L’Allemagne depuis la guerre de 1866/08

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L'ALLEMAGNE
DEPUIS LA GUERRE DE 1866

VIII.
DEAK FERENCZ[1]

Dans nos sociétés démocratiques, dit-on, il n’est plus d’homme, si éminent qu’il soit, qui exerce une influence décisive sur la marche des événemens : les peuples obéissent à certains courans d’idées qui les emportent malgré tout. Cette proposition n’est vraie qu’à moitié. Les hommes qui ne sont grands que parce qu’ils disposent d’un grand pouvoir ne sont plus autant qu’autrefois, il faut l’espérer, les maîtres de disposer à leur gré du sort de l’humanité; mais jamais ceux qui représentent un principe de justice n’ont exercé une action plus prompte, plus irrésistible, plus souveraine. Un soldat de fortune, vaincu, exilé, pauvre, sans autre bien que son épée, sort on ne sait d’où, met en fuite des armées, prend des villes au galop de son cheval, conquiert des royaumes, et, constituant l’unité de l’Italie, fonde en Europe un nouvel état de premier ordre. L’histoire, l’épopée même offre-t-elle un spectacle plus extraordinaire et un plus prodigieux changement accompli en moins de temps par un seul homme ? Ailleurs, nous avons vu un simple avocat, inconnu en Europe, porté à la tête d’une nation héroïque par le seul renom de sa vertu, dicter les conditions de la reconstitution de l’empire d’Autriche, assurer au descendant de tant d’empereurs la couronne de saint Étienne, et encore aujourd’hui, disposant de la confiance de ses concitoyens, tenir dans ses mains le sort de ce puissant état et en position de jeter ainsi un poids décisif dans la balance en cas de conflagration générale. Cet homme, c’est François Deák. Depuis que l’attention se porte sur les affaires d’Allemagne, on entend sans cesse répéter son nom, et je ne vois guère en Europe de citoyen disposant d’une pareille puissance. Il ne sera donc pas sans intérêt de faire connaître sa vie et ses opinions.


I.

François Deák naquit le 13 octobre 1803 à Söjtör[2], dans le comitat de Zala. Son père y possédait une propriété rurale qu’il faisait valoir lui-même, comme tous les propriétaires hongrois, et dont les produits suffisaient à ses modestes besoins. Les Deák appartenaient à la classe moyenne de la noblesse ; ils étaient cependant d’ancienne famille : la mère du fameux Verböczy, l’auteur du corpus juris hongrois, s’appelait Apollonia Deák, de Deákfalva. Ils portaient dans leur écusson un livre et une plume, emblèmes d’aspect peu féodal, mais qui semblaient indiquer d’avance d’où devait provenir l’illustration de ce nom, jusqu’à ce jour inconnu à l’histoire. François Deák fit ses humanités à Györ, puis étudia le droit à Raab. Il y débuta même comme avocat ; mais, tout en plaidant et en s’initiant aux arcanes de la jurisprudence, il s’occupait avec passion de politique, comme tout le monde en Hongrie à cette époque.

La résistance séculaire et indomptable des Magyars contre les empiétemens de la cour de Vienne, suspendue pendant les guerres de Napoléon, venait de se réveiller plus ardente que jamais. Contrairement au texte des anciennes lois hongroises, la diète n’avait plus été convoquée depuis 1811. De 1822 à 1824, le gouvernement, pour éviter de réunir une assemblée dont il craignait les exigences, s’efforça d’obtenir directement des comitats les subsides et les recrues dont il avait besoin. Espérant que des gens dont il aurait comblé les vœux ne lui refuseraient rien, il confirma le droit de vote individuel des innombrables membres de la petite noblesse. Dans le comitat de Zala, il y en avait plus de vingt mille, cultivant la terre de leurs propres mains ou vivant dans un état voisin de l’indigence. Pauvres, mais fiers, ignorans, mais d’autant plus orgueilleux de leur sang magyare, ils formaient la partie la plus remuante de la nation, celle dont l’hostilité contre l’Autriche était la plus enracinée, la plus irréconciliable. En s’adressant directement à eux et en leur accordant ainsi un pouvoir que la constitution n’attribuait qu’à la diète, le gouvernement commit une de ces fautes auxquelles n’échappent guère les dynasties qui veulent résister aux progrès légitimes de la liberté, même aux dépens de la légalité. Il n’obtint pas ce qu’il désirait; partout des orateurs populaires enflammèrent l’esprit d’opposition. Il fallut bien finir par convoquer la diète. — Quand elle se réunit en 1825, l’Autriche vit avec effroi se redresser devant elle, sur son propre territoire, dans la ville royale de Presbourg, ces principes de la révolution, ces aspirations vers l’égalité et la liberté que la sainte-alliance et la France du droit divin venaient d’écraser en Italie et en Espagne. Les chambres rédigèrent une proclamation pleine de menaces, et proposèrent de mettre les commissaires royaux en accusation. L’orage ne fut conjuré que par l’intervention conciliante du palatin et par des concessions de la cour de Vienne. L’assemblée de 1825 fut appelée la diète de la renaissance, parce que c’est de là en effet que date en Hongrie le réveil de la vie politique, qui n’a cessé depuis d’acquérir sans cesse plus de puissance et plus d’éclat malgré les revers de 1849 et le régime de compression à outrance dont ils furent suivis.

Le jeune Deák se jeta sans hésiter dans le mouvement libéral qui emportait alors presque tous ses concitoyens. Il prit une part active aux débats ardens qui ne manquaient pas de s’ouvrir à toutes les réunions de la congrégation du comitat de Zala. Il avait droit d’y assister en sa double qualité de noble et d’avocat. Quatre fois par an se réunissait, comme on sait, au chef-lieu de tous les comitats la congrégation, à laquelle pouvaient prendre part tous les nobles, — il y en avait plus de six cent mille dans le royaume, — et les personnes remplissant une fonction libérale, comme les ministres du culte, les médecins, les instituteurs, les notaires, les hommes de loi. En temps ordinaire, le nombre des assistans était très restreint; mais dès qu’une question importante était à l’ordre du jour, il y avait foule, la réunion devenait orageuse, les orateurs parlaient tour à tour au milieu des interruptions ou des applaudissemens, et souvent les partis opposés en venaient aux mains. Cette assemblée départementale avait à choisir les fonctionnaires de toutes les catégories, juges, sous-préfets, officiers de police, notaires, et les deux représentans que chacun des cinquante-deux comitats avait le droit d’envoyer à la diète centrale. Nulle part, sauf peut-être aux États-Unis, l’élection directe ne joue un rôle aussi prédominant qu’en Hongrie. Là véritablement on peut dire que tous les pouvoirs émanent de la nation. Comme les représentans recevaient des instructions, c’est-à-dire un mandat impératif, la congrégation discutait d’abord toutes les questions que devait aborder ensuite la diète. Elle se transformait alors en un meeting à la façon anglaise, ou plutôt en un club semblable à ceux que la révolution de 1789 et celle de 1848 ont fait surgir en France. Les chefs de parti et les tribuns populaires, les députés influens et les orateurs de cabaret y prenaient tour à tour la parole, car c’est là en définitive que se décidait la marche des affaires. Qu’un régime aussi ultra-démocratique avec un mécanisme représentatif aussi défectueux n’ait produit que de bons résultats tant que la main du despotisme ne l’a point faussé, cela fait le plus grand honneur à la nation hongroise et prouve une fois de plus l’action modératrice de la pleine liberté.

Le jeune Deák acquit bientôt dans les assemblées de son comitat une influence que justifiaient la maturité précoce de son esprit et ses profondes connaissances juridiques. Il partageait les idées de l’opposition ; il voulait introduire dans l’organisation sociale de la Hongrie ces principes d’égalité et de justice qui sont devenus le patrimoine commun de l’humanité et le premier besoin des peuples civilisés ; mais en même temps il était décidé à défendre les antiques libertés de son pays et à faire prévaloir sa langue, ses institutions, sa nationalité. Il apportait dans les débats une grande clarté d’exposition, une déduction serrée en même temps qu’une extrême modération dans les conclusions. Il savait toujours précisément ce qu’il voulait, et il poursuivait son but avec fermeté et persévérance, ce qui est une grande force partout, dans les réunions nombreuses et populaires plus encore qu’ailleurs. à ne tarda point à être accepté comme le chef de son parti dans le comitat, et sa fermeté, sa sagesse, le rendaient déjà digne d’aller le représenter au sein de l’assemblée nationale. De même que la jeunesse grecque se préparait par les luttes de l’arène aux rencontres décisives des champs de bataille, ainsi c’était dans les joutes oratoires des comitats que les jeunes Hongrois, qui visaient à diriger les affaires de leur pays s’exerçaient à l’art si difficile et si noble de la parole, et s’initiaient à la carrière parlementaire. Cette antique institution, qui remonte à plus de mille ans, est encore aujourd’hui la meilleure préparation à la vie publique que puisse posséder un pays libre. C’est à cette école que se sont formés tous les hommes d’état, tous les orateurs de la Hongrie ; c’est par cet organe que l’amour de la liberté a pénétré jusque dans les derniers rangs du peuple. Un pays s’enorgueillira en vain de posséder dans sa capitale un parlement éclatant de lumières et d’éloquence : si dans les provinces il n’y a que des institutions locales privées de vie, d’action et d’indépendance, le régime parlementaire n’aura ni racines dans la nation ni garanties de durée.

Antoine Deák, le frère aîné de François, était député du comitat de Zala à la diète. Son instruction était étendue, son intelligence élevée, mais sa santé se trouvait ébranlée. Se sentant atteint du mal qui devait bientôt l’emporter, il donna sa démission. Comme ses collègues réunis à Presbourg déploraient sa retraite, il leur répondit : « Je vous enverrai à ma place un tout jeune homme qui a plus de savoir et de mérite dans son petit doigt que moi dans toute ma personne. » Il parlait de son frère François, qui fut élu, quoiqu’il n’eût que vingt-deux ans. C’était en 1825. Le jeune député fut parfaitement accueilli par les chefs de l’opposition. C’étaient dans la chambre haute Széchenyi, le grand comte, et le fameux baron Wesselényi, le géant de la Transylvanie, aussi renommé par sa force herculéenne que par l’audace et la fougue de sa parole tonnante, et dans la chambre basse Paul Nagy, l’orateur élégant qui avait fait entendre au sein de l’antique salle de Presbourg les accens de l’éloquence moderne. La première fois que Deák parla, Dionys Pázmándy, qui lui répliqua, le félicita sur son heureux début ; mais ce fut seulement dans la diète de 1832 à 1836 que Deák conquit, sans y avoir visé, la position de leader de l’opposition. À vrai dire, celle-ci manquait de chef. Paul Nagy, par trop de condescendance envers le gouvernement, avait perdu toute influence et était même devenu suspect ; Ragályi avait abandonné le parti du progrès, Kölcsei prononçait d’admirables discours, mais le tact politique lui faisait défaut ; Eugène Beöthy et Moriz Szentkirályi ne s’étaient pas encore fait connaître ; Bernäth et Pázmándy, malgré leur talent, manquaient d’autorité.

Les qualités qui portèrent naturellement Deák à la tête de son parti n’étaient point de celles qui frappent dès l’abord et commandent l’attention. Ses connaissances ne s’étendaient pas à des matières très variées ; mais il avait étudié à fond les annales de son pays, et surtout les précédens de son histoire parlementaire. Sa parole, dépourvue de cet éclat, de cette pompe orientale familière aux Magyars, éclairait d’une vive lumière tous les sujets, découvrait le côté faible de l’adversaire et le réfutait avec une logique impitoyable. Au sein d’une assemblée portée à l’exagération et aux écarts de la parole, l’enchaînement rigoureux de ses idées et sa modération, qui ne lui faisaient demander que ce qui était immédiatement réalisable, lui assuraient une prépondérance incontestée. Guider un parti d’opposition enclin naturellement à tout pousser à l’extrême, le’ discipliner, lui donner de la cohésion, la chose n’est nulle part facile; elle l’est bien moins encore en Hongrie par suite de l’ardeur du tempérament et de la susceptibilité des amours-propres. Il y parvint néanmoins sans effort, sans nulle habileté calculée, par le seul effet de sa façon de penser et d’agir. Il évitait toujours de blesser la vanité de ses amis et même celle de ses ennemis; jamais il ne faisait sentir sa supériorité ni ne se portait au premier rang; il s’efforçait de procurer à ses adhérens l’occasion d’exposer leurs idées et de faire valoir leur mérite. Enfin, quand il exprimait son opinion, il le faisait simplement, avec une sorte de défiance de lui-même et sans vouloir l’imposer aux autres; tous s’y ralliaient néanmoins, parce qu’ils comprenaient qu’elle était la meilleure à suivre.

