L’Allemagne pendant le congrès de Paris/02

La bibliothèque libre.
L’ALLEMAGNE
PENDANT
LE CONGRÈS DE PARIS

II.
L’ALLEMAGNE LITTÉRAIRE.

L’histoire littéraire d’un peuple est toujours étroitement unie à l’histoire de sa vie politique. Après avoir dit quelle était, en face du traité de Paris, la situation des divers gouvernemens de l’Allemagne, tracer d’après le même ordre le tableau littéraire des différens états de la confédération, ce serait s’exposer à des répétitions inévitables[1]. A quoi bon interroger à Berlin et à Dresde, à Vienne et à Munich, le développement particulier de la philosophie, de l’histoire et de la poésie ? Cette comparaison des forces morales de chaque pays était comprise déjà dans la comparaison de leurs destinées politiques. Puisque l’unité allemande, cette unité si vivement et si inutilement poursuivie sur le terrain des faits, existe enfin depuis Lessing et Goethe dans le domaine de la pensée et de l’art, il est plus conforme à la nature des choses de considérer l’Allemagne comme un seul et même théâtre, afin d’y étudier les différens genres qui composent l’ensemble du travail littéraire. Au lieu de suivre les divisions matérielles de l’histoire et de la géographie, je suivrai les divisions abstraites de la pensée. Je ne voyagerai plus de Berlin à Vienne, ni de Vienne à Munich : j’irai des philosophes aux historiens et des historiens aux poètes. Quelle est donc, au début de la phase nouvelle inaugurée par le traité du 30 mars, la situation intellectuelle des peuples allemands? Quels sont les progrès qu’ils ont accomplis, les ressources dont ils disposent? De quel côté se dirige l’activité des esprits? Quelles tendances, et, comme disent nos voisins, quels signes du temps se manifestent dans l’empire des idées? Voilà les questions auxquelles je dois essayer de répondre, si je veux compléter mon enquête.

Je commencerai par la philosophie. Quand on veut connaître l’état intellectuel et moral d’un pays comme l’Allemagne, il n’y a pas de renseignemens plus lumineux que celui-là. La philosophie, malgré les désordres qui ont diminué son influence, est encore la clé de tous les mystères. Il est bien des pays où la science des premiers principes n’est qu’une étude accessoire, une affaire d’académie ou d’école; en Allemagne, tout dépend de là. L’histoire, la poésie, les arts, les sciences elles-mêmes reconnaissent cette suprématie. Sachez ce que pensent les métaphysiciens, étudiez le mouvement des écoles; vous serez introduit au centre même de la littérature germanique. Et s’il n’y a plus de maîtres qui gouvernent les esprits comme au temps de Kant et de Fichte, de Schelling et de Hegel, si les écoles sont dispersées, si le public n’accorde à leurs travaux qu’une attention distraite, cet effacement des sciences spéculatives est un symptôme qui éclairera pour vous la situation générale. Donnons donc à la philosophie, alors même qu’elle n’y prétendrait plus, la place éminente que lui assigne le caractère national; nous parlerons ensuite des recherches de l’histoire et des œuvres de l’imagination. L’histoire a été longtemps en Allemagne le domaine réservé des érudits; elle a pris depuis quelques années un développement inattendu, elle est devenue chez beaucoup d’écrivains une sorte de philosophie appliquée, et cette transformation est peut-être un des événemens les plus considérables de la période qui va se dérouler sous nos yeux. Quant à la poésie, et sous ce titre je comprendrai non-seulement les inspirations qui se traduisent en strophes ou en récits, mais les études psychologiques du roman et les vivantes peintures de la scène, elle a toujours trouvé en Allemagne un public empressé. Interprètes fidèles des sentimens du pays, la poésie, le roman et le théâtre ont exprimé à toutes les époques non pas certes la situation politique de l’Allemagne, mais les pensées secrètes qui l’agitaient et les consolations dont elle avait besoin. Si l’Allemagne s’endort dans le mysticisme, sa molle poésie est là pour l’accuser; si elle se relève, si elle souffre de son inaction et proteste au fond de son cœur contre la pusillanimité de ceux qui la gouvernent, des strophes viriles éclatent, le roman et le théâtre s’attaquent à la réalité, et une littérature populaire, semblable au chœur antique, adresse aux victimes du destin de bienfaisantes paroles. N’est-ce pas ce qu’on a vu à tous les momens de l’histoire depuis les Niebelungen jusqu’à Uhland ? Le même phénomène se reproduira, et nous surprendrons dans les travaux des poètes les mouvemens les plus cachés de la conscience nationale.

Donnons-nous donc le spectacle de cette grande nation considérée dans l’unité de son intelligence. Un poète a écrit une chanson célèbre dont toutes les strophes commencent par ces mots : Quelle est la patrie de l’Allemand ? et prouvant qu’au-dessus des Prussiens, des Autrichiens, des Bavarois, des Saxons, des Badois ou des Hanovriens, il y a un même peuple animé d’un même esprit, il conclut que la patrie de l’Allemand, c’est le pays où tout le monde aime et déteste les mêmes choses dans la langue de Schiller et de Goethe. C’est cette Allemagne de Maurice Arndt dont j’interroge aujourd’hui les haines et les amours. Je m’occupe de la Germanie invisible, qui ne connaît heureusement ni les divisions ni les rivalités de la Germanie à trente-huit têtes dont les représentans ont leur siège à Francfort. L’unité spirituelle et morale a été constituée par les maîtres de l’art que l’Allemagne appelle ses classiques ; je resterai fidèle, ainsi que l’Allemagne, à cette tradition idéale, et toutefois, puisqu’il faut aussi tenir compte de la réalité, je serai bien obligé de me demander, en finissant, quelle est la part de l’est et de l’ouest, du midi et du nord dans le patrimoine commun. En face de cette carte politique que je traçais l’autre jour, je dresserai rapidement la carte intellectuelle du pays. Je dirai dans quelle contrée, dans quelle ville, et sous quelles influences salutaires ou fatales la philosophie, la poésie et l’histoire ont produit le plus de résultats heureux. Le bénéfice de la destinée qui est faite à l’Allemagne, c’est le partage fécond de la richesse publique, c’est l’active circulation de la vie intellectuelle d’un bout à l’autre du territoire ; ne permettons pas à l’émulation de s’éteindre, mettons sous les yeux de chaque pays la place qu’il occupe dans ce pacifique concours, rappelons enfin à l’Allemagne tout entière ce que le genre humain attend encore de son inspiration et de son génie.

I.

Le premier symptôme qui se présente, lorsqu’on parcourt la littérature philosophique de l’Allemagne pendant ces dernières années, c’est l’abandon presque général des études purement spéculatives. L’Allemagne semble fatiguée de la philosophie ; les hommes qui conservent encore les traditions de la science première sentent bien que l’heure n’est pas propice à la construction des systèmes, et au lieu de travailler à accroître leurs richesses particulières, toute leur activité s’emploie à dresser l’inventaire du patrimoine commun. On a vu, à la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci, de grands édifices s’élever jusqu’aux cieux, puis un tremblement de terre est venu, et bien des murailles ont croulé ; que reste-t-il au milieu de tant de débris ? Quels sont les fondemens qui ont résisté au choc ? Voilà ce que se demandent des disciples fidèles, et tandis que les uns s’appliquent à restaurer le stoïcisme de Kant, tandis que les autres essaient de relever, en la rectifiant, la psychologie audacieuse de Fichte, ceux-ci remettent en lumière quelques-unes des poétiques inspirations de Schelling, ceux-là s’efforcent de concilier l’effrayant panthéisme de Hegel avec les éternelles croyances du genre humain. Les jeunes hégéliens, dans leur violence révolutionnaire, se vantaient d’avoir mis en poussière la doctrine de leur maître et détruit à jamais toute philosophie ; des mains studieuses travaillent de tous côtés à restaurer les ruines, des disciples dévoués entreprennent de prouver à l’Allemagne que ses plus grands génies n’ont pas dissipé en chimères les trésors de leur intelligence. Divisés sur bien des points, une même pensée les anime : c’est que dans la situation générale du XIXe siècle, dans la condition particulière des nations allemandes, un peuple sans métaphysique sera bientôt victime de l’impiété brutale ou de la superstition aveugle. La religion n’est donc pas moins intéressée que la science à cette œuvre de réparation philosophique, et il est impossible en effet de méconnaître un véritable sentiment religieux chez la plupart des hommes qui portent aujourd’hui la parole au nom des intérêts de la raison. L’histoire, la critique, la rectification des doctrines métaphysiques depuis Kant jusqu’à Hegel, telle est en ce moment la grande affaire des philosophes.

Parmi les hégéliens qui ont compris leur tâche de cette manière, je citerai au premier rang M. Edouard Erdmann, professeur à l’université de Halle, et M. Charles Rosenkranz, qui depuis longues années déjà représente la philosophie à Kœnigsberg. Tous deux sont des hommes de beaucoup d’esprit ; ce sont des intelligences vives, alertes, assez dégagées des subtilités scolastiques et très en mesure d’intéresser le public aux choses les plus ardues de la science. Sénèque reprochait à la philosophie de son temps de former des hommes pour les disputes de l’école et non pour les combats de la vie ; scholæ, non vitæ, docemus. M. Rosenkranz et M. Erdmann semblent avoir constamment présentes à l’esprit les paroles de l’ami de Lucilius ; ils enseignent à penser et à vivre. J’ai déjà signalé ici les curieux travaux que M. Rosenkranz a consacrés à la réforme de la doctrine de Hegel[2]. Ma réforme de la philosophie hégélienne, c’est le titre même d’une brochure écrite il y a trois ans par le sage et discret hégélien. M. Erdmann a poursuivi le même but dans l’ouvrage très complet qu’il a publié sous ce titre : Histoire de la spéculation allemande depuis Emmanuel Kant.

M. Erdmann est certainement une des physionomies les plus singulières de la littérature philosophique de nos jours. Né en Livonie d’une famille qui avait donné plus d’un pasteur à l’église protestante, élève de cette grande école de Dorpat où la tradition allemande est envahie chaque jour par l’influence moscovite, plus tard disciple de Schleiermacher et de Hegel à l’université de Berlin, il revint exercer le ministère évangélique dans son pays natal; il y demeura quatre ans, puis, entraîné par la vivacité de son esprit, avide de succès, sur un plus grand théâtre, il quitta la Russie pour l’Allemagne, et conquit bientôt une chaire à l’université de Halle. N’est-il pas curieux que ce soit la Russie, — la Russie allemande il est vrai, — qui ait donné a l’Allemagne le plus spirituel et le plus ardemment opiniâtre des hégéliens de la droite? Semblable à M. Rosenkranz par son attachement aux doctrines hégéliennes, M. Erdmann ne cherche pas comme son collègue de Kœnigsberg à sauver la philosophie de son maître en y apportant maintes réserves. Cette attitude modeste lui déplaît. Les conséquences que de prétendus disciples ont tirées de la doctrine hégélienne ont épouvanté bien des esprits et fait reculer M. Rosenkranz lui-même; M. Erdmann ne reculera pas. Il prouvera simplement que tout le monde s’est trompé. La philosophie de Hegel n’est hostile ni à la religion ni à l’état; les conséquences qu’on a voulu en faire sortir n’y étaient pas renfermées. Les jeunes hégéliens n’ont pas compris le premier mot de l’enseignement du maître. Telle est la thèse que soutient M. Erdmann, non pas sous la forme de la polémique, mais dans une série de livres aussi spirituels que savans, destinés à replacer sous son vrai jour cette philosophie abandonnée de tous. En un mot, M. Erdmann est un hégélien de la droite, et tandis que les différentes fractions de l’assemblée, l’extrême gauche, l’extrême droite, le centre même, sont en révolte ou en fuite, il tient ferme à son poste et s’efforce de rallier les fuyards. Il en est encore à l’hégélianisme de 1831, à celui qui gouvernait les universités, qui occupait les fonctions publiques, qui jouissait de la confiance absolue de Frédéric-Guillaume III; tout ce qui s’est passé depuis n’a aucune valeur à ses yeux. Tant pis pour ceux qui ont défiguré la pensée du philosophe de Berlin ! « Pour moi, dit M. Erdmann, tant que je n’aurai pas vu se lever une doctrine plus belle, plus complète, plus digne de l’éternelle sagesse et de la destinée de l’homme, je serai hégélien, — dussé-je être seul, — hégélien et chrétien, hégélien et monarchiste. »

Voilà certes une position originale. Pour la défendre contre tous les partis, il faut une foi ardente et un esprit bien aiguisé. M. Erdmann est un homme convaincu et l’un des plus spirituels causeurs qui soient jamais montés dans une chaire de logique. A l’université ou dans les luttes de la presse, il est toujours sur la brèche. Et quelle verve, quelle étincelante ironie! Ce n’est pas lui qui craindrait de déplaire à ses auditeurs. Il faisait dernièrement des leçons fort suivies sur la science de l’état, et au nom de cette philosophie de Hegel, qui avait inspiré des doctrines toutes contraires, il s’amusait à renverser comme des châteaux de cartes, non-seulement les utopies démocratiques, mais les théories mêmes du libéralisme le plus discret. Sa philosophie de la science de l’état, c’était, à peu de chose près, la justification du despotisme. Il y a eu autrefois des ministres qui se disaient les disciples de Hegel; pourquoi les hégéliens ne seraient-ils plus représentés dans les conseils de la couronne? On croirait en vérité que M. Erdmann s’est adressé cette question et qu’il se porte candidat. Ses leçons sur l’état sont des discours-ministres. On passe beaucoup de choses à M. Erdmann à cause de sa fidélité ardente aux intérêts de la philosophie, et l’on ne peut se dispenser de l’écouter, tant sa verve est divertissante. Ne croyez pas d’ailleurs qu’il soit léger, qu’il cherche des succès frivoles; non : c’est un homme grave chez qui l’ironie coule de source. « Il fait rire, — disait un jeune philosophe d’une autre école, M. Le docteur Frauenstaedt, — il fait rire, mais il ne rit jamais. » Il a une abondance, une richesse d’idées incroyable; il fait des cours populaires semés d’inspirations subites, de railleries improvisées, de paradoxes inattendus, et il publie des livres qui lui ont coûté vingt ans de travail. On dirait que les leçons populaires ont pour but d’assurer des lecteurs aux volumes. Cela sera peut-être; mais il n’y songeait pas : il a seulement donné l’essor à son ardeur de prosélytisme, il a parlé pour tout le monde, pour le peuple, pour les femmes, pour la jeunesse, pour les savans et pour les hommes d’état. C’est ainsi qu’il allait faire de spirituelles et fantasques leçons devant l’auditoire de la Sing-Akademie de Berlin, en même temps qu’il mettait la dernière main au grand et sérieux ouvrage de sa vie.

