L’Alsace-Lorraine et l’empire germanique/02

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L’ALSACE-LORRAINE
ET
L’EMPIRE GERMANIQUE

II.

LA MISSION DE M. DE MANTEUFFEL.


Nous avons indiqué, dans un précédent travail[1], les principales causes qui font obstacle à la germanisation de l’Alsace-Lorraine et les raisons qui nous portent à douter que l’Allemagne réussisse à établir entre conquérans et conquis ces liens de mutuelle confiance et de réciproque sympathie sans lesquels la conquête morale ne saurait passer pour accomplie. Il nous reste à examiner si, à défaut de l’union intime qu’une entière communauté de sentimens, d’intérêts et de vues serait seule capable de produire, l’empire germanique ne peut pas espérer du moins accoutumer ces populations à leur sort et les amener à un degré de résignation suffisant pour que l’Alsace-Lorraine se taise, que l’Allemagne se rassure et que l’Europe acquiesce et oublie.

Le nouveau régime qui vient d’être inauguré sous la haute direction du feld-maréchal de Manteuffel est-il propre à favoriser cette œuvre d’apaisement, en vain poursuivie par l’Allemagne tandis que sa propre grandeur était, plus qu’aujourd’hui, dans tout son éclat ? L’Alsace-Lorraine s’engage-t-elle désormais dans une condition politique et administrative assez stable et assez normale pour permettre à l’Europe, avide de tranquillité et de paix, de se désintéresser d’un état de choses qu’elle a laissé se constituer contre le vœu d’une population de quinze cent mille âmes, moins respectée dans ses droits que les « infortunés » Bulgares ? Faut-il qu’Alsaciens et Lorrains fassent leur deuil de leurs espérances secrètes et qu’ils se considèrent comme irrévocablement sacrifiés à une politique qui a converti le principe, faux peut-être, mais assurément généreux, du droit des peuples de se grouper conformément à leurs affinités, en un système d’asservissement fondé sur de prétendues communautés de race ? Serait-il vrai que le droit des nationalités puisse, au gré du plus fort, devenir un devoir ? Ou bien, Lorrains et Alsaciens ne sont-ils pas plutôt autorisés à penser que leur calme obstination dans la résistance n’aura pas été tout à fait stérile, et que l’heure n’est peut-être pas loin où l’Europe, toujours inquiète et encore divisée, reconnaîtra que la paix ne pourra véritablement renaître et s’affermir tant qu’ils seront eux-mêmes retenus sous le joug, au cœur du monde civilisé, et tant qu’elle persistera, faute de pacifique entente, à laisser le champ libre à une politique égoïste, mauvaise et sans issue, qui n’a déjà produit que trop de détestables fruits ?

Il y a, ce nous semble, plus d’un enseignement à tirer de la question alsacienne ; nous essaierons d’en dégager quelques-uns, après avoir exposé le fonctionnement de l’organisation nouvelle et indiqué les résultats qu’il est permis à l’Allemagne et à l’Alsace-Lorraine d’en attendre.

I.

La nouvelle organisation politique introduite en Alsace-Lorraine depuis le 1er octobre 1879 offre tous les dehors d’un régime régulier de gouvernement constitutionnel et représentatif. Au sommet de la hiérarchie est placé un lieutenant impérial (telle est la signification exacte du titre de statthalter attribué à M. de Manteuffel), délégué direct de l’empereur, auquel il a seul à rendre compte de ses actes et qui lui a personnellement transmis la presque totalité de ses propres pouvoirs souverains, civils et militaires, dans le gouvernement de l’Alsace-Lorraine. Au-dessous du statthalter, l’administration responsable est représentée par un ministre secrétaire d’état, ayant pour auxiliaires quatre sous-secrétaires d’état entre lesquels sont répartis, groupés en autant de sections, les divers départemens ministériels. Latéralement, un conseil d’état est investi d’attributions analogues à celles que ce corps exerce suivant la législation française, à l’exception toutefois du contentieux administratif, qui reste dévolu à un corps spécial, existant depuis 1871 sous le nom de conseil impérial. L’organisme est complété par le Landesausschuss, ou délégation provinciale, dont nous nous occuperons plus particulièrement tout à l’heure et qui constitue l’élément représentatif dans l’ensemble du système.

Tel est, dans ses traits essentiels, le nouveau régime dont l’AIsace-Lorraine vient d’être dotée. Il marque, si je compte bien, la sixième ou septième étape dans le provisoire que l’Allemagne a fait faire à cette province depuis le jour où un « ordre du cabinet, » daté du quartier général d’Herny, le 14 août 1870, et complété huit jours après par une lettre que le roi de Prusse adressait de Pont-à-Mousson à M. de Bismarck, constituait le gouvernement général d’Alsace et de Lorraine, dans les limites mêmes qu’a consacrées plus de six mois plus tard le premier article des préliminaires de paix[2].

