son livre sur Apollonius. Il pense qu’on trouvait au poète une certaine ressemblance physique avec l’oiseau dont on lui appliqua le nom. Les habitudes du langage familier ont toujours admis partout ce genre de sobriquets, et la comédie grecque en avait consacré l’usage. C’est ainsi que les Oiseaux d’Aristophane en contiennent une longue liste, où Philoclès, le poète tragique, est appelé Alouette huppée ; Chéréphon, le disciple de Socrate, est surnommé la Chouette. Callimaque lui-même, — et c’est là une assez forte présomption, — dans le prologue de son poème d’Hécalé, qui se rattache à sa querelle, désignait deux de ses ennemis par des surnoms tirés des particularités de leur extérieur. Il appelait l’un Cométès, à cause de sa chevelure, et l’autre Chellon, du nom d’un poisson remarquable par la longueur de ses lèvres.

Quant au poème lui-même, l’imitation d’Ovide ne nous donne aucune lumière. Son Ibis est, en somme, une œuvre assez puérile. Il annonce qu’il va s’envelopper de voiles et de ténèbres : qu’y a-t-il de mystérieux dans cette interminable suite de fables mythologiques, où il énumère tous les genres de mort qu’il souhaite à l’objet de ses malédictions ? À coup sûr, s’il a pris quelques traits à l’original grec, ils y sont noyés. L’élégie satirique de Callimaque devait être plus courte et plus nerveuse. Du reste, le plus important n’est pas d’en rétablir par hypothèse la nature et le contenu, mais de bien distinguer les causes qui lui inspiraient ce morceau de polémique haineuse.

S’il poursuivait son adversaire avec tant d’animosité, c’est que lui-même, malgré sa victoire, il se sentait profondément atteint. Chez Apollonius il pouvait blâmer la banalité, — et c’est ce qu’il paraît lui avoir reproché bien plutôt que des plagiats ; — il pouvait critiquer une abondance peu soucieuse d’élégance et de distinction : « Le cours du fleuve d’Assyrie est large, disait-il, mais il entraîne dans ses eaux beaucoup de boue et de débris. » Et il ajoutait à sa propre louange : « Les prêtresses n’apportent point à Cérès une onde puisée indifféremment partout, mais celle qui, pure et sans mélange, découle goutte à goutte d’une source sacrée et qui en est comme la fleur la plus exquise. » Cependant cette fleur si exquise n’était que celle d’une grâce tout extérieure, et ce filet d’eau, quelque pur qu’il fût, paraissait parfois bien mince. Les côtés faibles d’une poésie qui, de parti-pris, renonce à la grandeur, qui ne pénètre pas dans l’homme et s’arrête à la surface, n’ont pas échappé aux juges de l’antiquité. « Si tu ne veux pas te connaître, lis les Causes de Callimaque, » dit Martial en recommandant, au contraire, ses propres poèmes comme imprégnés de vérité humaine : hominem pagina nostra sapit. Eux-mêmes, les admirateurs et imitateurs latins du poète grec, Ovide et Properce, ne se faisaient pas illusion sur la valeur d’un génie auquel étaient interdits les grands sujets ; et chez les Grecs aussi, comme en témoignent des épigrammes, il s’élevait de vives réclamations contre ses prétentions et ses principes. « J’ai mes pièces à l’appui pour chaque mot de mes chants, » disait-il avec satisfaction. Mais était-ce encore chanter ? Et les savans ne pâlissaient-ils sur le texte d’Homère que pour se soustraire à sa grande influence et se proposer comme idéal en poésie l’exactitude de l’érudition ?

C’est ce qu’exprimaient sous une forme moins modérée les apostrophes que nous lisons dans l’Anthologie : « Allez à la male heure, engeance minutieuse des grammairiens, enfouie dans les recoins de la muse d’autrui, misérables teignes attachées à des vétilles,… meute maigre et hargneuse de Callimaque,… punaises qui dévorez dans l’ombre les poésies harmonieuses. » Parmi ces imprécations, la moins violente et la plus expressive d’idée et de mouvement est une épigramme par laquelle Antipater de Thessalonique répond aux vers de Callimaque sur ces gouttes d’une onde pure et sainte qu’il se vantait d’apporter au sanctuaire : « Loin d’ici, vous tous,… gracieux artisans d’une poésie énervée, qui buvez un filet d’eau à la source sacrée ! Aujourd’hui, c’est la fête d’Archiloque et du mâle Homère ; notre cratère n’admet pas les buveurs d’eau. »

Ces épigrammes sont du ier siècle siècle après Jésus-Christ. Elles prouvent que, trois cents ans après la mort de Callimaque, l’ardeur de la querelle n’était pas éteinte. Peut-être même l’âpreté des invectives s’était-elle accrue ; mais, de son vivant et dès le début, le mouvement de réaction contre ses doctrines eut une grande force, et son autorité fut impuissante à l’arrêter. Parmi ses jeunes contemporains, Euphorion, il est vrai, disait, à son exemple, l’inaccessible, c’est-à-dire l’inimitable Homère, et il écrivait les Chiliades, recueil de poèmes mythologiques analogue aux Causes ; mais Rhianus osait s’inspirer d’Homère, profondément étudié, et composait sur la seconde guerre de Messénie une épopée considérable, à la fois historique et merveilleuse. Il est curieux de voir ainsi reparaître cette grande question de l’épopée au moment où on la croit tranchée par les mœurs et par le temps. L’épopée ne peut se résoudre à périr, ou plutôt l’esprit humain ne se résigne pas à s’avouer sa déchéance ni à croire que ces belles formes créées par le vigoureux élan de sa jeunesse aient définitivement disparu. Telle était la vitalité que lui avait communiquée à sa naissance le souffle d’Homère, qu’elle se trouvait encore plus forte que Callimaque et tous les gens d’esprit de son école.