La diète de 1832 à 1836 est une des plus importantes de ce siècle pour l’histoire de la Hongrie. D’abord vinrent les débats au sujet des grawamina, c’est-à-dire des griefs que l’opposition élevait à la charge d’un gouvernement qui ne pouvait s’habituer à respecter les antiques privilèges de la nation magyare, et qui à tout moment les violait ouvertement ou en méconnaissait l’esprit. La chambre aborda ensuite les projets de réforme sociale. L’opposition demandait l’égalité pour tous et l’abolition des privilèges. Les nobles ne payaient aucun impôt parce qu’ils étaient tenus seuls au service des armes. Tous devaient faire partie de « l’insurrection générale » ou levée en masse qui avait jadis combattu les Turcs, et qui durant les guerres contre Napoléon avait encore fourni 50,000 hommes. Maintenant que la conscription était introduite, il ne restait aucun prétexte à cette exemption de l’impôt, d’autant plus injuste qu’elle était invoquée par un nombre plus grand d’individus. Les paysans, affranchis du servage depuis la fin du siècle dernier, supportaient toutes les charges, et étaient tenus de cultiver par corvées les terres des seigneurs. Ce qui rendait ce régime inique moins intolérable, c’est que « l’imposition royale » était fixée par la loi à une somme d’environ 5 millions de florins, dont le recouvrement s’effectuait par les percepteurs du comitat, et dont la rentrée était loin d’être régulière. Il faut le redire à l’honneur de la haute noblesse hongroise, ce fut elle qui demanda la première l’abolition des privilèges dont elle surtout profitait. Elle était animée de ce généreux esprit de justice qui avait entraîné l’aristocratie française la nuit du 4 août. Au lieu d’encourager ce mouvement d’émancipation, comme l’avaient fait Marie-Thérèse et Joseph II, le cabinet de Vienne y opposa une résistance acharnée, et s’efforça de le comprimer par tous les moyens. Il se présentait néanmoins une difficulté qui exigeait une solution immédiate : il s’agissait de savoir si les nobles seraient obligés de se soumettre au péage qu’il fallait établir sur le magnifique pont suspendu qui aujourd’hui fait à Pesth l’orgueil du Danube, et dont alors Széchenyi avait conçu le projet. Sur le pont de bateaux, le manant seul payait, le noble passait, fier de son inique privilège. C’est à l’occasion de ces questions que Deák prononça une série de discours qui fixèrent sur lui l’attention de tout le pays. Il éleva aussi la voix pour défendre la malheureuse Pologne et pour réclamer le droit d’asile en faveur des Polonais qui s’étaient réfugiés en Hongrie. A partir de ce moment, on vit que son vote décidait du sort d’une proposition, et que sa parole commandait la majorité.

Quand la session fut close, le gouvernement crut devoir recourir aux moyens extrêmes pour comprimer le mouvement qui emportait tout le pays. Il fit condamner Wesselényi et jeter en prison Lovassy et Kossuth, jeunes tribuns qui communiquaient au peuple l’enthousiasme qui les animait. Éternel aveuglement du pouvoir! une nation vient-elle à s’agiter pour obtenir plus de liberté ou de justice, il s’imagine qu’il arrêtera tout en frappant ceux qui paraissent conduire la foule. Il n’arrête rien et prépare l’explosion qui bientôt l’emportera, semblable à un machiniste insensé qui, pour ne pas entendre le bruit strident de la vapeur, fermerait la soupape sans songer que la force bouillonnante à laquelle il a ôté toute issue ne tardera pas à l’anéantir.

La diète de 1839 se réunit enflammée de toutes les colères qui remuaient le pays, et décidée à imposer au gouvernement le respect de ses droits séculaires. Deák était à la tête de l’opposition. Tous les députés de son parti se groupaient autour de lui et en recevaient le mot d’ordre. Il les conduisit avec tant de vigueur, d’ensemble et de sagesse que le gouvernement en fut intimidé. Le palatin alla jusqu’à consulter Deák, et tira de la conférence qu’il eut avec lui la conclusion qu’il était temps de céder. Kossuth fut remis en liberté, mais son ami Lovassy était mort en prison. Le comte Rháday, député du comitat de Pesth, qu’on empêchait d’occuper sa place en l’impliquant dans un procès de lèse-majesté, fut également amnistié. Deák avait acquis assez d’autorité pour servir d’arbitre entre la couronne et la nation, et il était parvenu à les réconcilier en maintenant intactes les libertés constitutionnelles qu’il considérait comme le fondement de l’existence de la Hongrie. Les hommes du pouvoir, les chefs du parti conservateur, s’inclinaient eux-mêmes devant lui, et quand il joua ce rôle extraordinaire pour lequel il semblait prédestiné, il n’avait que trente-six ans.

Un des amis de Deák, L. Töth, nous a tracé de lui à cette époque une vive esquisse. Nous sommes à Presbourg, et la diète est réunie. — Entrons dans le local de ce club, rempli d’une épaisse fumée de tabac, où les députés de l’opposition se réunissent presque chaque soir pour s’entendre sur la marche à suivre dans les débats parlementaires. Demain il y aura une séance importante, car un rescrit impérial est arrivé de Vienne, et il s’agit d’y répondre. L’animation est extrême, l’orgueil national est blessé. On en veut à notre indépendance, s’écrie-t-on de toutes parts; on prétend asservir le libre royaume de saint Etienne. Ces libertés que nous avons su conserver contre trois siècles d’attentats successifs, on veut nous les ravir aujourd’hui, pacifiquement, lentement, doucereusement; mais le sang de nos pères coule encore dans nos veines, et Rákóczi n’est point oublié. — Ainsi parlent les plus exaltés. D’autres prêchent la modération, sans parvenir à se faire écouter. La discussion est brillante, mais elle flotte au hasard. Autant de têtes, autant d’avis différens. Impossible de s’entendre. En ce moment entre dans la salle un homme jeune encore et d’apparence robuste. Sur ses larges épaules s’élève, supportée par un cou assez court, une tête ronde pleine de bonhomie et d’humour. D’épais sourcils ombragent des yeux gris où la malice le dispute à la bonté. Rien en lui n’indique l’orateur. Ses vêtemens sont noirs, propres, mais d’une coupe un peu ancienne. Il tient à la main une grosse canne à pommeau d’ivoire. On dirait un bon bourgeois de Presbourg venant prendre au cabaret son verre de bière quotidien. Il va s’asseoir sur un canapé; il s’y installe à son aise, sans façon, et allume un nouveau cigare à celui qu’il vient de finir. Il suit d’abord la discussion avec une attention sérieuse ; puis, comme on semble attendre son avis, il parle à son tour. Il s’exprime simplement, comme s’il causait. Il expose en peu de mots l’objet du débat. Il montre les points sur lesquels tous sont d’accord et le but qu’on veut atteindre. Il indique avec précision les moyens de réussir, le côté faible par où il faudra attaquer l’adversaire, les concessions qu’on peut lui faire, les droits qu’il faut maintenir à tout prix. Il égaie cette déduction, serrée comme la démonstration d’un théorème, de plaisanteries familières, d’anecdotes, de comparaisons. A cette vive et égale clarté, les sophismes se dissipent, les fureurs se calment, les imaginations magyares se dégrisent. Le bon sens a parlé, la cause est instruite. Le plan de bataille est tracé, on se lève et l’on va souper. Ce bon bourgeois qui gouverne ainsi la majorité de l’assemblée souveraine, c’est François Deák.

Un incident extraordinaire vint encore accroître l’estime que lui avait vouée la nation. Pendant l’agitation qui précéda les élections pour la diète de 1843, il s’était élevé avec force contre l’exemption d’impôt dont jouissait la noblesse. Dans le comitat de Zala, comme partout, deux partis se trouvaient en présence : l’un invoquant le droit acquis, les anciennes traditions, la constitution sainte, dont il ne fallait détacher aucune pierre sous peine de la voir crouler tout entière; l’autre parlant au nom de l’égalité, de la justice, de l’intérêt public, des principes de la civilisation moderne, et visant à conférer les mêmes droits « jusqu’au dernier des zigeuner. » La noblesse indigente, « les pauvres en sandales » (bocskoros namesek), comme on les appelle en Hongrie, étaient très nombreux dans le comitat. Le parti conservateur était parvenu en cette occasion à entraîner la plupart d’entre eux, quoique d’ordinaire ils se prononçassent pour les idées les plus démocratiques. Ni l’argent ni le vin n’avaient été épargnés pour décider les récalcitrans. Le jour de l’élection, ils se réunirent en foule au chef-lieu aux cris incessamment répétés de nem adozùnd ! pas d’impôts! Les élections en Hongrie ne se font point avec cet ordre, ce calme, qu’on apporte en France à cet acte décisif de la vie politique. Ce qui s’y passe rappelle bien plutôt les luttes animées, violentes, souvent grossières, qui éclatent sur les hustings en Angleterre et en Amérique. Les pays libres ne s’effraient pas de ces désordres momentanés. Ce sont les exutoires des colères populaires. Quand sur les flancs d’un volcan s’ouvrent de petits cratères par où la lave peut s’épancher, les grands bouleversemens cessent d’être à craindre. Deák ne fut pas élu. Ses adversaires allèrent même jusqu’à le menacer dans sa paisible retraite de Kehida, mais les partisans de la réforme ne se soumirent pas aussi facilement que leur candidat à l’échec qu’ils venaient de subir. Une seconde épreuve eut lieu. Cette fois ils n’hésitèrent point à suivre l’exemple des conservateurs, et comme eux ils eurent recours aux promesses, à la corruption, à l’intimidation, même aux violences. De nouveau on en vint aux mains, le sang coula, mais ils l’emportèrent. Deák s’était élevé de toute son énergie contre les manœuvres employées par ses amis. Il avait déclaré d’avance qu’il n’accepterait pas un siège conquis, enlevé d’assaut par des moyens qu’il réprouvait. On ne voulut pas le croire; on se persuada qu’une fois élu il ne pourrait refuser. Deák fut inflexible, rien ne put le faire revenir de sa résolution. « Je n’ai pas, disait-il simplement, deux poids et deux mesures; je ne puis user à mon profit de l’illégalité que je blâme chez mes adversaires. » C’était un acte de grand courage qui dut coûter beaucoup à sa vertu, non pour la place de député qu’il perdait, mais à cause du cruel mécompte qu’il infligeait à ceux qui s’étaient dévoués pour le succès de sa candidature. Plusieurs d’entre eux avaient payé de leur personne et de leur bourse au point de s’endetter. En récompense de leurs sacrifices, ils ne recevaient qu’un blâme public d’autant plus cruel qu’il tombait de plus haut. Leur désappointement fut extrême; dans leur colère, ils n’épargnèrent pas à Deák les plus amers reproches. Il sacrifiait, disaient-ils, l’intérêt du parti à l’ambition de se poser en homme d’une probité politique exceptionnelle. Les élections en Hongrie, comme dans tous les pays libres, donnaient lieu au conflit des passions surexcitées; mais jamais nul ne s’était avisé d’en récuser le résultat. Immoler le triomphe des principes à des susceptibilités personnelles et le bien public à d’étroits scrupules, c’était un coupable égoïsme. — En politique, ce qui est le plus difficile, c’est de résister à ses amis. Deák eut ce courage, et par son refus, qu’aucune accusation ne put ébranler, il rendit à son pays un service bien plus grand qu’en allant occuper son siège au parlement. Quand il s’agit de donner à toute une nation une leçon de moralité, des discours sont peu de chose; un acte, un noble exemple, parle plus haut que la plus merveilleuse éloquence.

