L’Alsace-Lorraine et l’empire germanique/01

La bibliothèque libre.

L’ALSACE-LORRAINE
ET
L’EMPIRE GERMANIQUE

I.

L’ÉCHEC DE L’ŒUVRE DE GERMANISATION


On rapporte que, lorsqu’au mois de janvier dernier, le gouvernement allemand présenta au Reichstag le projet de loi qui renouvelle par anticipation ce qu’on appelle le septennat militaire, le maréchal de Moltke, à qui des députés se plaignaient des charges trop lourdes que l’état de paix armée fait depuis si longtemps peser sur l’Allemagne, leur aurait répondu : « Voulez-vous rendre l’Alsace-Lorraine à la France ? cela changerait la question ; mais si vous ne le voulez pas, il ne vous reste qu’à adopter le projet. » Déjà, en février 1874, lors de la discussion de la loi qu’il s’agit maintenant d’aggraver et de proroger pour une nouvelle période de sept ans, le comte de Moltke avait dit à la tribune que l’Allemagne serait sans doute forcée de défendre pendant un demi-siècle les conquêtes que lui avait values une campagne de six mois.

Ce n’est donc pas la première fois que le chef éminent de l’état-major de l’armée allemande se sert de l’Alsace-Lorraine pour obtenir des représentans de l’Allemagne les sacrifices d’hommes et d’argent qu’il juge indispensables au maintien de la suprématie militaire de l’empire. Mais ce qui est nouveau, c’est que l’argument, qui jouissait encore, il y a six ans, d’une puissance irrésistible, semble n’être plus aussi décisif ; c’est qu’il est devenu aujourd’hui possible à un Allemand d’exprimer ouvertement des doutes sur les avantages que la conquête de l’Alsace-Lorraine a procurés à l’empire sans avoir à craindre qu’on l’accuse d’outrager la dignité allemande ; c’est enfin qu’il se produit, çà et là, comme des symptômes de résipiscence au sujet des funestes conséquences qu’a eues pour la prospérité de l’Allemagne la politique des annexions violentes. Ces symptômes sont visibles, mais il faut se garder d’en exagérer la portée et surtout d’en attendre aucun effet pratique. Il ne suffit pas qu’un député socialiste comme M. Bebel, ou un journal progressiste tel que la Volkszeitung de Berlin, ou encore le Beobachter de Francfort, ait présenté à cet égard quelques considérations sensées pour qu’il soit permis de tenir pour ouverte une question à la discussion de laquelle aucun gouvernement soucieux de l’unité allemande ne pourra au contraire se prêter de longtemps, car la possession de l’Alsace-Lorraine forme comme la clé de voûte de l’œuvre unitaire. Il n’y a là-dessus aucune illusion à se faire : l’Allemagne est condamnée à retenir et à défendre par la force ce qu’elle a conquis par la force ; une rétrocession bénévole et amiable, si avantageuse qu’elle pût être et si désirable qu’elle pût lui sembler, serait de sa part un aveu de faiblesse qui équivaudrait à une abdication. Ces doutes qui, de divers côtés, commencent à se faire jour sur les mérites de la politique de conquête doivent néanmoins être recueillis comme des indices de la lassitude que causent au peuple allemand les charges croissantes qui lui sont imposées par cette politique. Le pays, écrasé par le militarisme et ses exigences, troublé et appauvri par la concurrence de l’industrie alsacienne, désabusé de maints rêves et de maintes illusions, semble bien revenu de ces farouches élans et de ces belles audaces que lui avait inspirés une fortune trop vite envolée. Que nous sommes loin de ces jours d’ivresse où la conquête de l’Alsace-Lorraine apparaissait à quarante millions d’hommes comme le gage et le talisman auxquels était attachée la grandeur de la patrie allemande ! Cette terre, prétendue germanique, l’Allemagne en a fait un immense camp retranché sans avoir pourtant réussi à s’y trouver chez elle, tant elle rencontre de résistance patiente et de froide obstination chez ces populations qu’elle revendiquait comme étant de sa propre race.

Voilà plus de neuf ans que persiste ce phénomène inattendu, et il n’a encore rien perdu de son énergie, car ce n’est qu’en dissimulant son action derrière l’équivoque parti autonomiste que l’administration allemande a remporté les quelques succès apparens et tout passagers dont il a été fait si grand bruit. Malgré un régime de savante compression, qui avait soigneusement écarté toute entrave gênante, la force d’expansion et d’assimilation de la race allemande ne s’est révélée en Alsace-Lorraine que par une complète impuissance : c’est là un fait que les Allemands eux-mêmes, lorsqu’ils sont de bonne foi, n’essaient plus de nier. Spectateur impartial, et volontairement étranger aux haines qui divisent les deux nationalités, nous exposions ici, il y a deux ans[1], les conséquences que l’introduction du régime allemand en Alsace-Lorraine a produites pour cette province, au point de vue économique, social, politique et administratif. Nous n’avons rien à retrancher ni à modifier au tableau que nous tracions alors, et puisque la situation est, au fond, restée la même, il pourra n’être pas sans intérêt de rechercher quelles peuvent être les causes de l’échec si persistant que l’Allemagne éprouve dans l’œuvre de germanisation de sa conquête : cette étude nous permettra d’entrevoir dès à présent ce qu’il faut penser des chances de succès qu’offre à la politique allemande le nouveau régime inauguré en Alsace-Lorraine, depuis le 1er octobre dernier, sous la haute direction du feld-maréchal de Manteuffel. Les essais de conciliation tentés par cet homme d’état éminent, dont la position est si fort rehaussée par les services rendus à son pays et par la confiance qu’il inspire à son souverain, méritent d’être l’objet d’un examen particulier ; c’est pourquoi, après avoir jugé l’œuvre de ses prédécesseurs, nous nous proposons d’apprécier ses premiers actes dans une autre étude.

I.

Quand, il y a bientôt dix ans, la France, épuisée et à terre, n’obtint la paix qu’au prix d’une rançon jusqu’alors sans exemple et de l’abandon de deux de ses plus riches provinces, l’avenir s’ouvrait si sombre pour les vaincus et se levait si radieux pour l’empire germanique naissant, que ceux-là même qui, fidèles à leur foi, s’obstinaient à espérer contre toute espérance et comptaient le plus sur le patriotique attachement qui liait les populations alsaciennes à la France, n’osaient pas attendre d’elles plus de deux ou trois ans de résistance aux moyens puissans que la politique allemande avait tout de suite mis en œuvre pour les germaniser. De Metz et de la partie française de la Lorraine qui partageaient dans ce déchirement le sort de l’Alsace, nul ne doutait ; mais, disait-on, si quelque retour de fortune, sur lequel il était insensé de compter, ne vient pas promptement défaire cette œuvre édifiée par la force, on verra bientôt l’Alsace devenir aussi allemande qu’elle avait été française jusque-là, et la terre des Kléber, des Kellermann, des Rapp et des Lefebvre confondre librement ses destinées avec celles des vaincus de Valmy et d’Iéna. Ces prévisions ont été déjouées ; plus de neuf années se sont écoulées, et l’Alsace continue, comme aux premiers jours, à opposer froidement au conquérant une résistance passive que l’habitude a rendue invincible.

On donne ordinairement de ce fait une explication qui n’a rien que de flatteur pour les Alsaciens, puisqu’elle en attribuerait tout le mérite à l’ardeur de leur patriotisme. L’avouerons-nous pourtant ? cette explication nous paraît trop haute pour être tout à fait satisfaisante. Ce n’est certes pas nous qui tenterons de contester la beauté du spectacle qu’ils nous donnent, et qui excite les sympathies des uns et les colères des autres ; nous nous reprocherions d’atténuer ce qu’il offre de consolant à ceux qui aiment à se faire de l’espèce humaine une idée assez élevée pour croire qu’elle porte en elle quelque chose de mieux qu’une aveugle et passive soumission à la force matérielle et un entraînement instinctif a devenir la complice du succès. Mais, si large que l’on fasse la part à ces beaux sentimens, qui sont assurément fréquens en Alsace-Lorraine, il convient d’apprécier humainement les choses humaines et de ne point chercher uniquement les causes de cette résistance à la germanisation dans un désintéressement et une patriotique abnégation qui seraient, en vérité, sans précédent dans l’histoire. C’est affaire aux journalistes et aux politiques en chambre de prêcher la lutte à outrance, en dépit de toute autre considération ; il ne leur en coûte rien, et ils y gagnent au contraire matière à de beaux développemens et au renom de bons patriotes. Mais dans la vie réelle, les choses se passent autrement. Un peuple ne vit pas d’abstractions et ne se nourrit point de phrases. Ils sont rares en tous temps et dans tous les pays les caractères mâles et résolus, prêts à tout sacrifier plutôt que de capituler avec leur conscience, et en Alsace-Lorraine l’émigration qui a été la conséquence forcée de l’option a beaucoup réduit le nombre de ces caractères exceptionnels. Comme l’écrivait Vauban, à propos de la révocation de l’édit de Nantes : « … Les faibles cèdent, se convertissent et supportent volontiers mille maux. Les autres, les énergiques, ceux qui représentent le pays dans ce qu’il a de plus viril, vont porter ailleurs leurs forces et leur industrie. » Toujours et en tous lieux, la majorité, la foule se compose de neutres, peu portés à se déterminer par de purs sentimens ; jamais ils ne s’élèvent bien longtemps ni bien haut au-dessus du terre-à-terre de l’existence étroite dans laquelle ils sont confinés, et l’indifférence leur tient lieu de philosophie toutes les fois qu’il n’y a pas pour eux d’intérêts personnels en jeu.

Cela est vrai surtout dans un pays de petite propriété comme l’est depuis longtemps l’Alsace, dans une région aussi essentiellement agricole que le ci-devant département du Bas-Rhin, où l’immense majorité de la population est retenue au sol qui l’a vue naître, non pas seulement par l’affection qu’inspire le foyer natal, mais par le sentiment plus tyrannique du propriétaire dont toute la subsistance dépend du modeste champ qu’il cultive de père en fils. On ne peut se faire une idée juste de l’énergie d’action que ce sentiment devait exercer qu’en sachant à quel degré extraordinaire est arrivé en Alsace le morcellement de la propriété agricole. Lors de l’enquête de 1866, les 560 000 hectares qui forment la superficie totale du sol cultivable de cette province se trouvaient émiettés en 2 millions de parcelles, de 12 ares en moyenne, dans le département du Bas-Rhin et en 1 600 000 parcelles dans le Haut-Rhin. 180 000 familles se partageaient ces lopins de terre. Sur 67 000 ouvriers agricoles chefs de famille, les cinq sixièmes au moins étaient eux-mêmes propriétaires de parcelles. On comptait alors, dans le Bas-Rhin, sur 277 000 cotes foncières, 67 589 cotes au-dessous de 1 franc, 93 636 de 1 à 5 francs, 40 000 de 5 à 10 francs et 5 000 seulement au-dessus de 100 francs. Dans le Haut-Rhin, sur 174 000 cotes, il y en avait 100 000 inférieures à 10 francs, 52 000 de 50 à 100 francs et 3 200 seulement qui fussent supérieures à 100 francs[2]. Comme le font observer les auteurs à qui nous empruntons ces chiffres et qui avaient personnellement présidé à l’enquête agricole en Alsace, « il serait difficile de pousser plus loin l’émiettement du sol, » et cependant, depuis 1866, cet émiettement a encore progressé par l’effet naturel des partages entre héritiers et de l’aisance (je parle d’autrefois !) du cultivateur alsacien qui ne laissait échapper aucune occasion de satisfaire sa passion innée pour la propriété foncière.

Il n’est sans doute pas besoin de faire ressortir les facilités que, sans compter tant d’autres chances favorables, cette situation de la propriété rurale en Alsace offrit à l’action administrative pour tenter de gagner des populations ainsi rivées en quelque sorte sur le territoire et dont l’horizon et les rêves s’arrêtaient aux limites de leur champ et au clocher de leur village. Cependant, même dans ces campagnes d’Alsace, pour lesquelles le français n’a jamais cessé d’être une langue étrangère et qu’on représente parfois comme le mieux converties à leur nouvelle destinée, l’administration allemande ne peut encore, après dix ans d’efforts continus, se vanter d’avoir remporté que ce qui s’appelle par euphémisme des « succès d’estime. » Le régime allemand y est subi plutôt qu’accepté ; nulle part il ne s’est fait ni apprécier ni aimer.