Son livre sur la spéculation allemande depuis Kant, aidé par le succès de ses représentations philosophiques, sera lu et mérite de l’être. L’idée de l’ouvrage n’est pas nouvelle; M. Erdmann l’a empruntée à son maître : c’est la croyance à un enchaînement de principes tellement liés, tellement indissolubles, que tous les philosophes d’une même série apparaissent fatalement l’un après l’autre pour mener à fin l’œuvre commencée. Une fois la doctrine de Kant proposée aux esprits comme une douloureuse énigme, il fallait de toute nécessité que Fichte prît la parole, après Fichte Schelling, après Schelling Hegel. La philosophie allemande depuis le penseur de Kœnigsberg n’est qu’un seul et même système qui se déroule logiquement comme une suite de syllogismes, et qui, trop vaste pour un seul esprit, traverse ses différentes phases dans quatre cerveaux privilégiés. Hegel avait déjà établi cette méthode d’exposition dans son Histoire de la Philosophie; mais, avec une modestie que M. Erdmann ne craint pas d’appeler héroïque, Hegel s’était arrêté à Schelling, comme si Schelling contenait le dernier terme de cette progression majestueuse. M. Erdmann rend à Hegel ce qui lui est dû. Après avoir décerné à Kant ce titre de magnus inceptor donné à Occam par les nominalistes du XIVe siècle, il montre l’audacieuse entreprise de Kant aboutissant au triomphe de Hegel. Kant a posé à l’esprit humain des questions effrayantes et qui semblent insolubles; Hegel a résolu ce problème et conquis à la science une sérénité glorieuse. L’homme, dans le système de Kant, paraît condamné à un scepticisme sans remède; il sait que son esprit est un moule, que ce moule donne sa forme aux objets, que le monde par conséquent, le monde moral comme le monde matériel, se révèle à nous, non pas dans sa réalité vraie, mais tel que l’esprit le façonne et l’arrange; il sait donc qu’il ne peut rien savoir, et que ses croyances les plus certaines, ses principes les mieux assurés, ne sont que des créations de sa propre pensée, c’est-à-dire des apparences et des fantômes. Avec Hegel, ce scepticisme est renversé; les contradictions de l’homme et du monde, du subjectif et de l’objectif, du fini et de l’infini, s’évanouissent dans une théorie supérieure; l’esprit a reconquis ses droits. Comment cette révolution s’est-elle faite? C’est le sujet du livre de M. Erdmann. La partie la plus intéressante de l’ouvrage, ce n’est pas, je le répète, cet enchaînement progressif de Kant à Fichte, de Fichte à Schelling, de Schelling à Hegel, déjà proclamé par tous les hégéliens; ce sont les détails historiques qui se rattachent au sujet. A côté des figures principales, M. Erdmann n’a laissé dans l’ombre aucun des penseurs qui ont pris part, de près ou de loin, à ce travail des idées. Non-seulement les disciples de Kant, de Fichte, de Schelling, sont étudiés avec pénétration, mais toute l’armée des opposans est aussi rangée en bataille. Hamann, Jacobi, Herbart, Schopenhauer, ces deux derniers surtout dont les noms étaient à peine connus il y a quinze ans, reprennent dans l’histoire la place qui leur appartient. À ce point de vue, l’ouvrage de M. Erdmann, si contestable dans ses prémisses et dans ses conclusions, est digne de l’attention la plus sérieuse. L’auteur n’a pas fait une œuvre vaine, aujourd’hui surtout, en montrant tant de nobles et vaillans esprits occupés à résoudre, chacun à sa manière, les antinomies du scepticisme. La partie dogmatique de son livre prête aux objections les plus graves; tout ce qui est histoire et biographie est un service rendu à la pensée.

L’histoire des idées est donc ce qui tient la première place, ou du moins ce qui attire le plus l’attention dans les travaux des philosophes allemands. Est-ce un bien? est-ce un mal? Ce serait un mal, à coup sûr, si la pensée créatrice abdiquait pour longtemps; considérée comme une crise passagère, cette disposition des esprits ne peut qu’être profitable à l’Allemagne. Le meilleur remède contre les abstractions énervantes, n’est-ce pas l’étude de la réalité? La biographie des hommes qui ont pris part aux combats de l’intelligence, le tableau de leurs systèmes, de leurs prétentions et de leurs erreurs contiendra pour leurs héritiers des avertissemens précieux. L’instinct général l’a compris de cette manière ; que les écrivains s’en accommodent ou non, ce que le public lettré cherche avant tout dans leurs travaux philosophiques, c’est la partie réelle, concrète, vivante, l’histoire des penseurs unie à l’histoire des systèmes. On peut dire que toutes les luttes de l’esprit, au lieu de se produire comme autrefois sur le champ de bataille des pensées abstraites, éclatent en ce moment sur le terrain de l’histoire. Les dernières années ont vu paraître un certain nombre de travaux consacrés au développement de la pensée philosophique depuis Descartes jusqu’à Spinoza, et depuis Kant jusqu’à Hegel. Un penseur assez aventureux, qui ne peut que tempérer sa fougue dans ce commerce avec l’histoire, M. Kuno Fischer, a publié des livres justement remarqués sur Spinoza et sur Leibnitz. Un autre écrivain, mieux initié encore à cette philosophie du XVIIe et du XVIIIe siècle, M. Guhrauer, a mis en lumière avec bonheur une physionomie scientifique tout à fait inconnue jusqu’ici : je parle de ce Joachim Jungius, médecin, mathématicien, astronome, philosophe, qui réforma la science en Allemagne comme Descartes en France et Bacon en Angleterre. On savait que Joachim Jungius avait été l’ami et l’émule de Kepler; Goethe avait publié sur sa vie et ses œuvres quelques fragmens pleins d’intérêt; M. Guhrauer a pris plaisir à retrouver sa biographie tout entière, il l’a suivi de ville en ville au milieu des péripéties de la guerre de trente ans, et il a tracé de ce rare esprit un portrait vivant qui gardera toujours sa place dans le walhalla de l’Allemagne. Ce n’est pas la seule biographie philosophique qui soit due à M. Guhrauer. Je signalais ici, il y a quelques années, une savante histoire de Lessing, dont M. Danzel, professeur à l’université de Leipzig, venait de publier la première partie : M. Danzel étant mort peu de temps après la publication de ce volume, M. Guhrauer s’est chargé de terminer l’œuvre, et il a eu à traiter toutes les questions qui se rattachent à la théologie de Lessing. Toutes ces études ont été recueillies avec une faveur qui doit encourager les écrivains. C’est surtout le groupe des philosophes allemands depuis Kant qui a été l’objet des recherches les plus attentives, et le livre de M. Erdmann n’est pas le seul où la philosophie insultée cherche à relever ses ruines. Seulement, tandis que M. Erdmann salue dans son maître Hegel la fin et le couronnement du travail inauguré par le penseur de Kœnigsberg, il en est d’autres pour qui le système de Hegel n’est qu’une déviation audacieuse, et qui retournent à Fichte ou à Kant pour reprendre sur nouveaux frais le travail interrompu. Telle est l’inspiration de M. Fortlage dans sa Genèse de la philosophie depuis Kant; M. Fortlage est un partisan de Fichte, comme M. Erdmann est un enthousiaste de Hegel. Plus loin, ce sont les disciples de Herbart, les amis de Jacobi, les continuateurs de Baader, qu’on retrouve fidèles à leur tradition, ou l’école un peu dispersée de Schelling, qui se rallie en ce moment même pour la publication de ses œuvres posthumes. Ces œuvres inédites de l’illustre chef de la philosophie de la nature se rattachent manifestement à la direction que nous signalons ici. C’est de la philosophie sous le patronage de l’histoire. Les œuvres posthumes de Schelling contiennent des études sur les religions antiques, et c’est dans cette forme concrète que l’illustre penseur symbolise ses propres théories sur les évolutions de l’intelligence humaine.

On voit ainsi renaître toutes les écoles qui se sont renversées l’une l’autre. Ne croyez pas cependant que ce soit là un signe d’impuissance ou de vaine curiosité; le symptôme commun attesté par ces travaux si différens, c’est le désir d’échapper à la fois et au scepticisme de Kant et aux conséquences pernicieuses qu’on a tirées, à tort ou à raison, des doctrines de Hegel. Les représentans de la philosophie hégélienne, à leur tête M. Erdmann, s’efforcent de prouver que les Bruno Bauer et les Feuerbach n’ont rien compris à la pensée du maître; les représentans des doctrines antérieures, alors même qu’ils semblent remonter jusqu’à Emmanuel Kant, proclament que le scepticisme du sage de Kœnigsberg ne saurait être qu’un point de départ comme le doute provisoire de Descartes. Ainsi le retour à la raison, un goût marqué pour l’histoire, une salutaire défiance du scepticisme, voilà les inspirations qu’il est permis de signaler dans le travail de la philosophie contemporaine.

Ces études sur la période de Kant à Hegel ont eu encore un autre résultat; elles ont mis en lumière des écrivains qui avaient passé inaperçus dans le mouvement de la bataille. L’Allemagne commence à s’occuper d’un philosophe dont les premiers écrits remontent à plus de trente années, et qui, malgré d’incontestables mérites, malgré des vues de génie et des inspirations grandioses, était demeuré complètement inconnu. Je parle de M. Arthur Schopenhauer, qui vit retiré à Francfort, et qui, après avoir ardemment désiré la lutte et la renommée, aujourd’hui vieux, solitaire, taciturne, plongé par sa philosophie même dans une sorte de mysticisme misanthropique, semble tout étonné du bruit inattendu qui se fait autour de ses doctrines. Ce bruit est surtout de la curiosité; je ne crois pas que le système de M. Schopenhauer réponde en aucune manière aux besoins intellectuels de l’Allemagne; mais comment ne pas être attiré vers M. Schopenhauer par tout ce qu’il y a eu d’étrange et de douloureux dans sa carrière philosophique? Né à Danzig en 1788, fils d’un père qui occupait un rang élevé dans le commerce de cette laborieuse cité et d’une mère qui a laissé un nom honorable dans la littérature, M. Arthur Schopenhauer manifesta de bonne heure un goût décidé pour la métaphysique. A vingt-trois ans, attiré par la gloire de Fichte, il allait suivre son cours à Berlin, espérant trouver, disait-il, un véritable philosophe; mais le jeune auditeur de Fichte n’était pas un disciple ordinaire, il avait déjà ses pensées à lui, et, déçu bientôt dans son espoir, il se dédommagea de sa confiance par le dénigrement et le sarcasme. Cette espèce d’outrecuidance philosophique, cette humeur âpre et mordante qui se révélait chez l’étudiant de Berlin eut bien d’autres occasions de se donner carrière, lorsque Schelling remplaça Fichte, et que Hegel à son tour eut détrôné Schelling. Il est permis de croire que la précoce misanthropie de M. Schopenhauer n’a pas médiocrement contribué à le retenir dans l’obscurité. Au moment où Fichte, Schelling, Hegel régnaient dans les universités et gouvernaient le monde littéraire, au moment où des adversaires tels que Reinhold, Herbart, Jacobi, Krause, Baader relevaient encore la gloire des maîtres par leurs discussions solennelles, une voix austère qui sortait de l’ombre jetait le mépris à tous les combattans : les successeurs de Kant n’étaient que des sophistes de bas étage, des charlatans qui profitaient de la vogue. Décréditée sans doute par sa violence, cette voix se perdit au milieu du tumulte, et le penseur irrité s’enfonça plus avant dans sa misanthropie.

Il y avait pourtant de bonnes inspirations dans les premiers travaux de M. Schopenhauer, et si le solitaire songeur eût pu se faire sa place au grand jour de la discussion, nul doute que sa pensée, plus calme, plus maîtresse d’elle-même, n’eût suivi une direction meilleure. M. Schopenhauer, comme tous les successeurs de Kant, prend pour point de départ la révolution accomplie par le philosophe de Kœnigsberg. L’homme, dans le système de Kant, ne peut connaître que des phénomènes; quant à la substance, à la chose en soi (das Ding an sich), il est condamné à l’ignorer toujours. Schopenhauer répond : « Oui, je ne vois que des phénomènes dans le monde qui m’environne, mais je puis m’étudier moi-même, je puis descendre au fond de mon âme, et quand j’aurai atteint la substance de mon être, — transportant ma découverte hors de moi, et l’appliquant par analogie à l’ensemble des choses, — j’aurai le secret du monde. » On n’a rien dit de plus ingénieux contre le scepticisme de Kant; on n’a rien proposé de plus fort pour briser le cercle fatal où il enfermait l’intelligence de l’homme. La psychologie, une psychologie circonspecte et profonde, voilà l’arme de la science contre ces objections effrayantes qui réduisent l’homme à n’être que le jouet d’une fantasmagorie. On sait comment Fichte, Schelling, Hegel ont résolu le problème de Kant en identifiant le moi et le non-moi, l’esprit fini et l’esprit infini. Schopenhauer semblait prévoir les conséquences funestes du système de l’identité absolue; il en voyait sortir l’indifférence universelle, la justification de toutes choses, la confusion du bien et du mal au sein d’un optimisme trompeur; il voyait la morale détruite, la dignité humaine anéantie, et d’avance il protestait à sa manière. M. Schopenhauer a donc une théorie qui lui est propre, et la voici en peu de mots : — Kant avait divisé le monde en deux domaines absolument distincts, d’un côté les phénomènes, qui seuls sont accessibles à l’esprit, de l’autre les substances, qui nous échappent. Cette substance que Kant appelait aussi la chose en soi, M. Schopenhauer essaie de l’atteindre par le procédé psychologique dont je parlais tout à l’heure, et quand il croit être arrivé au but de ses efforts, il s’écrie triomphalement : « Quelle est donc cette chose en soi, ce principe, cette substance, cette réalité mystérieuse que Kant interdit à la connaissance? Je réponds : La volonté! Et c’est là la grande découverte de ma vie. » Pour M. Schopenhauer comme pour Maine de Biran, la volonté est le fondement du moi, le principe de la personne humaine; or, transportant au non-moi ce principe intérieur attesté par la conscience, il conclut que le principe des êtres, la substance et le fondement du cosmos, c’est la volonté. Une volonté immense, éternelle, infinie, préside à l’ensemble des choses. Les philosophes alexandrins font de l’intelligence la première hypostase; Spinoza et Hegel ont répété le même principe en le modifiant selon leurs propres idées; M. Schopenhauer place la volonté avant tout : la volonté est la substance de l’univers.