L’absence de cet homme de bien produisit une impression profonde. Elle fut considérée comme un malheur public, et néanmoins chacun finit par rendre justice aux nobles sentimens qui avaient guidé Deák. « En France, s’écria Eugène Beöthy au sein de la diète, après la mort de Latour d’Auvergne, on continua dans son régiment à faire l’appel de son nom, et une voix répondait : Mort au champ d’honneur. En Allemagne, le jour du couronnement de l’empereur, on demandait : Y a-t-il un Dahlberg dans l’assistance? Je propose qu’à l’ouverture de chaque diète on demande aussi : Deák est-il présent parmi nous ? » Zsedényi, principal adversaire de celui qu’on avait déjà surnommé le grand député de Zala, rendit hommage, suivant l’usage anglais, à son antagoniste politique, et n’hésita point à dire que le plus pur caractère de la Hongrie manquait à la chambre. Les journaux les plus opposés aux opinions de Deák parlèrent dans le même sens. Sans avoir eu d’autre but que celui de remplir son devoir, il obtint un plus beau succès que par ses meilleurs discours : c’était le triomphe de l’honnêteté politique. n fit autant d’honneur à ceux qui le décernèrent qu’à celui qui en fut l’objet. Nul n’osa occuper le siège que Deák avait laissé vacant. A la diète de 1843, le comitat de Zala n’eut plus qu’un seul représentant, le jeune député Chusy. Deák vécut retiré à la campagne, approfondissant les importantes questions qui se débattaient alors à la diète, et suivant d’un œil attentif le mouvement qui emportait la Hongrie vers de si tragiques destinées.

Kossuth, sorti de prison, avait remplacé les correspondances manuscrites qui lui avaient valu sa condamnation par le Pesti Hirlap. C’était le premier journal hongrois dans le sens moderne. Il défendait les droits de la nation avec une vigueur et un courage qui valurent à son rédacteur une popularité inouie. Széchenyi, qui avait donné le branle à cette agitation, commença dès lors à s’en inquiéter. Dans son Kelet népe, il s’efforça de la modérer, et attaqua Kossuth avec tant de vivacité que le chef du parti conservateur, Aurel Dessewffy, se vit forcé de l’en blâmer. Le grand comte avait cru que, comme autrefois, le mouvement n’emporterait que les classes supérieures; mais Kossuth, par son journal et par ses discours enflammés, avait soulevé le pays entier, et, ainsi que Dessewffy le disait très bien à Széchenyi, on ne conduit pas en petit comité un pays où dans cinquante-deux comitats la population a le droit de se réunir quatre fois par an pour tout discuter. Pendant les années qui précédèrent la révolution de 1848, la scission entre les deux nuances du parti réformateur s’accentua de plus en plus. De quel côté se rangeait Deák? Il continuait à vivre dans la retraite. Il ne prononçait pas de discours et ne publiait aucun écrit; mais il demeurait fidèle aux principes qu’il avait défendus. Dans toutes les questions alors débattues, liberté de la presse, égalité des confessions devant la loi, droits électoraux à donner aux villes qui n’étaient presque pas représentées au sein de la diète, suppression des privilèges, il se prononçait en faveur des réformes les plus radicales. Toutefois il voulait y arriver par un progrès régulier, par la légalité; surtout il repoussait absolument les projets de séparation d’avec l’Autriche, qui commençaient à se faire jour. « Je suis, répétait-il souvent, un réformateur, non un révolutionnaire. » L’éminent publiciste, l’ami fidèle de Deák et son collaborateur dans ses plus importans travaux, le baron Eötvös, âgé seulement de trente ans et déjà célèbre par ses romans, ses poésies, ses études de droit public, exprimait dans ses écrits les idées qui leur étaient communes. Tout en défendant Kossuth contre les attaques souvent outrées de Széchenyi, il se séparait de l’éloquent agitateur au sujet de la réorganisation politique de la Hongrie. Kossuth, dans son opposition radicale au gouvernement autrichien, voulait étendre encore les attributions déjà si larges des comitats, de façon que, l’exercice de la souveraineté passant complètement en leurs mains, la Hongrie se serait transformée en une fédération démocratique composée de cinquante-deux états presque entièrement indépendans. C’était évidemment pousser la décentralisation jusqu’à la dissolution de l’état. Eötvös et Deák, s’élevant au-dessus des passions du moment, soutenaient que, quand on aurait un ministère responsable et un parlement investi des pouvoirs qui dans tout pays libre doivent lui appartenir, il ne faudrait pas que, sous prétexte d’autonomie, les assemblées provinciales pussent suspendre l’exécution des lois votées par l’assemblée nationale. Cette grave question des limites du pouvoir central, tant agitée lors de la fondation de la république des États-Unis, et qui préoccupe encore maintenant tous les esprits sérieux, fut alors en Hongrie l’objet de discussions qu’on peut placer à côté de celles de la célèbre publication américaine le Fédéraliste.

En 1846, Deák se sentit atteint d’un mal inconnu qui lui ôtait ses forces. Il chercha à les recouvrer en visitant les lieux de bains de son pays et de l’étranger. Il voyagea en Suisse, en Italie, en France et en Angleterre. Il revint mieux portant, mais trop faible encore pour accepter la candidature qu’on lui offrit aux élections de 1847. La situation de son pays le préoccupait vivement. Il n’y voyait d’issue que le despotisme ou la révolution. Il y avait un désaccord effrayant entre les fondemens et le couronnement de la constitution hongroise. Les rouages du régime représentatif, tel que les siècles l’avaient fait, étaient si compliqués qu’ils n’ouvraient pas de voie régulière aux idées nouvelles qui bouillonnaient dans les assemblées des comitats. Les députés avaient seuls le droit de proposer un changement aux lois en vigueur ; mais ils n’arrivaient guère à faire prévaloir leurs résolutions. Le temps se perdait en discussions irritantes. Quand un projet était soumis à la chambre des magnats, ceux-ci le modifiaient d’ordinaire profondément. Les députés admettaient une partie des amendemens, puis renvoyaient le projet à la chambre haute. C’était un échange de notes et de contre-notes sans fin. Si l’on parvenait à s’entendre, il fallait encore expédier l’élaborat à la chancellerie hongroise de Vienne, qui le renvoyait avec de nouveaux changemens et un rescrit, ou bien qui ne répondait rien. Ainsi la chambre basse, émanée des ardentes assemblées des comitats, se trouvait réduite à l’impuissance. La cour de Vienne faisait-elle quelque promesse, celle-ci était accueillie par une explosion d’eljen ; le représentant du souverain, le personalis regius, se servait-il d’une expression portant atteinte aux droits de la nation, on criait de toutes parts : gravamen, et quelque juriste ressassait les précédens. La diète était donc un excellent boulevard contre l’arbitraire, mais elle ne pouvait devenir un instrument de progrès et de réforme. Malgré beaucoup d’idées généreuses brillamment défendues, malgré les discours éloquens de Klauzál et la tranchante logique de Moritz Szentkirályi, aussi acérée, disait-on, que son scalpel, la diète de 1843-1846 n’avait amené aucun résultat. L’opposition avait manqué d’un chef pour la conduire au combat. Après les élections de 1847, elle en trouva un dans Kossuth, qui avait pris pour mot d’ordre : « avec vous ou sans vous, et même contre vous; » mais tous les députés n’étaient pas disposés à le suivre. Széchenyi insista vivement auprès de Deák pour fonder un parti de la gauche modérée ayant pour devise « le progrès et la liberté sans révolution, » et se donnant pour mission de combattre à la fois Kossuth et le gouvernement. Deák s’y refusa toujours. Il ne croyait pas qu’il lui fût permis d’affaiblir le parti national par une scission déclarée, et il préférait courir les chances d’un soulèvement plutôt que de donner des armes au despotisme. Le parti libéral commença de voir clairement le lien intime qui unissait le sort de la Hongrie à celui des états héréditaires. Aussi longtemps que ceux-ci resteraient soumis à un régime despotique, les libertés hongroises seraient menacées. Le même souverain ne pouvait être à la fois maître absolu à Vienne et roi constitutionnel à Presbourg. La souveraineté du peuple et le self-government anglo-saxon au-delà de la Leitha et la compression à outrance de Metternich en-deçà, un pareil contraste ne pouvait durer. C’est ce que démontrèrent les deux députés du comitat de Tolna, Bezerédj, l’écrivain humanitaire, et Perczel, qui fut plus tard général des honveds. C’était la ferme conviction de Deák. Aussi a-t-il fait insérer dans l’Ausgleich de 1867, qui a établi le dualisme actuel, que, comme la Hongrie, l’autre moitié de l’empire serait dotée d’institutions constitutionnelles.

Il put espérer un moment que ses vœux allaient se réaliser, même pour les états héréditaires, quand le contre-coup de la révolution de février vint, comme un tremblement de terre, jeter bas l’ancien régime. On assure cependant que sa confiance en l’avenir fut vite ébranlée. Quand il vit dans tout l’empire les populations et leurs meneurs si peu préparés à jouir d’une liberté régulière, les dépositaires du pouvoir si imbus des anciennes idées autocratiques, les nationalités si aveuglées, si injustes dans leurs prétentions et leurs haines réciproques, il se sentit pris d’une grande tristesse, et il répétait souvent : « C’est le commencement de la fin. »

Le comte Louis Batthyányi, chargé de former le premier ministère hongrois, était parvenu à y faire entrer Széchenyi et Kossuth, le premier comme ministre des finances, le second comme ministre des travaux publics. Pour établir une entente entre ces deux antagonistes, la veille encore si acharnés l’un contre l’autre, il fallait un intermédiaire dont tous deux respectassent l’autorité. Le sage de Kehida pouvait seul remplir cette mission. Batthyányi s’adressa donc à Deák; celui-ci hésita d’abord. Il n’avait aucun goût pour les fonctions publiques; mais il était habitué à mettre toujours l’intérêt du pays au-dessus de ses convenances personnelles, il finit par accepter le portefeuille de la justice, pour lequel la pureté de son caractère et ses connaissances juridiques semblaient le prédestiner. Il entra en fonction le 17 mars 1848. Il prit pour secrétaire d’état Koloman Ghyczy, qui est actuellement le chef de la gauche. A la tête du comité chargé de préparer la codification des lois, il plaça Ladislas Szalay, que la Hongrie envoya bientôt après comme son représentant auprès du parlement de Francfort, et qui est devenu depuis l’un des premiers historiens et juristes de son pays.

Les fameuses lois de 1848, qui ont transformé la constitution politique de la Hongrie et que l’on a remises en vigueur l’an dernier, ne furent pas l’œuvre de Deák; elles étaient déjà élaborées quand il entra au ministère. Quoiqu’il en blâmât certaines dispositions, il s’appliqua à les mettre à exécution de manière à hâter l’émancipation des classes inférieures sans les soulever contre leurs anciens seigneurs. Ce fut là, assure-t-il, sa plus rude besogne. Les paysans nouvellement affranchis s’imaginaient qu’ils allaient se partager les terres de leurs maîtres. Ils accouraient en foule vers Deák pour obtenir justice. Sa porte était sans cesse assiégée par des gens appartenant aux nationalités les plus diverses, et plaçant tous en lui la même confiance. Le Magyar de Békes, le Souabe du Banat, le Slovaque d’Arva, le Valaque de Marmaros, tous s’adressaient à lui comme à un père pour régler leurs différends. En Hongrie, dans ce pays qu’on prétend dominé par une aristocratie orgueilleuse, nul n’est d’un abord plus facile que les ministres. Ils conservent l’appartement souvent très modeste qu’ils occupaient dans quelque maison particulière ou à l’hôtel, et à certaines heures ils vous y reçoivent. Le soir, ils vont comme d’ordinaire à leur club, où chacun peut les entretenir. Grâce à ces habitudes bourgeoises, ils restent en communication directe, immédiate avec l’opinion, tandis qu’ailleurs les ministres, enfermés dans leurs somptueux hôtels, entouré d’huissiers et de serviteurs, vivent dans une atmosphère factice où la vérité ne pénètre pas, et s’imaginent sauver le trône au moment où gronde déjà la révolution qui doit l’emporter. En un siècle de démocratie, les mœurs démocratiques sont utiles à tous, et plus qu’on ne le pense. Deák, en 1848, était logé à l’hôtel de l’archiduc Etienne. Le matin de bonne heure, il recevait ces paysans accourus de toutes parts vers lui. Il leur expliquait le sens des nouvelles lois qui les affranchissaient de la corvée sans leur attribuer la propriété des seigneurs. Il leur montrait que, jouissant de la pleine liberté, de l’égalité devant la loi, ils pouvaient s’enrichir par le travail. Il les éclairait, les consolait; il leur communiquait l’amour de la justice et de la patrie qui l’animait lui-même, et ils s’en retournaient chez eux prêts à verser leur sang sous les ordres de leurs anciens maîtres pour la défense de ces mêmes lois dont ils avaient accusé l’iniquité.