C’est que l’Allemagne, dans la voie où elle s’est engagée, depuis l’heure fugitive et déjà lointaine où la victoire et la fortune l’ont comblée, renonçait pour elle-même et pour tous ceux qui partageraient son sort à la possibilité de satisfaire de longtemps les besoins de la vie économique et sociale d’un grand peuple. Si, toute puissante et séduisante qu’elle parût, elle s’est montrée incapable de s’assimiler les Alsaciens qu’elle avait revendiqués comme frères, il faut chercher la cause première de l’avortement des multiples efforts qu’elle a tentés jusqu’ici et qu’elle pourra tenter encore pour essayer de germaniser sa conquête dans la poursuite où elle s’est engagée d’un idéal historique tout à fait vide de sens pour les Alsaciens et pour les Lorrains, idéal décevant qui lui a fait à elle-même lâcher la proie pour l’ombre et abandonner un présent tolérable et approprié à son génie, pour essayer de renouer la chaîne des temps et faire revivre, sous les Hohenzollern, au prix même de ses libertés, de sa tranquillité et de son bien-être, les beaux jours de l’empire des Hohenstaufen. L’incompatibilité radicale et profonde qui éloigne l’Alsace-Lorraine de l’Allemagne, la cause de divergence qui domine et embrasse toutes les autres, c’est qu’avec ses tendances actuelles l’Allemagne moderne n’a rien d’une nation moderne. Le mouvement qui l’emporte d’une si irrésistible façon dans l’orbite de la Prusse n’a rien de celui d’un peuple qui secoue ses entraves pour s’avancer vers un avenir meilleur et plus conforme à ses besoins. L’Allemagne s’efforce au contraire très délibérément de retourner le plus qu’elle peut vers le passé, par pure dévotion à ses traditions de race.

C’était là au surplus la conséquence logique et forcée du mouvement tout historique qui l’a jetée dans les bras de la Prusse, à qui elle doit d’avoir vu le jour du triomphe. Il y a dix ou quinze ans, l’Allemagne était heureuse, heureuse du moins de ce bonheur qu’on attribue aux peuples qui n’ont pas d’histoire, vivant à leur guise, se développant librement selon leurs aptitudes et leur génie, sans jeter grand éclat, mais assez sages pour dédaigner la gloire et se dédommageant des vaines satisfactions qu’elle procure et fait payer si cher à ses adorateurs, par la jouissance des biens et des avantages plus réels qu’assurent des budgets équilibrés, des impôts modérés, une vie large et facile et des gouvernemens paternels, qui, dégagés des soucis de la haute politique et confiés à des princes éclairés, n’avaient pas de plus chère préoccupation que de faire fleurir chez eux les sciences, les lettres, les arts, les bonnes mœurs et de faire grand dans la mesure de leurs petits états.

Tant de félicité laissait aux Allemands le loisir de rêver, et ils s’avisèrent de rêver grandeurs. Ils se sentaient humiliés de ne compter pour rien dans le monde de la grande politique et méditaient cette légende qui annonçait le relèvement de leur race quand se réveillerait Barberousse, qui dormait depuis plus de six siècles au fond d’une grotte de Thuringe. Leur idéal était tout historique, tout métaphysique, pourrait-on dire, et tout symbolique : ils aspiraient à voir, — comment ? personne ne le savait au juste, — la race germanique arriver, par le rétablissement de l’empire de Charlemagne et des Hohenstaufen et l’écrasement de la civilisation latine, à cette unité si souvent désirée et dont ils faisaient dépendre l’accomplissement de la mission civilisatrice pour laquelle ils se croient nés. Leurs âmes impressionnables étaient dévorées par une indicible Sehnsucht : non contens d’être quelqu’un, ils aspiraient à devenir quelque chose, et pour réaliser ce rêve, auquel se rattachaient pour eux les promesses de l’âge d’or, ils étaient prêts à tous les sacrifices.

On sait le rôle considérable que l’école historique allemande a joué pour préparer de longue main cette évolution. Aux élans farouches des Arndt, des Rückert et des Kœrner avait succédé une propagande scientifique moins bruyante et moins vive, mais plus efficace. Pendant cinquante ans historiens, géographes, linguistes, philologues, ethnographes, anthropologistes, archéologues se sont employés à l’envi, chacun dans sa spécialité, à délimiter la sphère du pangermanisme et à dresser le bilan de ses revendications. Ils y ont apporté une conscience et un esprit de suite véritablement germaniques et n’ont rien laissé traîner, dans cette œuvre patiente de redressement et de démarquage, conçue au point de vus teuton. À l’Europe ils ont pris Charlemagne, Shakspeare à l’Angleterre, l’art gothique à la France, à l’Inde la race blonde des Aryas et le sanscrit, qui n’est, comme chacun sait, que du tudesque qui s’ignore.


Cette histoire,
Enfans, il ne faut pas la juger, mais la croire.

L’Allemand a toujours eu un faible pour les contes de nourrice, et sa manie historique paraissait au demeurant assez inoffensive. Qui donc, à l’ouest du Rhin et au sud du Danube, se soucie aujourd’hui d’Arminius, des Chérusques et des Marcomans et, à part peut-être quelques lycéens qui rêvent pendant les trois premiers mois de l’année scolaire aux voluptés de l’orgie traditionnelle du 28 janvier, qui donc s’avise de mêler le souvenir de Charlemagne aux choses du jour ? La Prusse, aidée de ses docteurs, pouvait en prendre d’autant plus à son aise en ces matières, qu’elle était excusable de mal les connaître, n’étant pas encore née quand tout cela se passa.

Ce fut en effet un mouvement tout prussien, conçu dans l’esprit prussien, au sein des universités qui ont toujours été pour la Prusse les principaux laboratoires de sa politique et de sa puissance. Ce que Berlin et un peu plus tard Bonn avaient opéré dans ses propres provinces, les élèves formés à ces deux écoles sont allés le répandre dans le reste de l’Allemagne. Après que ces missionnaires d’un genre nouveau, envoyés partout, de Kiel à Tubingue et de Heidelberg à Leipsig, eurent préparé les voies tantôt en exaltant par leurs enseignemens le sentiment national, tantôt en l’humiliant surtout par le spectacle de l’abaissement et de l’impuissance où il était tombé ; après que les doctrines de cet évangile nouveau, mises à la portée des humbles et des petits, se furent infiltrées pendant un demi-siècle jusque dans les moindres écoles de village et les campagnes les plus reculées, la Prusse entra en scène. Si peu Allemande elle-même, elle connaissait bien les Allemands. Elle savait que pour donner à ce peuple la cohésion et la force d’impulsion dont il avait si longtemps manqué, pour arriver à le grouper et à le mettre d’accord, c’était mal s’y prendre que de lui faire discuter des articles de constitution et que le vrai moyen de réunir en un seul corps cette nation de quarante millions d’individus, capable de fournir au besoin deux millions de soldats, c’était de lui promettre une satisfaction historique, greffée sur l’espoir d’une revanche séculaire à remporter sur l’ennemi héréditaire. Avec l’orgueil de race, il fallait trouver un prétexte pour émouvoir en lui le patriotisme de tribu, fait de haines, de jalousies et de rancunes, le seul dont soient encore capables les Allemands, qui ont vécu trop divisés, trop étrangers à eux-mêmes pour concevoir cette forme plus élevée et vraiment moderne d’un patriotisme fondé sur l’émulation et sur des sentimens généreux et humains. L’Allemagne en est toujours à la formule d’Arndt : « Où est la patrie de l’Allemand ? Aussi loin que la langue allemande résonne et que le nom français est exécré. » Aussi était-ce un programme d’un singulier attrait pour tout cœur allemand celui que proclamait la politique prussienne de poursuivre l’écrasement de la France, tenue pour ennemie héréditaire en vertu d’une accumulation artificielle de griefs remontant jusqu’aux temps de Charles d’Anjou et de Louis XI, de lui arracher des « frères allemands » qu’elle retenait captifs et de fonder sur ses funestes ruines le triomphe du germanisme sur le romanisme personnifié dans la race latine.

C’est à réaliser cette troisième partie du programme que l’Allemagne travaille depuis neuf ans, sans grand succès jusqu’à présent. La Prusse s’en désintéresse ou se tient tout au moins discrètement à l’écart, et elle a pour cela ses raisons. Elle a rempli sa tâche nationale et accompli la partie essentielle de son œuvre en rendant aux Allemands le service de refaire à sa propre taille l’empire de Barberousse et de réveiller Teutonia. À eux maintenant de régler les menus détails du ménage. Elle s’en voudrait de paraître contrarier les « aspirations » allemandes, dont elle a toujours eu grand soin de distinguer son intérêt propre : intérêt et aspirations peuvent parfois marcher de conserve, mais ils ne se confondent jamais, car la Prusse, qui sait nettement ce qu’elle veut et où elle va, a mieux que des aspirations, et n’a de goût que pour le réel, le tangible, le palpable. M. de Bismarck, qui dirige en sceptique une politique un peu mystique qui plaît aux âmes allemandes, aime à se dire Prussien avant tout. Il a fait attribuer à son maître l’empire, déclaré héréditaire dans la maison de Prusse, et le commandement suprême des troupes confédérées ; cela lui suffit, car il est sûr avec cela que rien d’allemand ne pourra désormais l’entraver dans ses plans. Il s’est réservé à lui-même la politique extérieure, qui se résume à entretenir la haine de la France et à ne pas reculer devant des puérilités et des erreurs politiques pour satisfaire cette passion allemande, si utile aux visées prussiennes. Quant au reste, et tant que l’intérêt prussien n’est point directement en jeu, c’est affaire aux Allemands eux-mêmes de l’arranger, à l’aide des lumières des représentans des états au conseil fédéral et des députés de la nation au Reichstag.

Alors devait se révéler une fois de plus l’impuissance bien réelle et maintes fois constatée de ce peuple méditatif à sortir des formules pour entrer dans les faits et à savoir sacrifier ou adapter ses théories aux nécessités de la vie pratique. C’est là un des côtés les plus marquans du génie de la race germanique : autant elle est hardie dans ses conceptions, autant elle a toujours été inhabile à les réaliser et incapable d’en déduire les conséquences applicables à l’organisation sociale. La réforme de Luther en est un exemple fameux : tandis que ce grand mouvement d’émancipation, sorti de la cellule d’un moine saxon, transformait l’Angleterre et réparait la puissance des États-Unis d’Amérique, l’Allemagne elle-même n’en a retiré que l’anéantissement politique où l’a plongée la guerre de trente ans et n’en retient aujourd’hui que le joug tyrannique d’une étroite orthodoxie. Aussi longtemps que l’Allemagne est restée divisée et morcelée, elle aimait à porter au compte de son impuissance politique cette incapacité à s’organiser et à faire sentir au dehors ce qu’elle vaut. Maintenant que la voilà puissante et redoutée entre toutes, cette même incapacité subsiste, puisque le monde entier, l’Alsace-Lorraine surtout, est encore à attendre des marques de la force d’expansion et de l’influence morale et sociale de cette nation à laquelle son sort est lié désormais.

Cette inaptitude des Allemands à se constituer en un corps social tient en effet à des causes tout autres et plus profondes que celles qui résultaient de son ancien émiettement politique. La principale de ces causes c’est que, n’ayant jamais vécu, à aucune époque de son histoire, de la vie sociale d’un grand état, l’Allemagne est restée étrangère à cette lente élaboration qui a engendré, par des transformations successives, les conditions d’existence des nations modernes. Elle-même n’a jamais formé, comme peuple, qu’une juxtaposition confuse d’intérêts de clocher, toujours jaloux, souvent contradictoires. Aussi les élémens de l’existence sont-ils restés chez elle essentiellement simples, et avec eux les formes sociales, car seule la lutte ardente pour l’existence au sein d’une société parvenue à toute l’intensité de la civilisation et de ses exigences soulève les problèmes graves et compliqués dont la solution pressante s’impose, au jour le jour, à l’homme d’état et au législateur. — L’Allemand s’est toujours volontiers contenté de ces franchises locales et de ces libertés bourgeoises qui florissaient particulièrement au moyen âge et que ses gouvernans ne lui ont jamais marchandées. Elles suffisent à l’épanouissement de son individualisme, qui forme l’essence même de ce peuple, et dont le particularisme et le fédéralisme ne sont que des variétés, où se reflète encore la même et perpétuelle distinction, si foncièrement germanique, entre le moi et le non-moi.