Ce qui le montre bien, c’est que Callimaque lui-même sentit le besoin de composer avec ses adversaires, ou du moins de faire un effort d’un genre nouveau pour les réduire au silence. Ils lui reprochaient sa faiblesse d’invention et son incapacité de faire un poème de longue haleine : il voulut leur prouver qu’ils se trompaient et il écrivit aussi une épopée. C’est ce poème d’Hécalé, dont il a été question. Le sujet se rapporte à un exploit de Thésée ; mais il ne semble pas que le côté héroïque y ait été le côté dominant, et, en somme, malgré cette prétention nouvelle, le poète restait fidèle à ses habitudes. Au lieu d’entrer dans la grande tradition des légendes épiques, il prenait un mythe peu connu, presque une anecdote locale. Hécalé était une vieille femme des environs de Marathon qui avait reçu Thésée sous son humble toit le soir qui précéda le combat contre le taureau, était morte avant le retour du héros vainqueur, et avait été honorée d’un culte en souvenir de sa pieuse hospitalité. On voit tout de suite quels effets particuliers, quelles descriptions, quels contrastes, quels tableaux de genre trouvaient place dans le développement de ce thème. Le poète s’était inspiré du récit de l’hospitalité d’Eumée dans l’Odyssée et plus encore de l’idylle épique où Théocrite encadre et dépeint la lutte d’Hercule contre le lion de Némée. Pour faire saisir quel était le ton qui régnait dans la plus grande partie, il suffira de rappeler que la fable de Philémon et Baucis dans Ovide est une imitation de l’Hécalé. Le succès de Callimaque fut très grand, et, en lisant dans M. Couat une restitution très ingénieuse et très sensée, on est porté à croire que cette œuvre de sa vieillesse fut sa meilleure. Elle ne le classa point parmi les grands épiques, ce qui n’était peut-être pas son ambition ; mais elle mit définitivement au-dessus de toute contestation un talent si fin et si achevé. Désormais il put se flatter d’avoir enfin triomphé de l’envie, et il n’hésita pas à l’affirmer dans l’épitaphe qu’il prit soin de composer pour lui-même.

Apollonius, de son côté, obtint de grandes compensations au mécompte qu’il avait éprouvé dans sa première jeunesse. D’abord, à Rhodes son exil volontaire n’eut rien de pénible. Adopté, inscrit au nombre des citoyens, traité avec honneur, il y vit si bien grandir sa réputation, que, lorsqu’en 194 la mort d’Ératosthène laissa vacante la direction du Musée d’Alexandrie, ce fut lui qui fut appelé à cette succession. Il rentra donc en triomphe dans cette patrie qui autrefois l’avait presque chassé ; il y rentra comme chef du cénacle qui avait prononcé la sentence. Quel était le sens de cette éclatante réparation ? Sans nul doute, on rendait hommage à son mérite ; mais ce maître qui pénétrait enfin dans le sanctuaire, y venait-il pour le transformer ? Apportait-il une révolution ? Nullement ; il se retrouvait tout simplement chez lui : alexandrin il était parti, alexandrin il était au retour. Pendant les quarante ans et plus qu’il avait passés à Rhodes, les Argonautiques n’avaient pas occupé tout son temps ; il avait fait aussi une série de poèmes archéologiques sur des fondations de villes rhodiennes et égyptiennes, dans le genre de ceux de Callimaque ; il avait étudié les textes anciens, enseigné la rhétorique et la grammaire. De là aussi son succès et sa célébrité. Enfin sa grande épopée elle-même, son œuvre de prédilection, par la science et l’exactitude, par la recherche et l’élégance, par beaucoup de mérites et de défauts, elle est tout à fait dans le goût d’Alexandrie. Il l’y rapportait patiemment retravaillée selon les règles de l’école. En franchissant le seuil du musée, il ne faisait donc violence ni à personne ni à lui-même.

M. Couat relève chez le biographe inconnu d’Apollonius une assertion d’après laquelle celui-ci aurait été enseveli dans le même tombeau que Callimaque. Il fait remarquer que probablement ils furent, non pas placés dans le même monument, mais admis tous deux, en qualité de bibliothécaires, dans une place réservée au milieu des constructions royales, et il pense qu’on se plut, par un sentiment moral et religieux, à rapprocher encore davantage les deux ennemis, en se les figurant réunis dans la paisible fraternité de la mort. Quelle que soit l’origine de cette tradition sur leur commune sépulture, j’y verrais volontiers comme un symbole de leur ressemblance littéraire : ce sont deux poètes de la même famille. Ainsi l’a jugé la postérité. Les luttes d’école disparaissent à distance, les différences s’atténuent, on ne comprend plus bien les causes qui ont suscité ces terribles colères, et ce qui ressort le plus, ce sont les caractères communs qui marquent d’un même cachet les ouvrages du maître et ceux du disciple.

II.

La ressemblance d’Apollonius avec Callimaque est la meilleure preuve que dans leur querelle c’est le dernier qui avait raison. Et cependant, en dépit de la logique, il est heureux qu’Apollonius n’ait pas écouté Callimaque. L’esprit souffle où il veut et comme il veut. L’épopée des Argonautiques est en général faible et froide ; ni la conception, ni le plan, ni l’action, ni les caractères, ni le style n’ont assez de force et de grandeur ; elle manque de simplicité, d’abandon, de pathétique ; enfin cette tentative pour accorder Homère avec le génie alexandrin a eu le sort auquel elle était condamnée d’avance : elle a échoué. Il n’en est pas moins vrai que, grâce à une partie considérable de son poème, celle où est peint l’amour de Médée, le poète a laissé une trace profonde et durable. Il a eu la gloire d’inspirer Virgile dans le ive livre de l’Énéide : quel titre aux hommages de la postérité ! et comme les autres épiques alexandrins, Euphorion, Rhianus et Callimaque lui-même avec son Hécalé restent loin derrière lui ! Une chose bien remarquable, c’est que le poète qui, au début, avait été proscrit par le Musée, s’est trouvé en définitive élever le monument de l’alexandrinisme. Les Argonautiques en sont l’œuvre la plus forte, et c’est, de plus, celle qui a survécu.