Dans son administration, Deák avait pris pour mot d’ordre cette belle maxime qu’il répétait souvent à ses employés : « voulez-vous être libres, commencez par être justes. » Il disait aussi : « Soyez justes envers les petits, si vous voulez que les grands le soient envers vous. » De concert avec Szalay et Eötvös, il reprit l’élaboration d’un code criminel qui mérita la haute approbation de l’illustre Mittermayer et des principaux criminalistes allemands. Il prépara également la loi sur le jury. Au sein du ministère, il appuyait toujours avec Batthyányi, Eötvös, Mészárós et Klauzál les mesures qui permettaient une entente avec l’Autriche. Il voulait éviter la rupture complète, dont il n’avait cessé de prévoir et de prédire les funestes conséquences. La Hongrie aurait dû surtout éviter de s’aliéner la sympathie des libéraux et des capitalistes autrichiens. En instituant le régime de l’union personnelle, il aurait fallu faire immédiatement le partage de la dette. Avec moins de 200 millions de florins, la Hongrie se dégageait alors de toute solidarité financière avec l’Autriche. Depuis lors il lui a fallu accepter une charge triple. Dans les débats de l’hiver dernier, Deák s’est prononcé très nettement à ce sujet. « Nous avons commis, disait-il, une grande faute en 1848. Je dis nous parce que, moi aussi, j’y ai participé. On prétendait nous faire intervenir dans des dettes contractées sans notre assentiment. Nous n’y étions ni légalement ni équitablement tenus. La faute du ministère de Vienne fut d’exiger comme un droit ce qui de notre part ne pouvait être qu’une concession. La nôtre fut de nous arrêter à une question de forme, et de ne pas accepter aussitôt une transaction qui eût épargné bien du sang. Quels progrès nous aurions faits depuis! A quel degré de prospérité ne serions-nous pas parvenus! » Les amis de Deák prétendent que c’est à tort qu’il s’accuse d’avoir sur ce point méconnu l’intérêt véritable du pays. Il aurait vu dès lors clairement la voie à suivre, mais il aurait été impuissant à faire prévaloir son opinion.

Et en effet, entre la cour de Vienne, qui jetait les Croates et les Serbes sur les Hongrois pour leur enlever les droits qu’elle avait été forcée de leur concéder, et les patriotes exaspérés, qui ne voyaient de salut que dans l’insurrection, il n’y avait plus de place pour le parti qui voulait s’en tenir fidèlement à la légalité. En temps de révolution, les partis extrêmes restent seuls en présence. La popularité de Deák s’évanouissait rapidement. Il s’apercevait avec douleur qu’il perdait toute influence sur l’esprit d’un peuple qui se sentait trahi. Voyant le choc inévitable, il ne pouvait que gémir sur l’aveuglement du gouvernement. Le temps des transactions était passé. Il était attaqué avec acharnement par ceux qui dans tout compromis ne voyaient qu’un piège. Le journal 15 Marczius (le 15 Mars) s’efforçait de lui enlever tout prestige. Il avait pris pour épigraphe permanente « plus de politique de táblabiro. » Presque tous les comitats avaient nommé Deák táblabiro, c’est-à-dire membre du tribunal provincial, comme les villes d’Angleterre accordent le droit de cité aux hommes dont elles veulent honorer le mérite. Cette distinction qui faisait de Deák l’élu de la nation entière, on lui en faisait un grief, on essayait d’en faire un ridicule. Le titre que la Hongrie avait accordé à son grand citoyen était pris comme synonyme de procureur aux idées étroites, attaché aux anciennes coutumes que la révolution devait balayer.

L’entrée du ban Jellachich avec ses Croates dans les comitats du sud et la mort du général Lamberg, assassiné sur le pont de Pesth au moment où il venait, au nom de l’empereur, négocier au sujet de l’organisation de l’armée, rendirent bientôt une lutte à main armée inévitable. La poésie elle-même entonnait le clairon des combats. Vörösmarty se taisait, mais Petöfi, ce Tyrtée hongrois, lançait au vent des Puztas ces chants guerriers, « le temps est venu, aujourd’hui ou jamais, » et, « les trompettes sonnent, le tambour bat : aux armes ! » Tout le pays se soulevait en répétant ces refrains, comme la France de 93 partait pour la frontière en chantant la Marseillaise. Le rôle de Deák semblait terminé. Néanmoins il se dévoua jusqu’à la fin à des tentatives de conciliation qui seules, croyait-il, pouvaient épargner à sa patrie un inévitable désastre. En septembre, il se rendit à Vienne à la tête d’une députation qui avait pour mission de s’entendre avec la diète; mais la négociation ne put aboutir, on se sépara aigri de part et d’autre. Au commencement d’octobre, il sortit du ministère. Il conserva néanmoins son siège de représentant. Quand le prince Windischgrætz à la tête de l’armée autrichienne victorieuse arriva sous les murs de Bude, Batthyányi proposa de lui envoyer une députation pour négocier de la paix. Les deux chambres votèrent la motion. Par une sombre journée d’hiver, le 31 décembre 1848, la députation partit. Elle était composée d’hommes avec qui la cour de Vienne aurait pu s’entendre : l’archevêque d’Erlau, George et Antoine Mayláth, Batthyányi et Deák. L’orgueil de la force triomphante et la démence de la réaction enivrant Windischgrætz, il ne voulut point recevoir les Hongrois; il leur fit dire qu’il ne traitait pas avec des rebelles. Ce mot a coûté cher à l’Autriche. Il lui a valu l’humiliation d’être vaincue par la Hongrie d’abord, et l’humiliation plus périlleuse encore d’être sauvée par la Russie. Ces rebelles gouvernent aujourd’hui à Pesth, et c’est en s’inclinant sous le drapeau tricolore de la révolution que l’empereur est monté sur « la colline du couronnement. » Combien la destinée de l’Autriche et de son jeune souverain eût été différente, si dès lors il avait tendu la main à cette déesse invincible qui s’avance à travers notre siècle, renversant tout ce qui fait obstacle à sa marche triomphante, la liberté ! Que la poignante responsabilité de la rupture définitive et du sang versé retombe sur ceux qui l’ont provoquée! Il ne restait aux Hongrois d’autre alternative que l’humiliation complète ou l’appel aux armes. Ils préférèrent tirer du fourreau le sabre des Bethlen et des Rákóczi. Certes on ne peut leur en faire un crime, ils avaient pour eux le droit national et le droit historique; mais Deák, l’homme de la légalité, n’avait plus rien à faire sur une scène livrée désormais au hasard des batailles. La première partie de sa carrière politique prit fin avec ce triste jour de la Saint-Sylvestre où il revint du camp autrichien ayant perdu tout espoir d’un arrangement pacifique. Quand la diète se transporta à Debrec4n, il ne l’y suivit pas.


II.

Pendant que les armées autrichiennes envahissaient le pays, Deák vivait dans son domaine de Kehida sans se cacher. Lorsque les Hongrois, victorieux à leur tour, réoccupèrent Pesth et Bude, il ne voulut pas quitter sa retraite. Au milieu d’une révolution, ni son caractère ni ses idées ne lui permettaient d’être utile à son pays; il préférait s’effacer. On n’a pas oublié les sanglantes exécutions qui suivirent la capitulation de Villágos, le comte Batthyányi, le comte Leiningen, Nagy Sandor, Damjanich, Torok, Aulich, Lanner, Kiss, fusillés ou pendus. Ce fut encore une grande faute. Aucun gouvernement ne s’est jamais sauvé par des vengeances politiques. Ceux qu’on tue se transforment en martyrs, et ne meurent plus. Ils ressuscitent pour le châtiment de leurs juges. L’an dernier en Hongrie, j’ai vu partout aux vitrines les portraits des victimes de 1848 rattachés ensemble par le même crêpe funéraire. Tandis que ses anciens collègues se dérobaient aux poursuites par l’exil, Deák n’était point inquiété; il n’eut pas d’interrogatoire à subir. La pureté de son caractère semblait inspirer le respect, même à ses ennemis. Il reprit peu à peu sa vie habituelle, se rendant à Pesth, ou à Vienne, quand ses affaires l’y appelaient. Il se remit avec ardeur à ses études favorites ; mais il ne fit paraître aucun écrit pour donner son opinion sur la situation qui était faite à son pays. Tandis qu’Eötvös, Paul Somsich, Édouard Zsedényi, le comte Antoine Szécsen, publiaient d’importans ouvrages où ils revendiquaient les droits de leur patrie traitée en pays conquis, Deák se taisait. Son silence dura dix ans. Chose étrange, c’est pendant ce temps qu’il grandit aux yeux de tous, et que son influence devint souveraine. C’est alors qu’il s’éleva à cette situation unique qui le fît l’arbitre des destinées de la Hongrie. Comment ? On ne saurait le dire. Jamais il ne parlait le premier des affaires publiques. Quand on l’interrogeait, il répondait en peu de mots. Il ne cachait pas sa pensée, mais il ne cherchait pas l’occasion de la faire connaître. Il comprenait que la réaction devait suivre son cours. Il assistait calme, indifférent en apparence, aux expériences de centralisation du ministère Bach. Il prévoyait qu’elles devaient misérablement échouer. C’est ce moment qu’il attendait. Jusque-là tout effort lui paraissait vain, toute plainte puérile. Il voyait peu de monde. Ayant vendu son domaine de Kehida, il habitait Pesth. Son plus grand bonheur était de faire du bien. Il consacrait chaque année une grande partie de ses modestes revenus à secourir des amis pauvres et à distribuer des aumônes aux familles nécessiteuses. Il avait même repris sa gaîté tranquille, et le soir venu, après une journée de travail, il aimait, en compagnie de quelques intimes, à raconter des anecdotes en fumant et en buvant de la bière. Cette attitude semblait inexplicable ; elle irritait ceux dont l’âme plus ardente ne pouvait supporter le spectacle de la patrie asservie. Son ancien collègue au ministère, Szemere, alors exilé, écrivait à ce sujet : « Deák dans sa solitude ressemble à un oracle dans une contrée maudite que nul n’ose aller consulter. » Brutus sous les Tarquins avait agi de même, seulement Deák ne conspirait pas.

Quand le cabinet de Vienne voulut reconstituer la Hongrie, il essaya de s’entendre avec Deák. C’est alors que celui-ci adressait à M. de Schmerling, ministre de la justice en ce moment, cette lettre, reproduite par tous les journaux, où il déclarait avec autant de fermeté que de convenance qu’il ne pouvait rien, parce que la façon dont le ministère voulait régler les affaires hongroises était complètement opposée à ses principes. La résistance du « sage de la patrie » (ország bölcse) n’empêcha point le ministre Bach de tenter à son tour d’échanger avec lui « quelques paroles raisonnables. » Le plan des partisans de la centralisation pouvait très bien se justifier. Que voulaient-ils ? Constituer tout simplement un état autrichien, comme il y a un état français, anglais, espagnol, accorder aux différentes provinces de l’empire les plus larges attributions pour le règlement des intérêts locaux, mais investir le pouvoir central des pouvoirs qui lui sont indispensables pour assurer le maintien de l’unité nationale. Pour que l’Autriche continuât à subsister, il ne fallait pas, disaient-ils, lui refuser es conditions qui seules rendaient son existence possible. À tous les raisonnemens du ministre, reproduits pendant plusieurs entretiens, Deák répondait simplement : « Que votre excellence me pardonne, je ne connais que la constitution hongroise. Tant qu’elle n’est pas rétablie, je ne puis rien, car je ne suis rien. Je n’existe pas. » Le ministre insista, pressa en vain : il ne put le faire dévier de sa résolution.