On comprend la valeur d’une telle métaphysique à l’époque où elle se produisit; on peut la discuter et la combattre, mais il est impossible de méconnaître l’inspiration d’où elle est née. M. Schopenhauer cherchait et croyait avoir trouvé un refuge contre les entraînemens du panthéisme. Au moment où l’esprit fini, c’est-à-dire l’esprit de l’homme, n’apparaissait plus à tous les philosophes que comme un phénomène, une modification de l’esprit infini, au moment où le panthéisme semblait dominer tous les penseurs avec une puissance irrésistible, la revendication de la volonté n’était-elle pas un moyen sûr de sauver la liberté humaine? Rien de mieux jusque-là; mais c’est ici que les contradictions et les extravagances vont commencer. A peine en possession de cette volonté qu’il a rétablie avec force, l’auteur va la sacrifier dans le plus étrange des systèmes. M. Schopenhauer admet toujours les deux mondes de Kant, le monde des phénomènes et le monde des choses en soi. Dans le monde des choses en soi, dit-il, la volonté règne librement, souverainement; dans le monde des phénomènes, soumis que nous sommes à la loi de causalité, la volonté est une chimère. Nous nous croyons libres, et nous ne remarquons pas que nos pensées et nos actes sont déterminés par des causes impérieuses. Ce monde où nous sommes, ce monde des apparences trompeuses est donc mauvais de fond en comble. Notre vie ici-bas n’est qu’un épisode inutile dans la béatitude du repos infini. La seule sagesse est de se hâter d’en sortir par l’anéantissement de nos volontés particulières. N’est-ce pas là ce que le christianisme nous enseigne? Le christianisme a raison; triomphons de la nature et rentrons dans l’ordre de la grâce; nous y rentrerons par l’abandon de nous-mêmes, par le sacrifice de notre volonté, source de misères sans nombre et de perpétuelles erreurs. Avec cet anéantissement de la personne, qui est la sagesse par excellence,-la plus haute vertu pratique, c’est la pitié, la commisération sans bornes, une commisération qui embrasse tous les êtres créés. Le christianisme enseigne aussi la charité, mais la charité chrétienne est incomplète, puisqu’elle s’applique uniquement à l’espèce humaine; celle du vrai philosophe doit embrasser tout ce que contient ce misérable univers. Nos semblables, par la chute, par le besoin d’une réhabilitation, ce ne sont pas seulement les hommes, c’est l’animal, la plante, la pierre, tout ce qui est, tout ce qui participe avec nous à la condamnation de ce monde inférieur et maudit. Les religions et les philosophies de l’Inde, supérieures en cela au christianisme, avaient établi cette vérité. M. Schopenhauer cite sans cesse les préceptes du vieil Orient, et s’il confessait une religion, ce serait la religion de Bouddha. La vie des fakirs indiens, et tout ce qui s’en rapproche le plus dans notre société occidentale, les extases des mystiques du moyen âge, l’union complète de l’homme et de Dieu rêvée par les quiétistes du XVIIe siècle, voilà pour lui l’idéal du devoir et de la vertu.

Est-ce assez d’extravagances? La philosophie de M. Schopenhauer n’a été mise que récemment en lumière. Son principal ouvrage a déjà trente-sept ans de date ; c’est celui qu’il a intitulé le Monde considéré comme volonté et comme phénomène (Leipzig, 1819). Depuis, il a donné la Volonté dans la Nature (Francfort, 1836), la Liberté de la Volonté, dissertation couronnée en Norvège par la société royale des sciences de Drontheim; le Fondement de la Morale, travail provoqué par un concours ouvert devant l’académie de Copenhague, mais qui n’obtint pas le prix. Ces deux derniers écrits, publiés ensemble sous ce titre : les Deux problèmes fondamentaux de l’Éthique (Francfort, 1841), et un ouvrage assez récent : Parerga et Paralipomena (Berlin, 1851), complètent l’explication du système formulé en 1819[3]. Or toutes ces explications, il faut bien le dire, s’étaient produites à huis clos. Il y a quelques années à peine, un esprit distingué, mais singulièrement chimérique. M. le docteur Frauenstaedt, ému sans doute de l’abandon, de la misanthropie de M. Schopenhauer, frappé aussi de l’incontestable noblesse de son caractère, a voulu le venger de l’oubli, et s’est fait dans les journaux de Leipzig l’interprète passionné de son système. Peu de temps après, un critique anglais[4] en donnait une analyse rapide, et signalait le sage de Francfort (c’est le nom qu’il lui donne) comme l’une des plus puissantes intelligences du XIXe siècle. Encouragé par ce succès, M. Frauenstaedt a publié un curieux volume intitulé Lettres sur la Philosophie de Schopenhauer, où il s’efforce d’expliquer l’œuvre du maître, d’en atténuer les folies, d’y trouver un enchaînement rigoureux et de répondre aux objections sans nombre qu’elle soulève. M. Frauenstaedt a eu le talent d’exciter sur ce point la curiosité de l’Allemagne philosophique. M. Erdmann a écrit tout un chapitre sur Schopenhauer dans son Histoire de la Spéculation allemande depuis Kant, M. Rosenkranz lui a consacré un article dans le recueil que dirige M. Hermann Fichte, et, tout en repoussant les doctrines, il montre beaucoup de bienveillance pour le penseur, il l’étudié surtout comme une apparition extraordinaire. Cette douleur, ce désespoir, ces aspirations à un monde supérieur où le repos de la béatitude est complet, où la volonté s’exerce souverainement et sans efforts, ont ému M. Rosenkranz, et il est évident qu’il traite le bouddhiste du XIXe siècle comme un malade de génie, digne de sympathie et de respect. Il y a en effet, à travers tant d’extravagances, la trace d’une poésie sombre et quelquefois grandiose dans l’inspiration générale de ce système. Le poète favori de M. Schopenhauer, c’est Calderon, parce que Calderon a écrit un drame intitulé la Vie est un songe. Il cite avec amour l’auteur de La vida es sueño, comme il cite les religions et les cosmogonies orientales. Pour lui aussi, la vie est un rêve, un rêve affreux, un cauchemar étouffant, et la douleur que lui cause cette découverte est souvent empreinte d’une majesté lugubre. Que sont les vagues tristesses de Werther, de René, d’Obermann, de Childe-Harold, auprès de la souffrance du métaphysicien persuadé que ce monde où nous sommes n’est que l’irréparable erreur de la volonté infinie? Ces délires, encore une fois, ont excité la curiosité de l’Allemagne comme un poème indien qu’on aurait tout à coup exhumé; mais, le poème une fois lu, l’Allemagne retournera à sa tâche. Le système du sage de Francfort ne séduira pas ce pays, possédé du désir de l’action; il est plutôt fait pour le guérir à jamais de l’énervante folie du mysticisme.

Si l’Allemagne ne veut plus du mysticisme, le matérialisme ne lui sourit pas davantage. On l’a bien vu dans la récente querelle sur la nature de l’âme. Les jeunes hégéliens se taisent depuis plusieurs années. M. Feuerbach s’est enfermé dans la solitude ; M. Daumer est revenu à la poésie; M. Bruno Bauer publie des brochures politiques, et attend que la Russie, en nivelant l’Europe, fraie la route aux révolutions de l’avenir. La jeune école hégélienne s’est donc dispersée devant le soulèvement de la conscience publique, mais elle a laissé derrière elle les traces de son passage. Sortie de l’idéalisme de Hegel, tombée, de chute en chute, jusqu’à l’empirisme de d’Holbach et de Lamettrie, elle a trouvé parmi les naturalistes certains esprits fort disposés à recueillir ses enseignemens. M. Feuerbach en était venu à soutenir que l’esprit était une substance matérielle, une transformation du phosphore. — L’homme est ce qu’il mange, disait-il, employant à ce sujet un calembour allemand très digne d’une telle pensée : der Mensch ist was er iszt. Une nourriture vulgaire produit les cerveaux communs; une nourriture délicate, où le phosphore abonde, engendre la finesse et la subtilité de l’intelligence... — Une fois descendu si bas, M. Feuerbach devait se taire ; la physiologie et la chimie avaient seules le droit d’expliquer la nature de l’âme. C’est précisément ce qui est arrivé : M. Feuerbach, à l’heure qu’il est, n’a plus rien à dire; la parole est à M. Charles Vogt et à M. Jacob Moleschott.

Raconterai-je ici les faits et gestes de cette singulière école philosophique? M. Charles Vogt est un naturaliste d’un rare mérite, tous les juges compétens l’affirment; c’est de plus un esprit fantasque, qui, soit dans ses livres, soit à la tribune de l’assemblée nationale de Francfort, a déployé une verve drolatique, une faconde rabelaisienne à éclipser Panurge. Ni sa grandeur ni sa décadence n’ont modifié ses allures. Il a été, on s’en souvient encore au-delà du Rhin, l’un des cinq empereurs d’Allemagne institués par le rumpparliament de Stuttgart; depuis qu’il a dû quitter le théâtre de sa gloire, il continue, comme par le passé, à mener de front les recherches de la science et les discussions pantagruéliques. M. Jacob Moleschott est un chimiste qu’on s’accorde à placer au premier rang. Ingénieux dans ses combinaisons, il a enrichi la science de plusieurs découvertes utiles; pourquoi faut-il que M. Moleschott veuille rivaliser avec M. Vogt, et comment deux hommes si spirituels ont-ils pu se perdre si résolument dans l’absurde? La doctrine de MM. Vogt et Moleschott est ce matérialisme vulgaire que la raison a mille fois réfuté : l’âme n’est qu’une abstraction vide de sens, la vie est simplement le résultat de l’organisation. Pour rendre quelque originalité à ce beau système, M. Vogt y sème agréablement ses bouffonneries, et M. Moleschott l’expose avec l’enthousiasme d’un révélateur. Selon M. Vogt, la pensée est une sécrétion du cerveau, et le docte historien des poissons tire de là toutes les comparaisons qui s’offrent naturellement à un cynique en belle humeur. M. Moleschott, attaquant le dualisme de la force et de la matière, proclame la mission de la science au XIXe siècle, qui est de chasser à jamais toute idée de force et de principe, de même que l’école de M. Feuerbach a anéanti l’idée de Dieu. Ce qu’on appelle force est un fantôme; la matière seule existe, la matière est éternelle, et ce sont ses transformations incessantes qui constituent l’univers. L’âme est un composé de gaz, d’acide carbonique et d’ammoniaque. Ces gaz qui forment notre pensée ont animé bien des hommes depuis des siècles ; ils en animeront bien d’autres, quand nous aurons rendu nos élémens au laboratoire de l’éternelle chimie. « Qu’on ne parle donc plus, s’écrie-t-il, des ravages exercés par le temps ! Notre science a fait évanouir le fantôme de la mort : la matière ne peut pas périr. Qu’importe à l’artiste la destruction de son œuvre? Si la statue disparait, le marbre est toujours là, animé du feu de Prométhée, et de nouveaux chefs-d’œuvre en sortiront dans la série des âges. » « Voyez, s’écrie-t-il encore, voyez ce mineur qui, à la sueur de son front et au péril de sa vie, fouille les entrailles de la terre; il ne songe qu’au salaire de son travail : il cherche l’or, le charbon, la houille, l’alun, des métaux de toute espèce. Combien son action est plus féconde, sans qu’il s’en doute lui-même! Ces élémens, qu’il arrache à leur stérilité et qu’il jette dans le creuset universel, multiplieront la vie sur la surface du globe. Ce qu’il extrait des galeries souterraines, c’est du blé, ce sont des hommes. Il travaille, ce manœuvre, à la philosophie de l’histoire. L’argile qu’il tient dans ses doigts produira un jour des peuples et remplira de grands siècles. »

Ni les bouffonneries de M. Vogt, ni la phraséologie enthousiaste de M. Moleschott n’ont pu rendre quelque intérêt à ce grossier naturalisme. Les partisans de M. Vogt et de M. Moleschott ne forment qu’une minorité infime; on peut dire que l’Allemagne les a entendus avec dégoût. Le mysticisme, avec M. Schopenhauer, était arrivé aux conséquences dernières de son principe; le matérialisme de M. Moleschott, dépassant encore le délire des jeunes hégéliens, vient d’aboutir aussi à l’extrême limite du non-sens. Cette double épreuve a déjà profité à la conscience publique; il est fâcheux assurément qu’un naturaliste de l’école de Goettingue, M. Rodolphe Wagner, emporté en sens contraire par son indignation, ait appelé au secours de la science les principes de l’orthodoxie luthérienne. Ce n’est pas avec la Bible qu’il faut réfuter la chimie et la physiologie de nos jours; les argumens de M. Wagner, en provoquant les sarcasmes de M. Vogt, ont failli compromettre la meilleure des causes. Qu’importe? des adversaires mieux armés sont entrés dans la lice; je signalerai au premier rang un hégélien, M. Schaller, qui, dans un livre intitulé le Corps et l’Ame, a donné la réfutation la plus solide des erreurs de M. Moleschott. Le livre de M. Schaller n’est pas un pamphlet; c’est une œuvre sérieusement méditée et qui a rendu un vrai service à la science.

C’est surtout l’école de MM. Hermann, Fichte, Ulrici, Wirth, Weisse, Fortlage, Maurice Carrière, qui a représenté dans ce débat les inspirations présentes de l’Allemagne. Je parle d’une école, c’est trop dire peut-être ; les hommes que je viens de nommer forment plutôt un groupe d’esprits indépendans qui s’avancent chacun dans sa voie, mais qui, réunis par l’amour de la raison et ralliés aux principes généraux du spiritualisme, tiennent aujourd’hui avec honneur le drapeau de la philosophie. Un symptôme qui me frappe chez eux, c’est un heureux mélange des croyances idéales et des inspirations pratiques. Les matérialistes disent à l’Allemagne : Le spiritualisme est une chimère, la vieille philosophie ressemble au chien de la fable qui lâche la proie pour l’ombre; ne quittons plus le domaine des sens, si nous voulons ne plus être dupes. Les mystiques lui disent à leur tour : Voyez où vous conduit l’étude de la réalité; ce monde est mauvais, sortons-en au plus vite par le sacrifice de notre volonté propre et rentrons dans le repos de l’absolu. Au milieu des contradictions que les luttes des systèmes ont accumulées dans les intelligences, le groupe de penseurs dirigé par le digne fils de Fichte s’attache à maintenir les vérités éternelles et les principes du sens commun. Il y a des tendances opposées, des forces contradictoires dans la raison humaine; qu’importe que ces antinomies n’aient pas été conciliées par la science? Le sage est celui qui reconnaît les bornes de la pensée humaine et qui ne rougit pas d’allier les contraires. « La première règle de notre logique, dit excellemment Bossuet, c’est qu’il ne faut jamais abandonner les vérités une fois connues, quelque difficulté qui survienne quand on veut les concilier, mais qu’il faut au contraire, pour ainsi parler, tenir toujours fortement comme les deux bouts de la chaîne, quoiqu’on ne voie pas toujours par où l’enchaînement se continue. » Il me semble que les hommes dont je parle sont fidèles à cette règle. On prétend, disent-ils, que l’idéalisme ne saurait être pratiqué, et que l’esprit pratique est la négation nécessaire de l’idéal; prouvons le contraire par nos pensées et nos actes. Marchons, comme marcha ce philosophe devant le sophiste qui niait le mouvement. Et disant cela, ils marchent en effet, ils fécondent la philosophie par l’étude de l’art et de l’histoire; ils relèvent l’histoire et l’art par leur union avec la philosophie. Ces métaphysiciens sont en même temps des publicistes, des historiens, des critiques littéraires, je veux dire des hommes qui se placent au milieu de la vie réelle et de ses manifestations populaires. M. Fichte achève son tableau des doctrines politiques et morales depuis le XVIIIe siècle, M. Christian Weisse porte l’étude de l’histoire dans la philosophie de la religion, M. Maurice Carrière poursuit les applications de la théorie conciliatrice et libérale à laquelle il a consacré sa vie. J’ai déjà signalé ici[5] les travaux de M. Maurice Carrière, la Philosophie au temps de la réforme et ses rapports avec l’époque présente, et surtout les Discours et Méditations religieuses adressés à la nation allemande par un philosophe allemand; M. Carrière vient d’ajouter à ces études un livre sur l’essence et les formes de la poésie. Or la pensée qui est partout visible dans ce beau chapitre d’esthétique, c’est celle qui inspirait déjà les précédentes publications de l’auteur, le désir d’échapper à la fois et aux conséquences fatales du panthéisme et à l’indifférence du déisme vulgaire. Le dieu de M. Carrière est un dieu vivant, tout ensemble infini et personnel, présent dans la nature comme dans l’histoire et cependant supérieur à elles, à la fois en nous et hors de nous, ce dieu que Fénelon, avec une précision éloquente, appelle si justement le maître intérieur et universel. « L’amour est impossible, dit M. Carrière, sans la personnalité de Dieu et la personnalité de f homme. L’art est inintelligible, si l’esprit et la nature, au lieu d’être séparés à jamais, ne sont pas une double manifestation de f éternel, manifestations distinctes, mais intimement unies. Que ce soit là une théorie chrétienne et scientifique, je l’affirme sans crainte malgré les fanatiques de la droite et de la gauche. Du sein des luttes qui s’agitent si violemment sous nos yeux, la conscience générale, n’en doutons pas, s’élèvera à une pensée de réconciliation, et alors la religion, la poésie et la science se développeront dans une libre harmonie, sans que l’une des trois ait la prétention de détruire ou d’enchaîner les deux autres. Espérant qu’elle ne sera pas inutile à cette œuvre de pacification, j’ose offrir cette poétique à la nation allemande. »