Ce fait aujourd’hui est le plus intéressant pour la critique. Il restait à l’étudier, même après l’analyse qui en a été publiée ici même[3], il y aura bientôt quarante ans, par Sainte-Beuve. Dans le premier zèle de cette demi-révélation qui rappelait au public l’existence d’un poète de grand talent, Sainte-Beuve n’est pas toujours assez éloigné de combler l’immense intervalle qui sépare Apollonius de Virgile. Pour lui, Apollonius est un ancien, et ce terme général, — sous lequel pendant si longtemps on a confondu dans la critique d’art les diverses périodes de la sculpture grecque et même la sculpture grecque et la sculpture romaine, — lui sert à noter certaines beautés d’un caractère très alexandrin. Aujourd’hui, à défaut d’autre avantage, nous avons gagné la bonne habitude d’y regarder de plus près et de distinguer les dates. C’est ce qu’il y avait à faire pour la Médée des Argonautiques, et ce n’était pas manquer de respect à la mémoire de l’éminent critique que de reprendre à la lumière de l’histoire, et dans un esprit plus exact, un travail où d’ailleurs il avait fait goûter à tous une fois de plus la vivacité de sa sensibilité littéraire. Un excès de scrupule a empêché M. Couat de remplir complètement une tâche à laquelle l’ensemble de ses travaux le préparait mieux que personne. En restreignant trop son appréciation d’Apollonius, il a fait un sacrifice qui atteint son sujet dans le vif. Quel intérêt n’y avait-il pas pour lui à marquer nettement, dans l’œuvre capitale des alexandrins, tout entière conservée à notre étude, la nature et le degré de puissance de l’alexandrinisme !

La première chose à remarquer dans la peinture de l’amour de Médée, c’est son étendue ; elle remplit le quart du poème : presque tout le troisième livre, qui est placé sous l’invocation d’Érato, la muse de la poésie amoureuse, et une partie du quatrième. N’y a-t-il pas là une disproportion ? M. Couat montre pour quelles raisons cette disproportion était inévitable. La légende des Argonautes, quels qu’en eussent été les caractères primitifs, et quand même les grandes idées épiques, comme l’idée religieuse d’expiation, y auraient tenu dans l’origine une place importante, était devenue de bonne heure, par un mouvement naturel, presque exclusivement une légende d’aventures ; et parmi ces aventures la plus intéressante, l’aventure décisive, puisque d’elle avait dépendu le succès de l’entreprise, était l’enlèvement de Médée avec ses causes et ses conséquences, sa passion violente, ses enchantemens, ses fureurs de jalousie et de vengeance. Il y avait là une riche matière sur laquelle s’exercèrent de préférence les poètes, surtout les tragiques et les élégiaques, et où, depuis Euripide, la peinture de l’amour prit une importance croissante. Les élégies d’Antimaque, puis celles de Callimaque, apportèrent à Apollonius une tradition poétique si bien établie qu’il ne pouvait guère se dispenser de la suivre. Voilà une première raison qui explique l’étendue des développemens sur Médée dans le poème des Argonautiques. En voici une seconde : c’est que l’amour figurait au premier rang dans les goûts littéraires des alexandrins comme dans les mœurs de leur société. Il était la principale inspiration de ces recueils célèbres d’élégies de Philétas, d’Hermésianax, de Phanoclès, d’Alexandre d’Étolie, qu’avait suscités l’imitation de la Lydé d’Antimaque. L’imagination se plaisait aux récits d’amours extraordinaires, que recueillait la curiosité de l’érudition mythologique. On s’intéressait aux peintures de la passion ; on en aimait surtout les raffinemens et les mignardises. M. Couat remarque spirituellement qu’il y a en chacun de nous un secret penchant pour les sentimens faux. Chez les alexandrins ce penchant se montra fort à découvert. Leur galanterie fit fleurir la poésie anacréontique avec ses finesses et ses grâces précieuses. C’est chez eux que s’est formée cette langue que le roman sentimental et même la haute poésie devaient parler si longtemps jusque chez les modernes. La troupe des petits amours avec leurs flèches, les blessures qu’ils font, les feux qu’ils allument ; les roses et les astres sur les joues et dans les yeux des femmes aimées ; les sermens, les confidences et les apostrophes à la nature sauvage : tout ce répertoire d’expressions, d’images et de lieux-communs est un legs d’Alexandrie. C’est ce que fait bien voir un des chapitres les plus intéressans de M. Couat, que remplit la restitution d’une élégie de Callimaque sur les amours de Cydippe et d’Acontius.

Ces influences ont agi sur Apollonius, et peut-être, malgré lui, ont-elles été prédominantes, puisque cette grande épopée héroïque qu’il avait osé entreprendre, fut pour une bonne part une épopée amoureuse. Il s’exagéra donc avec ses contemporains son indépendance. On peut même dire que c’est dans ce qu’il fit de meilleur et de plus nouveau qu’il fut le plus dépendant des traditions établies et des goûts du jour : exemple frappant de ces tyrannies intellectuelles que subissent à chaque siècle ceux qui prétendent le plus à l’originalité. Sans vouloir refaire le travail de Sainte-Beuve ni compléter entièrement celui de M. Couat, indiquons les principaux de ces caractères alexandrins qui nous paraissent si fortement imprimés dans la Médée d’Apollonius.