Si l’on compare l’organisation nouvelle aux divers régimes sous lesquels l’Alsace-Lorraine a été successivement placée depuis dix ans, — dictature pure et simple sous un gouverneur général militaire assisté d’un commissaire civil ; dictature tempérée par l’institution d’un président supérieur délégué direct du chancelier de l’empire ; régime constitutionnel restreint par des lois d’exception ; admission du pays à envoyer des députés au Reichstag ; création d’un comité consultatif à Strasbourg et d’une section spéciale pour l’Alsace-Lorraine près la chancellerie impériale de Berlin, etc., — il faut reconnaître que le pas qui vient d’être fait a tout au moins le mérite d’avoir enfin donné au « pays d’empire » un ensemble d’institutions politiques et administratives suffisamment homogène pour que ceux qui s’en tiennent aux apparences y puissent voir tous les élémens d’un régime légal acceptable et même libéral dans une certaine mesure.

Toutefois on revient vite de cette bonne impression première lorsque, examinant la force relative des rouages et des régulateurs du mécanisme, on cherche à se rendre compte de son fonctionnement. Tout d’abord on reconnaît alors que ce n’est pas dans l’intérêt de l’Alsace-Lorraine qu’il a été imaginé, mais bien dans l’intérêt exclusif du gouvernement et de ses fonctionnaires. Comme toutes les réformes antérieures, celle qu’a opérée la loi du 4 juillet 1879 provient uniquement du désir de supprimer certains frottemens qui paralysaient l’énergie de l’action administrative. Il importait d’arriver à mettre fin au dualisme que les régimes précédens avaient laissé subsister et qui retenait en toutes choses l’administration centrale de Strasbourg sous la dépendance de la chancellerie de Berlin, dont les résolutions étaient dictées de trop loin pour être toujours sages, opportunes et suffisamment promptes. M. de Mœller, qui, jusqu’au mois d’octobre dernier, a rempli, non sans mérite, pendant près de huit années, les hautes et ingrates fonctions de président supérieur de l’Alsace-Lorraine, n’avait pas une autorité personnelle assez grande pour avoir osé secouer, autant qu’il l’eût fallu, la gênante tutelle sous laquelle le tenait une bureaucratie directement inspirée par M. de Bismarck. Il y avait pourtant nécessité administrative et urgence à modifier cet état de choses en transférant dans le pays même les autorités véritablement dirigeantes ; mais pour réaliser cette réforme, que le gouvernement avait tous motifs de désirer et de poursuivre, il fallait d’abord trouver un personnage assez haut placé dans la hiérarchie et dans l’opinion publique pour que l’empereur pût l’investir des attributions d’un chef suprême, chargé de représenter en Alsace-Lorraine le principe souverain. Les autonomistes, que M. de Bismarck voyait avec plaisir prendre l’affaire à cœur et auxquels il laissait croire que c’était l’avènement du régime de leurs rêves qu’il s’agissait de hâter, osèrent élever leurs regards jusqu’au pied du trône impérial et demander qu’on leur donnât pour vice-roi le prince héritier en personne ; mais l’attentat de Nobiling et la régence qui en fut la suite vinrent trop tôt leur montrer ce que leur féale ambition avait de chimérique. M. de Bismarck se chargea de suggérer une solution plus pratique en proposant à l’empereur la combinaison qui a été en définitive adoptée ; nous verrons plus loin ce que le choix de la personne de M. de Manteuffel a eu de profondément politique dans la pensée du chancelier impérial.

Ce point réglé, rien ne s’opposait plus à la translation à Strasbourg de l’ensemble des services jusqu’alors concentrés à Berlin entre les mains de M. Herzog, directeur des affaires alsaciennes à la chancellerie de l’empire et qui est maintenant devenu ministre d’état en résidence en Alsace-Lorraine. Supprimer les 800 et quelques kilomètres que les moindres affaires avaient à parcourir plusieurs fois avant d’aboutir fut l’idée dominante de l’organisation nouvelle ; le reste n’a été que détails et changemens d’étiquettes. Sans la complicité naïve des autonomistes, le gouvernement allemand n’aurait peut-être pas encore osé réaliser une aussi importante réforme qui, sous des apparences de décentralisation, fortifie considérablement sa propre action, en lui permettant désormais d’imprimer à la machine administrative une marche plus régulière et plus suivie. À son point de vue, le progrès est manifeste ; on n’en saurait dire autant si l’on envisage les intérêts de l’Alsace-Lorraine. — J’aurai à indiquer plus tard à quoi se réduiront dans la pratique l’action personnelle de M. de Manteuffel et l’action collective du Landesausschuss ; constatons dès à présent que, sous le rapport administratif, le changement de régime n’a pas amené avec lui l’ombre de véritable autonomie.