Ainsi l’application des doctrines philosophiques, l’union du réel et de l’idéal, la croyance aux vérités des deux ordres, l’attachement aux deux points opposés, alors même qu’on ne sait pas d’une manière précise comment l’enchaînement se continue, voilà le consolant symptôme que nous avons à signaler chez tous les bons esprits de l’Allemagne. Et ce que j’indique ici n’est pas l’opinion isolée de quelques hommes, c’est le courant même de la pensée publique. Un adversaire des hégéliens, M. Gruppe, poète aimable et logicien sensé, vient d’écrire sur l’avenir de la philosophie allemande un manifeste assez curieux; M. Gruppe conseille à ses compatriotes de renoncer pour toujours à la manie des systèmes et de s’en tenir à la logique, non pas à cette logique de Hegel qui embrasse l’ontologie tout entière, mais à. La vieille logique psychologique, à la méthode du Novum Organum. C’est là un conseil de découragement qui ne sera pas écouté, le pays de Leibnitz et de Kant a conquis depuis deux cents ans des richesses auxquelles il ne renoncera pas si aisément; il est impossible surtout de ne pas tenir compte de la révolution accomplie par la Critique de la raison pure. D’un autre côté, M. Henri Ritter, auteur de travaux estimés sur la philosophie des pères de l’église, a publié dernièrement une exposition populaire de la moderne métaphysique allemande, et comme s’il voulait sacrifier des noms qui effraient certains esprits, il supprime Kant et Schelling au profit de Lessing et de Herder. Kant était déjà contenu dans Lessing; Schelling était en germe dans Herder. L’Allemagne, dit M. Ritter, voudrait-elle renier les glorieux chefs de sa littérature? Cette argumentation n’est pas heureuse; M. Ritter, comme M. Gruppe, me semble dépasser le but. Non, l’Allemagne ne renoncera pas à la philosophie, et c’est une mauvaise tactique de cacher son drapeau. Le groupe de MM. Hermann Fichte, Ulrici, Weisse, Carrière, obéit à une direction plus élevée et plus sage. Ces nobles esprits n’ont rien de systématique; ils ouvrent les yeux à toutes les vérités, ils unissent, non pas dogmatiquement, mais, ce qui vaut mieux encore, d’une manière libre et vivante, le double esprit de la philosophie et de la religion. Fatiguée naguère des excès de la pensée, l’Allemagne commence à sortir de son indifférence, l’Allemagne s’intéresse à leurs efforts, et nous pouvons attendre avec confiance les résultats de cette transformation morale.

II.

Un des plus précieux témoignages des progrès de l’esprit allemand, c’est le changement qui s’accomplit sous nos yeux dans la littérature historique au-delà du Rhin. L’Allemagne a toujours eu des érudits du premier ordre, elle n’avait presque jamais produit des historiens dignes de ce nom. Sans sortir du XIXe siècle, quels étaient les représentans de l’histoire avant M. Schlosser et M. Léopold Ranke? D’estimables libéraux, animés des intentions les plus droites, mais sans pénétration et *sans art. M. de Rotteck, on l’a dit avec raison, est le type de cette école ou plutôt de cette tradition vulgairement honnête à qui appartenait, pendant les trente premières années du siècle, tout le domaine des sciences historiques. M. Schlosser et M. Ranke, avec des mérites et des défauts absolument opposés, ont ouvert des routes nouvelles, et préparé, chacun à sa manière, la généreuse et intelligente ardeur que l’Allemagne porte aujourd’hui dans les études historiques. On sait quelle est l’inspiration de M. Schlosser; il recherche ardemment la vérité, et quand il croit l’avoir découverte, aucune considération politique, aucune raison de tactique ou de convenance ne saurait en atténuer l’expression. Il proteste par ses peintures contre cette philosophie de l’histoire qui absout toutes les actions humaines; le dogme de la responsabilité est inscrit à chaque page de ses livres. Rien autrement érudit que l’école libérale dont il était issu, plus intègre et plus moral que les constructeurs d’histoires a priori, il a rendu à la science, par l’âpreté de sa verve, un intérêt et une vie qu’elle avait perdus depuis longtemps. On ne saurait nier toutefois que cette verve belliqueuse de M. Schlosser n’altérât souvent la gravité de ses tableaux. L’histoire n’apparaissait plus, comme disent les Allemands, dans sa réalité objective; elle devenait une occasion de polémique, elle se transformait en un instrument de guerre aux mains d’un libéralisme grondeur. Restituer à l’histoire son calme, sa sérénité, son intelligence des époques et des transformations de l’esprit humain, telle fut l’ambition et souvent l’honneur de M. Léopold Ranke. Malheureusement M. Ranke a ses défauts, et ces défauts, assez dissimulés d’abord, sont devenus surtout visibles dans ses derniers écrits. Ces bienséances de l’histoire, qui semblaient une trahison à M. Schlosser, ont fini par affaiblir chez M. Ranke le sentiment de la liberté morale. Il est fin, il est pénétrant, c’est un esprit diplomatique; pourquoi faut-il qu’à force de vouloir comprendre et expliquer les péripéties du drame, il semble excuser tous les acteurs ? L’impartialité de l’historien ne doit j)as dégénérer en une banale indifférence. On s’est étonné avec raison de voir l’historien des papes fournir des articles à la Gazette de la Croix. Depuis que M. Ranke est conseiller d’état et historiographe de Prusse, on dirait qu’une sorte de stratégie d’homme de cour a remplacé chez lui les inspirations de la science. Que le célèbre écrivain y prenne garde : s’il persistait dans la voie où il s’engage, l’Allemagne regretterait bientôt les encouragemens qu’elle a prodigués à ses premiers travaux. Déjà une école se forme qui, sans nier ses éminentes qualités, ne craint pas de dénoncer hautement ce qui lui manque. Allier à la finesse de M. Ranke la moralité de M. Schlosser, tel est l’idéal que se propose une génération d’écrivains dont je suis heureux de proclamer l’avènement.

Au premier rang de ce groupe d’élite, je placerai M. L. Häusser, professeur à l’université de Heidelberg, et un officier de l’armée prussienne, M. Le major Beitzke. M. Louis Häusser publie en ce moment même une œuvre qui obtient un légitime succès. La période qu’il a choisie embrasse la fin du XVIIIe siècle et le commencement du XIXe. Quelle était la situation de l’Allemagne à la mort de Frédéric II ? Qu’est-elle devenue dans les années suivantes? Au milieu de quelles catastrophes, sous quelles influences fatales, après combien de fautes, de trahisons, de divisions intestines, s’est-elle tour à tour perdue et retrouvée en face de la république et de l’empire? Voilà les questions auxquelles M. Louis Häusser s’est efforcé de répondre. L’écrivain a intitulé son livre : Histoire d’Allemagne depuis la mort de Frédéric le Grand jusqu’à l’établissement de la Confédération germanique. M. Häusser, disciple de M. Schlosser, avait sous les yeux le tableau que son maître a tracé de cette période dans son Histoire du dix-huitième siècle; mais M. Schlosser ne s’était pas proposé d’y suivre pas à pas les destinées de l’Allemagne, d’étudier le rôle de toutes les chancelleries, de faire comparaître tous les acteurs, les rois et les peuples, et de les juger au nom de la conscience nationale. Indiquée seulement à larges traits dans l’Histoire du dix-huitième siècle, cette étude est le sujet spécial de M. Häusser. Que de misères dans un pareil tableau ! Il contient surtout de terribles leçons, et il fallait un historien bien pénétré du sentiment de son devoir pour le dérouler hardiment aux yeux de ses compatriotes. M. Louis Häusser n’a pas failli à sa tâche. Ce qui me frappe dans ce livre, c’est l’intègre inspiration qui l’anime et le talent populaire que l’auteur y déploie; M. Häusser a voulu se faire lire par toute l’Allemagne; il ne tient pas seulement à être apprécié par les docteurs, il veut exercer une action sur la foule. On peut dire qu’il fait tout ensemble œuvre d’historien et de publiciste. Résolu à montrer l’abaissement des peuples germaniques dans une période néfaste, il a bien soin pourtant de ne pas blesser son pays; il a foi dans les destinées de l’Allemagne, et sa franchise même est un hommage au peuple qui l’écoute. Il y a là, en un mot, une virile inspiration qui se retrouve aussi, avec des qualités différentes, dans le travail de M. Beitzke. M. Häusser n’est pas encore arrivé à la période glorieuse qui doit couronner son œuvre, M. Beitzke a pris les devans, et tandis que M. Häusser raconte les misères de l’Allemagne depuis l’expédition d’Italie jusqu’à la campagne de Prusse, il consacre une étude détaillée aux luttes de 1813. Ici le danger n’était pas de froisser l’amour-propre des Allemands, mais plutôt de céder à une sorte d’exaltation vengeresse et de réveiller des passions assoupies. M. Beitzke est impartial autant qu’un Allemand peut l’être en ces matières. On a publié bien des livres au-delà du Rhin sur les guerres de 1813; voilà le premier travail qui embrasse les questions avec indépendance et qui s’efforce de rendre justice à tous. Bien que le tableau soit tracé avec feu, on n’entend plus retentir ces clameurs qui étaient chez tant d’écrivains de second ordre le prolongement insensé de la bataille. Peintre énergique des colères de l’armée et du peuple, M. Beitzke n’est pas aveuglé par la fumée de la poudre. Il voit clair dans tous les événemens, il est impartial pour Napoléon et pour la France; au milieu même des revanches de son pays, il sait démêler les fautes de ceux qui règlent ses destinées. « Voilà quarante ans, dit-il, que ces luttes sont finies; le temps n’est plus où l’Allemagne avait toujours nécessairement raison et l’ennemi toujours tort. » Ne sont-ce pas là des paroles qu’il faut noter? Les ouvrages de M. Häusser et de M. Beitzke ont été lus avec l’intérêt le plus vif. Depuis trois ans que ces publications sont commencées, les deux écrivains tiennent l’Allemagne attentive à leurs récits. On apprécierait mal un tel succès, si l’on n’y voyait par-dessus tout un indice de cette virilité qui se déclare de plus en plus au sein des peuples germaniques. Toutes les déceptions que l’Allemagne a subies, toutes les épreuves qu’elle a traversées, ne lui ont laissé qu’un ardent désir d’achever à elle seule son éducation morale. En histoire comme en philosophie, elle se défie de l’exaltation; c’est le vrai seul qui l’attire, et elle se sent de force à se mesurer avec la réalité.

M. Gustave Droysen, professeur à l’université danoise de Kiel, mais Allemand d’origine, et qui écrit pour l’Allemagne, est aussi l’un de ces vaillans esprits qui répondent aux exigences de la conscience publique. M. Droysen s’était acquis déjà une certaine réputation; son Histoire d’Alexandre, son Histoire de l’Hellénisme, sa Biographie du maréchal d’York, lui avaient marqué sa place dans la nouvelle école; il publie en ce moment une Histoire de la Politique prussienne, qui s’annonce comme une œuvre excellente. Personne jusqu’ici n’avait jeté tant d’intérêt et de lumière sur les premières origines de la Prusse. M. Droysen a surtout un sentiment très vif de la grandeur des hommes et des peuples; il aime les personnages qui impriment à l’humanité une impulsion puissante, il aime aussi les peuples qui apparaissent dans l’histoire avec une mission novatrice. Le moment est bien choisi pour rappeler à la Prusse ce que sa destinée lui impose. L’écrivain qui a su expliquer le rôle d’Alexandre le Grand sans s’inquiéter des protestations de la liberté hellénique saura de même, — ses premiers jugemens nous l’attestent, — raconter l’établissement du royaume de Prusse sans se préoccuper des protestations de l’Allemagne du midi. « Tout ce qui est, disait Hegel, est conforme à l’éternelle raison; » que sera-ce donc, semble ajouter M. Droysen, de ce qui pousse dans le sol de si fortes racines? Ne croyez pas cependant que cet apologiste des grands peuples et des hommes supérieurs soit disposé à faire bon marché de la morale et du droit. J’ai indiqué tout à l’heure ce que M. Louis Häusser, manifestement issu de l’école de M. Schlosser, avait ajouté à la méthode et aux inspirations de son maître : M. Droysen a grandi dans les rangs de la philosophie hégélienne; mais il y a longtemps qu’il s’est affranchi de la tyrannie de ses formules.

C’est ainsi que, des divers points de la science, d’excellens esprits se réunissent dans l’amour du vrai. Quelque sujet qu’ils traitent, les hommes qui veulent agir sur l’opinion s’inspirent du sentiment pratique. Des intelligences qui se seraient enfermées autrefois dans des écoles exclusives et hautaines se rencontrent aujourd’hui sur ce terrain de la réalité. M. Häusser est une nature austère, M. Droysen est une imagination ardente; le premier interroge d’un regard sévère les documens diplomatiques, le second s’est préparé à l’intelligence des choses humaines par un commerce assidu avec les poètes; il a traduit Eschyle, Aristophane, et il porte dans ses travaux d’histoire la poétique ardeur qui l’anime. Celui-ci était le disciple d’un homme pour qui l’histoire était avant toute chose un cours de morale en action, celui-là sortait d’une école panthéiste qui supprime le rôle de l’homme dans le drame de l’histoire, et n’y voit que le développement progressif d’une idée éternelle; il est difficile de rassembler i)lus de contrastes : eh bien ! ces deux hommes, à l’heure qu’il est, représentent au même titre l’esprit de la génération nouvelle.