Le premier de tous apparaît dans la conception générale. Pour tout dire en un mot, Médée est l’héroïne d’une idylle romanesque. Le poète nous met sous les yeux une jeune fille timide et gracieuse aux prises avec la passion. C’était une grande nouveauté. Parmi les légendes mythologiques il n’y en avait guère de plus terrible que celle de Médée. Magicienne, meurtrière de son frère, elle apporte en Grèce les cruelles perfidies, les fureurs, les atrocités de passions barbares, au sens grec, et monstrueuses. La mort affreuse de Pélias, victime de la crédulité de ses filles, celles de Glaucé et de Créon, enfin le meurtre de ses propres enfans qu’elle immole elle-même à sa jalousie : toutes ces horreurs, consacrées par des chefs-d’œuvre poétiques, étaient inséparables de son nom. Aussi, quelque piquant que soit le tableau de la grâce candide dont il pare la jeune amante de Jason avant les crimes auxquels elle est destinée, Apollonius n’a ni pu ni voulu se dégager complètement de ces sombres traditions. Il a rejeté dans l’ombre, indiqué par de courtes ou vagues allusions ce terrible avenir qui lui est réservé ; mais il a dû conserver certains traits dont l’absence l’eût absolument défigurée, et il a même raconté le meurtre d’Apsyrte, qui faisait partie de son sujet. Cette double nécessité le condamnait à des disparates que son goût n’a pas su toujours atténuer.

Ainsi un caractère essentiel de Médée, c’est sa qualité de magicienne. Il n’est pas possible de l’en dépouiller ; autrement la conquête de la toison d’or ne se ferait pas et il n’y aurait pas de poème. Mais on ne peut se dissimuler que ce caractère se concilie médiocrement avec la naïve timidité d’une jeune fille. Le seul moyen de sauver cette inévitable contradiction, c’était sans doute de ne pas insister sur cette qualité de magicienne, de la considérer comme un attribut, presque comme un costume connu et accepté d’avance, qui s’indique, mais ne se décrit pas. Apollonius s’en est bien gardé : comment aurait-il sacrifié la partie la plus merveilleuse de son sujet et renoncé à la meilleure occasion de montrer son talent descriptif ? Non-seulement donc, au milieu des progrès de la passion naissante de Médée, nous apprenons qu’elle tient d’Hécate une science redoutable, qu’elle connaît les propriétés merveilleuses de toutes les plantes, qu’elle peut empêcher le feu de brûler, arrêter les fleuves et enchaîner les astres ; non-seulement elle donne à Jason les moyens de sortir vainqueur des épreuves imposées par Éétès, et ses incantations endorment le dragon qui garde la toison d’or ; mais quand elle se décide à prendre dans sa cassette, sorte de pharmacie magique, l’onguent qui rendra Jason invulnérable, il faut que le poète nous la montre cueillant la plante qui a servi à faire cet onguent ; et avec quel appareil de circonstances frappantes et de prodiges ! C’est dans les gorges sauvages du Caucase, au milieu de la nuit ; elle est vêtue de noir ; sept fois elle s’est plongée dans une eau courante et sept fois elle a invoqué Brimo (un nom d’Hécate), « Brimo qui erre dans les ténèbres, la déesse infernale qui règne sur les morts ; » et, au moment où, dans le creux d’une coquille de la mer Caspienne, elle recueille le suc précieux, la terre tressaille et mugit, et Prométhée lui-même, étreint par une douleur furieuse, gémit sur son rocher. C’est que cette plante prodigieuse, dont la fleur d’un jaune de safran est supportée par une double tige et dont la racine a l’apparence de la chair fraîchement coupée, c’est le sang même du Titan, tombé du bec de l’aigle qui dévore ses entrailles. Assurément, si cette fantasmagorie produit quelque effet, ce n’est pas au profit des qualités douces et ingénues de Médée. Mais que dire du trait qui termine le récit de sa fuite de la maison paternelle ? Les portes, par la vertu de ses enchantemens, se sont ouvertes d’elles-mêmes et, malgré la nuit, elle se dirige sûrement dans les chemins « qu’elle connaît bien pour les avoir souvent parcourus en errant parmi les cadavres à la recherche des racines, comme font les magiciennes. » La lune la voit, et dans le plus étrange discours, elle se réjouit de cette compensation aux humiliations qu’elle a subies elle-même : Médée aime comme elle ; celle dont les enchantemens l’ont souvent contrainte à quitter le ciel pour lui procurer les ténèbres nécessaires à ses pratiques (il est vrai qu’elle en profitait pour visiter Endymion dans la caverne du Latmos), la voici réduite à son tour à se rendre pendant la nuit auprès de l’objet de sa passion ! Il faut reconnaître que ces discordances sont soigneusement exclues des jolis passages où est peint l’amour de Médée ; mais il était difficile de revenir plus malheureusement aux données de la légende.

Quant au meurtre d’Apsyrte, c’est un odieux guet-apens où la perfidie ne se relève même pas par le courage. La responsabilité en est, il est vrai, partagée par Jason, le triste héros du poème ; mais s’il a la première idée du piège, c’est Médée qui en combine l’artifice avec sa science du mensonge et qui se charge d’y attirer la victime. Elie est là quand son frère est surpris et frappé ; elle détourne la tête et se cache les yeux, mais le sang du meurtre rejaillit sur son voile blanc : c’est le symbole de la souillure morale dont elle est atteinte. On peut dire qu’à ce moment le poète veut rentrer dans la tradition et rendre Médée à son caractère consacré. Il n’en est pas moins fâcheux que les traits charmans qu’il s’était plu à dessiner soient condamnés à s’effacer sous nos yeux, et que cette douce figure ne nous ait apparu que pour s’évanouir bientôt.