Cette existence fermée, repliée sur elle-même, jointe aux goûts simples et à l’humeur résignée des Allemands, ainsi qu’à une vie suffisamment large et facile sans grands tracas, n’était pas faite pour susciter une véritable classe moyenne, au sens politique du mot, parvenue à l’aisance par son propre labeur, à l’indépendance par ses propres efforts et à la perception nette des nécessités sociales et des sacrifices qu’elles exigent par le souvenir des luttes qu’il lui a fallu soutenir. Ce ne sont point là choses allemandes. Quand l’Allemand étouffe ou meurt de faim chez lui, il émigre… il émigrait du moins, avant que la législation militaire introduite par la Prusse y eût mis obstacle ; — quitter ses foyers pour aller chercher fortune à l’étranger ne coûte pas à ces populations qui ont conservé, avec les vertus prolifiques d’une race jeune, cette facilité de déplacement que d’aucuns admirent et qui n’est pourtant qu’un dernier vestige de l’état nomade.

D’un autre côté, cet éparpillement de la race en cent groupes politiques divers a empêché qu’il ne s’en dégageât une véritable opinion publique. En Allemagne, l’opinion publique est nulle ou tout au moins inerte. Le flot allemand ne porte pas : la haine de l’étranger, la peur de l’envahisseur, peuvent le soulever momentanément, mais, rendu à lui-même, il s’abîme sous son propre poids et se neutralise par sa propre action. Ceci est un reste de l’esprit féodal, dont les Allemands sont encore tout imbus. Bœrne a dit d’eux que « quand ils sont douze ensemble, ils forment une douzaine, et que, si un seul les attaque, ils appellent la police. » Ne reconnaît-on pas dans cette incapacité de s’assister, de s’entr’aider, comme aussi dans ces habitudes d’espionnage et de délation, considérées comme l’accomplissement d’un devoir civique, un héritage traditionnel des mœurs d’une époque où le manant se donnait corps et âme à son burgrave, qui lui promettait en retour aide et protection ? Et n’est-ce pas, d’autre part, un reste aussi de l’esprit du vieux temps que ce culte de la force physique et ce respect de l’argent, que les Allemands confondront toujours dans une même dévotion, comme les confondait leur vieille langue dans le même mot : reich, qui voulait dire tout à la fois riche et puissant ? C’est très sincèrement qu’ils n’ont rien compris à cet élan, — qu’ils tenaient pour folie, — des Alsaciens et des Lorrains préférant courir au-devant de la misère et de toutes ses risques plutôt que de se jeter dans les bras d’un vainqueur triomphant et chargé de butin. Restés sujets, ils ne perçoivent encore que confusément ce qui leur manque pour devenir des citoyens. La classe des producteurs, qui est le fondement même des sociétés modernes, car elle contribue le plus efficacement, par intérêt propre, à la prospérité matérielle des états, est encore en Allemagne dominée et refoulée par la noblesse, militaire ou terrienne, et par cette foule de théoriciens, professeurs et docteurs, sorte de clergé laïque que les universités épanchent sur le pays en flots intarissables.

Quand il s’est agi de régler l’ordre de choses nouveau dont l’incubation était due à ces mêmes universités, rien n’a paru plus naturel que de s’en remettre surtout aux docteurs pour organiser cette grande Allemagne qu’ils avaient inventée. Par malheur, la profondeur dont ils font profession est singulièrement dénuée de sens pratique. Ayant ouï dire que la vérité habite au fond d’un puits, chacun parmi eux creuse son trou dans l’espoir de l’y découvrir, mais quand d’aventure quelque événement les rappelle à fleur de terre, les réalités du monde extérieur les déconcertent, et tout leur apparaît si inattendu et si neuf qu’il leur arrive, dans leurs étonnemens, de s’élancer bravement à la découverte de la Méditerranée. Que de terres inconnues se sont ainsi révélées à eux en Alsace-Lorraine ! Leur soin le plus pressé est de tout ramener d’abord à un système ; ce n’est pas un Allemand qui se fût jamais avisé de démontrer le mouvement en marchant. Ils se cantonnent dans l’absolu des formules, alors que tout, dans la vie sociale, tend de plus en plus à devenir relatif, à mesure que les intérêts s’entrecroisent et que l’organisme se complique. Il était digne d’eux d’imaginer ce qu’ils appellent le socialisme de la chaire, croyant qu’il suffirait pour vaincre l’hydre de l’enfermer dans quelques théorèmes. Le moindre défaut de leurs conceptions est de n’être point prises dans la vie réelle, de n’être pas vécues. Impuissans à pratiquer leurs maximes, ils sont d’autant plus prompts à maximer leurs pratiques et à les faire passer pour la vérité même : au lieu de législateurs, ils se font glossateurs. Ne sachant innover, ils ont refait : c’était au surplus la conséquence naturelle de leur éducation historique, qui leur indique l’idéal de la grandeur allemande non point dans l’avenir, mais dans le passé. La consécration du succès donnée par la victoire à leurs enseignemens leur tient lieu de preuve de la supériorité de la civilisation allemande. De l’Allemagne triomphante devait découler le triomphe du germanisme. Tout, jusqu’aux curiosités sympathiques des Français pour un état social si différent de leur rigoureuse centralisation, confirma l’Allemagne dans sa foi en sa mission : elle se plaisait à voir dans ces éloges un hommage involontaire que rendait la corruption latine à la suprématie intellectuelle, morale et sociale de la race germanique. « Tout refaire à l’allemande » est ainsi devenu la devise des patriotes de l’école de M. de Treitschke, sans que personne s’avisât de se demander si ce ne serait pas refaire beaucoup de choses contre le sens commun. J’insiste sur ce point, car c’est là même qu’est le nœud des insolubles conflits d’intérêts et de bien des malaises que l’introduction du régime allemand a causés en Alsace-Lorraine. Ce régime a commencé par faire une sotte guerre, — que M. de Manteuffel dit regretter, — à la plupart des institutions et des usages que cette province tenait de la France, sans examiner si ces choses qu’il extirpait ainsi avec ardeur, comme étant d’origine « latine, » ne seraient point par hasard la formule la moins imparfaite des exigences des sociétés modernes et des nécessités économiques des peuples civilisés, quels qu’ils soient. Dans leurs puériles préoccupations de suprématie de race, les Allemands oublient trop qu’encore aujourd’hui c’est de la civilisation latine que leur vient tout ce qui leur permet d’entrer en communication régulière avec le monde extérieur, comme l’attestent surabondamment leur langue savante qui, plus qu’en un autre pays, est demeurée le latin ; leur langue commerciale, dont la terminologie est tout italienne ; leur langue militaire enfin, qui est du français à peine travesti, comme l’est aussi leur langue ou plutôt leur jargon du bon ton et des belles manières.

Faire à l’allemande est synonyme de retourner au gothique, car l’Allemagne proprement dite est restée gothique jusque dans ses moelles, non pas seulement par l’écriture et la lettre moulée, mais par ses mœurs, ses goûts, ses coutumes et sa législation. Étant en Europe la nation qui s’y est le plus longtemps attardée, elle a fini par se persuader que le gothique est d’essence germanique et le tient pour la portion la plus précieuse de son patrimoine. Un instant, par l’influence du grand Frédéric, ayant fait un effort, elle s’est élevée jusqu’au rococo ; 1830 et 1848 lui avaient rendu le service, aujourd’hui méconnu, de la débarrasser d’une partie de ses bandelettes ; le désir de redevenir fidèle aux traditions de sa race la pousse à s’y enserrer plus que jamais. J’en vais donner une preuve curieuse et toute récente, que fournissent les nouvelles lois judiciaires, dont l’application en Alsace-Lorraine sera longtemps pour ces contrées une cause de trouble et de perturbations profondes.

II.

L’unité d’organisation de la magistrature et l’uniformité de procédure devant les tribunaux comptent assurément au nombre des premiers besoins d’un état qui aspire à se constituer en corps social, puisque sans la garantie d’une bonne justice, il n’est pas d’intérêts privés qui ne restent livrés à tous les hasards. Pour l’Allemagne en particulier, où s’était développée et perpétuée en cette matière la plus extravagante bigarrure, peu de réformes étaient plus désirables et plus urgentes. Il convenait de procéder à cette réforme avec décision et netteté, si l’on voulait rendre au pays l’inappréciable service, dont l’esprit de routine pouvait bien gémir, mais dont la nation entière n’aurait pas tardé à reconnaître les bienfaits, de débarrasser l’Allemagne unifiée de l’amas contradictoire et confus d’institutions judiciaires qui remontaient, de degré en degré, jusqu’à l’antique justice patrimoniale vantée par Tacite, et qui ne variaient pas seulement d’état à état ou de province à province, mais parfois de canton à canton et même de ville à ville. Le mouvement libéral de 1848 avait élagué de quelques timides coups de cognée cet inextricable fourré féodal qui servait de refuge à tout un monde de parasites, mais la vigoureuse végétation allemande avait vite recouvert de ses lianes ces rares éclaircies, tant l’Allemand se plaît toujours et en toutes choses sous l’ombre de la feuillée touffue.

Maintenant que l’Allemagne, groupée en une seule famille, semblait ne plus rencontrer aucun obstacle qui l’empêchât de se donner des lois communes à toute la nation et qui fussent en harmonie avec ses vrais besoins, c’était le cas ou jamais d’interroger d’un esprit dégagé et « objectif » la masse des documens accumulés de nos jours par les travaux de législation comparée, afin d’y puiser les principes reconnus pour s’adapter le mieux aux mœurs et aux usages des sociétés modernes, où le travail productif et libre a fait naître d’autres besoins que n’en comportait le régime des castes et des privilèges. Sous ce rapport aussi, la législation française, étant la plus récente dans son ensemble et peut-être la moins imparfaite, pouvait utilement servir, tout au moins de modèle, dans sa conception claire, simple et harmonique. Elle avait d’ailleurs le mérite de n’être pas tout à fait étrangère à l’Allemagne, puisque, longtemps avant l’annexion de l’Alsace-Lorraine, elle était demeurée en vigueur sur les deux rives du Rhin et qu’elle a régi, jusqu’à ces derniers mois, une population compacte de dix à douze millions d’âmes, groupée des confins de la Hollande aux confins de la Suisse, dans les provinces qui comptent incontestablement au rang des plus industrieuses, des plus prospères, des plus éclairées et, pour tout dire, des plus civilisées du nouvel empire. La preuve était donc faite que cette organisation judiciaire, quoique d’inspiration française, s’adaptait fort bien aux exigences du génie germanique et que, si les habitans de Cologne s’en louaient, il n’y avait aucune raison plausible pour que ceux de Rostock ne pussent pas s’y faire. Son seul vice, vice irrémédiable, était d’être dans ces régions un reste de l’influence française : c’était assez pour la faire condamner sans merci. Où est aujourd’hui le docte Allemand qui hésitera, ayant la liberté du choix, à sacrifier le simple et le pratique, réclamés par l’intérêt commun, à la satisfaction toute scientifique de remonter aux sources, d’interroger les lois barbares, les capitulaires de Charlemagne et les miroirs de Saxe et de Souabe, et de pouvoir se dire que toutes les parties de l’œuvre à laquelle il a eu la fortune de collaborer trouvent leur justification dans les pures traditions de la race germanique, « arrivée pour la première fois à la plénitude de la conscience de son moi ? »

Aussi, un premier projet, élaboré par une commission spéciale de jurisconsultes et de magistrats, approuvé lui-même par le conseil fédéral, n’eut-il pas l’heur d’agréer à la commission des juristes du Reichstag, qui ne consacra pas moins de cent soixante-quatorze séances à essayer de le rendre « historiquement » irréprochable ; mais comme, du même coup, il était devenu absolument incohérent, praticiens et historiens ne réussirent à se mettre finalement d’accord qu’à l’aide d’un « compromis, » ce qui est la pire façon de faire de bonnes lois organiques. Il n’entre pas dans mon sujet, et ce ne serait pas ici le lieu d’entreprendre l’examen critique des nouvelles lois judiciaires allemandes. Le seul point qui importe est de rechercher si, dans cette circonstance encore, les Alsaciens-Lorrains ont sujet de se féliciter de faire partie d’une nation qui se donne de telles lois et s’il n’en résulte pas plutôt pour eux un retour en arrière qui les fait, comme presque en toutes choses, rétrograder de plusieurs générations, sinon de plusieurs siècles.