Le cabinet viennois négociant avec Deák comme avec le représentant de la Hongrie, son autorité morale s’accrut encore. Une lettre d’un de ses compatriotes, écrite vers 1860, nous explique bien l’origine de ce prodigieux ascendant. — Pour Deák, disait-il, la vérité et la justice l’emportent sur tout intérêt politique, même sur celui de sa patrie, si celui-ci pouvait être en opposition avec le droit. On dit que les perles fines perdent leur éclat quand la personne qui les porte devient malade. Deák cesserait d’être lui-même, s’il devait prêter la main à ce qu’il considérerait comme une atteinte au droit, même pour délivrer son pays de l’oppression. Il ne ferait rien que sa conscience n’avouât pas, et nul ne sait jusqu’à quel point il porte le scrupule. Sa vue est perçante, la rectitude de son jugement est sans égale ; mais il hésite à agir, tant il craint de ne pas bien agir. Il s’ensuit que beaucoup de gens, le voyant demeurer en repos au moment où, dans leur impatience, ils s’attendaient à le voir marcher en avant, l’accusent de manquer de courage ; mais le peuple est frappé de la simplicité de sa vie, de la pureté de son caractère, de la logique de sa conduite politique, qui depuis quarante ans n’a pas variée. Il sait que Deák est incorruptible, que les promesses et les menaces ne l’ébranleront pas, que ni les influences de la cour, ni les murmures de la foule, ni les objurgations de ses amis, ni la crainte de la mort, ni même l’exaltation du sentiment patriotique, ne le feront sortir de la voie qu’il s’est tracée. Il lui attribue une sagesse surhumaine, une prudence, une prévoyance à déjouer tous les pièges et tous les périls. Deák est aux yeux des masses le type de la justice, l’organe de la vérité, la pierre de touche du bon droit. Il n’inspire point d’enthousiasme, car il n’a jamais cherché à entraîner personne par ses discours ou ses écrits ; mais la nation entière croit que c’est de lui seul qu’elle doit recevoir le mot d’ordre. Aucun parti ne parviendrait à entraîner le peuple sans l’assentiment de Deák, car chacun pense que lui seul peut dire quand il sera prudent et juste de passer à l’action. Les exilés, quelque populaires qu’ils soient, ne trouveraient nul écho dans le pays, si Deák se taisait; mais qu’il se lève, qu’il parle, et toute la Hongrie comme un seul homme obéira à sa voix. — L’appréciation dont nous venons de reproduire le sens explique pourquoi les Hongrois n’ont profité ni de la guerre d’Italie en 1855, ni de la guerre d’Allemagne en 1866, pour secouer un joug détesté. C’est que « le sage de la patrie, » qui ne voulait pas l’anéantissement de l’Autriche, ne leur en avait pas donné le signal. Bientôt son rôle allait devenir plus actif.

Le diplôme impérial du 20 octobre 1860 avait établi, sur le papier du moins, le système constitutionnel, car l’empereur François-Joseph y déclarait qu’à l’avenir aucune loi ne serait édictée, changée ou suspendue sans la coopération de la diète. Celle-ci devait avoir dans ses attributions les objets d’intérêt commun, comme la diplomatie, les finances, l’armée; le reste était réservé aux délibérations des assemblées provinciales. Le diplôme fut d’abord favorablement accueilli en Hongrie. Cependant se déciderait-elle à envoyer des députés au reichsrath, reconnaissant ainsi à cette assemblée centrale le droit de disposer de ses trésors et de ses soldats? consentirait-elle à n’être plus qu’une province de l’empire au lieu de continuer à être le royaume indépendant de saint Etienne? Là était la difficulté. Deák espéra qu’on pourrait arriver à une transaction acceptable par les deux partis, pourvu qu’on reconnût à la diète hongroise le droit de discuter les conditions de l’accord. Sur ce point-là, il n’admettait pas de transaction. à reprenait l’ancienne et fière devise des Magyars : nihil de nobis, sine nobis, A Vienne, on était loin de marcher dans cette voie. Les Allemands, partisans d’une centralisation plus forte, avaient reproché au diplôme d’octobre de trop concéder au principe fédéraliste. La patente du 26 février 1861 vint étendre la compétence du pouvoir central : elle décidait que la Hongrie serait représentée au reichsrath par 85 députés, et elle accordait une représentation spéciale à la Transylvanie et à la Croatie, ce qui semblait admettre que ces partes adnexœ du royaume de saint Etienne n’auraient pas à envoyer de députés à Pesth. C’était porter atteinte à son intégrité territoriale.

Quelle fut l’attitude de Deák en présence de ces importans changemens? Quand les anciens conservateurs hongrois eurent obtenu le diplôme d’octobre, le chancelier baron Vay, qui était chargé de le promulguer en Hongrie, crut devoir s’adresser à Deák. Il lui demanda son concours, et le pria tout au moins de ne pas commencer la lutte sur le principe même de la constitution octroyée. Deák refusa de prendre des engagemens. Toutefois il ne voulut se mêler à aucune agitation hostile. Seulement, quand les journaux de Vienne le sommèrent de se prononcer, il déclara que, suivant lui, le seul terrain sur lequel une entente était possible était celui des lois de 1848. Il disait en même temps à ses compatriotes qu’ils arriveraient plus tôt au but par des négociations conduites avec fermeté que par une rupture immédiate et violente.

En décembre, accompagné de son ami Eötvös, il eut à Vienne une longue conférence particulière avec l’empereur. Il en emporta sans doute la conviction qu’une entente était possible, car à son retour en Hongrie il changea complètement d’attitude, et après douze ans d’abstention absolue il rentra dans la vie publique avec décision et activité. Le moment d’agir lui semblait venu. On s’occupait de la réorganisation judiciaire des comitats et de la réforme de la législation hongroise. Il intervint dans cette élaboration avec sa modération et sa fermeté habituelles. D’une part, il n’admit point les exigences des radicaux, mais d’autre part il repoussa énergiquement le droit pénal et la législation sur la presse de l’Autriche comme contraire aux lois hongroises et au régime constitutionnel. La ville de Pesth répondit par une adresse au rescrit royal du 16 janvier 1861. Ce fut encore Deák qui la rédigea dans l’esprit d’opposition légale qui était le sien.

Les élections pour la diète eurent lieu conformément à la loi électorale de 1848. C’était déjà une première concession. Deák fut élu le 11 mars 1861 par la ville de Pesth. Dès les premiers jours, on put prévoir le rôle prédominant qu’il allait jouer. La méfiance pour tout ce qui émanait de Vienne, l’hostilité contre le gouvernement, étaient si grandes qu’un conflit s’éleva avant même l’ouverture de la diète. Une loi de 1848 avait décidé qu’à l’avenir cette assemblée se réunirait à Pesth. Le ministère, probablement pour marquer la prééminence de la couronne, crut devoir convoquer la diète à Bude, où se trouve le palais du souverain. Les députés se réunirent pour délibérer sur le parti à prendre. Les modérés proposèrent de se rendre d’abord à la séance solennelle d’ouverture à Bude, puis de se transporter à Pesth pour y tenir les séances ordinaires. Cette transaction ne satisfit point les députés de la gauche. Dès l’abord, ils voulaient contraindre le gouvernement à respecter l’œuvre de 1848 tout entière. Sur ce point, ils n’admettaient aucune concession, même pour une simple formalité. Ils proposaient de déclarer traître à la patrie tout député qui assisterait à la séance d’ouverture à Bude. Deák se leva et déclara que, quoique dévoué aux lois de 1848 et peu amateur des cérémonies officielles, il se rendrait à Bude, dût-il être tout seul. L’opposition avancée avait la majorité; néanmoins ce fut la proposition du parti modéré qui fut suivie. Deák avait eu le courage de dire et la gauche le bon sens de faire ce qui était raisonnable. A peine la diète se fut-elle réunie à Pesth que la question se présenta de savoir sous quelle forme elle allait faire connaître ses griefs et ses réclamations. La gauche, qui reconnaissait pour chef le comte Teleki, se prononçait pour une « résolution. » Elle devait blesser l’empereur et rendre impossible toute négociation ultérieure. Deák proposait de donner à l’exposé de principes que la diète voulait faire la forme d’une adresse. — Le langage, la conduite, pouvaient être fermes, mais pourquoi rendre le conflit inévitable? S’il doit avoir lieu, disait Deák, que la responsabilité en retombe sur la cour, non sur la diète. — Céder sur l’accessoire pour obtenir l’essentiel, telle a toujours été sa maxime.

Tandis que Deák travaillait avec son ami le publiciste Csengery à la rédaction du projet d’adresse qu’il comptait présenter aux chambres, le parti de l’opposition s’efforçait de grossir ses rangs. L’hostilité contre le cabinet autrichien était générale. Presque tous les députés s’étaient prononcés dans les réunions électorales contre la patente de février. A mesure qu’ils arrivaient de leur comitat, la gauche s’emparait d’eux et leur prêchait une ligne de conduite qui répondait parfaitement à la vivacité de leurs sentimens anti-autrichiens. Deák, lui, ne faisait rien pour que son opinion triomphât. Il lui répugne de se servir de son influence personnelle pour obtenir un vote. Il pousse le respect des convictions d’autrui si loin, à un tel excès peut-on dire, qu’il ne cherche pas même à conquérir des partisans ou à faire partager ses idées par l’entraînement de l’éloquence. Il veut que ce soit la seule évidence de la vérité qui subjugue ses contradicteurs. Le jour même où Deák devait donner lecture de son projet d’adresse, une funèbre nouvelle se répandit dans Pesth : Ladislas Teleki, le chef de l’opposition, venait d’être trouvé mort dans sa chambre. Le dernier mot de ce drame n’est pas encore connu. Tiraillé, dit-on, entre certains engagemens pris envers l’empereur et la conduite que lui commandait son patriotisme, il se serait dérobé par un coup de pistolet à une position intolérable. Deák, atterré de l’événement, demanda la parole à l’ouverture de la séance pour prononcer l’éloge de son adversaire politique, mais son émotion fut si vive que les larmes lui enlevèrent la voix. Un frisson parcourut l’assemblée, et la discussion fut ajournée.

C’est le 13 mai suivant que Deák lut cette fameuse adresse qui pour la première fois appela sur son nom l’attention du monde entier. La diète hongroise vit se produire ce jour-là un fait à peu près sans exemple dans les annales parlementaires des autres pays. Quoique ayant perdu son chef, l’opposition avancée avait une majorité de quelques voix. Elle voulait que la chambre adoptât une « résolution. » Tisza et Ghyczy, qui avaient pris la place de Teleki, avaient déployé une ardente activité pour obtenir ce résultat, et cependant, quand le moment du vote arriva, la gauche décida que trois de ses membres quitteraient la salle afin que l’adresse de Deák fût adoptée sans qu’aucun des partisans de « la résolution » eût à voter contrairement à ses convictions.

Les dernières paroles de son discours avaient produit une impression profonde. « On prétendra peut-être, avait-il dit, que ma politique est craintive et lâche. Celui-là seul est craintif et lâche qui songe à sa propre personne là où l’intérêt de la patrie est en jeu; mais il ne mérite pas ce reproche, celui qui, sans s’inquiéter de son intérêt particulier, ne songe qu’au péril de son pays. Quand il ne s’agit que de nous, nous pouvons courir les hasards; quand il s’agit de ceux qui nous ont confié leur destinée, du sort de la patrie, alors il ne faut rien risquer, la prudence est un devoir. Il nous faut tout risquer pour la patrie, mais nous ne pouvons risquer la patrie elle-même. Je sais que nos ennemis, pendant les sombres années que nous avons traversées, ont rempli jusqu’au bord la coupe de nos amertumes. Je comprends que ce serait pour nous un âpre soulagement de laisser éclater la voix longtemps comprimée de nos colères et de nos douleurs, de donner un libre cours à notre juste indignation sans nous inquiéter des conséquences qui en pourraient résulter. Moi aussi, je partage le ressentiment qu’éprouve tout Hongrois contre ceux qui ont ruiné tant d’existences et semé tant de deuils dans notre patrie; mais je sens en moi la force d’aimer mon pays plus que je ne hais nos ennemis. Je préfère imposer silence au ressentiment dont mon âme déborde plutôt que de me laisser entraîner à un acte qui pourrait nuire à la Hongrie. Je connais toute la puissance de l’opinion publique. Je sais qu’elle élève qui la sert, et abat qui lui résiste. J’admets qu’il faut en tenir grand compte; mais j’ai un ami fidèle qui parle plus haut encore à mon cœur que l’opinion publique, un ami qui ne se laisse point fléchir, dont les injonctions sont sacrées pour moi, et dont le blâme me tuerait : cet ami incorruptible, c’est ma conscience. » L’orateur croyait parler devant une majorité hostile et jouer sa popularité; mais son triomphe fut complet. Jamais son merveilleux ascendant ne s’imposa d’une façon plus irrésistible. Ses adversaires les plus décidés furent subjugués.

Quand le projet d’adresse fut publié, il provoqua dans tout le pays un transport d’orgueil patriotique. Les journaux de Vienne eux-mêmes reconnurent que nul dans l’empire n’était capable de répondre à ce document magistral. En montrant quels étaient les droits que l’histoire et les traités donnaient à la Hongrie vis-à-vis de l’Autriche, il fournissait à un peuple fanatique de son passé un terrain légal pour la résistance dont rien désormais ne pourrait plus l’arracher. Cette adresse était comme une nouvelle bulle d’or où étaient inscrits tous les titres de noblesse et toutes les libertés de la nation magyare, elle est insérée au trésor des archives nationales, et sans cesse on la cite avec fierté. Ainsi que le disait alors un émigré hongrois, Deák l’a déposée sur le seuil qui sépare l’Autriche de la Hongrie, et nul empereur ne montera plus sur la « colline du couronnement » sans l’avoir relevée pour s’y conformer.