Le défaut originel de cette conception d’une Médée aimable et touchante ne se montre pas moins dans le cadre où elle est inévitablement placée. Apollonius, entraîné par l’imitation d’Homère, — un de ses perpétuels soucis, dont M. Couat n’a pas assez parlé, — refait les charmantes scènes du voyage de Nausicaa à l’embouchure du fleuve et de ses jeux au milieu de cette nature à la fois sauvage et gracieuse. Médée monte de même sur un char attelé de mulets, avec son cortège de jeunes vierges ; de même, elle est comparée à Diane entourée de ses nymphes ; elle cueille en chantant des fleurs avec ses compagnes. Mais ces peintures et ces images, si naturelles chez Homère et si bien fondues dans une impression dominante, ne vont pas ici tout simplement. Nous ne nous abandonnons pas au plaisir qu’elles nous causent sans quelque trouble et sans quelque inquiétude. Cette prairie émaillée de fleurs où s’ébattent les jeunes filles est tout près du temple d’Hécate, la terrible déesse ; non loin de là est la plaine de Mars avec ses taureaux qui vomissent la flamme, ainsi que le bois où veille le monstrueux dragon, et nous voyons à l’horizon les sommets affreux du Caucase que le poète vient précisément de nous rappeler.

Virgile, lui aussi, subira le charme d’Homère et comparera sa Didon à Diane, accompagnée de ses nymphes ; mais comme cette comparaison et toutes les impressions de la nature environnante s’accorderont avec le drame de l’amour et se mêleront heureusement à son mouvement et à ses émotions ! C’est au milieu des forêts et au bord de la mer que la ville naissante élève ses magnificences. Sur la mer, Didon voit du haut de son palais fuir le vaisseau d’Énée, et bientôt la clarté de son bûcher ira l’y poursuivre ; dans les forêts se répandent les chasses des deux amans. Par instans, le drame semble tout pénétré de ces impressions de la nature voisine. De là le pathétique particulier de la plainte de Didon, enviant la facile et paisible innocence de la bête sauvage :

Non licuit thalami expertem sine crimine vitam
Degere more feræ !…

Ce cri de l’âme humaine rejetant sous la fatale étreinte du mal le triste privilège de la passion, de la souffrance morale et du crime, dépasse la portée d’Apollonius, de même qu’en général il n’atteint pas à cet art supérieur de composition qui réunit dans un ensemble harmonieux ce que le poète imite et ce qu’il invente.


III.

La peinture elle-même de l’amour de Médée est d’une incontestable beauté ; mais si l’on y recherche les signes de l’alexandrinisme, qui se compose surtout de faiblesses, il faut bien avoir le courage d’y introduire la critique. Je ne voudrais pas abuser de la comparaison avec Virgile, qui s’est proposé un autre objet : il a voulu faire une tragédie et nous a donné, en effet, la plus touchante de l’antiquité. Mais comment ne pas remarquer combien Apollonius, qui, sans viser aux grands effets pathétiques, prétendait assurément être un peintre dramatique de la passion, paraît moins vivant ? Ce n’est pas que la jeune fille n’agisse sous nos yeux, qu’il ne nous la fasse entendre, et qu’il ne nous charme par beaucoup de traits naturels. Mais dans ses longs développemens tout est successif ; il ne connaît pas cette puissante concentration de la vie qui ne se révèle qu’aux grands artistes ; il a peu de ces expressions concises qui abondent chez Virgile, de ces mots qui font pénétrer au fond de l’âme et ouvrent d’un seul coup à l’imagination la vue de toute une scène. Ce n’est pas non plus qu’il ne nous montre les gestes et les attitudes de ses personnages. Il y a, au contraire, chez lui, une plastique très étudiée. Voici Médée après ces effusions où sa passion s’est livrée tout entière à l’étranger dont elle s’est faite la complice contre son père. Elle est revenue chez elle sans avoir conscience de ses mouvemens, sans voir ses compagnes qui l’entourent, sans entendre sa sœur qui lui parle. Rentrée dans sa chambre, « elle s’assit sur un siège bas au-dessous de son lit, penchée de côté et la joue appuyée sur la main gauche ; les yeux humides de larmes, elle pensait à quelle action coupable elle avait associé son dessein. » On ne peut nier que cette gracieuse recherche du détail pittoresque, tout à fait dans le goût d’Euripide, ne soit expressive ; mais le grand art antique, sans s’occuper en détail de l’expression, sans même tracer le contour des figures, en imprimait plus profondément l’image dans l’esprit : tant le dessin général des scènes était net et fortement conçu ! Virgile trouvera moyen de rentrer dans cette grande tradition.

Avec cette grâce minutieuse d’imagination descriptive vont bien certaines délicatesses qui réduisent ingénieusement les traits de la légende de Médée aux proportions de l’élégie amoureuse ; par exemple, cette expression de la jalousie naissante : « Souviens-toi de moi, quand tu seras retourné dans ta patrie, dit-elle à Jason comme à Ulysse Nausicaa… (Si tu m’oubliais) puisse me venir de loin quelque bruit, ou quelque oiseau porteur de cette nouvelle, ou puissé-je moi-même, enlevée par les vents rapides au-dessus de la mer jusqu’à Iolcos, te porter mes reproches et te rappeler en face que je t’ai sauvé ! Puissé-je apparaître tout à coup à ton foyer dans ta maison ! » Un oiseau messager, des rêves, de gracieux fantômes que se forge une imagination de jeune fille : est-ce bien de Médée qu’il s’agit et de cette formidable passion qui inventera les plus monstrueuses vengeances ? S’il y a là quelque atteinte de l’afféterie alexandrine, du moins le poète est-il dans le caractère de son sujet, tel qu’il l’a conçu ; mais cette conception lui imposait-elle une analyse physiologique de la douleur particulière que produisent les tourmens de l’amour par leur continuité ? Il paraît que, d’après les observations des alexandrins, le point sensible est dans les muscles de la nuque. Cette recherche curieuse du détail réel s’alliant à la rêverie romanesque est une marque du temps que ne relèveront pas sans intérêt ceux qui seraient tentés d’établir quelque comparaison entre les alexandrins et nous-mêmes.