Il est impossible que ce sentiment du vrai, ce désir d’exercer une influence utile, ne contribuent pas à développer chez les historiens de sérieuses qualités littéraires. Y a-t-il place encore pour le pédantisme de l’érudition ou pour la phraséologie mystique dans des livres qui aspirent à éclairer la conscience nationale? M. Droysen se livrait trop volontiers naguère à la fougue de ses théories; cette espèce de philosophie de l’histoire qu’il a publiée sous le titre de Guerres de liberté était toute remplie de rêveries idéalistes qui déroutaient sans cesse le lecteur; aujourd’hui il est sobre, il se possède, et sa force a doublé. Cette netteté, qui n’exclut pas la verve, est un des signes auxquels je reconnais l’école nouvelle; je la retrouve chez M. de Sybel, auteur d’une Histoire de l’Allemagne pendant la révolution française. En Allemagne comme en France, la révolution française a eu beaucoup d’historiens; parmi les plus récentes études consacrées à la France de 89 et de 92, on peut citer le Club des Jacobins de M. Zinkeisen, et surtout l’ouvrage de M. Dahlmann, résumé vif, rapide, substantiel, où l’auteur, publiciste plutôt que peintre dans ses œuvres précédentes, a su allier l’intérêt du drame à l’élévation de la pensée. Le sujet de M. de Sybel est plus neuf; il s’agit de suivre en Allemagne le contre-coup des événemens de la France. Or M. de Sybel a écrit une œuvre remarquable que l’estime publique place à côté des tableaux de M. Louis Häusser et du major Beitzke. C’est plaisir de voir comme les écrivains de cette jeune école se défient du pédantisme; ils mettent autant de soin à dissimuler leur science que leurs devanciers en mettaient à l’étaler. M. de Sybel n’a négligé aucune source d’informations; on le sent dans le récit même, et non plus comme autrefois dans ces notes, dans ce commentarius perpetuus qui enchaînait la marche de l’auteur. Les historiens allemands renoncent à leur frivolité doctorale; les voilà revenus à la manière antique. Voyez l’Histoire du Schleswig-Holstein, par M. George Waitz; voyez l’Histoire des empereurs de la maison de Franconie, par M. Giesebrecht: que de science et cependant quelles rapides allures! M. Waitz et M. Giesebrecht ont été à leurs débuts les disciples de M. Ranke; aujourd’hui, on peut le dire, ils sont surtout les disciples de l’esprit nouveau qui se déclare.

La faveur qui s’attache à ces publications prouve que l’Allemagne a senti le besoin d’un enseignement pratique : il faut bien que les historiens se décident à écrire, non plus pour les académies, mais pour la nation entière. Avertis par ces symptômes, les philosophes eux-mêmes ont eu recours en mainte occasion à la forme historique. Il y a quelques années, un disciple de l’ancienne école de Hegel, M. Hinrichs, voulut défendre l’idée de la royauté contre les déclamations et les violences. Avant 1848, il eût fait une dissertation dans le goût de l’école, il aurait cherché la formule abstraite de la royauté, la formule de la démocratie, et, rattachant ces formules à l’être et au non-être, à la substance et au phénomène, il aurait construit une démonstration algébrique dont les doctes auraient parlé avec estime et que personne n’aurait lue. En face des exigences de l’esprit nouveau, M. Hinrichs a donné sa démonstration sous la forme d’une philosophie de l’histoire, et cette philosophie de l’histoire est une galerie de figures vivantes. M. Hinrichs passe en revue tous les rois de l’univers, depuis les despotes de l’extrême Orient jusqu’aux rois fonctionnaires de la société occidentale. Si je ne craignais d’employer en un tel sujet une parole peu respectueuse, je dirais qu’il a écrit l’histoire naturelle des monarques. Il établit des groupes, il distingue les genres et les espèces. Ne croyez pas que M. Hinrichs veuille se moquer; son livre est dédié à l’un des souverains les plus aimés de l’Allemagne, au duc de Saxe-Cobourg-Gotha, Ernest II, et il est écrit, l’auteur le déclare expressément, pour protéger le principe monarchique contre la révolution égarée. « On a détrôné, chassé, assassiné, exécuté bien des rois sur terre, s’écrie M. Hinrichs; malgré toutes ces catastrophes, la royauté est toujours demeurée debout, parce qu’elle n’est pas une institution arbitraire, mais une partie intégrante de l’état. Dans la vie historique de l’humanité, peuples et rois grandissent ensemble. La royauté a-t-elle été de tout temps ce qu’elle est aujourd’hui? Non certes, pas plus que les peuples du vieil Orient ne peuvent se comparer à notre civilisation libérale. » C’est pour étudier ces transformations que M. Hinrichs va des empereurs de la Chine, des rajas de l’Inde supérieure, des rois de Perse, des pharaons d’Egypte, jusqu’aux rois constitutionnels du XIXe siècle. Quand il est en Orient, il néglige les noms propres; mais avec la société occidentale, les individus apparaissent, et chacun des hommes en qui se personnifie une des modifications de la royauté est interrogé avec la pénétration d’un historien philosophe. Ici, c’est Solon, Philippe, Alexandre, Servius Tullius et Tarquin le Superbe, César et Auguste; là ce sont les chefs des hordes germaines, c’est Mérovée, c’est Charlemagne, ce sont les empereurs saxons et franconiens, les Hohenstaufen, les Habsbourg; plus loin enfin, voici Louis XIV, Frédéric II, Louis XVI, le tsar de Russie, l’empereur Napoléon, tous les rois de l’Europe actuelle et Napoléon III. Au milieu de jugemens fort contestables, il y a dans cette classification une sérieuse et spirituelle originalité. J’ai voulu y signaler surtout cet emploi des formes historiques auquel les philosophes allemands ne nous avaient pas accoutumés. Puisque les formules, même chez les hégéliens, font place à l’étude de la réalité, il est évident que l’histoire est de plus en plus la préoccupation de l’esprit public.

Dans ce mouvement d’études, on comprend que les biographies d’hommes illustres occupent un rang considérable. Rien de plus salutaire contre les séductions du panthéisme, rien de plus efficace pour réveiller le sentiment de l’action que l’étude des destinées individuelles. Lorsque M. Varnhagen d’Ense, il y a trente ans, publia ses Monumens biographiques, ce fut une apparition inattendue, et Goethe annonça que l’auteur, en inspirant le goût de ces enquêtes précises, exercerait une heureuse influence sur l’Allemagne. M. Varnhagen, en effet, devint bientôt un modèle; malheureusement on ne s’efforçait guère d’imiter la précision de ses portraits : ce genre nouveau n’était qu’un domaine de plus où l’érudition accumulait ses inutiles trésors. Aujourd’hui tout est changé : l’Allemagne s’est enrichie de biographies qui sont des œuvres d’art. Je citerai, entre autres modèles, la biographie d’un libraire qui a été l’ami de Goethe, le confident des philosophes et des poètes, et certainement l’un des meilleurs citoyens de l’Allemagne, Frédéric Perthès. Un des fils de l’illustre libraire, M. Clément-Théodore Perthès, professeur de droit à l’université de Bonn, a recueilli dans l’immense correspondance de son père tout ce qui pouvait peindre l’homme et le temps où il a vécu. Ce n’est pas seulement une œuvre de piété domestique qu’a composée le biographe; Frédéric Perthès a été en relations intimes avec les plus grands esprits de son siècle; il a eu son rôle dans les péripéties de son pays à l’époque de la révolution, et en le voyant agir, en l’écoutant parler, on sent battre le cœur de l’Allemagne. La Vie de Frédéric Perthès a été un des événemens littéraires de ces dernières années. Voyez aussi le beau livre que M. Robert Haym vient d’écrire sur Guillaume de Humboldt. M. Robert Haym était naguère un des journalistes les plus distingués de la Prusse; arraché violemment à sa tâche, il la continue aujourd’hui dans le domaine de l’histoire : sa biographie de Guillaume de Humboldt est une excellente prédication libérale. Là, comme partout, nous retrouvons cette préoccupation d’une vie nouvelle où la science, n’absorbant plus toutes les facultés de l’homme, ne sera que la conseillère de la vie militante.

L’histoire moderne n’est pas le seul théâtre où se manifestent ces aspirations généreuses; l’étude de l’antiquité a été renouvelée dans le même esprit. Un des succès littéraires de ces derniers temps, c’est à coup sûr l’Histoire romaine de M. Mommsen, professeur à l’université de Breslau, et M. Mommsen est à la tête du groupe dont je rassemble les titres. Érudit consommé, épigraphiste du premier ordre, M. Mommsen est le contraire d’un pédant. Chez lui, point de détails inutiles, aucune trace de cette vaine science qui n’apprend rien; tout est neuf et vivant dans le récit du jeune maître. Il a vécu parmi les Sabins et les Volsques, parmi les Étrusques et les nourrissons de la louve. Cette imagination, fille du savoir, qui fait revivre les temps disparus, est comme la muse de son récit. Vous pouvez le suivre d’un pas sûr; il se défie autant de la rhétorique des écoles que de l’érudition fastueuse. M. Ampère, avec sa pénétrante sagacité, a rendu le premier un bel hommage au travail du professeur de Breslau, car l’année dernière, dans ses études si remarquées sur l’Histoire romaine à Rome[6], il lui empruntait quelques vues lumineuses qu’il complétait lui-même avec bonheur. La liberté des appréciations politiques n’est pas un des moindres mérites de M. Mommsen; il connaît si bien ce peuple de la république, il est si parfaitement initié aux intrigues des partis, qu’il distribue l’éloge et le blâme avec une verve et une originalité singulières. Il ne faut pas lui demander la sérénité magistrale des écrivains qui se tiennent, pour ainsi dire, en dehors de leur œuvre; mais en revanche quelle finesse psychologique ! quelle connaissance des hommes ! La statue antique s’anime et nous livre tous ses secrets; Pyrrhus, Scipion, Philippe de Macédoine sont des révélations. Le sentiment du bien, l’admiration de tout ce qui est grand animent les peintures de l’auteur et en doublent le prix. Le succès de M. Mommsen est un des témoignages les plus honorables en faveur de l’intelligence et de la moralité publiques; l’Allemagne a lu avec émotion les récits de l’historien, et elle attend avec impatience les volumes consacrés à l’empire.

Allons au-delà de l’antiquité romaine, pénétrons dans les ténèbres du vieil Orient; là encore l’esprit de l’école nouvelle a porté la lumière et la vie. On sait tout ce que l’Allemagne a fait depuis un demi-siècle pour débrouiller les archives de l’Inde et de l’Assyrie. Que de recherches, que de découvertes enfouies dans des dissertations illisibles ! Il y a des philologues qui ne déterrent un monument que pour l’enterrer de nouveau dans un gros livre. N’est-il pas temps qu’un écrivain s’approprie les résultats de l’érudition et les coordonne avec art pour les faire connaître à la foule? Déjà un orientaliste éminent, le digne collaborateur d’Eugène Burnouf, M. Lassen, avait senti la nécessité d’une telle œuvre, et dans ses Antiquités indiennes il avait résumé les travaux du XIXe siècle sur cette terre de l’Inde où dorment nos ancêtres; mais M. Lassen ne s’est occupé que d’une partie de l’Orient. Il est d’ailleurs trop savamment, trop spécialement indianiste pour tracer ce tableau précis et populaire que réclamait l’Allemagne. Voici un écrivain qui n’a pas la prétention de faire des découvertes, il n’est pas orientaliste de profession; seulement il a lu tous les ouvrages des maîtres, il les a comparés et confrontés; armé d’une critique intelligente, animé d’un sentiment vrai de l’histoire générale, il a donné la vie à ces dissertations trop techniques, et sous le titre d’Histoire de l’Antiquité, il publie le seul tableau complet que nous possédions des destinées du vieux monde. Je parle de M. Max Duncker, professeur à l’université de Halle. Cette classification si méthodique, ce résumé si net et si intéressant de tant de richesses perdues pour la foule n’empêchera pas les pionniers de la science de pousser leurs fouilles plus avant. Au moment où M. Duncker coordonne les travaux de ses devanciers, un nouveau groupe de chercheurs étonne l’Allemagne par ses témérités. C’est M. Maximilien Roeth, esprit investigateur et hardi, qui fait des révélations inattendues et très vivement contestées sur les premiers rapports de l’Egypte et de la Grèce ; c’est M. J. Kruger surtout, le plus aventureux des érudits sur cette terre classique de l’érudition aventureuse, qui prétend avoir découvert toute une époque dans l’histoire du genre humain. Un des ouvrages de M. Kruger porte ce titre incomparable : Histoire primitive de la race indo-germanique. — La Conquête de la Haute-Asie, de l’Egypte et de la Grèce par les Indo-Germains. « Heureux les érudits byzantins ! s’écrie à ce propos l’un des hommes qui connaissent le mieux les littératures orientales, le spirituel Fallmerayer; heureux les sages érudits de Byzance et de Trébizonde ! ils dédaignent tous les efforts de la science des Latins, ils prennent en pitié ces hérétiques de l’Occident condamnés à une perpétuelle agitation, ils savent que Dieu a créé le monde un dimanche, le 23 mars, dans l’après-midi, l’an 5508 avant la naissance du Christ, et cette formule suffit à leur curiosité. Nous autres Allemands, nous ne sommes jamais las de chercher; nous sommes occupés en ce moment à retrouver toute la race arienne... » Il y aura donc à la fin du XIXe siècle une nouvelle histoire de l’antiquité à écrire pour un nouveau Max Duncker! En attendant, profitons de l’excellent travail du professeur de Halle. Qu’importe à l’historien de l’Orient que son livre puisse être dépassé un jour par les recherches d’une curiosité infatigable? Il a donné un bon exemple, et son nom sera toujours cité avec honneur. Si quelque plume habile nous traduisait cette Histoire de l’Antiquité, elle enrichirait notre littérature d’un livre qui lui manque, d’un livre clair, profond, instructif, et qui débrouille très nettement les origines des premiers empires.