Dans cette mémorable pièce, celui qu’on appelait le « sage de la patrie » dit d’abord nettement que la Hongrie ne peut accepter une constitution octroyée. Ce qu’elle veut, c’est qu’on lui rende son antique constitution, née du développement historique de la nation, garantie par des traités, consacrée par l’expérience des siècles, et que le peuple lui-même pourra modifier, si les nécessités de l’époque le réclament. Le droit et la justice, la sainteté des contrats sont pour nous, ajoutait-il; contre nous, il n’y a que la force des armes. On veut faire de la Hongrie une partie intégrante, une province d’un empire autrichien, d’un état unitaire qui n’a jamais existé : nous ne pouvons y consentir sans sacrifier l’existence indépendante, la constitution traditionnelle de la Hongrie, et c’est ce que nous n’avons pas le droit de faire. La pragmatique sanction, qui est le traité en vertu duquel l’empereur est roi de Hongrie, considère notre pays comme un état indépendant. Les successeurs de Charles III, Marie-Thérèse, Léopold II, François Ier, Ferdinand V, ont tous respecté notre indépendance et notre droit de ne payer d’autres impôts que ceux votés par la diète. Joseph II seul a refusé de se faire couronner pour ne pas devoir sanctionner nos privilèges dans son diplôme inaugural. Aussi la Hongrie ne l’a-t-elle jamais reconnu comme son souverain légitime, et ses rescrits n’ont pas été insérés dans le recueil de nos lois. Le lien que la pragmatique sanction et tous les autres traités ont établi entre la Hongrie et les états héréditaires est une sorte d’union personnelle. De véritable union réelle, il n’y a pas trace. L’intérêt le plus évident de notre pays nous défend de confier la faculté de lever chez nous des hommes et des impôts aux décisions d’une assemblée où nos représentans seraient en minorité. L’Autriche a à défendre en Allemagne des intérêts qui ne sont pas les nôtres. Elle fait partie de la confédération, la Hongrie point, et cependant celle-ci pourrait être entraînée à prendre part à une guerre qui ne la concernerait en aucune manière. — Après avoir réclamé la restitution à la couronne de saint Etienne de toutes les partes adnexœ, Transylvanie, Croatie, Slavonie et confins militaires, l’adresse finissait par déclarer catégoriquement que jamais la Hongrie n’enverrait de députés à un parlement central, que jamais elle ne sacrifierait son indépendance et ses libertés, garanties par la constitution, par les lois, par les diplômes d’inauguration et par les traités.

Ce qui étonne dans ce document, c’est qu’il n’y est pas fait appel une seule fois, même indirectement, au droit naturel. Deák n’invoque que le droit historique. C’est le contraire qu’on fait ordinairement quand on veut résister aux souverains et fonder la liberté. « Les droits des hommes réunis en société, disait Turgot, ne sont point fondés sur leur histoire, mais sur leur nature. » Cela est vrai; un abus n’est pas respectable parce qu’il est ancien, une iniquité ne devient pas légitime parce qu’elle a duré. L’esclavage remonte aux premiers jours de l’humanité; on a cependant bien fait de l’abolir. Mais Deák, trouvant dans l’antique constitution de son pays les libertés modernes, et ayant à se défendre contre une dynastie d’ancien régime, choisissait admirablement son terrain en invoquant la tradition. Il s’appuyait sur le principe même d’où le souverain tirait sa légitimité. Celui-ci ne pouvait donc l’attaquer sans ébranler le fondement de sa puissance. M. de Schmerling, comme Joseph Il et Necker, voulait brusquer les réformes et reconstruire l’état d’après un modèle plus régulier en renversant les institutions léguées par le passé. « Le premier devoir d’un ministre, disait Necker à propos des résistances de la Bretagne, est de faire rentrer cette province dans le droit commun sans tenir compte des privilèges incompatibles avec l’unité de la monarchie. » M. de Schmerling tenait exactement le même langage au sujet de la Hongrie. L’opinion en Europe était disposée à lui donner raison. L’Autriche offrait une constitution moderne, la Hongrie défendait des institutions vieillies. M. de Schmerling était un réformateur éclairé, Deák un conservateur étroit. L’adresse de Deák paraissait être l’œuvre d’un légiste, non d’un homme d’état. Et cependant j’incline à penser que Deák n’avait pas tort.

Sans doute la France, en 1789, ne trouvant que servitude dans son passé, a bien fait de rompre avec lui; mais la Hongrie, rencontrant la liberté dans le sien, devait y rester attachée. En France, les états-généraux n’étaient qu’un souvenir effacé de la mémoire du peuple, et le droit ancien que le recueil des anciennes iniquités. Aussi, depuis les légistes du moyen âge jusqu’aux économistes du XVIIIe siècle, tous les partisans de la justice et de l’égalité ont favorisé l’extension du pouvoir central; mais la royauté étant devenue plus tyrannique, plus odieuse et plus ruineuse surtout que l’aristocratie et que les administrations locales, successivement immolées à son profit, la révolution a tout balayé. En Hongrie, la noblesse, c’était en grande partie le peuple même; les institutions locales émanaient directement de lui; les diètes s’étaient succédé sans interruption depuis mille ans, et toujours elles avaient défendu les droits de la nation. Celle-ci était fière de ses lois, de sa constitution; elle les adorait et s’était toujours montrée prête à verser le plus pur de son sang pour les défendre. On conçoit que Deák, interprète fidèle de ses concitoyens, n’en ait rien voulu sacrifier en échange d’un régime nouveau octroyé et d’une efficacité incertaine. Ce qu’il n’a jamais consenti à abandonner, c’est « la continuité du droit. » Il savait toute la force que la tradition donne à la liberté. L’Angleterre conserve ses institutions représentatives, les États-Unis leur régime républicain, parce que ces deux pays y sont arrivés peu à peu, par un développement organique, par la tradition. La France semble ne pouvoir garder la liberté, qu’elle a si souvent et si héroïquement conquise, parce qu’elle y arrive toujours brusquement, en un jour de fureur populaire, sans que rien, ni son éducation, ni son histoire, ni son culte, ne la préparent à en jouir. En tout, la part de la tradition est grande, et qui veut s’en passer échoue. Voulez-vous réformer d’un coup l’organisation politique ou sociale d’un peuple, les mœurs, les idées, les intérêts résisteront, et vous aboutirez au despotisme après avoir traversé l’anarchie. Les yeux fixés sur la justice idéale, améliorez ce qui existe, corrigez les abus, et vous vous rapprocherez du but, quelque haut placé qu’il soit. La France, à la fin du XVIIIe siècle, a voulu rompre complètement avec l’ancien culte; après un prodigieux effort, elle est retombée aujourd’hui sous le joug d’une autorité plus intolérante que celle d’autrefois. Au XVIe siècle, l’Allemagne et l’Angleterre ont procédé en religion par voie de réforme; elles ont respecté la part de la tradition : le mouvement émancipateur a réussi. Dans les arts, c’est la tradition qui a permis aux hommes inspirés de créer des chefs-d’œuvre. Les grandes épopées nationales sont des légendes transmises, remaniées, à qui un poète est venu donner une forme définitive. Les drames des tragiques grecs, ceux de Shakspeare, de Racine, de Corneille, de Goethe, de Schiller, ont un fonds traditionnel. La peinture marche à sa perfection par une tradition ininterrompue et facile à suivre en Italie depuis Cimabue jusqu’à Raphaël. Pour la sculpture, pour l’architecture, la part de la tradition est bien plus grande encore. Remontez à l’origine des plus étonnantes inventions modernes, la locomotive, le télégraphe électrique par exemple, vous verrez qu’on n’y est arrivé que par des améliorations successives. La société, pas plus que la nature, n’aime à procéder par ces « écarts absolus, » que vantait Fourier. Les prodigieux changemens dont la surface de notre globe porte la trace se sont accomplis peu à peu, prétendent les géologues, le temps faisant l’œuvre de la force. Nos institutions, nos lois aussi subiront de profondes transformations, mais les plus radicales et les plus durables ne seront pas brusques.

L’adresse de Deák fut très mal accueillie à Vienne. Elle énumérait d’une façon trop décidée les conditions auxquelles seulement la Hongrie consentirait à traiter. C’était le « sinon, non » des Aragonais. La chancellerie impériale y répliqua par un rescrit en date du 21 juillet. Il y était dit que l’union entre la Hongrie et les états héréditaires était tout autre que personnelle, qu’elle était plutôt réelle, que la Hongrie avait toujours été obligée de contribuer aux dépenses générales, que les lois de 1848 ne pouvaient être complètement remises en vigueur, attendu qu’elles avaient produit de graves désordres, et que dans l’intérêt de l’empire et du royaume il était urgent d’envoyer des députés au reichsrath de Vienne pour y discuter « les affaires communes. » En somme, c’était là le point auquel on tenait. Pourvu que les Hongrois se fissent représenter à la diète centrale, on leur aurait concédé tout le reste; mais les Hongrois sont de ces gens « à cou raide » dont parle l’Écriture. à est impossible de les faire céder, surtout quand ils s’appuient sur leur « droit historique; » c’est un peuple de soldats et de juristes. Chacun d’eux est armé de son sabre et de son corpus juris. A défaut de l’un, ils se servent de l’autre. Ils invoqueront Verböczy d’abord, Rákóczi ensuite. Le rescrit impérial provoqua une explosion de mécontentement. Il n’y eut plus deux partis au sein de la chambre, il n’y en eut plus qu’un. On décida que jamais on ne céderait aux injonctions de Vienne, et on chargea Deák de faire connaître cette résolution.

La nouvelle adresse que Deák rédigea, et qui fut adoptée à l’unanimité, reproduit les mêmes argumens que la première, les développe, les fortifie par de nombreux précédens historiques. Il y réfute point par point et avec une impitoyable logique toutes les affirmations de son impérial contradicteur. Comme mémoire juridique, c’est un chef-d’œuvre qui n’aurait peut-être pas excité l’enthousiasme de tout autre peuple que des Hongrois, mais qui aurait entraîné le verdict de toute cour de justice. C’est un résumé de l’histoire politique de la Hongrie et une exposition de son droit constitutionnel. Le débat était sans issue. M. de Schmerling voulait faire du royaume de saint Etienne une province autrichienne; Deák et la nation tout entière réclamaient à Pesth une diète souveraine et un ministère responsable. L’adresse elle-même disait que toute communication ultérieure était inutile. Le 21 août 1861, la dissolution de la diète était prononcée. Celle-ci, s’appuyant sur la disposition constitutionnelle qui ne permet pas au souverain de dissoudre le parlement avant l’examen du budget, inséra au procès-verbal une protestation solennelle déclarant qu’elle ne cédait qu’à la force. Pendant cette bataille parlementaire de cinq mois, Deák, comme le commandant d’une place assiégée, n’avait pas quitté un instant la brèche attaquée par l’ennemi. La patrie s’était personnifiée en lui. Elle lui avait donné plein pouvoir. Il parlait et négociait en son nom, ou plutôt Deák, c’était la Hongrie.

Il paraît que le jour même de la dissolution de la diète il reprit sa manière de vivre habituelle, et qu’il alla avec quelques amis jouer aux quilles dans un cabaret de campagne des environs de Bude. On lui en a fait un reproche. Comment pouvait-il se livrer ainsi à de vulgaires distractions au moment où il avait donné le signal d’une lutte décisive entre son pays et l’Autriche? Comment expliquer tant d’indifférence en présence de si graves événemens? Deák, a-t-on répondu, était rentré dans la vie privée. A aucun prix, il ne voulait prendre la pose d’un martyr : il était d’ailleurs heureux du résultat de la session. Il était sûr de la victoire. Il avait donné à son pays un programme raisonnable qui avait été adopté à l’unanimité par tous les partis. Cette unanimité rendait toute révolution inutile, car elle assurait le triomphe de la résistance légale. Quand une nation tout entière est décidée à ne rien abandonner de ses droits, la compression, eût-elle à ses ordres une armée de gendarmes, n’en viendra pas à bout à moins de l’exterminer. Il savait que l’Autriche serait bientôt réduite à céder et que l’indépendance de la Hongrie triompherait. C’est pour cela que le soir du 21 août 1861 Deák buvait gaîment de l’ofener, et jouait aux quilles sous les tonnelles de la Schöne Schäferin.