Citons d’abord, pour n’avoir plus à y revenir, quelques points de détail. Les innovations imposées par ces lois n’ont rien laissé subsister en Alsace-Lorraine, ni au civil, ni au criminel, du parallélisme établi par la législation française entre la division judiciaire et la division administrative du pays, ainsi que dans l’échelle de la compétence et des recours, suivant la nature des affaires ou des infractions. Sous prétexte de décentraliser la justice en rapprochant le juge du justiciable et de faire retour à la pure doctrine germanique du juge unique, les justices de paix ont été érigées, sous le nom de tribunaux de bailliage, en véritables tribunaux de première instance. Ces tribunaux constituent le vrai pivot de l’organisation nouvelle, car leur action ne reste point limitée aux menues affaires civiles, mais s’étend au jugement des délits les plus fréquens, moyennant l’adjonction de bourgeois qui, sous le nom d’échevins, assistent le juge ou bailli, non pas comme jurés, mais comme assesseurs. Cette réminiscence du droit carlovingien a été introduite dans la loi sur la proposition du docteur de Schwarze, député au Reichstag et procureur général du royaume de Saxe, qui a consacré toute une existence déjà longue à plaider la cause des échevins. Je ne vois que lui qui puisse nous dire si ce sont les scabini des capitulaires ou les rachimbourgs du droit franc qui lui ont suggéré l’idée de cette restauration. La chose, au surplus, importe peu ; ce qui est sûr, c’est que l’institution fonctionnait déjà à Strasbourg même, il y a juste neuf cents ans, exactement comme elle vient d’être rétablie depuis six mois. Voici, en effet, comment s’exprime le premier statut municipal octroyé à la commune de Strasbourg en 982 : « Le bailli connaîtra des vols, injures et dettes pécuniaires ; il s’adjoindra deux juges ou échevins, qui devront être gens probes, afin que tout bourgeois puisse comparaître avec respect devant cette juridiction. » Et le document ajoute : « Le lieu des assises du bailli et des échevins est la place publique ; l’huissier ira, nommant le demandeur, sommer de vive voix le défendeur à comparoir, partout où il le pourra rencontrer. »

La poste aux lettres ayant été inventée depuis le Xe siècle, et étant même devenue depuis peu, en Allemagne, institution de l’empire qui en retire d’appréciables ressources, le législateur moderne a imaginé de faire concurrence aux huissiers en permettant de remplacer, pour les assignations, la citation « parlant à la personne », par l’envoi d’un pli chargé, ce qui peut s’appeler faire la part du progrès et du budget ; — mais il a décidé en même temps qu’échevins et baillis tiendront périodiquement des audiences ambulantes ou foraines, hors du lieu ordinaire de leur siège. Grâce à ce retour inattendu à des mœurs d’un autre âge, on va revoir sans doute les plaideurs s’ajourner sur la place publique du village voisin, à l’heure de l’arrivée du train ou de la « correspondance » qui amènera ces juges pédanés, et l’antique expression : « Attendez-moi sous l’orme, » reprenant toute son actualité, cessera d’être en Alsace-Lorraine une simple façon de se moquer des gens. Ces sortes de choses ne se voyaient plus guère que dans les opérettes, mais au fond, ce n’est qu’un pli à prendre, des habitudes à changer, une éducation moyen âge à refaire. L’inconvénient serait minime si à ces restitutions bizarres ne s’ajoutaient des retours à l’antique d’une bien autre gravité et qui ne peuvent s’expliquer, de la part de législateurs faisant profession d’hommes éclairés et sérieux, que par une véritable frénésie archéologique.

Désormais en Alsace-Lorraine, comme dans l’Allemagne entière, la preuve testimoniale l’emportera sur tout autre moyen de preuve, même sur celle résultant de contrats passés devant notaire, tout comme si nous nous trouvions encore au bon temps où l’écriture était restée le privilège des clercs. Ce régime, auquel l’Allemagne retourne sans paraître en soupçonner les vices et les dangers, a été aboli en France depuis plus de trois siècles, par l’ordonnance de Moulins, de 1566. D’un autre côté, la nouvelle législation allemande n’admet et ne reconnaît, comme sûreté et garantie des conventions, d’autre privilège que celui que procurera le gage réel. Ici le législateur de la moderne Allemagne revient tout uniment au droit rudimentaire que les invasions des barbares avaient substitué à la loi romaine, à une époque de violences, où le pouvoir social, morcelé et sans force, impuissant à garantir et à faire respecter les droits et les intérêts légitimes de chacun, devait se résigner à laisser aux individus le soin de se faire justice. C’est l’application aux intérêts privés de la maxime : « La force prime le droit » et de l’aphorisme : Beati possidentes, tous deux si profondément germaniques. Visigoths, Bourguignons et Lombards obéissaient déjà il y a longtemps à cet instinct qui pousse l’Allemand à prendre des sûretés réelles, à faire peu de cas des promesses et des simples écrits, — rappellerons-nous l’article 5 du traité de Prague ? — et à ne tenir pour acquis que ce qu’il tient sous son poing. Mais on devine ce que va devenir le crédit, par ce retour aux usages d’une époque où l’autorité de la loi et la foi aux contrats n’étaient que vains mots, et comment cet instrument délicat, d’invention toute moderne, s’accommodera malaisément d’un régime n’offrant d’autre garantie à l’exécution des conventions entre particuliers que le prix de la course assuré au créancier le plus agile et le plus intraitable. Ou bien la constitution d’un gage deviendra l’accompagnement obligé de tout contrat, ce qui sera étouffer dans son germe la force d’action et l’élasticité que le crédit procure à la fortune publique et privée dans toute société bien organisée ; ou bien le débiteur, auquel le juge n’a même plus le pouvoir d’accorder aucun délai pour acquitter sa dette, cherchera le plus vite possible son refuge dans sa mise en faillite, rendue par le législateur aussi séduisante que possible, comme je le montrerai tout à l’heure et qui est devenue accessible même aux non-commerçans. C’est au point que le Landesausschuss, qui en cela a vu certainement trop en noir, a exprimé la crainte qu’en Alsace-Lorraine les greffiers de justice de paix ne pussent plus suffire à l’énorme besogne de l’apposition des scellés et qu’il a proposé d’y employer aussi les huissiers, privés tout à la fois par la concurrence que va leur faire la poste impériale d’occupations et de ressources.

Telles sont quelques-unes des principales innovations que les lois judiciaires allemandes viennent d’introduire en Alsace-Lorraine. Je n’en finirais pas si je tentais d’énumérer toutes les objections que soulève en foule cette législation, qui semble avoir pris à tâche de ressusciter des vieilleries si bien oubliées qu’on a perdu jusqu’au souvenir des inconvéniens et des vices qui, sauf peut-être dans quelques cantons de l’Allemagne, les avaient fait universellement abandonner. Oh ! les intentions des auteurs de cette scrupuleuse restauration d’après l’antique étaient assurément excellentes, mais il semble qu’ils aient trop identifié dans leur esprit l’Allemand de nos jours avec le vertueux Germain de Tacite. N’est-ce pas, par exemple, se faire de la moralité allemande une idée un peu exagérée que d’espérer que la crainte des peines du faux serment ou de la subornation des témoins suffira toujours pour empêcher les plaideurs d’abuser de l’étrange libéralité avec laquelle la preuve testimoniale est admise ? Semblable illusion avait déjà égaré, en 1871, les rédacteurs du code pénal allemand, si bien qu’on agite aujourd’hui avec le plus grand sérieux la question du rétablissement des peines du fouet et de la bastonnade, comme vrai remède à l’insuffisance croissante des prisons qu’encombre une population de pensionnaires encouragés à la récidive par les misères du temps et par une loi pénale trop bénigne. À cet égard, la nouvelle organisation judiciaire aura du moins d’utiles effets, car elle a prescrit la création d’une prison auprès de chaque tribunal de bailliage, disposition qui a valu à l’Alsace-Lorraine un supplément de soixante-seize maisons d’arrêt toutes neuves, dont la construction a été mise à la charge des communes.

Je ne voudrais pas fatiguer le lecteur en m’attardant outre mesure sur ce sujet un peu ardu. Toutefois pour un pays comme l’Alsace-Lorraine, qui a si longtemps joui des bienfaits de la législation française, où, par le développement de la vie économique et sociale et grâce au morcellement de la propriété, les transactions sont nombreuses et les intérêts multipliés à l’infini, la question est de trop d’importance, et les bouleversemens qui seront la suite inévitable de l’organisation judiciaire nouvelle sont trop menaçans pour que je ne signale pas encore quelques-unes de leurs plus funestes conséquences. L’esprit processif va se réveiller et se développer en proportion de la multiplication des tribunaux qu’une fausse idée de décentralisation met davantage à portée des plaideurs. Dans les campagnes, le rôle diminué qui est fait aux notaires, jusque-là conseils et confidens des familles, maintenant réduits, ou peu s’en faut, au rôle de simples scribes par la moindre autorité qui s’attache désormais aux actes dressés par eux, ouvre la lice à des concurrens au rabais, sans expérience ni moralité, qui exploiteront d’autant plus aisément l’innocence des gens simples, que la langue allemande est propice aux obscurités et aux ambiguïtés, que l’appel est indéfiniment admis et comprend trois degrés, et que, par la disparition complète pour un long temps du bienfait, si hautement reconnu en Alsace-Lorraine, où les procès étaient devenus rares, d’une jurisprudence solidement assise et nettement établie, il n’est pas si mince question qui ne redevienne pour la mauvaise foi une source intarissable de contestations.

C’est dans des circonstances semblables qu’au XVe siècle, le roi Louis XI déplorait qu’en l’absence d’un droit certain, les gens d’affaires pussent se livrer « sans frein et sans contrôle à toutes les pilleries. » Tel est en effet, tout le fait prévoir, — et, signe caractéristique, ce sont surtout les juges allemands établis dans le pays qui l’appréhendent et le déplorent, — l’avenir que la nouvelle organisation promet à l’Alsace-Lorraine. Le salutaire contrôle remis par la loi française au ministère public a cessé de s’exercer ; ce sont les parties elles-mêmes et non le juge qui dirigent la procédure ; les questions de compétence sont, par l’introduction de procédures spéciales, devenues d’une complication singulière ; il n’existe plus rien de cette exacte symétrie et de cette sage ordonnance qui introduisent dans les institutions un si grand élément de clarté, et dans cet épais fourré les arrangeurs d’affaires pourront braconner à leur aise aux dépens des gens naïfs et de bonne foi. Le seul frein que, dans sa sagesse, le législateur ait imaginé de mettre aux abus trop certains auxquels prête son œuvre est la majoration des frais de justice dans une proportion si considérable qu’elle soulève déjà de toutes parts, après moins de six mois d’expérience, les protestations les plus vives. En Alsace-Lorraine, le produit de ces frais et amendes, qui jusqu’à l’an dernier n’a valu au trésor, tant que le tarif français était resté en vigueur, qu’un revenu annuel d’environ 100 000 francs, est estimé au budget de l’exercice courant à la somme de 2 152 000 francs ! Ce n’est pas tout : par une conception tout à fait ingénieuse, on est parvenu, en multipliant les cas où les annonces judiciaires sont prescrites, à créer indirectement, sans bourse délier, dans toute l’étendue de l’empire, une sorte de « fonds des reptiles » au profit des journaux bien pensans. Ce ne sera point là pour eux une médiocre ressource si j’en juge par une de ces annonces que j’ai sous les yeux et qui notifie publiquement à l’intéressé, en quarante-cinq lignes de texte, une condamnation à un jour d’arrêt pour tapage nocturne !