Quand les poètes sont si habiles à décrire, en général, ils s’entendent moins à combiner une action. Les combinaisons dramatiques sont faibles chez Apollonius. Il n’enchaîne pas, ne fait marcher l’action que péniblement et n’arrive aux scènes intéressantes que par des préparations laborieuses. Rien de plus gauche, malgré des détails spirituels, que la manière dont il ménage le tête-à-tête de Jason et de Médée, cette scène qui est le triomphe de son art. Jason, qui nécessairement doit arriver seul au rendez-vous, part avec deux compagnons, Argus et Mopsus. On comprend, à la rigueur, qu’Argus le conduise ; neveu de Médée, il a servi d’intermédiaire, et, menacé par la colère de son aïeul Éétès, il est directement intéressé au succès de cette délicate négociation. Mais à quoi bon la présence de Mopsus ? On découvrira tout à l’heure qu’il est le plus nécessaire des deux, car, en sa qualité de devin, il comprend le langage des oiseaux, et il va se rendre fort utile en faisant usage de cette faculté. En effet, le hasard voudra qu’il rencontre en route une corneille qui, du haut d’un peuplier, le saluera de cette apostrophe satirique : « Le fameux devin qui n’est pas capable de trouver ce que savent même les petits enfans, qu’une jeune fille ne dira pas un mot de douceur ni d’amour à un jeune garçon, s’il vient accompagné !… » Mopsus sourit et reste à l’écart avec Argus. Voilà donc la présence de Mopsus expliquée : il est là pour comprendre l’avis de la corneille et pour retenir Argus. On trouvera sans doute qu’il eût été plus simple de se passer à la fois de la corneille, de Mopsus et même d’Argus, qui, en réalité, ne sert à rien. Cette suppression n’aurait nullement nui à l’effet de la belle scène qui vient après.

Médée, de son côté, a dû aussi échapper à la présence gênante de ses compagnons. Le moyen imaginé par Apollonius, pour être moins cherché, n’en vaut peut-être pas mieux. Médée a recours au mensonge, et de telle sorte qu’elle se donne une apparence de cupidité et de perfidie. Est-ce une manière de laisser apercevoir le naturel pervers de cette barbare que son amour pour un Grec va transfigurer pendant quelques instans ? Rien n’est moins certain, et, en tout cas, ce jour odieux, jeté à ce moment sur son caractère, nous gâterait d’avance l’impression de ces naïves et tendres émotions par lesquelles le poète veut nous charmer. Cela prouve une fois de plus qu’il ne faut pas demander à un alexandrin la simplicité ni la franchise des effets. Nous touchons ici à un défaut plus grave que ne l’était l’introduction inutile d’un merveilleux d’apologue dans une épopée. C’est que, dans toute cette partie du poème où Apollonius s’est proposé de rendre son héroïne touchante, l’intérêt qu’elle inspire s’affaiblit par instans ou n’est pas assez profond. Cela vient surtout de ce que, dans cette lutte impuissante qu’elle soutient contre la passion, il n’y a guère chez elle d’autre élément moral que le sentiment de la pudeur. Ce sont les révoltes instinctives de la pudeur qui produisent ses hésitations répétées, qui inspirent ses monologues et déterminent ses pantomimes expressives, qui irritent ses souffrances jusqu’au désir du suicide. Sans doute, il n’y a rien là que de logique, puisque ce sont les sens qui, chez elle, sont subjugués par la violence de la divinité. Qu’est-ce d’ailleurs pour Médée que la famille et la patrie ? Son père, le terrible Éétès, n’a guère plus de consistance que le peuple soumis à son sceptre, les barbares habitans de la fabuleuse Colchide. Elle peut avoir, il est vrai, le souci de son honneur, et elle l’a ; mais c’est précisément pour détruire la dernière ressource de sa vertu chancelante, pour lui faire rejeter la pensée d’une mort volontaire : elle se représente l’inutilité de cette mort pour sa réputation. Se souvenant sans doute des jolis vers où Nausicaa dit à Ulysse les malins propos auxquels il l’exposerait s’il l’accompagnait dans les rues de la ville, elle voit les femmes accourir de tous côtés à la nouvelle de son suicide et échanger leurs réflexions insultantes sur cet égarement qui l’a entraînée à se tuer pour un étranger en déshonorant sa famille. Ce petit tableau de genre, qui transforme en commères les habitantes de la merveilleuse Æa, ne suffit peut-être pas pour relever l’amour de Médée. Didon, elle aussi, est la victime d’une irrésistible passion qui la possède tout entière, corps et âme. Elle n’en a pas seulement les souffrances, elle en a les fureurs, qui la dévorent jusqu’aux os : est mollis flamma medullas… Mais, pendant qu’elle presse sur son sein le dieu implacable qui se cache sous les traits d’Ascagne, elle écoute Énée comme Desdémone écoutera Othello, elle subit le prestige de sa renommée, de ses aventures, de ses exploits, et c’est sous le charme de l’admiration qu’elle boit à longs traits le poison de l’amour. À cet entraînement d’une nature plus relevée se mêlent d’ailleurs, du moins au début, des pensées de gloire : quelle ne sera pas la destinée du nouvel empire, conduit par un pareil héros ! Mais qu’est-il besoin de commenter la Didon de Virgile ?