L’histoire des lettres et des arts a subi les mêmes transformations que l’histoire politique; plusieurs des caractères qui distinguent M. Häusser et M. Beitzke, M. de Sybel et M. Robert Haym, M. Mommsen et M. Max Duncker, se retrouvent aussi dans l’Histoire de la Peinture de M. Kugler, dans l’Histoire de l’Architecture de M. Wilhelm Lübke, dans le Tableau de l’Art chrétien en Espagne de M. Passavant, et surtout dans la Vie de Mozart de M. Otto Jahn. L’histoire littéraire produit tous les ans à Leipzig d’innombrables études; il y a des armées de literats pour alimenter la presse et l’industrie de M. Brockhaus. Si l’énorme quantité de ces travaux de commande leur faisait attribuer une importance qu’ils n’ont pas, on pourrait opposer de fâcheux symptômes aux symptômes rassurans que je recueille ici; mais cherchez où est le succès et la faveur publique. De toutes les histoires littéraires publiées depuis quatre ou cinq ans, il y en a une seule qui a immédiatement réussi : c’est l’Histoire littéraire du XVIIIe siècle, par M. Hermann Hettner. Et quelle est l’inspiration de M. Hettner? quelles sont les qualités de son œuvre? M. Hettner a compris que l’histoire intellectuelle du siècle de Voltaire est incomplète, si l’on oublie d’y associer le pays de Lessing et de Goethe. Montrer le développement des idées qui se fait d’Angleterre en France, et de France en Allemagne, tel est le but de son travail. A l’intérêt de ce point de vue, l’historien ajoute le mérite d’une exposition rapide et nette. Il sait dire beaucoup en peu de mots. Ses portraits sont dessinés finement, ses réflexions sont neuves et provoquent la pensée. Voilà encore un livre qui ne sera pas inutile à l’éducation morale du pays. L’ouvrage de M. Hermann Hettner aura trois volumes, le premier pour l’Angleterre, le second pour la France, le troisième consacré à l’Allemagne. L’auteur n’a donné jusqu’à présent que son tableau de l’Angleterre, mais déjà l’inspiration de l’ensemble est visible, et le succès ne s’est pas trompé.

Au premier rang parmi tous ces témoignages de l’histoire pratique et militante, je placerai enfin un livre qui les résume et qui les juge, l’Histoire de la Littérature allemande au dix-neuvième siècle, par M. Julien Schmidt. M. Julien Schmidt est un critique résolu qui agrandit de jour en jour son influence. Rédacteur en chef d’une publication périodique intitulée le Messager de la Frontière, il y surveille le travail continu des lettres germaniques. Après avoir jugé en détail, et à mesure qu’elles paraissaient, les principales productions des philosophes et des savans, des romanciers et des poètes, M. Schmidt a eu la pensée de tracer le tableau littéraire de l’Allemagne pendant la première moitié du siècle. Ce livre avait paru en 1853; l’auteur vient de le refondre dans une édition récente; il y ajoute aussi tout un volume qui étudie les origines du XIXe siècle dans la dernière période du XVIIIe". Son tableau remonte jusqu’à Goethe et Schiller, et l’enchaînement des différentes écoles, le lien logique des transformations de la pensée allemande y est expliqué avec beaucoup de précision et de force. C’est la peinture la plus complète et la plus élevée que je connaisse du travail intellectuel de l’Allemagne depuis cinquante ans. L’auteur embrasse tout, la philosophie et la poésie, le théâtre et le roman, l’érudition même et les progrès de la science. Il y a déjà une vingtaine d’années que l’enseignement des universités. s’efforce d’étendre le cercle de son action et de pénétrer au sein du peuple; dans l’œuvre de M. Schmidt, c’est là un fait accompli. M. Julien Schmidt veut que la science soit accessible à tous, et que la poésie exprime toujours un sens sérieux. Jamais l’Allemagne n’a entendu une critique plus sévère et plus franche. M. Schmidt est un juge consommé des travaux de la pensée et de l’art; c’est aussi un moraliste plein d’élévation et de noblesse. Après les puérilités de la Jeune-Allemagne, après les débauches de le jeune école hégélienne, il fallait un homme de cœur pour faire justice de tous les méfaits. M. Julien Schmidt est libéral, il le prouve par ses actes encore plus que par ses doctrines; tous les arrêts qu’il proclame sont l’œuvre d’une rare indépendance. Je n’ai vu personne apprécier le génie de Hegel avec plus de résolution, d’impartialité et de finesse. Plein de confiance dans le principe d’où est sortie la Prusse, il n’est injuste pour aucun des hommes qui représentent l’esprit de l’Autriche ou de la Bavière. Son idéal, c’est la moralité allemande. On a pu lui reprocher une sévérité un peu altière : qu’importe? Cette sévérité n’a rien de décourageant; tous les vrais écrivains se sont réjouis de voir déblayer si vigoureusement le terrain des lettres allemandes, et M. Julien Schmidt est certainement un des guides de la génération nouvelle que j’essaie de mettre en lumière.


III.

Le roman, la poésie lyrique et le théâtre viennent de révéler aussi, comme la philosophie et l’histoire, le travail d’idées qui s’opère en Allemagne. Tous les écrivains assurément n’ont pas manifesté au même degré cette préoccupation virile de la réalité, mais les œuvres qui ont été accueillies avec le plus de faveur attestent la transformation du goût public. Le mysticisme révolutionnaire est chassé des lettres allemandes, comme l’a été il y a vingt-cinq ans le mysticisme romantique. En même temps, l’Allemagne a triomphé des séductions qu’avait un moment exercées sur elle une certaine littérature parisienne, et dans l’intérêt même de la France nous félicitons nos voisins de ce bon mouvement. Ces tableaux d’un monde suspect étaient devenus particulièrement odieux au-delà du Rhin. Une société qui conserve encore dans sa vie intime tant d’élémens de moralité et de poésie pouvait-elle ainsi s’oublier elle-même? C’est l’Allemagne étudiée avec une attention sympathique et sévère qui a fourni les meilleures inspirations du roman.

Le plus grand succès qu’un ouvrage d’imagination ait obtenu depuis longtemps, c’est un romancier qui vient de le remporter, et ce romancier s’est proposé de célébrer la mâle efficacité du travail. M. Julien Schmidt avait dit un jour : « Le roman doit chercher le peuple allemand là où on le trouve avec les attitudes qui le distinguent, c’est-à-dire à son œuvre de chaque jour. » Cette pensée a inspiré M. Freytag, et il l’inscrit avec reconnaissance à la première page de son livre. La bourgeoisie allemande, avec son activité, sa persévérance, sa loyauté courageuse, voilà le héros de M. Freytag. Son roman intitulé Doit et Avoir nous introduit dans un monde de commerçans, et jamais, je crois, la poésie du labeur honnête n’a été plus franchement exprimée. Il fallait quelque courage pour se proposer un tel sujet dans un pays où d’un côté le raffinement de l’esprit, de l’autre l’exaltation révolutionnaire, ont fait longtemps dédaigner, comme indigne de l’art, la peinture des occupations bourgeoises. S’intéresser à un aventurier, à un vagabond, à un mendiant que réclame le bagne, rien de mieux; mais à un bourgeois qui travaille! Il y a quelques années encore, au milieu des héros blasés et des philosophes incompris, la plupart des personnages de M. Freytag eussent été traités de philistins. M. Freytag s’est souvenu d’un vieux proverbe; il s’est dit qu’il n’est pas de sot métier, et qu’il y a souvent plus de philistins dans la chaire du professeur, dans le cabinet du journaliste, que dans l’humble comptoir du marchand. Le travail ennoblit tout quand il est soutenu par la conscience du devoir. C’est une belle idée d’avoir montré ce jeune commis, le héros du livre, prenant sous sa protection une famille noble qu’ont ruinée des spéculations suspectes, et lui apprenant à se relever par l’accomplissement du devoir. Cette idée, M. Freytag l’a délicatement mise en œuvre. Point de violence, point de déclamation ; un sentiment généreux inspire l’auteur, et cependant la situation est étudiée avec une sagacité impitoyable. Cette opposition si vraie entre la bourgeoisie et la noblesse d’Allemagne, elle se reproduit entre les Allemands et les Polonais au fond de la Silésie. On sait que les colons allemands et les gentilshommes à moitié bandits de la Galicie ou de la Pologne sont souvent aux prises sur ces frontières; M. Freytag a introduit dans son récit une sauvage invasion de ces bandits slaves. Or, au risque de froisser bien des opinions en Europe, il a montré d’un côté le peuple allemand avec son sentiment de la famille, ses habitudes d’activité et d’ordre, — de l’autre une cohue de gentilshommes et de paysans, des gentilshommes qui ne savent pas travailler, des paysans qui n’ont pas le moyen de s’attacher à la terre, c’est-à-dire un peuple sans bourgeoisie et condamné d’avance à une mort inévitable. Qu’on soit d’accord ou non avec le peintre, l’épisode est traité de main de maître. Sans entrer ici dans l’examen détaillé d’une œuvre qui appelle la discussion à tant de titres, qu’il me suffise aujourd’hui, dans ce tableau général, d’indiquer la voie nouvelle si habilement frayée par l’auteur. Voilà le roman arraché aussi aux abstractions, comme l’histoire et la philosophie. Le succès de cette tentative a été immense. Le livre de M. Freytag a déjà eu cinq éditions dans l’espace d’une année; il y a là certainement un symptôme que la critique doit enregistrer avec joie.

Ce symptôme sera compris, et l’on ne verra plus désormais des écrivains de talent s’obstiner dans la peinture de ces raffinemens hégéliens qui étaient encore de mode il y a quelques années. Au moment où l’Allemagne se régénère, quel intérêt y a-t-il à mettre en roman le panthéisme de Hegel? Qu’un panthéiste, qu’un athée même puisse être un homme de cœur, il y en a des exemples, car dans la vie humaine, comme dans le système de Kant, la raison pratique contredit souvent la raison spéculative : est-ce un motif, en vérité, pour glorifier la force morale de l’athéisme? Sans entrer à ce sujet dans une discussion où la victoire serait trop facile, je dirai aux esprits distingués que séduisent ces paradoxes : Faites comme l’Allemagne, débarrassez-vous des subtilités de l’école, et peignez franchement le monde qui vous entoure. Il y a partout un besoin de réhabilitation morale. Ce peuple veut se renouveler pour agir. Aidez-le à se dégager de ses liens, au lieu de le retenir dans les régions malsaines. Vous avez fait longtemps la guerre à ce romantisme maniéré des Clément de Brentano qui affadissait les intelligences; prenez garde que vos romans ne composent un romantisme démocratique plus pernicieux que le romantisme des illuminés. Ce sont les derniers romans de Mme Fanny Levvald-Stahr qui me suggèrent ces réflexions. Mme Lewald-Stahr est une femme d’esprit, elle a montré un vrai talent dans maintes peintures de la vie sociale; il est temps pour elle de renoncer à des théories indignes de son talent. Les généreuses inspirations qui l’animent forment une contradiction flagrante avec la philosophie qu’elle affiche. Il est impossible à un juge impartial de lire ses récits jusqu’au bout sans être péniblement combattu. Qu’elle compare son roman les Transformations avec le Doit et Avoir de M. Gustave Freytag. Certes il y a assez de mérite dans l’œuvre de Mme Lewald-Stahr pour qu’elle pût prétendre à un succès; mais M. Freytag a compris et satisfait les secrètes aspirations de son pays, l’auteur des Transformations n’a fait que peindre, et peindre, hélas! avec amour, les maladies morales dont l’Allemagne veut guérir.

Le reproche que j’adresse à Mme Lewald-Stahr atteste la confiance que j’ai dans son mérite. Il est des écrivains à qui l’on a droit de demander un continuel progrès. Notre époque a été agitée par des systèmes qui se disputaient les intelligences, et souvent ce sont de nobles esprits qui adoptent les plus mauvaises doctrines, parce qu’ils y portent leur propre générosité et les transfigurent ainsi à leur image. Le devoir de la critique est de rappeler avec cordialité ces rêveurs qui s’égarent, et quel bonheur pour elle le jour où sa voix est entendue! Voici un exemple de ces transformations qui valent mieux que celles de Mme Lewald-Stahr; ce sont les transformations d’une âme qui cherche le vrai et qui s’en approche chaque jour davantage. M. Berthold Auerbach, sous le coup des révolutions de 1848, avait pu céder involontairement à de fâcheuses influences. Dans quelques-unes de ses dernières histoires de village et dans sa Vie nouvelle, il avait laissé la religion du panthéisme se substituer peu à peu à cette belle religion naturelle qui anime l’histoire du Tolpatsch et du séminariste Ivon. Son drame d’André Hofer, au milieu de scènes excellentes, semblait recommander aux peuples allemands de se défier de l’enthousiasme, et vraiment l’heure était mal choisie pour une prédication de ce genre. Aujourd’hui M. Berthold Auerbach est revenu aux meilleures inspirations de ses premiers livres. Ces inspirations, il les a fortifiées encore; je dirai même qu’il a frayé une voie nouvelle à son talent. M. Berthold Auerbach a vu l’Allemagne triste et découragée; il s’est fait son conseiller, son instituteur moral. Sous ce titre, la Cassette du compère, il vient de publier une série d’entretiens où un bonhomme de village, cœur excellent, esprit très avisé, communique à tous les enfans de la commune les leçons de son expérience. Écoutez! le voilà qui parle, et tous, jeunes et vieux, s’empressent autour de lui. Les plus grands sujets comme les plus humbles, il les traite sous une forme populaire. Il a toujours maintes histoires à conter à l’appui de ses maximes. Que de bonnes pensées il a semées déjà! que de malheureux il a consolés! C’est pour cela qu’on l’appelle le compère; les meilleures actions qu’on ait à citer dans le pays, les plus beaux traits de vertu, de résignation et de courage, si ce n’est pas lui seul qui les a inspirés, certainement il en a été le parrain. Et ce n’est pas seulement le village qui profitera de l’enseignement du compère, l’Allemagne entière ne l’écoutera pas sans fruit. Avez-vous perdu confiance dans votre siècle; vous sentez-vous enclin à mépriser tous les hommes, parce que vous avez rencontré sur votre route des méchans et des lâches; la ruine de vos espérances a-t-elle abattu votre foi ; les faux plaisirs, la fausse ambition ont-ils émoussé chez vous le goût de tout ce qu’il y a de divin en ce bas monde : prêtez l’oreille aux récits du compère; il a des formules pour redresser les boiteux et rendre la vue aux aveugles. Le compère ne permet pas qu’on se dégoûte de la vie; il ne veut pas, comme dit le proverbe, qu’on jette le manche après la cognée. Il fait une rude guerre au pessimisme. Le progrès général, c’est le perfectionnement de chacun de nous. Personne n’est désintéressé dans le travail du genre humain. Le devoir accompli, même dans la sphère la plus humble, c’est autant de gagné-sur l’ennemi qui arrête le progrès de l’humanité. Le compère sait tout cela, et il ne le dit pas en formules abstraites, il le montre en de vivans exemples. Il y a quinze ans, lorsque M. Berthold Auerbach publia ses premiers ouvrages, la littérature allemande était envahie par les romans de salon; il visita la Forêt-Noire, il étudia la nature, il peignit les sentimens vrais sous leur forme la plus simple, et les mâles parfums qui s’exhalent des sillons rafraîchirent les imaginations affadies. Hier l’Allemagne était découragée; M. Auerbach a fait parler son compère, et l’espoir renaît au fond des cœurs.