Ce que l’Alsace-Lorraine gagnera à la nouvelle organisation judiciaire allemande est difficile à imaginer et impossible à dire ; ce qu’elle y perd n’est malheureusement que trop manifeste. Si cette organisation peut être acceptée comme un réel progrès par les régions qui, comme le Mecklembourg, se trouvaient de deux cents ans en retard sur toutes les institutions modernes, elle fait au contraire reculer de plusieurs siècles des pays comme l’Alsace-Lorraine, auxquels sont ainsi arrachés du coup les inestimables avantages d’une législation à la hauteur des besoins sociaux. — Si encore, au prix d’un bouleversement si profond, dont on ne saurait prévoir dès à présent toutes les détestables suites, cette organisation introduite le 1er  octobre 1879 dans l’empire entier avait procuré à l’Allemagne les bienfaits d’une véritable unité judiciaire des Vosges au Niémen ! Mais de cette unité il n’y aura, après comme avant, que la trompeuse apparence, car il n’est point dans le caractère allemand de faire jamais table rase et de réédifier à neuf d’après un plan simple et bien conçu : ce sont là des procédés bons pour les races latines. L’Allemand, quand il rêve d’unité, n’entend pas la payer au prix des sacrifices qu’elle réclame ; il n’admet l’idéal unitaire qu’en tant qu’il est conciliable avec l’individualisme allemand, le particularisme allemand, le fédéralisme allemand, et par-dessus tout avec les antiques traditions et coutumes allemandes, générales, provinciales et locales, dût le problème en rester insoluble. À l’occasion de la réforme judiciaire, chacun des vingt-cinq états particuliers a voulu sauvegarder ses prérogatives et retenir, même en pareille matière, ne fût-ce qu’une apparence de souveraineté en conservant le droit de régler à sa propre convenance les questions de détail. Dans ces circonstances, il n’y avait qu’un moyen de sortir de l’impasse : c’était, — qu’on me passe l’expression, — de sauter à pieds joints dans le tas de ces législations contradictoires, brisant sans scrupule, pour s’y faire une place, ce qu’elles pouvaient avoir d’harmonique et de sage. C’est le parti auquel le pouvoir central a fini par se résoudre ; il a dicté son minimum d’unification judiciaire et, de cette manière un peu cavalière de légiférer il est résulté que, sous prétexte de simplification et de progrès, les nouvelles lois ont ajouté le bouleversement et la confusion à ce qui, pour être le chaos, était du moins localisé et avait pris, avec le temps et la pratique, une allure ordonnée et régulière. Il n’est pas une seule législation particulière qui se soit tirée indemne de cette violente intrusion ; il n’en est pas une non plus à laquelle puissent suffire les principes généraux que les lois d’empire se sont bornées à fixer à grands traits. Toutes ont été faussées ; aucune n’a pu être intégralement abrogée, et l’Allemagne conserve, comme devant, une vingtaine de codes de procédure. À chaque état de réparer chez lui les dégâts de son mieux, en accommodant aux principes nouveaux, auxquels il ne lui est pas permis de toucher, les débris pouvant encore servir dans sa législation propre.

En Alsace-Lorraine, cette tâche est échue à l’ancien Landesausschuss (ce fut son chant du cygne) et, c’est une justice à lui rendre, il ne s’est fait aucune illusion sur son peu d’aptitude à remanier ainsi, au pied levé, la grande œuvre, si harmonique et si coordonnée, des Tronchet, des Treilhard et des Portalis, pour réparer le moins mal possible la dévastation qu’y avaient opérée les exigences gothiques des nouvelles lois impériales. Que de morceaux il a fallu se résigner à sacrifier, dans cette œuvre de rapiécetage, afin de ne point multiplier outre mesure les contradictions et les antinomies qu’un travail aussi hâtif rendait presque inévitables ! Laissant à la jurisprudence le soin de se débrouiller peu à peu, aux dépens des plaideurs futurs, le Landesausschuss s’est borné, en soupirant de mélancoliques hélas ! à faire de larges trouées partout où la législation impériale entendait prendre pied. Une seule fois, il a résisté et poussé un énergique holà ! auquel n’ont pu qu’applaudir ceux qui voient de près les pratiques commerciales que l’immigration allemande essaie d’acclimater en Alsace-Lorraine. Il ne lui a pas paru possible d’accepter sans restriction ni réserve le principe nouveau d’après lequel les incapacités civiles et politiques attachées à l’état de failli ne doivent durer que jusqu’à la terminaison des opérations que la déclaration de faillite entraîne. Le Landesausschuss a exigé qu’en Alsace-Lorraine tout au moins la réintégration du failli dans ses droits et capacités de citoyen n’eût jamais lieu de plein droit, comme il arrivera dans le reste de l’Allemagne, et qu’elle nécessitât, en tout état de cause, une sentence judiciaire. Demander moins, alors que le code français, — qui passe pour draconien en cette matière, — est cependant à peine assez sévère pour avoir raison de la mauvaise foi qui tente de se coloniser en Alsace-Lorraine, alors que même les non-commerçans pourront recourir à ce moyen expéditif de se décharger de tout ou partie de leurs dettes, c’eût été, en effet, risquer d’ériger la faillite en moyen de parvenir. La restriction fort sage imposée par le Landesausschuss aura de toute façon pour utile conséquence d’exclure du corps électoral et des candidatures aux conseils électifs bon nombre des nouveaux immigrés qui, sans cela, auraient pu légitimement prétendre du même coup au titre de notables et aux avantages de faillis !

III.

Il n’est personne qui, toute question de sympathie ou d’antipathie politique mise à part, n’ait pu constater l’influence fâcheuse que le contact de la colonie allemande a exercée depuis neuf ans sur le niveau moral d’une contrée dont la population poussait volontiers l’honnêteté et la franchise jusqu’au scrupule et à la candeur. Si, de même qu’on juge un arbre à ses fruits, on devait juger de la « culture » allemande par ce qu’elle a le plus fait foisonner en Alsace-Lorraine, il faudrait lui attribuer comme marque distinctive l’esprit de mercantilisme et de lucre qu’exprime si justement le mot de juiverie. Cet esprit perce et se montre partout, en matière financière et fiscale aussi bien que dans les relations commerciales et privées. Qu’il s’agisse de l’intérêt particulier ou de celui du trésor public, tout un monde aux aguets est toujours prompt à venir grappiller dans la vigne d’autrui, bien avant que la vendange soit mûre. L’Allemand, tel qu’il s’est révélé aux Alsaciens, est essentiellement un parasite. Il songe moins à employer ses efforts et son intelligence à créer des richesses qu’à rêver aux moyens de prélever sa part sur celles que d’autres ont produites ou vont produire. Le négoce l’attire plus que l’industrie, et quand M. de Bismarck, dans son langage imagé, parle « d’honnête courtier » ou de « politique de pourboire, » il ne fait qu’emprunter ses figures et ses comparaisons au vif même de la société allemande.

Nous avons déjà signalé, dans notre précédente étude, les difficultés que, par suite de cette habitude passée à l’état de seconde nature, l’Alsace-Lorraine a rencontrées, même auprès de la grande industrie et du haut commerce d’outre-Rhin, pour nouer avec l’Allemagne des relations d’affaires loyales et régulières. À l’époque où l’option pour la nationalité française enfiévrait Alsaciens et Lorrains, quelqu’un s’étonnait de l’ardeur que les israélites entre autres montraient à émigrer. « Ce n’est pas étonnant, répondit-on plaisamment ; s’ils quittent la partie, c’est qu’ils se sentent incapables de lutter, sachant bien qu’en affaires un Prussien vaut deux juifs. » Ai-je besoin de dire que ce joli mot, que l’événement a si vite justifié, n’a quoi que ce soit de blessant pour les israélites d’Alsace et de Lorraine ? Il y a longtemps que la pleine et franche émancipation dont la France les a fait jouir, et qui suffirait à expliquer leur reconnaissant attachement pour ce pays, leur avait permis de dépouiller les mauvais côtés de l’esprit retors qui est le propre des castes traitées en parias et que, dans l’Allemagne du Nord, où le milieu social est bien différent, chacun s’efforce d’imiter, sans distinction de croyance religieuse, parce qu’il a souvent conduit à la fortune. Seulement, n’ayant de l’israélite ni la souplesse, ni la sobriété, ni l’âpre économie, ni l’endurance sagace, ni l’esprit de solidarité, ni l’instinct du côté positif des choses, ni ce sens pratique qui a fait que la race d’Israël, tout en attendant avec ferveur son Messie, ne s’est pas crue dispensée pour cela d’être partout et toujours de son temps (ce qui suffirait à la distinguer de l’école historique allemande), l’Allemand, voulant faire comme les juifs, ne réussit qu’à faire le juif. Pour lui, le génie de la race sémitique, comme on dit au delà du Rhin, se résume dans le maquignonnage, et la législation elle-même semble conçue tout exprès pour favoriser dans cette voie la plus large concurrence. J’ai déjà fait voir à quel point les nouvelles lois judiciaires allemandes sont propices à la tribu des chats-fourrés et grippeminauds qui voudront exploiter les plaideurs. En matière économique, il n’y a pas exagération à dire, surtout quand on le considère au point de vue alsacien, que le régime qui se développe législativement depuis dix ans dans les limites de l’empire allemand ressemble beaucoup à celui du coulage organisé. Le plus clair des profits s’en va enrichir des légions d’inutiles intermédiaires, vivant commodément en parasites aux crochets du producteur, du consommateur ou de l’état, et souvent de tous trois à la fois. Ce que la seule loi monétaire de 1871 a déjà fait pour appauvrir et épuiser l’Allemagne est incalculable. L’état s’était cru fort habile en économisant quelques millions sur la frappe de l’or, sans songer qu’en créant ainsi une monnaie de mauvais aloi, que le marché universel n’accepterait qu’au poids, pour la refondre, les lois économiques se chargeraient de lui faire expier au centuple un profit si naïvement obtenu et qu’elles feraient lourdement peser sur le commerce allemand tout entier les vices d’un instrument d’échange qui n’est vraiment apprécié que par ceux qui font profession de changeurs. L’introduction en Alsace-Lorraine de cette législation monétaire a eu pour double conséquence de renchérir de 20 pour 100, par la substitution du mark au franc, le prix de tous les objets qui se paient en menue monnaie et de faire perdre annuellement à la production 1 pour 100 de ses légitimes et médiocres profits, par suite des faux frais qu’entraînent les opérations du change pour le paiement des matières premières et des marchandises achetées ou vendues à l’étranger. Rien que l’industrie cotonnière de la Haute-Alsace subit de ce chef une perte sèche annuelle d’environ 8 millions de francs. Qu’on calcule, d’après cette donnée, à quel prix auront été obtenus les 30 ou 40 millions de marks portés en recettes au budget de l’empire comme profit réalisé sur la fabrication des monnaies d’or ! — La nouvelle législation douanière, inspirée par des considérations purement fiscales et qui, en ces matières délicates sur lesquelles partout ailleurs on ne se décide qu’avec prudence, a si prestement rejeté l’Allemagne d’un régime de libre échange pour lequel elle n’était pas mûre, dans un système protectionniste improvisé et mal conçu, n’aura pas de meilleurs résultats, ni pour l’empire, ni pour les particuliers. Les nouveaux tarifs, trop faibles pour assurer au producteur une protection efficace, trop élevés pour permettre, dans le commerce de détail, le maintien des anciens prix, n’aboutiront en définitive, comme on s’en aperçoit déjà après une bien courte expérience, qu’à augmenter les bénéfices des intermédiaires, renchérir les articles de première nécessité, encourager la falsification des denrées et pousser au développement de la contrebande, sans donner à l’état un accroissement de ressources proportionnées à l’augmentation des frais de perception et de garde de la ligne douanière. Quand il s’est agi, il y a quelques mois, de déterminer le tarif d’importation des filés de coton, l’industrie alsacienne, libre-échangiste par tendance, demandait qu’au moment où, par une brusque évolution, la politique commerciale allemande se faisait protectionniste, il fût pris au moins des mesures propres à compenser pour les fabricans les entraves qui allaient lui être imposées dans l’intérêt du fisc. Elle voulait que la porte fût ouverte ou fermée ; on l’a laissée entr’ouverte, de telle sorte que la concurrence anglaise, la seule vraiment redoutable pour l’industrie alsacienne qui lutte de perfection avec elle, pourra continuer à envahir librement de ses filés fins le marché allemand et rendre la lutte impossible, car les charges qui pèsent sur la production en Allemagne ne cessent de s’accroître en raison inverse des bénéfices. Et pourtant le marché allemand, même exclusivement réservé à la fabrication indigène, ne pourra de longtemps suffire à alimenter une industrie sérieuse et soucieuse de progrès, comme l’est l’industrie alsacienne. Si dans d’autres pays le régime protectionniste est souvent un excitant énergique pour le perfectionnement des produits et des procédés de fabrication, en vue de se préparer à la concurrence universelle, en Allemagne le résultat de ce régime sera tout différent. Ce n’est point la qualité, mais le bon marché du produit qui y séduit l’acheteur ; ce qu’on appelle la puissance de consommation et qui est un des signes les plus certains de l’aisance générale, y est encore très faible et tend plutôt à décroître qu’à grandir ; la loi que le marchand impose au producteur n’est pas de faire le mieux possible, mais au meilleur marché, dût-il prostituer son industrie à ne fabriquer que de la pacotille. On sait que le commissaire général allemand à l’exposition de Philadelphie a formulé cela en deux mots : « billig und schlecht : bon marché et mauvais ; » telle est, selon lui, la seule devise qui convienne aux produits industriels allemands. Cette considération de bon marché prime tellement toute autre pour le consommateur que l’Allemagne est devenue par excellence le pays des succédanés, qui y portent le nom de surrogats : c’est en Allemagne qu’on a d’abord imaginé de remplacer le café par de la racine de chicorée torréfiée, et tout récemment le conseil fédéral, soucieux de sauvegarder les intérêts du fisc sans pourtant contrarier le goût national, a autorisé la mise en vente comme tabac des feuilles de roses et de merisier, pourvu que, par cette substitution, le trésor impérial ne fût pas frustré de l’impôt sur lequel il compte !