Ce genre d’infériorité de Médée est d’autant plus remarquable qu’une pensée morale domine toute la suite des faits : on pourrait dire une moralité, si la volonté de l’héroïne était plus libre, car, depuis le commencement jusqu’à la fin, Médée est un exemple des funestes conséquences de la passion. « Impitoyable amour ! s’écrie l’auteur, odieux fléau pour les mortels, de toi viennent les pernicieuses querelles, les gémissemens, les pleurs et une infinité de souffrances ! » L’apostrophe est assez froide et ne donne qu’une atténuation fort insuffisante au moment où la sœur vient de combiner l’assassinat du frère ; du moins marque-t-elle bien la pensée du poète. À peine l’amour s’est-il emparé de Médée, qu’elle est livrée presque sans trêve à de cruelles souffrances. Le mal physique et le mal moral, la crainte du présent et de l’avenir, le trouble de l’imagination, le désespoir, même quelques remords perpétuent et renouvellent ses tourmens. Et lorsqu’elle aura quitté la maison paternelle, viendra tout de suite l’humiliation, puis bientôt le crime. Elle se dégradera de plus en plus. Réduite à embrasser les genoux de l’homme pour qui elle a trahi les siens, se sentant à la merci d’une troupe d’étrangers, les périlleuses aventures qu’elle partage l’amènent chez la sœur de son père. Est-ce enfin pour y trouver un appui ? Circé, avec une sévérité qu’on n’attendrait pas de son caractère mythologique, la condamne en repoussant ses prières et la chasse toute tremblante. Au milieu de tant d’épreuves, la pitié du poète lui ménage dans l’avenir une consolation : après sa vie en ce monde, elle se reposera dans la plaine élyséenne, où elle deviendra l’épouse d’Achille. Mais ce mouvement d’humanité, autorisé d’ailleurs par certaines traditions, ne profite ni à Médée, qui n’en sait rien, ni au poète lui-même, qu’il inspire fort malheureusement. C’est Thétis qui est informée de cet arrêt de la destinée ; Junon le lui apprend en lui demandant ses bons offices pour que les Argonautes traversent impunément les Roches errantes, et, comme Médée est sur le navire Argo, elle use par anticipation de cet argument inattendu : « Belle-mère, secours ta bru ! »

Quant au mariage avec Jason, le seul auquel pense Médée, elle l’obtient enfin, mais au prix de quelles angoisses et sous quelle triste impression de nécessité ! Tout d’un coup, pendant la nuit, Jason apprend que, s’il n’a pas épousé Médée avant le lendemain matin, le roi Alcinoüs ne s’opposera pas à ce qu’elle soit emmenée par la nombreuse armée qu’Éétès a envoyée à sa poursuite. Il faut rendre à Jason la justice de dire qu’il ne fait aucune difficulté ; mais on avouera que ce mariage improvisé par contrainte est médiocrement favorable à la dignité des deux amans. Et pourtant on aurait tort de prêter ici à l’auteur l’intention d’humilier complètement son héroïne. C’est, au contraire, le moment où s’arrête cette pensée morale qui paraît l’avoir guidé jusqu’ici. Le fratricide est expié ; les rites de l’expiation, minutieusement décrite, ont été accomplis dans le palais de Circé ; Médée a recouvré son innocence, et, avant de l’abandonner à sa sombre destinée au-delà des limites du poème, Apollonius se croit libre de faire du mariage lui-même une scène brillante où il déploiera toutes les ressources de son invention et de son art. Ce morceau est, en effet, un de ceux qui prêtent le mieux à l’étude du talent d’Apollonius.

Des deux parties dont il se compose, la célébration de l’hyménée et la fête du lendemain, la première est de beaucoup la plus remarquable. La seconde, un peu confuse et un peu chargée, où les petites combinaisons du poète, ses recherches ingénieuses, son souci de la grâce et du pittoresque en même temps que de l’érudition mythologique se distinguent facilement, marque bien, en somme, un dessein arrêté de rassembler sur la description du mariage de Médée et de Jason les seuls rayons de lumière heureuse dont le poème soit éclairé. Il y a dans la première une invention plus originale, un effet plus net et plus hardi. L’hymen a lieu pendant la nuit dans la grotte de Macris ; à la porte, les Argonautes, la lance à la main, par crainte d’une surprise des ennemis, mais couronnés de feuillage, chantent le chant d’hyménée qu’Orphée accompagne sur sa lyre ; l’intérieur est resplendissant. Sur le lit nuptial est étendue la toison d’or, le prix même de cette conquête accomplie par l’amour de l’épouse : elle remplit la grotte de son éclat et enveloppe de sa merveilleuse lumière une foule de nymphes que Junon a envoyées des vallées et des montagnes voisines. Les mains chargées de fleurs, elles s’approchent timides, n’osant céder à leur envie de toucher à la divine toison, et déploient au-dessus des époux leurs voiles parfumés.

Après les descriptions développées d’Apollonius, il est curieux de lire les neuf vers où Virgile a enfermé sa puissante imitation ; non pas pour comparer, car son dessein est très différent, et les traits qu’il imite avec le plus d’exactitude n’appartiennent même pas à ce passage des Argonautiques ; mais, pour reconnaître une fois de plus combien son œuvre, indépendamment de la beauté supérieure des vers, vaut par une harmonie de composition qui vient avant tout d’une conception forte et une. Et cependant ici il plie la religion à ses combinaisons particulières avec une liberté au moins égale à celle des alexandrins. Il donne à Junon, qui préside à l’union d’Énée et de Didon comme à celle de Jason et de Médée, le nom respecté de Pronuba, un de ceux qu’elle porte comme déesse du mariage légitime, précisément au moment où elle assure le succès d’une surprise de l’amour et emprunte le rôle de Vénus. De la part du pieux Virgile, la hardiesse est assez grande. Cette confusion volontaire qu’il fait dans un passage capital ne trompe ni Didon elle-même, malgré ses efforts pour s’abuser, ni surtout Énée, qui ne sait que trop nettement la valeur d’un tel engagement ; il faut croire cependant qu’elle trompe le lecteur, car elle n’a été relevée par personne. C’est que l’imagination est fortement saisie et par le trouble de la nature, que Junon, fidèle cette fois à son caractère, associe à cette funeste union, accomplie au milieu des bruits de la tempête et des hurlemens des nymphes sur les montagnes, et par l’entraînement fatal de la passion. L’équivoque calculée du poète disparaît dans le mouvement qui emporte tout. La Didon de Virgile, toutes les fois qu’il s’est souvenu d’Apollonius, nous ramène invinciblement à elle et nous retient. Il est à remarquer que cet amour, qui n’était qu’un épisode et tenait beaucoup moins au fond du sujet dans l’Énéide que celui de Médée dans les Argonautiques, y est rattaché par des liens si intimes qu’il fait corps avec le poème. Il n’en est pas seulement la partie la plus originale et la plus touchante ; il se confond avec l’idée principale, l’idée de la fondation et des destinées de Rome, qu’il exprime sous sa forme la plus dramatique, en intéressant au plus puissant obstacle qui ait pu les empêcher.