Au mois de septembre, les assemblées locales de toutes les villes et de tous les comitats furent dissoutes. Des commissaires royaux reprirent le direction de l’administration. Le régime autocratique était rétabli comme au temps de Bach. En même temps, pour isoler les Hongrois, on exaltait le sentiment national en Croatie et en Transylvanie; on obtenait que des députés seraient envoyés à Vienne par les Roumains et les Saxons, en faveur de qui on avait abaissé le cens électoral, a Nous pouvons attendre, » avait dit fièrement M. de Schmerling, comptant que la Hongrie se lasserait de sa résistance. Il se faisait illusion sur la situation de l’Autriche. Menacée au sud par l’Italie, qui revendiquait Venise, au nord par la Prusse, qui aspirait à conquérir la prééminence en Allemagne, c’était une singulière imprudence de conserver sur ses flancs une Hongrie profondément ulcérée, que la main de Deák arrêtait seule sur le seuil d’une insurrection armée. Au printemps de 1865, l’empereur vit enfin le danger. C’est encore à Deák qu’on s’adressa par l’intermédiaire des magnats du parti conservateur, George Mayláth et Sennyei. Le modeste avocat de Pesth qui tenait en ce moment dans ses mains le sort de l’empire des Habsbourg fit connaître les conditions qui rendraient possible un accord avec la Hongrie. Celle-ci ne sacrifierait rien de son autonomie. Son indépendance serait garantie, mais les objets d’intérêt commun se régleraient de commun accord. C’était l’esquisse du dualisme adopté depuis. L’impératrice engageait, dit-on, son époux à céder. Elle connaissait la langue et la littérature hongroises. Elle avait pour les Magyars plus de sympathie que la chancellerie viennoise. Un vague instinct lui révélait que le temps pressait. En juin, François-Joseph fut reçu avec enthousiasme à Bude. Par le manifeste de septembre, le ministère Belcredi suspendit la constitution de février 1861 afin de pouvoir élaborer une organisation acceptée par la Hongrie. Enfin en décembre l’empereur ouvrit en personne la diète à Pesth. L’accueil fut très brillant et très chaleureux. Les Hongrois se méfient de l’empereur d’Autriche, mais malgré tout ils aiment encore leur roi. De part et d’autre, on croyait pouvoir arriver à s’entendre; toutefois Deák ne voulait transiger en rien sur « la continuité du droit. » Il fallait d’abord remettre en vigueur les lois de 1848, votées par la diète et sanctionnées par le souverain. Quand un ministère responsable aurait été nommé, il pourrait proposer les modifications jugées nécessaires. C’est ce qu’une nouvelle adresse exposa. Le ministère Belcredi, qui désirait contenter la Bohême et la Croatie, ne put se décider à une concession qui devait irriter tous les Slaves. Il hésita, et répondit encore une fois par un rescrit en février 1866. L’ajournement de la diète suivit, et l’Autriche alla affronter sur les champs de bataille la Prusse et l’Italie sans avoir la Hongrie derrière elle.

Deák et son parti n’auraient point donné la main aux exilés de Klapka pour soulever la Hongrie, et après Sadowa ils n’abusèrent point de la défaite de l’Autriche pour augmenter leurs exigences, mais il n’en est pas moins certain qu’ils furent satisfaits des résultats de la guerre. Verser le sang hongrois pour garder Venise ou pour conquérir la prépondérance en Allemagne leur semblait également déplorable. Eötvös avait toujours fait voir dans ses publications que les plus grands dangers de la Hongrie provenaient de ce que l’Autriche faisait partie de la confédération germanique. Il dut donc saluer avec satisfaction le jour où elle en sortit. Qu’on désirât faire des états autrichiens un état unitaire, rien de plus naturel : l’erreur a été de croire qu’avec tant de nationalités distinctes, hostiles, ce vœu était réalisable, et en poursuivre l’accomplissement par la force était une folie qui menait à l’iniquité. Les événemens de 1866 ont mis un terme définitif à ces tentatives. M. de Beust, arrivé au pouvoir, comprit qu’il fallait accepter sans discuter le programme de Deák, et c’est des mains du juriste hongrois que l’empire-royaume reçut l’organisation constitutionnelle qui y est maintenant en vigueur. Quand on étudie cette organisation, on ne peut se défendre d’admirer la prévoyance, la vigueur d’esprit, le génie politique qu’il a fallu pour construire un mécanisme qui répondit aussi bien aux nécessités diverses et souvent contradictoires de la situation; seulement, je l’ai dit et je le crois encore, ce mécanisme est trop compliqué pour bien marcher en temps de crise[3]. C’est en dehors des délégations et d’homme à homme que M. de Beust a réglé les affaires avec le ministère hongrois, et quand il s’est agi de réorganiser l’armée, le ministre de la guerre « commun » n’a pas hésité à se rendre à Pesth pour défendre ses idées. Qu’un dissentiment sérieux se produise, que l’opposition triomphe en Hongrie, et il faudra arriver à des combinaisons plus simples et moins sujettes à se déranger. Dans son adresse de 1861, Deák a dit que le lien qui unissait le royaume à l’empire était l’union personnelle. Libre de choisir, c’est la forme qu’il eût sans doute adoptée. Il est probable qu’on y reviendra. Celle qui existe maintenant n’est que le dualisme en voie d’éclosion, im werden ; à l’état parfait, le dualisme, c’est l’union personnelle.

C’est dans les débats d’où sortit l’Ausgleich qu’on peut admirer la vigueur de logique et l’extrême bon sens de Deák. En défendant son projet contre ses adversaires Tisza et Ghyczy, il ne dissimule pas les imperfections de son œuvre; tout ce qu’il veut prouver, c’est que dans la situation que les circonstances ont faite, il faut bien l’accepter. Ici encore il se montre fidèle à sa maxime favorite : ne céder à aucun prix sur le fond même du droit, mais transiger sur les détails d’exécution. Par l’adoption de l’Ausgleich, il était arrivé au but qu’il avait toujours poursuivi. La Hongrie avait reconquis ses libertés, son autonomie était respectée. La continuité du droit ne recevait aucune atteinte, et d’autre part les états héréditaires étaient dotés d’un régime constitutionnel, garantie indispensable du respect de la constitution hongroise. Il est certain qu’en 1867 c’est l’accord de M. de Beust et de Deák qui a sauvé l’Autriche d’une dissolution imminente.

On a voulu comparer Deák à Monk, qui, lui aussi, a restauré une dynastie; mais rien ne justifie ce parallèle, ni la nature de l’entreprise, ni les moyens employés pour la faire réussir. Monk a conspiré et conspiré contre la liberté au profit d’un régime si détestable, qu’il a fallu une seconde révolution pour en débarrasser l’Angleterre : il avait pour armes le mensonge, la dissimulation, et pour récompense de ses services il s’est fait combler de titres et de richesses. Deák n’a jamais eu d’autre moyen d’influence que son amour du droit et de la vérité, son bon sens et sa probité politique. S’il a contribué à raffermir le trône impérial ébranlé, ce n’est pas dans un intérêt dynastique, c’est pour permettre à la Hongrie de s’appuyer sur une Autriche régénérée. Et quant au prix de ses services, jamais il n’en voulut recevoir aucun, pas même des mains d’une nation reconnaissante. Il n’est guère d’exemple d’un désintéressement aussi absolu. Qu’il ait toujours refusé les honneurs et les richesses, on songe à peine à lui en faire un mérite, tant son âme paraît naturellement supérieure à ces avantages que les hommes de notre temps poursuivent avec âpreté. L’antiquité, l’âge moderne, nous offrent d’autres grands citoyens chez qui l’amour de la patrie avait étouffé toute vanité et toute cupidité; mais ce qui, même sur les cœurs les plus détachés des biens grossiers, exerce un grand attrait, c’est la popularité, l’applaudissement de la foule, la branche de laurier qu’offre la gratitude de tout un peuple. A cela même Deák parait indifférent; son seul mobile est l’amour de son pays, la seule récompense qu’il cherche, la conscience du devoir rempli.

D’après un usage qui remonte à l’époque où les rois de Hongrie étaient électifs, le palatin devait demander au peuple rassemblé s’il acceptait le souverain élu, et après la réponse affirmative il lui posait la couronne sur la tête. La dignité de palatin n’était pas occupée, et on était décidé à la supprimer : qui donc allait remplir cet office le jour du couronnement? Il n’y eut qu’une voix : c’est Deák, c’est lui qui a rendu l’auguste cérémonie possible, c’est donc lui aussi qui doit poser la couronne sur la tête de l’empereur. A la diète, un vote unanime proclama son nom. Il s’excusa d’abord avec douceur, puis, comme on insistait et qu’on voulait presque le contraindre à accepter, il s’emporta; le visage empourpré, furieux, il déclara qu’il donnerait sa démission plutôt que de consentir. C’est ainsi qu’il se déroba au plus grand honneur que le parlement pût lui décerner. L’empereur de son côté aurait désiré lui offrir quelque marque de sa gratitude. Deák ne voulut même point en entendre parler. Il n’y eut pas jusqu’au portrait de sa majesté impériale qu’il ne crût pouvoir refuser, non par manque de déférence, mais parce que, d’après lui, l’homme qui a fait son devoir n’a pas besoin d’en être récompensé. A la diète aussi on parla de lui voter une récompense nationale, comme le parlement anglais le fait d’ordinaire en faveur des hommes qui ont rendu au pays quelque service signalé; mais le projet fut abandonné : on savait trop bien que Deák refuserait avec indignation. L’empereur ayant demandé au chef du cabinet s’il ne pouvait donc rien faire qui put être agréable au « sage de la patrie, » le comte Andrássy lui répondit : « Sire, vous avez à votre disposition trésors, places, honneurs. Pour tout autre vous pouvez beaucoup, pour Deák vous ne pouvez rien. » Le jour du couronnement, je cherchai, parmi les groupes brillans qui défilaient sur le pont de Pesth ou qui se pressaient dans les tribunes réservées l’homme éminent dont chacun répétait le nom, et dont la prudence avait amené le triomphe de la Hongrie constitutionnelle. Je ne l’aperçus nulle part. J’appris plus tard que, fuyant la foule, il s’était retiré dans l’appartement qu’il occupait à l’hôtel de la reine d’Angleterre. Est-ce misanthropie, dédain ou affectation d’originalité? Aucunement. En bon bourgeois, il a ses habitudes, et, sa besogne faite, il aime à ne pas y être infidèle. Qu’il donne le signal de la lutte contre l’empereur ou qu’il lui rende la couronne que Kossuth lui avait enlevée, il ne faut point que cela l’empêche de faire sa partie de quilles ou sa promenade champêtre.

Le nouveau ministère hongrois aurait voulu qu’il se mît à sa tête. Il s’y est refusé, soit par une antipathie instinctive contre toute position élevée, soit plutôt parce qu’il croit pouvoir rendre plus de services en qualité de simple député. En Hongrie, les défenseurs de la liberté sont tellement’ habitués à se trouver dans l’opposition, le Magyar est si avide d’indépendance, que nul ne se range volontiers dans un parti ministériel. Aussi ceux qui soutiennent le ministère actuel s’appellent-ils le parti Deák. La situation est quelquefois difficile pour les membres du cabinet. Ils ont la responsabilité du pouvoir, et cependant le pouvoir réel n’est pas en leurs mains. Deák n’approuve pas toujours les projets ministériels dans tous leurs détails; il les amende d’ordinaire dans le sens de la liberté et de façon à donner satisfaction aux minorités. Récemment encore, à propos des lois confessionnelles, il a réclamé en faveur des dissidens. Dans le compromis avec la Croatie, élaboré de commun accord avec Eötvös, il a donné une preuve nouvelle de cet esprit de tolérance et d’équité qui le distingue. En 1862, sous le joug de la plus dure oppression, il avait adressé aux Croates un éloquent appel. Aujourd’hui que la Hongrie triomphante peut dicter ses conditions, il n’en a profité que pour les rendre si favorables à la Croatie qu’elles ont été accueillies à Agram par une illumination générale. Cette hostilité furieuse des Slaves du sud qui a perdu la Hongrie en 1849 est aujourd’hui apaisée, et si jamais les Magyars avaient encore à défendre leurs libertés, les Croates, loin d’être contre eux les instrumens aveugles de la réaction, seraient à leurs côtés pour protéger avec eux la patrie commune et leur antique constitution. L’effet produit par cette habile convention a été tel qu’une partie des populations cisleithanes aspire à s’annexer à la Hongrie.