Il est fort difficile, on le comprend, pour une industrie qui se respecte, de se faire à ces mœurs ; il lui est plus difficile encore de concevoir des coalitions comme celle que viennent de conclure, assure-t-on, les métallurgistes prussiens, qui, après avoir obtenu du gouvernement la promesse officielle que toutes les fournitures nécessaires à l’entretien des lignes ferrées rachetées par l’état seront exclusivement réservées à l’industrie nationale, n’ont eu rien de plus pressé que de concerter un tarif commun, diminuant la qualité et le poids et augmentant le prix de leurs rails. Quelle figure peut faire dans un pareil milieu, où se sont si naïvement perpétuées les pratiques des trafiquans des foires de Leipsig et de Francfort, un producteur ou un commerçant habitué à ne livrer que de la marchandise « loyale et marchande ? » S’il lui répugne de passer par l’alternative d’être en Allemagne dupe ou fripon, il lui faut à tout prix chercher à l’étranger des marchés plus larges, où les relations soient plus sincères et plus sûres.

Le malheur veut que dans toutes ces matières économiques et fiscales, qu’il est de si haute importance pour un pays productif de ne régler qu’avec mille précautions, M. de Bismarck soit d’un scepticisme désolant. Il ne considère que l’argent et la façon de s’en procurer au plus vite pour assurer l’indépendance de l’empire et de son budget ; peu lui importe que cet argent lui vienne des ultramontains ou des libéraux nationaux, pourvu qu’il l’obtienne. Quant à l’économie politique, il la nie. « La politique douanière ressemble à la médecine, disait-il l’an dernier dans une de ces causeries après boire que M. Moritz Busch recueille pieusement pour la postérité ; cette politique ne comporte pas de science absolue. La chirurgie seule (le fer et le sang !) a fait des progrès et donne de véritables succès ; la pathologie n’a pas fait un pas. Il en est de même de la science économique ; si les choses s’étaient passées d’après les règles admises, la France aurait dû perdre toute sa force immédiatement après la guerre de 1870. Le contraire est arrivé : elle est tout à fait prospère, et l’Allemagne, qui devrait être aujourd’hui dans une bonne situation économique, souffre beaucoup de la crise économique. » On voit que le mécanisme qui règle la richesse des nations serait, tel que M. de Bismarck le conçoit, d’une simplicité patriarcale : c’est déjà en appliquant ces mêmes idées que Jacob fondait la fortune de sa race en dérobant les troupeaux de Laban. Il passe évidemment trop de temps, comme on le lui a déjà reproché à Berlin, au milieu de ses bons paysans de Poméranie : c’est, dit-on, afin qu’ils paient moins cher leurs socs de charrue qu’il a brusquement jeté l’Allemagne, en 1873, en plein libre échange, et c’est pour leur mieux faire vendre leurs seigles que maintenant il frappe de droits protecteurs jusqu’aux denrées alimentaires. Ces soubresauts, auxquels le Reichstag se prête avec tant de complaisance, peuvent n’avoir que peu d’inconvéniens pour les pays d’entre l’Oder et la Vistule ; mais il est, dans l’ouest de l’empire, dans les vallées de l’Elbe, du Danube et du Rhin, des régions où, depuis fort longtemps, on ne vit pas que de seigle et dont la richesse et la prospérité dépendent d’un organisme trop délicat et trop complexe pour ne pas se détraquer quand les gouvernans le traitant comme une montre d’enfant à laquelle on fait marquer à sa guise l’heure qu’on veut. La politique inspirée par M. de Bismarck est, même en ces matières, une politique bien prussienne. En fait d’impôts, les plus expéditifs lui paraissent les meilleurs ; c’est ainsi qu’a toujours fait la Prusse, qui, sur 800 millions de revenus, n’en demande que 60 aux impôts indirects et qui applique encore à ses finances toutes les rigueurs des anciens fiscs et des principes déjà condamnés sous Colbert. On conçoit qu’un état dont la population est pauvre, et où l’art de tondre sans écorcher a encore bien des progrès à faire, demande surtout ses ressources aux domaines, aux forêts, aux régales, à la loterie et à des impôts directs qui, sous des noms divers, rappellent le tribut, la dîme, les tailles et les capitations ; mais il en résulte que l’état dont les revenus sont garantis de la sorte est beaucoup moins intéressé, partant plus indifférent au développement de la prospérité publique que ceux dont les revenus indirects constituent les principales ressources. Quand de semblables procédés financiers sont partout remis en usage, sous forme de contributions matriculaires ou de telle autre redevance analogue à celles que le fisc prussien a introduites en Alsace-Lorraine, la production du pays se dessèche, avant même d’avoir porté fruit, et ses meilleures forces économiques sont atrophiées en germe. C’est du moins ce qui est arrivé en Alsace-Lorraine. Cette province, si riche par son sol, si bien douée par le travail, l’intelligence et l’esprit d’épargne de ses habitans, a été convertie en moins de dix ans en un territoire où l’expansion individuelle se heurte de toutes parts à de décourageantes entraves, dictées tantôt par la raison d’état et tantôt par les exigences du fisc.

C’est là du reste un peu l’histoire de l’empire allemand tout entier. On croit rêver quand on considère le triste état matériel où l’Allemagne a été si vite amenée par son culte pour le militarisme. Combien ce grand pays fût devenu autrement redoutable et puissant si, ayant eu après ses victoires le bonheur de posséder à sa tête un véritable homme d’état, ayant la saine intelligence du rôle moderne des nations et de ce qui fait leur vraie force, il avait consacré ne fût-ce qu’une faible part de son butin à s’outiller pour une lutte féconde, par la création des canaux qui lui manquent, le développement judicieux de ses voies ferrées, l’adoption d’un régime douanier rationnel, et une législation favorable à l’essor d’un solide crédit ! Façonnée, par un marché plus vaste, au goût de l’étranger, l’Allemagne serait devenue promptement écrasante, avant même que la France eût eu le temps de se relever de ses ruines et de se remettre au travail. Grâce à sa main-d’œuvre surabondante, à sa vie à bon marché, qui n’a été si singulièrement renchérie que par la fausse politique suivie depuis 1871, grâce à la résistance patiente de sa population qu’aucun travail ne rebute et qui ne dédaigne si mince bénéfice, grâce enfin à cette situation centrale, pour elle si gênante comme état militaire, mais si commode au point de vue commercial, l’Allemagne aurait pu renoncer à jamais au jeu chanceux de conquérir à la guerre l’argent que d’autres demandent aux travaux de la paix. Refoulant la concurrence américaine et tenant tête à la concurrence anglaise, qui ne sont devenues l’une et l’autre si dangereuses aujourd’hui que parce qu’aucune d’elles n’a à supporter sa part des charges militaires qui écrasent le vieux continent, elle aurait trouvé dans l’Alsace-Lorraine elle-même un auxiliaire puissant dans cette lutte, tandis qu’elle n’a réussi à faire de la possession de cette province que le principal agent de la ruine commune.

Mais, comme dit le proverbe, qui rarement a dit aussi vrai, « ce qui vient de la flûte s’en retourne au tambour. » La Prusse, qui dictait la loi et présidait au partage, a montré une fois de plus en cette circonstance combien les joueurs heureux sont de mauvais capitalistes : connaissant mal le prix de l’argent, ils se paient toutes leurs fantaisies. La Prusse a la fantaisie du militaire, elle n’en a même pas d’autre, car il y a longtemps qu’on a dit que la guerre est sa vraie industrie. Aussi a-t-elle saisi l’occasion pour développer son outillage militaire, surtout dans les territoires nouvellement conquis. À aucune époque ni dans aucun pays, on n’avait encore accumulé en aussi petit espace autant de casernes, de forteresses, de magasins militaires, de forts et de chemins de fer stratégiques, de ces derniers surtout. L’Alsace-Lorraine possède dès à présent à peu près un mètre de voies ferrées par tête d’habitant et par hectare de superficie, et l’on ne cesse d’en construire. Ni l’Angleterre ni la Belgique, les deux pays où les chemins de fer ont reçu jusqu’à ce jour la plus grande extension, n’ont un réseau proportionnellement aussi développé. Mais contrairement à ce qui arrive dans d’autres états, où toute ouverture de nouvelle ligne devient une source de prospérité pour la région qu’elle traverse, les lignes concurrentes dont l’Allemagne et surtout l’Alsace-Lorraine ont été sillonnées dans un intérêt exclusivement stratégique ont si bien dispersé, comme dans les sables, les élémens de trafic, que les exploitations naguère encore les plus productives réussissent à peine à couvrir leurs frais. À l’heure qu’il est, les économies faites aux dépens des intérêts du public permettent seules à l’administration impériale du réseau alsacien de réaliser annuellement un bénéfice d’un peu plus de 2 pour 100. Des communes qui s’étaient imposé de lourds sacrifices pour avoir leur chemin de fer, dont elles retiraient de précieux avantages, s’en trouvent maintenant dépouillées en fait et expropriées sans indemnité par le déplacement de courant causé par les nouveaux tracés plus directs qu’a réclamés l’administration militaire.

Le chemin de fer de Strasbourg à Lauterbourg, construit en rase campagne, à travers une région pauvre et médiocrement peuplée, peut être cité comme type de ces nouvelles lignes stratégiques. Bien que fort éloigné de la nouvelle frontière française, tout y est machiné pour en faire, au besoin, un véritable ouvrage de défense. La voie, toute en remblais, présente par cela même un rempart continu de 50 kilomètres, pouvant servir d’abri aux tirailleurs ; le moindre ponceau est pourvu de son fourneau de mine ; chaque maisonnette de garde-voie a ses meurtrières, ses redans, ses bretèches et ses barbacanes ; chaque bâtiment de station, se succédant de 5 en 5 kilomètres, est dominé par une tour de vigie dont le cadran d’horloge masque une embrasure de canon ; les quais et les voies de garage sont partout aménagés avec une ampleur et un luxe dont on n’a nulle idée en France, même dans les gares de grandes villes, et tout autour du groupe de constructions qui forme les stations, règnent de vastes enclos convertis en potagers et en jardins. Ce culte de la verdure et des fleurs inspire tout d’abord au voyageur de douces réflexions sur les mœurs allemandes, mais quand aux stations suivantes potagers et jardins se répètent tout semblables, il se doute que ces laitues et ces capucines sont des plantes administratives servant à déguiser de véritables places d’armes.

L’exécution de ces travaux, très intéressans au point de vue de l’art, mais que l’excès même de leur développement a rendus plus nuisibles qu’utiles à la vraie prospérité du pays, n’a même pas laissé en Alsace-Lorraine ce limon fécondant que l’argent répandu à pleines mains dépose sous forme d’épargnes dans le pécule des classes vivant de salaires. C’est tout le contraire qui s’est produit. La hâte que l’administration a mise à pousser activement et à mener de front les constructions de forteresses et de chemins de fer stratégiques auxquelles plus d’un demi-milliard a été consacré, a attiré dans le pays des hordes d’ouvriers étrangers et nomades, que l’exagération des salaires a poussés à la dissipation et à l’ivrognerie et qui, maintenant que les travaux sont ralentis, forment le noyau d’une plèbe vagabonde et misérable qui désole les villes et inquiète les campagnes.

Le plus sûr moyen d’enrayer les progrès de la démoralisation et de la misère est communément l’exécution d’entreprises d’intérêt général, profitables au pays entier. Mais on n’entreprend pas de travaux publics sans argent et, en Allemagne, l’empire, qui n’admet pas de déficit dans son propre budget, soutire incessamment, par préciput, sous forme de contributions matriculaires dont le chiffre annuel dépasse actuellement cent vingt millions de francs, tous les fonds que chaque état particulier pourrait consacrer sur son territoire à des créations d’utilité publique, et même bien au-delà. Grâce au système d’empire confédéré, tel qu’il fonctionne depuis dix ans, cette Allemagne qui naguère se vantait, non sans raison, de la prudente économie et de la sage ordonnance qui régnait dans ses finances, ne renferme plus aujourd’hui un seul état qui parvienne à équilibrer normalement son budget ; l’Alsace-Lorraine, que l’empire s’était fait céder libre de dettes, en est depuis quelques années déjà à demander, tantôt à la dette flottante et tantôt à la dette consolidée, le complément des ressources nécessaires pour couvrir ses dépenses, et le royaume de Prusse lui-même, où vient de réapparaître la famine dans toute son horreur, est réduit à des expédiens financiers qui ne lui laissent même pas assez de liberté d’esprit pour aviser à temps à la sauvegarde de ses intérêts les plus directs.