Parmi les écrivains qui se préoccupent, comme M. Berthold Auerbach, de l’éducation du peuple, n’oublions pas l’auteur des Scènes du Ghetto et des Juifs de Bohême, M. Léopold Kompert, et un autre romancier venu aussi de la Bohême allemande, M. Adalbert Stifter. M. Kompert est le peintre des Israélites autrichiens, et l’on sait avec quelle élévation de pensée il a étudié la vie religieuse et morale des pauvres habitans du Ghetto. M. Adalbert Stifter a un sentiment très-vif de la nature; il l’aime avec une tendresse naïve, il la comprend dans ses harmonies les plus cachées. Ses tableaux du monde rustique, publiés modestement sous le titre d’études, doivent surtout leur intérêt à cette espèce de familiarité avec le monde extérieur; je ne connais pas de paysagiste plus vrai, plus attentif aux moindres détails, plus sympathique à la vie universelle. M. Kompert et M. Adalbert Stifter, en des sujets très-différens, appartiennent tous deux à ce groupe d’écrivains moralistes où brillent au premier rang M. Gustave Freytag et M. Berthold Auerbach.

Trouvons-nous les mêmes symptômes dans la poésie lyrique? Oui, au milieu de l’innombrable foule des chanteurs, les deux ou trois écrivains qui se sont acquis les sympathies de l’Allemagne, ce sont ceux dont le sentiment moral a inspiré les strophes. Quelle sagesse aimable et virile dans les chansons de Mirza-Schaffy ! Il y a déjà trois ans que M. Frédéric Bodenstedt a publié ce recueil; il vient d’en donner la quatrième édition, et, encouragé par le succès, il a enrichi son livre de pièces nouvelles qui en doublent la valeur. Je remarque, à l’honneur du pays et du poète, que ces derniers chants sont précisément consacrés à l’expression des pensées pratiques. Le premier recueil était surtout une guirlande de chansons amoureuses; le dernier, sans nuire à l’harmonie de l’ensemble, accorde une large place aux enseignemens de la sagesse. Le sage de Tiflis sous le nom duquel M. Bodenstedt a publié ses vers semble écrire pour les Allemands des consolations et des préceptes. Il enseigne surtout une vertu dont on ne nous parle guère, la fierté morale, cette fierté qui fait qu’on s’estime à sa valeur et qu’on ne s’abaisse pas devant le premier venu, parce que le hasard ou l’intrigue l’a décoré d’un titre. La forme humoristique préserve Mirza-Schaffy de toute déclamation. On dirait parfois un Béranger oriental; parfois aussi il est sentencieux à la façon des poètes persans, avec grâce et finesse. « Quand j’ai dit dans mes vers : Soyez de bonne humeur avec les braves gens, ne soyez pas servilement courbé devant les forts, ne soyez pas dur et hautain avec les faibles, — on a loué la sagesse de mes chants. Quand j’ai voulu agir d’après ces sages préceptes, on a dit que j’étais fou. » Ainsi parle l’honnête Mirza-Schaffy, et si vous croyez peut-être qu’il regrette sa franchise, tournez la page. « La sagesse populaire a dit : L’homme qui a la vérité dans le cœur doit avoir un cheval tout sellé; l’homme qui s’apprête à dire la vérité doit avoir le pied à l’étrier; l’homme qui vient de dire la vérité, au lieu de bras, doit avoir des ailes. Et moi, je dis : L’homme qui a peur de dire la vérité mérite la bastonnade. » Écoutez-le aussi, comme il raille le grand-vizir, lorsque le grand-vizir, avec sa robe brodée d’or et de soie, se pavane derrière le chah; écoutez comme il le dépouille de sa splendeur d’emprunt et lui prouve gaiement sa nullité. M. Bodenstedt est un des trois poètes du roi de Bavière; y a-t-il là quelque piquante allusion ? Non, le poète ne peint que des types : en Allemagne comme ailleurs, plus d’un vizir peut se reconnaître dans le tableau de l’humoriste.

C’est aussi la pensée morale qui brille dans les poésies de M. Julius Hammer. Γνῶθι σεαυτόν, dit la sagesse antique; M. Hammer intitule son livre : Regarde autour de toi et regarde en toi (schau um dich und schau in dich). C’est tout un traité de morale que le poète a donné à l’Allemagne sous une forme populaire et charmante. Il y a une quinzaine d’années, deux écrivains de l’école hégélienne avaient essayé de créer cette poésie gnomique, et ils affichaient la prétention de la substituer à l’Evangile et aux livres de prières. Évangile des laïques, Bréviaire des laïques, c’était sous ce titre que M. Frédéric de Sallet et M. Léopold Schefer publièrent les livres saints du panthéisme. M. Julius Hammer a compris que la vraie poésie morale, pour toucher tous les cœurs, ne doit pas être empruntée aux formules d’un système, mais à la nature même de l’homme. Dès que l’âme s’interroge elle-même avec franchise, elle trouve en soi ce qu’on a appelé avec raison le christianisme naturel. Comme elle se sent faible et dépendante, elle a foi dans le maître invisible qui l’a créée, elle espère dans sa bonté et elle aime les œuvres de ses mains. Tel est le thème de M. Hammer : il chante les croyances éternelles, il célèbre la foi, l’espérance et l’amour. Voilà donc la poésie allemande revenue à l’inspiration chrétienne; mais si le christianisme enseigne la soumission, il condamne en même temps la pusillanimité. M. de Lamartine a eu raison de le dire :

Les siècles page à page épèlent l’Évangile,
Vous n’y lisiez qu’un mot et vous en lirez mille.

En haine de l’esprit de révolte, on a trop insisté peut-être sur l’idée de la soumission chrétienne; nos poètes allemands s’appliquent à relever la fierté morale, et en rattachant l’homme à Dieu, ils lui apprennent à ne pas se courber devant les idoles. La prédication, ce me semble, est opportune, et comme elle est dégagée de toute pensée révolutionnaire, elle exercera une action bienfaisante. « Dans le silence de la nuit, agenouille-toi devant Dieu et dis-lui : Que ta volonté soit faite! mais ne t’agenouille pas devant l’homme. Si les impénétrables décrets de la Providence t’infligent de rudes épreuves, tourne-toi vers elle, c’est un secret entre elle et toi, et quand même ton cœur serait brisé, que ta lèvre n’en laisse pas échapper un mot! Laisse ton cœur se briser, laisse-le éclater dans ta poitrine; sois calme et silencieux devant les hommes. » Virils conseils, vrai stoïcisme chrétien qui a déjà consolé l’Allemagne au milieu de ses déceptions. Les formes sont bien différentes à coup sûr, et pourtant ne sentez-vous pas une même pensée qui anime les récits du compère, les chansons de Mirza-Schaffy et les strophes de Julius Hammer?

Le théâtre, qui a tant de peine à se régénérer chez nos voisins, n’a pas été complètement étranger aux inspirations dont je rassemble ici les témoignages. Un drame emprunté aux annales de la vieille Germanie excite depuis deux ans une sympathie universelle, et ce drame exprime avec force des pensées toutes viriles; je parle du Gladiateur de Ravenne, représenté d’abord sur le théâtre de Vienne, et qui a fait le tour de l’Allemagne au milieu des applaudissemens. Les amateurs d’anecdotes et de singularités littéraires ont eu amplement ici de quoi satisfaire leur goût; le Gladiateur de Ravenne a d’abord paru sans nom d’auteur, le drame avait été envoyé de Dresde au Burg-Theater de Vienne; il avait été accepté, étudié, mis en scène, représenté enfin, sans que le directeur, M. Henri Laube, pût savoir à qui il devait en faire honneur. Le succès obtenu à Vienne et bientôt à Berlin, à Munich, à Francfort, à Dresde, ne décida pas l’auteur à se déclarer, et il fallut la plus singulière des réclamations, il fallut qu’un pauvre maître d’école de Bavière, auteur d’une tragédie sur un sujet analogue, se prétendît victime d’un plagiat pour que le poète applaudi d’un bout de l’Allemagne à l’autre consentît enfin à reconnaître son œuvre. Ce poète est un Viennois, M. Frédéric Halm, célèbre déjà par des drames que j’ai eu l’occasion d’apprécier ici même[7]. La discussion soulevée par le maître d’école a failli devenir un événement. J’étais à Vienne quand M. Halm, obligé enfin de se découvrir pour dégager M. Henri Laube, assuma fièrement la responsabilité de son œuvre, et j’ai pu voir avec quelle impatience cette déclaration était attendue. Tous les journaux du midi et du nord avaient pris parti dans la lutte. C’était le moment où les plénipotentiaires du congrès de Paris allaient terminer leur tâche, et l’on peut dire que les incidens du Gladiateur de Ravenne balancèrent un instant l’intérêt des nouvelles de France. — Hélas! me disait amèrement un poète illustre, les grandes nations de l’Europe sont occupées à régler la paix du monde, et l’Allemagne est tout entière absorbée par la question du Gladiateur de Ravenne! — Le contraste en effet pouvait avoir quelque chose de pénible; mais est-ce bien à l’auteur qu’il faut s’en prendre, et cette controverse n’était-elle pas un succès de plus?

Laissons de côté les motifs qui ont amené M. Halm à garder si longtemps le silence, ne nous inquiétons pas davantage de la folle réclamation du maître d’école bavarois; ces anecdotes qui ont rempli les journaux ne sont pas dignes de l’histoire littéraire; M. Halm est bien réellement l’auteur du Gladiateur de Ravenne, c’est de son drame seul que je dois parler. Or l’œuvre de M. Frédéric Halm est moins une composition dramatique qu’une généreuse exhortation à l’Allemagne. L’invention n’y brille pas, l’action est à peu près nulle; mais quel sentiment de la mission des peuples germaniques ! que de reproches éloquens ! Avec quelle poignante amertume l’auteur flétrit les divisions qui paralysent les vertus de sa race ! Tout l’intérêt est là. Déjà deux poètes d’un génie véhément et bizarre, Henri de Kleist et Christian Grabbe, dans deux drames qui portent le même titre, la Bataille d’Hermann, avaient évoqué les Germains barbares pour donner des leçons à l’Allemagne du XIXe siècle. M. Halm reprend ce thème, et il y déploie les qualités qui lui sont propres. Point de bizarreries dans son tableau; tout est clair, net, sensé. On voit que M. Halm a étudié les maîtres de la France. Il se préoccupe de l’unité de son œuvre, il met en scène une situation simple, et l’invention, qui est absente de sa fable, éclate dans l’expression des idées. Il ne redoute pas une certaine rhétorique à la Corneille, il est sentencieux et redondant, mais il développe des sentimens énergiques, et il a réussi à émouvoir la foule.

C’est encore le théâtre de Vienne qui vient de donner à l’Allemagne deux drames justement applaudis, le Prince Frédéric et le Comte d’Essex, de M. Henri Laube. M. Henri Laube est l’un des plus habiles directeurs de théâtre qu’il y ait aujourd’hui en Allemagne; il renouvelle sans cesse son répertoire par d’heureux emprunts faits aux scènes étrangères; il a remis en lumière maintes pièces de Shakspeare qu’on ne joue guère plus à Londres. Cette jolie comédie du Village, publiée ici même par M. Octave Feuillet, il en a confié la traduction à la plume spirituelle de M. Bauernfeld, et il l’a représentée à Vienne avant que le Théâtre-Français l’eût donnée à Paris. M. Henri Laube n’est pas seulement d’ailleurs un directeur intelligent et actif, il n’oublie pas qu’il est poète. Il avait écrit dans sa jeunesse une série de drames et de comédies où l’élégance de la forme ne rachetait pas l’insuffisance du fond. Mûri par l’expérience, son talent a grandi. A sa dextérité habituelle dans la combinaison des effets il ajoute aujourd’hui l’étude sérieuse des caractères. La peinture de la jeunesse de Frédéric II atteste en maints endroits une rare pénétration et une grande force dramatique. M. Charles Gutzkow avait traité un sujet analogue dans sa comédie la Queue et l’Epée; le Frédéric II de M. Henri Laube est plus complet que celui de M. Gutzkow. L’auteur de la Queue et l’Épée n’a peint que le côté fantasque et léger du caractère de son héros; l’auteur du Prince Frédéric a étudié l’homme tout entier, son mélange d’enthousiasme et de scepticisme, de frivolité mondaine et de ténacité philosophique, et c’est assurément un tableau original que celui d’un pareil esprit se débattant contre la tyrannie de son père. Cette lutte de la jeunesse vivante contre la tradition morte était un sujet plein d’écueils; M. Laube a su se garder de la déclamation. La philosophie de son drame n’est pas dogmatiquement exprimée, elle résulte de l’action même et du développement des caractères. On comprend mieux le grand Frédéric quand on a vu quelles contraintes furent imposées à son ardente jeunesse. M. Laube a écrit une pièce bien allemande, une bonne étude historique animée d’une haute pensée morale. Le Comte d’Essex, qui offrait pour l’Allemagne un intérêt moins vif, est aussi une pièce conçue avec force et habilement composée. M. Henri Laube est entré dans une voie féconde; il s’y affermira encore, et le succès ne lui fera pas défaut.

Je voudrais que cet exemple pût profiter à un autre écrivain qui appartient également au groupe des poètes viennois, M. Frédéric Hebbel. L’auteur de Judith, de Geneviève, d’Hérode et Marianne, de Michel-Ange, d’Agnès Bernauer, n’est certes pas une imagination ordinaire; j’ai apprécié ici les rares qualités de son esprit, j’ai dit quelle était sa vigueur et son audace, j’ai été obligé de signaler en même temps le délire de son inspiration. Après avoir trouvé des effets inattendus dans le drame symbolique, M. Hebbel semblait avoir pris pied sur le terrain du monde réel; la dernière de ses œuvres, Agnès Bernauer, annonçait en ce sens un progrès auquel je me suis empressé d’applaudir. Malheureusement M. Hebbel est retourné à son premier système, et tout le mérite qu’il y déploie ne le préservera pas de l’indifférence et du dédain. M. Hebbel vient de publier un drame intitulé Gygès et son anneau (Gyges und sein Ring); c’est une œuvre pleine de détails excellens, écrite et pour ainsi dire ciselée avec une exquise élégance; mais l’auteur croit-il décidément que le rôle du poète dramatique est de proposer des énigmes aux spectateurs? Le roi Candaule, dans le drame de M. Hebbel, représente la civilisation; Gygès, armé de son anneau, c’est l’analyse et le libre examen. Voilà du moins ce que j’ai cru deviner. Il suffit d’énoncer ce programme pour en faire justice; bien habile qui pourrait suivre dans le développement de la fable toutes les subtilités du poète. Et c’est au moment où l’Allemagne comprend enfin le prix de la réalité que M. Hebbel s’enfonce plus avant dans les régions du mythe! Qu’il regarde autour de lui, qu’il interroge les sentimens de son pays et de son siècle: les avertissemens ne lui manqueront pas. L’esprit public est devenu amoureux de la clarté, il n’a pas chassé le pédantisme du domaine de la philosophie et de l’histoire pour aller l’applaudir au théâtre. L’auteur de Judith est en mesure de donner à la scène allemande des œuvres émouvantes, il a de l’invention, il est original et passionné; qu’il peigne donc hardiment la vie humaine au lieu de combiner des abstractions indéchiffrables. Il serait triste de voir une imagination de cette valeur compromettre ainsi sa puissance et priver l’Allemagne d’un nouveau Schiller pour lui donner un Lycophron. J’en demande bien pardon à M. Hebbel, je n’ai pu lire son Gygès sans me rappeler le vers de Stace : latebras Lycophronis atri.