En fait de politique étrangère, Deák est partisan décidé de la paix. Il sait que c’est par la paix seulement que son pays acquerra plus de richesse, de stabilité, d’influence, et il n’ignore aucun des dangers auxquels la guerre peut l’exposer. Il est bon qu’on le sache à Vienne et ailleurs, jamais la Hongrie ne donnera ses armées et ses trésors pour soutenir les projets que la dynastie pourrait nourrir de reconquérir sa position en Allemagne. Le discours si habile que M. de Beust a prononcé récemment à la fête des tireurs, à Vienne, a semblé déjà trop allemand à Pesth, et le journal du parti Deák, le Pesti Napló, s’est fait l’organe des susceptibilités hongroises et a fait entendre des menaces de séparation. Le lien qui retient le royaume à l’empire est si fragile, qu’il ne faut pas l’exposer à une épreuve où les intérêts évidens des deux moitiés de l’état les entraîneraient en des directions opposées.

Au sein de la diète actuelle, il y a trois partis bien tranchés. C’est d’abord le parti Deák, qui veut réaliser tous les progrès, mais en respectant les formes du dualisme établi par l’accord de 1867, c’est-à-dire le système des délégations; c’est ensuite la gauche modérée, dirigée par Ghyczy et Tisza, et qu’on nomme le parti des tigres parce qu’il se réunit dans un hôtel qui porte cette enseigne. Son but est l’établissement de l’union personnelle, mais par les voies légales et sans révolution. Les tigres y malgré leur nom effrayant, révèrent le sage Deák, et souvent écoutent sa voix. Enfin il y a la gauche extrême, que guident Bözsörmenyi et Madarász. Ceux-ci défendent les idées de Kossuth. Ils veulent la séparation complète d’avec l’empire, et la république fédérative du Danube. L’Autriche se désagrégera inévitablement, disent-ils. Les Allemands autrichiens entreront dans la grande unité germanique. Si nous ne coupons pas à temps le lien qui nous rattache à eux, nous n’échapperons pas à la main de la grande Allemagne, tandis qu’unis aux Slaves et aux Roumains nous sortirons de sa sphère d’attraction, et notre indépendance n’aura plus rien à craindre.

Ce qui fait la force de. ces partis, c’est leur discipline. Chacun d’eux a son local, son club, où se réunissent ses adhérens pour discuter les questions qui se présentent, pour prendre des résolutions, pour se distribuer les rôles à la veille des grandes batailles parlementaires. De cette façon, les sujets sont examinés au point de vue du parti et de l’intérêt général. Les diverses nuances se font des concessions, et on arrive à une entente indispensable au succès. La pratique régulière du régime constitutionnel exige des partis bien organisés, fermes dans leurs vues, soumis à une certaine discipline. Quand de petits groupes mobiles et sans cesse en voie de formation veulent faire triompher chacun quelque dessein particulier, le ministère manque d’appui, le gouvernement flotte au hasard, la besogne législative ne se fait pas, tout reste en suspens et en souffrance. En Hongrie maintenant, c’est le parti Deák qui, ayant la majorité, gouverne, et c’est dans le club Deák que se préparent les résolutions de cette majorité. C’est donc là réellement qu’est le siège du pouvoir. Deák exerce une véritable dictature, mais c’est la dictature du bon sens et de la vertu. Ceux qui le suivent sont loin de partager toutes ses opinions, seulement ils ont une si grande confiance dans sa sagesse et dans son expérience qu’ils en viennent à dire : Il voit plus clair que nous, il faut marcher avec lui. On reconnaît l’intelligence politique d’un parti au tact qu’il met à se choisir un chef digne de le guider et à la constance qu’il déploie pour le soutenir. Cette qualité, les Hongrois la possèdent à un haut degré malgré la vivacité de leur imagination et la fougue de leur tempérament. C’est par là qu’ils ont triomphé de toutes les résistances. Le régime parlementaire fonctionne parfaitement à Pesth. La liberté est grande, et la main de l’état ne se fait sentir nulle part. A la fête du couronnement, une foule immense circulait dans les rues de la capitale tout le jour et toute la nuit. Je n’ai aperçu ni un gendarme, ni un agent de police, et il n’y a pas eu le plus petit désordre. La Hongrie offre un des exemples les plus instructifs de l’influence que les institutions exercent sur les mœurs. Voilà un peuple d’origine tartare, de sang méridional, plein de passion et de fougue, qui use de la liberté aussi correctement que les Anglais. Pourquoi? Parce que, ne se l’étant jamais laissé ravir, il la pratique depuis longtemps.

Je ne sais rien qui fasse plus d’honneur à la Hongrie que l’influence extraordinaire, souveraine, exercée par Deák, même sur ses adversaires, car il n’a rien de ce qui d’ordinaire charme, séduit, entraîne un peuple. Il n’a ni l’éloquence irrésistible de Kossuth, ni les mots brillans de Széchenyi, ni les vues générales d’Eötvös, ni les éclats de tonnerre de Wesselényi. Sa voix, claire et agréable, manque de ce timbre particulier qui remue les nerfs et fait vibrer les cœurs. Son débit est facile, mais uniforme. Quand il parle il fait peu de gestes. Il a d’ordinaire une main dans la poche, et de l’autre il tient quelques bouts de papier où sont notés les principaux argumens qu’il compte faire valoir. Ses discours sont préparés avec soin, non pour la forme, qu’il abandonne complètement au hasard de l’improvisation, mais pour les idées, qui sont toujours mûries, pesées et nettement conçues. On n’y retrouve pas ces métaphores hardies, ces couleurs éclatantes, cette pompe orientale qu’aiment les Magyars. Le style en est simple, sans aucune recherche et presque sans éclat. Ce qui en fait la force, c’est la justesse, l’enchaînement logique, la déduction rigoureuse des considérations. Il parle à la raison, non à l’imagination ; il veut convaincre, non éblouir et entraîner. Quand il riposte à ses adversaires, il a parfois recours à la plaisanterie ou à une douce ironie, jamais il ne les blesse par son dédain ou ses sarcasmes; il les réfute sans les humilier. En quelques mots, il dépouille leurs raisonnemens des voiles dont ils ont su les envelopper; il en tire le fond, qu’il expose aux regards, et qu’il combat en invoquant des principes admis par tous. Il porte ses scrupules d’honnêteté jusque dans le choix de ses argumens, et il ne voudrait pas l’emporter, s’il devait en employer un dont la valeur lui fût suspecte. Il n’excite pas d’enthousiasme, mais il commande le respect. Ce n’est pas un orateur, c’est plutôt un sage.

On lui a reproché d’avoir manqué de courage en 1848; la phrase stéréotypée était « nem bàtor, hanem böles, il est plus sage que brave. » Le reproche était injuste. Il n’a fait que rester fidèle à ses convictions. Il a toujours voulu l’autonomie et la liberté pour la Hongrie, mais sans la séparer de l’Autriche. Dès qu’on eut rompu une union qui, d’après lui, était indispensable au salut de son pays, il se retira dans la vie privée. Il ne pouvait combattre pour des principes absolument contraires aux siens. Il manque peut-être de passion; mais n’est-ce pas pour cela qu’il est si clairvoyant et si prudent, et qu’il exerce sur ses ardens compatriotes une si salutaire influence? Il forme avec eux un contraste complet. Au milieu de cette nation brillante, avide de mouvement, de beaux costumes, de combats, de jeux, éprise de poésie romanesque et de belles paroles, il offre le type d’un bon bourgeois allemand. Son extérieur, ses allures, sa mise, sa façon de vivre, manquent complètement d’élégance aristocratique. Malgré ses soixante-cinq ans, il a conservé toute sa vigueur; ses larges épaules n’ont point fléchi, sa taille épaisse et même un peu lourde ne s’est point courbée, ses cheveux seulement commencent à grisonner, et sous ses épais sourcils en désordre brillent ses petits yeux pleins comme autrefois de malice et de bonté. Le menton fortement marqué et la figure carrée expriment la persistance d’une volonté forte. On devine l’homme qui en tout s’attache au réel, au solide, au vrai, et qui ne sacrifie rien aux illusions ni aux chimères. D’orgueil et de vanité, il n’en a point de traces. Sa vie est si simple que ses besoins ne dépassent pas ceux d’un artisan. Pour un homme politique, c’est une force; il ne sacrifiera à l’argent ni son indépendance ni son temps, il n’en aura même pas la tentation. Les folles dépenses de Mirabeau l’ont conduit à tuer son corps et à souiller son nom. Deák n’a pas l’éloquence du puissant orateur français, mais il n’a point ses vices, et son suprême bon sens équivaut à du génie. La vie du grand citoyen hongrois n’a pas une tache, pas une faiblesse, pas une contradiction. Il est toujours resté semblable à lui-même. C’est un inestimable bonheur pour un peuple quand le grand homme qu’il apprend à vénérer est en même temps un homme pur. Son exemple, sans cesse présenté aux yeux de tous, ennoblit le caractère national. Chacun emprunte quelque chose de ses vertus, et s’élève rien qu’en apprenant à le connaître.

Dans le cœur du Hongrois, l’amour de la patrie l’emporte sur tous les autres sentimens. Les poètes eux-mêmes, chose rare, prétend Proudhon, mettent le patriotisme au-dessus de l’amour, «La liberté et l’amour, voilà mes seules affections, chante Petöfî. A l’amour je sacrifie volontiers ma pauvre vie, mais à la liberté je sacrifie l’amour. » Deák, lui, n’a vécu que pour son pays. Depuis qu’il est apparu pour la première fois dans l’assemblée de son comitat, on ne lui voit pas d’autre mobile ; rendre la Hongrie heureuse et libre, tel est son but unique. Ses adversaires lui ont reproché l’étroitesse de ses vues, jamais ils n’ont mis en doute son désintéressement absolu. Qu’un intérêt personnel quelconque ait déterminé le moindre de ses actes, c’est ce que nul n’a pensé ni dit. Jamais il ne s’occupe de lui-même; il ne vit et n’agit que pour le bien public. Qu’on l’en loue, et il se fâche, tant se dévouer lui paraît naturel. Il a prouvé en maintes circonstances que, pour conserver sa popularité, il ne dévierait pas d’une ligne de la voie qu’il s’est tracée. C’est la rare marque d’une grande âme. Quand je cherche à qui le comparer, je ne trouve personne, tant chez lui la grandeur antique se mêle à la simplicité bourgeoise. Sans qu’il y ait nul parallèle à établir, on songe à Washington ou aux grands parlementaires de la révolution anglaise; nul simple bourgeois n’a exercé sur son pays un empire aussi absolu, aussi durable et obtenu par des moyens aussi purs. Il n’y a qu’une chose que Deák place au-dessus de sa patrie, c’est la justice, et, s’il a consacré toute son existence à la cause de son pays, c’est parce qu’elle était aussi la cause du bon droit.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. Ferencz signifie François. En hongrois, le nom de baptême se met toujours après le nom de famille. J’ai emprunté les élémens de cette esquisse biographique d’abord à deux études publiées, l’une par M. Csengery sous le titre de Ungarn’s Redner und Staatsmänner, l’autre par un anonyme très bien renseigné, sous le titre de Ungarn’s Männer der Zeit, puis aux blue books du parlement anglais et aux notes manuscrites qu’a bien voulu me fournir un membre du parlement hongrois, M. Antoine Zichy.
  2. La plupart des notices publiées en allemand portent que Deák est né à Kehida. Söjtör, Kehida et Puszta-Szent-Lászlò étaient trois domaines qui formaient l’ancienne propriété de la famille Deák. Le domaine de Söjtör et la maison où Deák est né appartiennent aujourd’hui à sa sœur, Mme d’Oszterhuber. Deák hérita de Kehida après la mort de son frère Antoine, et il y résidait habituellement jusqu’en 1849. Sa retraite favorite pendant l’été est une habitation des champs qu’il a conservée à Szent-Lászlò, près de Söjtör. Sous les ombrages des tilleuls et des ormes, il consacre ses loisirs à la sculpture sur bois, où il réussit, paraît-il, très bien. Deák a vendu en 1849 sa terre de Kehida au comte Széchenyi.
  3. Voyez la Revue du 1er avril 1868.