J’en veux citer un exemple bien caractéristique. Dès les premiers temps de l’occupation, les chambres de commerce alsaciennes et lorraines, consultées sur les vœux du pays, avaient signalé parmi les plus désirables et les plus urgentes des entreprises d’utilité publique que l’Allemagne se disait prête à exécuter pour développer la prospérité matérielle dans le territoire conquis, le remaniement et l’amélioration, conformément aux besoins nouveaux de la navigation marchande, du beau réseau de canaux dont la France avait doté l’Alsace-Lorraine et qu’avait mutilé le tracé de la nouvelle frontière. La question était en effet si intéressante que la batellerie autonomiste, se prenant d’enthousiasme, ne rêva rien moins que de faire de Strasbourg un véritable port de mer. Puis les années s’écoulèrent ; rien ne fut fait ni même mis à l’étude, quand tout à coup, l’an dernier, alors qu’était tout à fait oubliée cette affaire des canaux, qui ne servait plus depuis longtemps qu’à égayer les conversations aux dépens de l’administration allemande et des illusions autonomistes, le gouvernement prussien est venu offrir à l’Alsace-Lorraine une subvention pour qu’il fût procédé d’urgence à l’approfondissement du canal de la Sarre, dont le parcours presque tout entier se trouve sur le territoire lorrain. Une telle offre de concours pécuniaire est si peu dans les habitudes prussiennes qu’on ne savait trop qu’en penser quand un rapport du directeur des houillères domaniales de Sarrebrück expliqua l’énigme. Depuis deux ou trois ans, le trésor prussien ne parvenait plus à vendre ses charbons par suite de la mise en exploitation du réseau de canaux à grande section construit par la France le long de sa nouvelle frontière, réseau qui permet aux houilles belges de venir faire concurrence à la Prusse dans tout l’est de la France et jusqu’en Alsace-Lorraine, c’est-à-dire sur un marché dont elle avait eu longtemps le monopole et qu’elle se voit menacée de perdre tout à fait, car la profondeur insuffisante du canal de la Sarre accroît le fret et par conséquent le prix du charbon prussien de 2 fr. 50 par tonne. Ainsi, voilà donc la Prusse atteinte dans sa propre chair par des travaux publics exécutés en France depuis la guerre ; l’implacable vainqueur se sent frappé dans ses intérêts directs par le seul voisinage du vaincu, qui a eu hâte de se remettre aux entreprises utiles, sur son territoire mutilé, et la fortune de la Prusse est empêchée de voguer, faute de 50 centimètres d’eau ! L’ancien Landesausschuss, saisi une première fois de cette proposition de concours prussien, n’a pas jugé qu’il y eût aux travaux demandés autant d’urgence qu’on voulait bien le dire, attendu que, charbon pour charbon, il suffisait à l’industrie alsacienne de n’en point manquer et de l’avoir à bon prix. Mais la Prusse a tenu ferme et est revenue à la charge cette année. Et comme Prusse, Empire et Alsace-Lorraine, c’est tout un ou peu s’en faut, on a imaginé à Berlin d’englober l’entreprise dans un vaste programme de travaux publics à exécuter aux frais de l’Alsace-Lorraine moyennant un emprunt de 30 millions, ce qui, toutes proportions gardées, équivaudrait en France à une dépense de 700 millions. Le Landesausschuss actuel pense que, dans la situation déjà obérée des finances alsaciennes, c’est là un bien gros denier. Vainement le gouvernement, auquel cet argument a dû un peu coûter, a-t-il insinué qu’il serait digne de cette assemblée de doter l’Alsace-Lorraine d’un pendant au beau programme de M. de Freycinet. Le Landesausschuss est resté froid. On lui a dit encore, pour le décider, que travaux et emprunt ne seront réalisés que petit à petit et qu’on sera toujours libre de s’arrêter en chemin. Seulement, ce que l’administration ne disait pas, c’est qu’elle se réservait de régler l’ordre d’urgence des travaux compris dans le projet, et qu’outre l’approfondissement du canal de la Sarre que la Prusse juge être d’une urgence capitale, ce même projet comprend quantité de petites lignes de chemin de fer auxquels l’empire, de son côté, tient essentiellement, par la raison qu’en prenant la peine de suivre sur la carte le tracé des divers tronçons qu’il s’agit de construire en Lorraine, « dans un intérêt agricole, » est-il dit, et en les mettant bout à bout, on est conduit, par le chemin le plus court, de la place de Metz à celle de Rastadt, à travers une région désolée, que tous les chemins de fer du monde, si « agricoles » qu’ils soient, ne réussiront pas à rendre fertile ni peuplée. Aussi le Landesausschuss, après avoir, par politesse, écouté le gouvernement, a-t-il résolûment repoussé ce projet d’emprunt qui dissimule trop mal les expédiens auxquels la Prusse et l’empire sont réduits pour essayer de faire supporter à l’Alsace-Lorraine des dépenses auxquelles, seuls, ils ont un réel intérêt. Le procédé n’est d’ailleurs pas nouveau : il n’est qu’adapté aux circonstances présentes. À l’époque où le régime dictatorial permettait encore au gouvernement impérial de gérer par simples décrets les finances alsaciennes, la chancellerie de Berlin ne s’est point fait scrupule d’endosser à l’Alsace-Lorraine une somme de 6 à 8 millions de francs, que les plénipotentiaires de Francfort avaient expressément mise à la charge de l’empire allemand, seul contractant. C’est qu’alors on songeait à ménager les milliards. Aujourd’hui que pareil souci n’existe plus, hélas ! ce sont les intérêts agricoles de la Lorraine qui sont mis en avant pour arriver à compléter aux frais du pays le réseau des lignes stratégiques !

IV.

C’est un grand ennui dans la vie que d’avoir affaire à des parens pauvres et d’en dépendre par quelque côté.

Telle est justement la situation de l’Alsace-Lorraine, que l’administration allemande saigne à blanc, sous prétexte que le pays n’a pas de dettes et que c’est aux négociateurs allemands qu’il le doit. Les dépenses des diverses administrations, qui ne s’élevaient guère sous le régime français à plus de 4 pour 100 des contributions annuellement fournies par la province, en absorbent maintenant plus de 13 pour 100 : c’est faire grandement les choses ; il est dommage que se soient les seules choses qui se fassent grandement sous le nouveau régime. L’Alsace-Lorraine pâtit ainsi à tout instant de cette réputation que les Allemands lui ont faite d’être un pays riche. Comme tout est relatif en ce monde, et qu’en Allemagne la misère est extrême, il se peut qu’ils disent vrai, mais les preuves dont ils se contentent sont parfois étonnamment légères, venant d’Allemands. L’an dernier, M. de Puttkammer provoquait dans le Reichstag un vif mouvement d’attention en disant textuellement ceci : « Nous avons reçu de la France le pays libre de dettes. Par suite, les impôts ont pu y être réduits chaque année de 21 millions de francs, par la suppression du monopole du tabac. » M. de Puttkammer, qui a été préfet à Metz, est du nombre des Allemands qui sont censés le mieux au courant des affaires d’Alsace-Lorraine, ce qui ne l’a pas empêché, lui, homme grave, d’alléguer sans rire, comme dégrèvement ayant profité aux contribuables, le chiffre des ventes annuelles de la manufacture des tabacs de Strasbourg ! Si c’est sur des bases aussi solides que le conseil fédéral a calculé les excédens de recettes que l’empire espère retirer de ses douanes, il ne devra pas être trop surpris d’éprouver quelques mécomptes en fin d’exercice. La vérité est, au contraire, que l’Alsace-Lorraine, bien que cédée à l’Allemagne franche de toute part contributive à la dette publique française, comme le rappelait fort justement M. de Puttkammer, ce qui représentait un allégement d’impôts d’environ 10 à 15 francs par tête chaque année, a actuellement à subvenir à des charges équivalant à 49 francs par habitant, non compris les centimes additionnels qui augmentent ce chiffre de plus de 30 pour 100, tandis que, déduction faite des intérêts des milliards dont la guerre a grevé la dette publique française, à une époque où l’Alsace-Lorraine était déjà devenue terre d’empire, cette même quote-part n’est que de 45 francs en France et de 47 fr. 50 en Prusse. D’ailleurs fût-il vrai que l’Alsace-Lorraine se trouvât matériellement favorisée sous ce rapport, encore convient-il de ne pas oublier que le poids de l’impôt n’est pas chose absolue, car la facilité avec laquelle un pays en supporte la charge dépend essentiellement de son degré de bien-être. Or l’Alsace-Lorraine est certainement plus appauvrie aujourd’hui, plus mal à l’aise, plus exsangue que si, conservée à la France, elle avait, en sus de ses charges personnelles, à supporter sa quote-part dans les 26 milliards auxquels se monte actuellement la dette publique française.

Les Allemands sont si absorbés dans leurs satisfactions historiques qu’ils ne pensent guère à remarquer qu’il existe des sociétés, — qu’elles s’appellent cercles, compagnies ou nations, — où la question de cotisation n’est jamais qu’accessoire, car il y a tant d’avantage et d’honneur à en faire partie, par suite de la solidarité d’intérêts et d’efforts qui en unit les membres et de leur bon renom, que chacun se prête volontiers aux appels de fonds que peut nécessiter une fortune adverse, et qu’au contraire il en est d’autres coûtant fort cher, sans compensation aucune pour les associés, qui, malheureusement ne sont pas toujours libres de s’en tirer par une démission. C’est précisément le cas pour les Alsaciens-Lorrains, et c’est la raison par laquelle la conquête morale, en dépit de certaines apparences, n’a fait parmi eux que des progrès à reculons. La transition a été trop brusque et la comparaison trop au désavantage de l’Allemagne pour que, à mesure que la France se relevait de ses ruines et que l’administration allemande était vue à l’œuvre, ceux-là même qui, dans les premiers jours, s’étaient crus habiles en faisant des avances au vainqueur, n’aient pas senti crouler leur foi tandis que s’égrenaient d’heure en heure leurs espérances et leurs illusions.

Ce qui a rendu l’Alsacien si réfractaire à l’influence allemande, c’est qu’il s’est trouvé la victime du conflit de deux états de civilisation complètement différens, et nul mieux que lui, par la longue habitude qui existe traditionnellement en Alsace de ne s’en remettre qu’à soi-même du soin de ses intérêts, n’était en mesure de reconnaître les défectuosités de l’état politique, économique et social vers lequel on voudrait le faire rétrograder. Je n’ignore pas que je touche ici à un point délicat. Le succès aveugle volontiers ; il est aujourd’hui de mode d’exalter l’Allemagne et presque de bon ton d’attribuer les malheurs de la France à son esprit d’indiscipline et aux vices de ses institutions. Il n’est pas jusqu’à ses qualités qu’on ne rétorque contre elle comme causes irrémédiables de sa déchéance, et l’on ne fait ainsi que répéter de confiance tout ce que la haine teutonne a inspiré de dédains et de jaloux mépris aux Allemands. Qu’on aille demander aux Alsaciens-Lorrains ce qu’ils en pensent. Jamais l’histoire n’avait mis en opposition aussi vive l’antagonisme qui existe de nos jours entre un état social qui laisse et garantit à l’activité de l’individu toutes les expansions légitimes et une race qui, poursuivant un idéal insaisissable, s’attarde aux vaines violences d’une politique tout entière inspirée et conduite par la raison d’état.