li serait facile de multiplier ces observations auxquelles la Médée d’Apollonius prête, soit par elle-même, soit par les rapprochemens qu’elle suggère. Ce qui serait plus important, ce serait d’insister sur un examen de la langue et de la versification. La langue surtout pourrait être l’objet d’une analyse très instructive sur les tendances et les ressources des alexandrins et, en particulier, du poète des Argonautiques. Comment il emploie les anciennes formes épiques et quelles sont celles qu’il préfère, comment il les imite, en reproduisant ou dénaturant les tours et les expressions, ce qu’il y mêle de mots et d’habitudes modernes, quel est le goût qui préside à tout ce travail et détermine la couleur dominante : ces points seraient intéressans à éclaircir pour l’intelligence de l’alexandrinisme, et aussi pour la connaissance générale des allures de l’esprit humain aux âges de civilisation avancée où le poète écrit dans une atmosphère de science et de raffinement moral.

En indiquant les caractères de l’alexandrinisme dans la Médée d’Apollonius, j’ai principalement insisté sur les côtés faibles et sur les défauts, parce que la critique s’en est moins occupée. Il est évident qu’une appréciation complète devrait, pour être équitable, s’étendre beaucoup sur le talent déployé dans les peintures de l’amour au iiie livre du poème. Ce travail a été fait en grande partie par Sainte-Beuve, qui a pris la meilleure manière de faire valoir le poète : il l’a beaucoup cité. En lisant cette quantité de charmans morceaux, que son goût n’a pas eu de peine à distinguer, on est naturellement conduit à conclure sur le point capital : le degré d’originalité et de puissance de l’art alexandrin chez le premier poète de l’école. Tel est, en effet, nous l’avons dit, le mérite de la Médée d’Apollonius : elle donne la mesure de cet art, elle en est l’œuvre durable et féconde. Très grecque de style et de couleur, elle a en même temps un caractère très moderne par la nature de l’expression des sentimens, car elle contient la première peinture détaillée de la passion dont, après tant de siècles, le théâtre et le roman vivent encore. Après le coup soudain qui fait naître dans le cœur de Médée cette passion et par lequel le dieu antique prend souverainement possession de sa victime, que de traits, alors nouveaux, se retrouveront dans cette riche littérature de l’amour où se répandra, depuis Virgile, l’imagination des poètes et des romanciers ! Un progrès fatal à travers les combats, les alternatives, les contradictions ; le trouble de l’âme qui se trahit à l’extérieur par l’altération subite des traits, par les mouvemens et les altitudes ; une foule de passions secondaires et d’émotions se rattachant à la passion principale : l’admiration, la pitié, la jalousie naissante, l’ardeur du dévoûment, l’égarement de l’imagination ; le chagrin et le désespoir même avant tout événement ; le dégoût de la vie, qui cède brusquement à une rébellion de la nature et de la jeunesse : on pourrait prolonger l’énumération de ces délicates analyses et de ces expressives peintures, que le poète ancien multiplie avec une richesse infinie et où l’art moderne se reconnaît. La plus charmante scène, celle de l’aveu, est par momens d’une exquise beauté. J’aime en particulier ce long entretien qui succède à un admirable élan de passion muette de la part de la jeune fille, sorte de doux et harmonieux bavardage où son âme s’épanche et sa pensée s’oublie. Depuis Homère, la nature n’avait pas parlé avec cet abandon, qui semble étranger à toute préoccupation d’art et qui peut être plus expressif que les savantes concentrations de l’éloquence oratoire et du drame.

Sous l’impression de ces jolis vers, on ne comprend plus les attaques de Callimaque et de son école contre la banalité de cette Ambitieuse imitation d’Homère. Est-il bien sûr qu’Apollonius ait voulu faire une épopée homérique et non pas se lancer dans des voies moins frayées ? La vérité est qu’il a voulu les deux : s’inspirer d’Homère et concilier avec cette inspiration des inspirations contemporaines. À combien de critiques il s’exposait en essayant une conciliation de ce genre, c’est ce que ses adversaires lui ont fait voir et ce qui se reconnaît sans peine encore aujourd’hui. On ne doit cependant ni le blâmer ni le plaindre. Heureux le poète qui, dans un âge d’épuisement et de décadence, peut, pour n’importe quelle cause, confiance naïve ou instinct de génie, enfanter et faire vivre une œuvre considérable, et, quelque imbu qu’il soit des défauts de son temps, réussit à marquer son empreinte personnelle dans une création qui charmera le monde pendant de longs siècles ! Telle a été la destinée de la Médée d’Apollonius.


Jules Girard.
  1. La Poésie alexandrine sous les trois premiers Ptolémées, par M. Auguste Couat, doyen de la faculté des lettres de Bordeaux. Paris ; Hachette, 1882.
  2. M. Couat voudrait voir une de ces réponses dans une épigramme qu’il interprète ingénieusement. Nous croyons que, pour les derniers vers, il fait violence au texte et détourne dans un sens littéraire une pièce qui est simplement érotique comme ses voisines dans le recueil.
  3. La Médée d’Apollonius (Revue des Deux Mondes, 1845, t. iii, p. 890 et suiv.).