La pensée philosophique et sociale sera toujours en Allemagne un des élémens de la poésie dramatique; l’essentiel est que cette pensée soit nette et tirée de l’observation de la vie. Je citerai à M. Hebbel un poète qui lui ressemble quelquefois par la vigueur et la hardiesse, l’auteur des Macchabées, M. Otto Ludwig. Les drames de M. Ludwig sont loin d’être irréprochables; l’auteur vise trop à être profond, il se livre trop au cours de sa pensée, et à force de tourner et retourner son sujet, il s’embarrasse parfois dans des contradictions étranges; chaque scène du moins est remarquable par le naturel et la force; ce sont bien des êtres vivans qui se meuvent sous nos yeux. Je lui citerai encore le drame que M. Frédéric Bodenstedt vient de faire jouer à Munich. Voilà un poète qui n’est pas disposé à faire de l’art théâtral un délassement frivole; mais quelle netteté dans ses conceptions! comme sa pensée est gravée en traits intelligibles! Après Lope de Vega et Pouchkine, après Schiller et M. Mérimée, M. Bodenstedt a eu l’ambition de mettre sur la scène le faux Démétrius, et il a renouvelé son sujet par une haute inspiration morale. Démétrius est plein d’ardeur et de génie, il a su intéresser la Pologne à sa cause, il a réussi à soulever le peuple contre un usurpateur, il a mis la main sur la couronne, il triomphe, il est le tsar! Non, sa puissance est fondée sur l’imposture, la voilà qui chancelle et qui tombe. Telle est l’idée de ce beau drame. Je n’hésite pas à dire que le Démétrius de M. Bodenstedt est l’œuvre la plus distinguée que la scène allemande ait vue se produire depuis longtemps. L’intérêt de l’invention répond à la noblesse de la pensée. Malgré le mouvement varié des tableaux, l’unité de l’action n’est jamais oubliée, et l’émotion ne languit pas un instant. Traducteur de Pouchkine et de Lermontof, initié aux détails de son sujet par un séjour de plusieurs années en Russie, M. Bodenstedt a semé son œuvre de traits de mœurs qui en rehaussent l’intérêt. Le chant des cosaques de Démétrius, au troisième acte, est d’un effet hardi. M. Bodenstedt a dédié son drame au roi de Bavière, et il termine sa dédicace par ces paroles : « Tu nous as tracé un noble but; à toi sera l’honneur si nous remportons la victoire, à toi l’honneur encore si nous sommes vaincus, car la gloire du prince est éternelle, lorsqu’on peut dire de lui après sa mort : Il a donné à l’art plus que l’art ne lui a donné. » M. Bodenstedt n’a pas été vaincu; que ce début l’encourage, qu’il continue de mettre son inspiration au service des vérités morales, et le théâtre de Schiller comptera un poète de plus.

Un écrivain qui connaît bien la Russie et qui est avec M. Bodenstedt un des interprètes de la littérature moscovite, M. Wilhelm Wolfsohn, a donné récemment deux drames (le Tsar et le Paysan, — Rien qu’une âme, nur eine Seele), où certains aspects de la société russe paraissent étudiés avec soin; seulement il faut engager M. Wolfsohn à se défier des intrigues romanesques; l’étude de l’histoire fortifiera les qualités de son esprit. M. Wolfsohn est un disciple de Lessing, il fera bien d’emprunter à son maître quelque chose de sa sévérité et de sa force. Je parle à un esprit droit, à un littérateur consciencieux; je n’aurais pas mentionné ici mon opinion sur M. Wolfsohn, si je n’étais assuré d’avance qu’il comprendra mes avis. Pourquoi ne puis-je exprimer la même confiance à propos de M. Charles Gutzkow? M. Charles Gutzkow est certainement une intelligence très active; voilà plus de quinze ans qu’il travaille à ranimer la scène allemande, il y a déployé toutes ses ressources, et la série déjà longue de ses œuvres dramatiques n’offre qu’un petit nombre de succès. A côté de la spirituelle comédie la Queue et l’Épée, à côté de l’intéressant drame intitulé Uriel Acosta, combien d’œuvres absolument mauvaises! La subtilité, la prétention, voilà le mal de M. Gutzkow, qui retrouverait son talent, s’il voulait être simple. Ella Rose, le dernier drame de M. Gutzkow, reproduit tous les défauts qui déparent Werner et une Feuille blanche[8]. C’est une longue histoire psychologique, très bizarre, très subtile, et qui finit par des situations complètement inintelligibles. Le dialogue est souvent spirituel, mais les personnages n’habitent pas le même monde que nous; on dirait une famille de somnambules. Que M. Gutzkow relise son Uriel Acosta et qu’il le compare à Ella Rose; il verra ce qu’il peut faire en osant être vrai.

La comédie est toujours la partie faible de la littérature dramatique en Allemagne. Ce n’est pas que les sujets manquent, ni que les ridicules soient moins visibles à Vienne et à Berlin, à Dresde et à Munich, que dans le tumulte de la vie parisienne. Serait-ce que l’esprit allemand est trop grave, qu’il manque de finesse dans l’observation de la réalité, que sa plaisanterie tourne naturellement à l’humour? Il est certain que la comédie allemande n’a guère su trouver le milieu entre les subtilités de la raillerie humoristique et la bonhomie vulgaire des poètes bourgeois. Les comédies de Tieck sont des fantaisies où la réalité ne se reconnaît pas; le théâtre comique de Kotzebue est le domaine de la platitude et de l’ennui. Entre Kotzebue et Tieck, où est le Molière de l’Allemagne? On pouvait expliquer ainsi l’absence des poètes comiques alors que les esprits d’élite, dédaignant le monde réel, abandonnaient l’observation des choses humaines aux écrivains de troisième ordre; aujourd’hui que les talens les plus élevés sont revenus au sentiment de la vie pratique, la comédie, à ce qu’il semble, doit s’ouvrir une carrière nouvelle. Malheureusement on ne renonce pas si vite à des habitudes invétérées. Voici un poète fort distingué, un maître dans l’art d’écrire, M. Emmanuel Geibel, qui vient de faire jouer à Munich une comédie dont il a été beaucoup parlé. C’est une œuvre bizarre où la plaisanterie est forcée, où l’observation est nulle. Figurez-vous un homme à qui ses amis ont persuadé qu’il n’est plus la personne qu’il croit être, qu’il a changé de nature, et que Jean est devenu Paul. Les doutes, les angoisses de ce pauvre homme ainsi dépouillé de son moi, est-ce bien là une situation comique, et de telles billevesées ont-elles droit à la forme élégante dont le poète les a revêtues? J’aime mieux les tableaux de M. Bauernfeld, écrivain spirituel et sans prétention, qui, depuis longues années déjà, a le privilège de charmer la société viennoise. Si M. Bauernfeld osait davantage, il donnerait peut-être à l’Allemagne des comédies qui mériteraient de rester. Je lui reproche d’être trop exclusivement l’amuseur des Viennois. Vienne se transforme de jour en jour, qu’il se transforme aussi; qu’il déploie sa verve, sa bonne humeur, son esprit d’observation en des œuvres plus sérieuses; l’Allemagne, avec ses conditions sociales renouvelées par les révolutions, offre de piquans sujets à une intelligence aussi avisée que la sienne. Ses deux récentes comédies, les Virtuoses et l’Oiseau de passage, sont des peintures trop simples pour intéresser le grand public. Le poète comique, dans cette société en travail, ne doit pas craindre de se mesurer avec les choses de son époque; il faut qu’il enseigne en amusant. J’adresserai surtout cette exhortation à M. Gustave Freytag, l’auteur du roman dont je parlais tout à l’heure. Avant de publier son Doit et Avoir, M. Freytag avait donné à Leipzig une comédie de mœurs intitulée les Journalistes. C’est le plus heureux essai de comédie qu’ait produit le théâtre allemand contemporain. Des caractères bien dessinés, un dialogue vif et vrai, une gaieté de bon aloi, voilà ce qui recommande l’auteur des Journalistes; seulement la fable manque de concentration et de nerf. M. Gustave Freytag a montré dans son roman qu’il ne craignait pas aujourd’hui de s’attaquer aux questions les plus hautes; le jour où il reparaîtra sur la scène avec ses qualités agrandies, qui sait si nous n’aurons pas à saluer en lui le poète comique de la génération nouvelle? Ainsi une même tendance, un même signe du temps se manifeste partout, dans la philosophie, dans l’histoire et jusque dans les œuvres d’imagination. L’Allemagne n’a pas inutilement traversé de pénibles épreuves; les déceptions qui auraient pu la décourager ont été pour elle un avertissement efficace. Décidée à ne plus être dupe, elle s’exerce à l’étude des choses pratiques. « J’y veux voir moins loin, mais plus clair, » a dit M. Alfred de Musset: ce pourrait être la devise de la génération qui se lève au-delà du Rhin. L’Allemagne se défie donc des systèmes, elle interroge la réalité, elle s’interroge elle-même, et comme elle y verra plus clair, elle y verra aussi plus loin. Avec ce sentiment du vrai et du possible, le sentiment moral a reparu dans toute sa force. Les vertus allemandes sont remises en honneur, la conscience nationale se réveille, et si l’on emprunte quelque chose à la France, ce n’est plus, comme autrefois, le matérialisme des mauvaises écoles du XVIIIe siècle ou la corruption sentimentale d’une certaine partie de notre littérature parisienne; c’est notre netteté d’esprit, notre ardeur de prosélytisme, tout ce qui peut fortifier l’esprit germanique sans lui rien enlever de sa noblesse. Voilà en quelques traits le résumé du tableau qui s’est déroulé sous nos yeux.

Quelle est maintenant la part de chacune des contrées de l’Allemagne dans le travail que nous venons de décrire? Ici encore se produit le contraste que nous a offert la situation politique[9]. A Berlin, l’université seule soutient encore la réputation de la Prusse; la littérature indépendante s’est tue ou dispersée sous de funestes influences. Aucun des noms cités par nous au premier rang, aucune des œuvres où se révèle la transformation de l’esprit public, n’appartient à la cité qui était, il y a quinze ans, la capitale intellectuelle de l’Allemagne. A Vienne, la philosophie n’a pas encore d’organe, l’histoire ne produit que des travaux d’érudition ; mais la poésie, le roman et le théâtre ont produit d’heureux essais et manifesté une vie nouvelle. Les meilleures forces de la génération qui occupe la scène littéraire sont à Leipzig, avec MM. Gustave Freytag et Julien Schmidt; à Dresde, avec MM. Berthold Auerbach, Hermann Hettner, Julius Hammer, Otto Ludwig ; à Munich, avec MM. Maurice Carrière, Fallmerayer, Adolphe de Schack, Frédéric Bodenstedt; à Halle, avec MM. Max Duncker, Hinrichs, Edouard Erdmann, Robert Haym; à Heidelberg enfin, avec MM. Gervinus, Louis Häusser et le chevalier de Bunsen. Ce sont les états secondaires, en définitive, qui ont ici la part du lion; c’est à eux que l’on doit décerner la victoire. Hâtons-nous d’ajouter que si les écrivains d’élite ne trouvent pas partout un théâtre propice à leur activité, partout du moins le public est sympathique à leurs travaux. À Berlin comme à Vienne, les philosophes et les historiens de Heidelberg et de Leipzig, les poètes de Dresde et de Munich peuvent compter sur un auditoire attentif. L’unité intellectuelle est fondée. Cette unité, espérons-le, ranimera la vie de l’intelligence dans les contrées où elle paraît s’affaiblir aujourd’hui. Il est impossible que la capitale de la Prusse ne sente pas vivement ce déclin de son ancienne gloire ; il est impossible qu’un roi comme Frédéric-Guillaume IV, appréciateur si délicat de tous les travaux de l’esprit, ne se préoccupe pas d’une situation qui produit des résultats pareils.

Quant à l’Allemagne elle-même, elle peut attendre avec confiance le bénéfice de ses efforts. Si l’esprit que nous avons signalé se développe régulièrement, la seconde moitié du XIXe siècle ne ressemblera pas à la première. Celle-ci, avec ses mouvemens inquiets, avec ses ambitions incohérentes, n’aura été que la préparation à une littérature meilleure, où l’Allemagne reparaîtra plus morale et plus forte. Je ne sais si elle produira encore des Lessing, des Herder, des Goethe, des Schiller ; il y aura du moins une élite généreuse qui travaillera à l’instruction du pays. À voir le zèle des laboureurs et les promesses des sillons, on peut espérer que la moisson sera belle. L’Allemagne a déjà traversé au moyen âge une transformation de ce genre ; après l’éclatante poésie du XIIIe siècle, après Wolfram d’Eschembach et Gottfried de Strasbourg, la littérature a été pendant deux cents ans une école de bon sens et de vertus pratiques d’où est sorti, au XVIe siècle, le mouvement le plus original de la pensée allemande. Aujourd’hui, après la période dont Goethe a été la personnification souveraine, le même travail doit s’accomplir. La mission des écrivains est de populariser cette culture littéraire et morale qui a été jusqu’ici le privilège du petit nombre. Si la littérature, au XIVe et au XVe siècle, a été instinctivement démocratique, elle doit l’être, au XIXe avec un sentiment réfléchi de ses devoirs. La génération dont j’ai parlé comprend ainsi sa tâche ; écrivains et lecteurs, maîtres et disciples sont revenus au bon sens, à la raison, à la philosophie pratique, au christianisme spiritualiste ; ils ont appris surtout, et puissent-ils ne pas l’oublier ! que, dans la science comme dans la politique, il n’y a pas de progrès possible là où le mysticisme défigure les notions du monde réel. Que ce soit le mysticisme piétiste ou le mysticisme révolutionnaire, le mal est le même, et l’Allemagne n’y échappera qu’en développant chez elle le goût de la vie active. C’est le principe que l’orateur latin proclamait au premier chapitre de son traité des Devoirs : Virtulis laus omnis in actione consistit,


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Voyez l’Allemagne politique dans la Revue du 1er juillet.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 août 1853, l’étude intitulée Mouvement littéraire de l’Allemagne, Rénovation philosophique et religieuse depuis 1850.
  3. L’ouvrage principal de M. Schopenhauer, le Monde considéré comme volonté et comme phénomène, a été remanié par lui dans une seconde édition (Leipzig 1844) qui contient le dernier mot de l’auteur.
  4. Dans le Westminster Review, avril 1853.
  5. Voyez la Revue du 15 août 1853.
  6. Voyez la Revue des 15 février, 15 mars, 15 avril 1855, etc.
  7. Voyez dans la Revue du 1er octobre 1847 le Théâtre moderne en Allemagne.
  8. Voyez sur M. Gutzkow, dans la Revue du 1er octobre 1847, le Théâtre moderne en Allemagne.
  9. Voyez la Revue du 1er juillet.