L’Allemagne n’était pas une révélation pour les Alsaciens : ils la connaissaient de longue date, et s’ils la connaissent un peu mieux aujourd’hui, ce n’est pas, il faut le dire, à son avantage. Ils vivaient avec elle en bon voisinage, et s’ils avaient quelque raison de douter des vertus antiques du peuple allemand, ils n’en méconnaissaient pourtant pas les solides qualités et s’employaient à les révéler à la France, en se chargeant de clarifier les produits de l’exubérante érudition allemande, si abondans et par cela même souvent un peu troubles. Mais quand l’Allemand est venu le régenter, avec la prétention de l’initier à sa « culture, » quand, se croyant une mission civilisatrice, il a franchi le Rhin comme on va en pays de sauvages, l’Alsacien, blessé et froissé, a mieux senti chaque jour ce qu’il devait à la France, bien qu’il fût parfois incapable de l’exprimer en français, ce qui est par parenthèse une amère condamnation des théories linguistiques. Ces institutions que l’Allemagne s’efforce d’arracher peu à peu du sol alsacien sont celles-là même qui ont fait l’Alsace française, car jusqu’à la fin du dernier siècle, jouissant d’une pleine autonomie, elle n’avait guère été française que de nom. Et ces institutions, par quoi les remplace-t-on ? Les lois judiciaires nous ont fourni un échantillon de ces nouveautés. Ce que cherche l’Allemagne, ou plutôt ce qu’elle rêve, ce ne sont point les vraies conditions d’existence d’une société moderne, mais celles de l’état moderne, Hegel ayant enseigné que l’état est le but même de la société, « la substance générale dont les individus ne sont que des accidens, des modes. » Cela donne beau jeu à la Prusse, qui est, comme on l’a fort bien dit, moins une nation qu’un système, ayant la raison d’état pour base et comme moyens la caserne, l’école et des fonctionnaires élevés dans l’idée que l’humanité ne commence qu’au baron : toutes choses entièrement incompatibles avec l’humeur des Alsaciens et des Lorrains, avec leurs intérêts et leurs besoins. Ce serait une curieuse étude à faire que celle qui, prenant les choses par le menu, noterait dans une sorte d’inventaire ce que dix ans de ce régime ont déjà fait éprouver de déchet matériel, intellectuel et moral à l’Alsace-Lorraine, qui n’avait jamais été aussi prospère qu’à l’époque où elle fut arrachée à la France. Il ne faut attendre des intelligentes populations de cette province ni manifestations, ni plaintes bruyantes : ce n’est point dans leur caractère ; elles sont assez sûres de leurs sentimens et de leurs opinions pour ne point éprouver le besoin d’en faire un vain étalage. Maintenant que le plus difficile est fait et l’habitude prise, l’administration allemande suffirait à la rigueur pour raviver à tout instant la blessure. « Comment donc s’y prenaient ces diables de Français ? » soupirent avec découragement ceux des fonctionnaires allemands qui, ayant pris au sérieux leur tâche de collaborateurs à l’œuvre de la conquête morale, sont humiliés de l’impuissance des efforts qu’ils font pour gagner à l’Allemagne cette population « sœur, » qui s’obstine à regretter la France et le régime français. C’est que :

Il est des nœuds secrets, il est des sympathies
Dont, par le doux rapport, les âmes assorties
S’attachent l’une à l’autre, et se laissent piquer
Par ce je ne sais quoi qu’on ne peut expliquer.

L’administration allemande pique bien, mais elle n’attache pas, parce qu’à la tête de chaque service sont placés des chefs et des conseillers originaires de Prusse, où l’usage est d’administrer comme on commande un régiment : c’est correct, mais rogue, rude et cassant ; cela manque de fondu, de liant, de séduction et de grâce. Aussi, voyez les conséquences. Des correspondans de journaux qui puisent leurs inspirations dans les bureaux de l’administration ont formellement dénoncé, tout dernièrement encore, les femmes alsaciennes et lorraines comme créant de sérieux embarras au pouvoir par le mauvais esprit qui les anime et leur indomptable humeur de résistance. Il y a du vrai dans ces plaintes un peu ridicules. Dans le catalogue, d’ailleurs assez limité, de ses moyens de germanisation et d’assimilation, la Prusse a négligé de faire la part des difficultés que peut lui susciter l’élément féminin d’une population hostile, sans doute parce qu’en Allemagne la femme, passive autant que patiente, ne compte guère comme influence sociale que dans les romans et les idylles. En Alsace-Lorraine, pour la première fois, l’administration allemande, pesante et tout d’une pièce, a pu expérimenter combien d’élémens subtils et insaisissables échappent à son action, quand elle se trouve aux prises avec des femmes vraiment femmes, que la conquête de leur pays n’a pas seulement blessées au vif dans leur patriotisme, mais qu’elle a froissées du même coup dans tous les sentimens qui font la femme, la mère, l’épouse, la sœur, la jeune fille et la ménagère. N’y eût-il que cette vulgaire question du pot-au-feu qui chaque jour renaît dans chaque ménage, que c’en serait assez pour entretenir l’antipathie contre un régime qui a rendu l’argent si rare et les charges si lourdes, et pour faire regretter le temps où il restait toujours de quoi acheter des rubans à la fille ou des provisions à la mère. Maintenant, plus rien qui égaie l’existence ; partout le dégoût ou la lassitude du présent, l’appréhension du lendemain, et le trouble porté jusque dans les saintes joies de la famille par les mesures inexorables qui ont été prises contre les optans et la précipitation avec laquelle la loi militaire allemande a été appliquée dans toute sa rigueur en Alsace-Lorraine, quelques mois à peine après la conclusion de la paix. C’est pour cela, c’est parce que le premier acte de la sentimentale Allemagne, qui prétendait hypocritement au monopole des vertus domestiques et du culte de la famille, a été de disperser et de diviser les familles et de jeter trouble et misère dans les foyers, que les femmes sont en effet devenues, pour le succès de sa politique, un obstacle dont il lui sera bien difficile d’avoir raison. Ce sont elles qui, par ces mille petits moyens dont elles ont le secret, ne permettent pas à la population masculine de s’assoupir dans la résignation au fait accompli ; ce sont elles qui se refusent à toutes relations sociales entre conquérans et conquis ; ce sont surtout les mères et les sœurs qui poussent chaque année tant de jeunes gens, enfans hier encore, à se soustraire, au prix d’un long exil, à la nécessité de revêtir l’uniforme prussien.

Dans notre précédent article[3], nous avons donné les chiffres des opérations du recrutement en Alsace-Lorraine, de 1872 à 1876 ; en voici quelques autres plus récens, qui montrent qu’à cet égard, les générations se suivent et se ressemblent. En 1878, sur 40 833 jeunes gens faisant partie de la classe (nés en 1858, ils n’avaient que douze ans lors de la cession de l’Alsace-Lorraine), 4 822 seulement ont comparu devant l’autorité militaire, 9 580 ne se sont pas présentés, 3 981 ont été condamnés par contumace pour avoir émigré sans permis, 1 758 se trouvaient sous le coup de poursuites judiciaires pour le même motif, et enfin 4 241 autres avaient si bien disparu que la police en a perdu toute trace. Pour 1879, il en est de même : sur 40 874 appelés, le nombre des recrues dont le séjour est resté inconnu s’élevait à 10 101 ; 3 869 jeunes gens avaient émigré sans autorisation et 4 628 hommes seulement ont pu être incorporés. Et même parmi ces derniers, combien n’en est-il pas qui ne renoncent à fuir que pour ne pas ruiner leurs familles par les amendes qui sont la peine de l’insoumission ? On a fait dernièrement une découverte originale. Dans les écoles professionnelles et d’arts et métiers, fréquentées par des jeunes gens de seize à vingt ans, l’étude des instrumens à vent a pris en Alsace-Lorraine une telle vogue que les maîtres ne suffisaient plus à diriger des classes devenues trop nombreuses. L’enquête prescrite pour rechercher les causes d’un goût si nouveau et si marqué pour le cornet à pistons a révélé que toute cette jeunesse caressait le rêve de pouvoir faire le temps de service militaire comme musicien et d’échapper ainsi au risque d’avoir à porter quelque jour les armes contre la France. Les plus ambitieux, gardant jusque dans le pis-aller leurs aspirations vers l’idéal, voudraient être trompettes de uhlans, afin de n’avoir pas à coiffer l’odieux casque à pointe, caractéristique du soldat prussien.

Ces menus faits en disent plus long que toutes les dissertations sur la persévérance avec laquelle Alsaciens et Lorrains résistent à la germanisation. Le programme autonomiste présentait, il faut le reconnaître, un grave danger, et c’est pourquoi ceux qui l’ont patronné dès le lendemain de la conquête ont manqué de vrai patriotisme ; ce programme paraissait avoir, avec le temps, de grandes chances de succès, s’il avait été pris en mains par un gouvernement n’ayant d’autre préoccupation que celle d’attirer promptement à lui, par cette large et paisible indépendance dont jouissaient naguère encore les petits états allemands, une population qui, si attachée qu’elle pût être à la France, aurait sans doute assez vite oublié, dans l’épanouissement de l’esprit provincial et les douceurs de l’état pacifique, les jours brillans mais agités que la France lui avait procurés. Mais il eût fallu pour cela que l’Allemagne elle-même fût restée l’Allemagne légendaire que nous avons tous connue. Là où la Bavière, par exemple, eût sans doute réussi, si elle avait reçu la mission de convertir les Alsaciens à leur nouvelle destinée, l’empire inspiré et dirigé par la politique prussienne ne pouvait qu’échouer. L’erreur fondamentale du parti autonomiste a été de croire (je ne recherche pas si c’est par intérêt ou de bonne foi) et de s’efforcer de faire croire qu’en conquérant l’Alsace-Lorraine l’Allemagne avait eu surtout en vue le bonheur des Alsaciens, qu’elle se proposait de les traiter en égaux et en frères. C’étaient là des choses bonnes à dire en chansons, pour surexciter dans sa sensiblerie l’orgueil national des Allemands, mais, dans les visées unitaires de la Prusse, la question alsacienne n’a jamais été qu’un instrument d’unification. M. de Bismarck ne s’en est point caché. Aussitôt après la victoire, et avant même que le traité de paix définitif fût signé, le 2 mai 1871, il disait au Reichstag : « Une confédération composée de princes souverains et de villes libres faisant la conquête d’un pays que, pour sa propre sûreté, elle est obligée de conserver, et qui devient ainsi un bien commun à tous les participans, voilà un fait bien rare dans l’histoire et, si nous faisons abstractions de petites entreprises exécutées par des cantons suisses,… je ne pense guère que l’histoire nous offre quelque chose d’analogue. » N’était-ce pas avouer clairement que, dans sa pensée, le territoire d’Alsace-Lorraine devait être et rester le gage commun de la solidarité allemande afin de maintenir la cohésion de l’empire, qui devenait lui-même une sorte d’assurance mutuelle et tontinière contre le remboursement des milliards ? Si, dans les premiers temps, M. de Bismarck a eu quelques paroles aimables à l’égard des populations de ce territoire, c’est qu’il espérait que, le régime prussien aidant, le contraste qui existait alors entre la situation matérielle de la France et celle de l’Allemagne aurait vite raison des résistances opposées à la germanisation. Mais son espoir a été déçu. Alsaciens et Lorrains se sont refusés à épouser « l’idée allemande, » dont ils étaient impuissans à saisir les beautés, et c’est alors que, dans la séance du 30 novembre 1874, le chancelier impérial, dévoilant non sans amertume le fond de sa pensée, déclara que peu lui importaient après tout les vœux et les doléances des populations de l’Alsace-Lorraine, « qui n’a été conquise que pour servir de glacis à l’empire. »

Le mot était dur, mais il était juste et il l’est resté. Ce n’est pas de la population alsacienne que la Prusse a jamais eu souci, mais du territoire, maintenu à dessein à l’état indivis, afin d’intéresser l’Allemagne entière à sa possession et à sa garde. Après avoir invité l’Allemand à taper fort, pour en faire la conquête, on lui inspire la peur afin d’obtenir de lui des supplémens de subsides et on lui crie de tenir ferme, de crainte d’un retour de fortune. L’Allemand tiendra ferme, car il est tenace par nature. Sans s’en douter, il obéit, en cela à des instincts de primate. En Kabylie, les indigènes se servent d’un moyen aussi ingénieux que simple pour prendre tout vivans les singes qui gambadent dans les gorges du Chabet-el-Akhra. Dans une calebasse vide, solidement fixée à une branche d’arbre, ils mettent une noix. L’animal, furetant, glisse son bras dans la gourde, saisit la noix, et… le voilà retenu prisonnier par le poing, trop gros pour ressortir par l’ouverture, car jamais singe ne lâche la proie qu’il tient tant qu’il conserve l’espoir d’y pouvoir mordre. Il sent bien ce que sa position a de faux et le témoigne par de vilaines grimaces, mais l’idée ne lui viendrait pas d’ouvrir la main pour se tirer de là. Sur la fin du jour, le Kabyle revient et emporte chez lui singe, noix et calebasse. — N’est-ce pas un peu l’image du peuple allemand, volontairement rivé à cette chose imposante, mais creuse, que représente l’empire, et qui se met à la discrétion de la Prusse plutôt que d’abandonner un appât dont il n’aura connu, quoi qu’il arrive, que les aspérités ?

★★★
  1. Voyez la Revue du 15 mars 1878.
  2. MM. Tisserand et Lefébure, Étude sur l’économie rurale de l’Alsace ; Paris, 1869, chapitre VI.
  3. Note Wikisource : voir la note [1] ci-dessus