L’autonomie administrative suppose et exige en effet tout d’abord que la majorité des fonctionnaires soient originaires du pays, comme il arrivait en fait sous l’administration française, qui se prête en général volontiers au désir de ses agens de remplir de préférence leurs fonctions dans leur province, leur département ou même leur localité d’origine. Dans ce sens, on peut dire que l’Alsace-Lorraine était, il y a dix ans, vraiment administrée par elle-même, et cette circonstance n’a pas peu contribué, au moment de l’invasion de cette province, à la rapide désorganisation de tous les services, car presque chaque fonctionnaire, si haut placé ou si humble qu’il fût, se trouvait doublé d’un patriote, dont la Prusse, a vainement sollicité et marchandé le concours. Bien peu d’entre eux se sont laissé séduire par les offres tentantes que le vainqueur leur fit, car il n’est bientôt devenu que trop évident qu’elles ne lui étaient inspirées que par le désir de se donner le temps d’organiser son administration à lui ; les rares Alsaciens-Lorrains qui ont accepté ses avances, soit par convenance personnelle, soit dans la persuasion de servir ainsi les vrais intérêts de leur province, se sont vus insensiblement refoulés dans des emplois humilians pour leur patriotisme ou leur dignité, et la position pénible, quoique dorée, qui leur fut faite dès l’abord, n’était pas de nature à susciter beaucoup d’imitateurs. Aussi, l’une des formules favorites des autonomistes : « le gouvernement par le pays » a-t-elle échoué surtout devant le bon sens alsacien. — Il fallait être, en vérité, bien aveugle et singulièrement ignorant des exigences traditionnelles de la bureaucratie prussienne, surtout en pays conquis, pour avoir pu supposer un seul instant, comme quelques autonomistes semblent encore s’obstiner à le faire, que, si les Alsaciens-Lorrains n’avaient pas inconsidérément refusé leur concours, il leur aurait été aisé d’obtenir la constitution d’une sorte d’administration « à la papa » dont ils eussent conservé eux-mêmes la libre direction. C’était caresser de bien naïves illusions et prouver qu’on ne connaissait rien du fonctionnement en quelque sorte fatal du système prussien.

Dans le jeu de ce système, la machine bureaucratique est un organisme tout aussi essentiel, aussi un et aussi rigoureusement agencé que l’armée, dont elle forme le complément nécessaire : ce que l’une conquiert, l’autre a pour tâche de le broyer, de le pétrir et de l’assimiler. Au temps jadis, les chevaliers de l’ordre teutonique et les frères porte-glaive, qui ont arraché la Prusse à la barbarie et à l’idolâtrie païenne où elle s’est attardée jusqu’en plein XIVe siècle, remplissaient à la fois cette double charge ; plus tard, les services se multipliant et se compliquant ont dû être scindés, sans toutefois que jamais ait été rompu et moins encore coupé le lien qui unit étroitement l’une à l’autre les deux institutions, dans ce pays de stricte tradition, où tout bon fonctionnaire doit avoir été sous-officier un instant au moins dans sa vie, ne fût-ce que pour apprendre, au maniement des recrues, l’art tout prussien d’être raide et cassant, — stramm und rücksichtslos, — dans le gouvernement des hommes. À vrai dire, l’administration prussienne n’est autre chose qu’une milice qui ne diffère de l’armée que par la couleur des passepoils d’uniforme. Dans cette milice on admet bien à servir en sous-ordre, et dans une mesure prudemment calculée, des mercenaires fournis par les diverses peuplades assujetties, mais il est de principe rigoureux que les chefs qui en composent, à divers degrés, les cadres soient tous de provenance prussienne, surtout dans les services dont le personnel est appelé à entrer en contact immédiat et direct avec les populations. — De même qu’après Sadowa la Prusse envoya en profusion dans l’Allemagne du Sud des officiers chargés de façonner les troupes de ses nouvelles alliées, de même, lors de l’organisation première de l’administration allemande en Alsace-Lorraine, toutes les places de chefs de service furent attribuées à des sujets prussiens ; on ne fit d’exception que pour le service des douanes, dont les agens, par la nature de leurs fonctions, ne peuvent exercer sur les populations qu’une médiocre influence, mais sont exposés, en revanche, à récolter beaucoup d’impopularité : double raison pour en faire des places excellentes à offrir aux « confédérés. » — Il en a été à peu près de même dans la réorganisation récente, qui a installé en Alsace-Lorraine les rouages ministériels et qu’on a essayé de faire passer pour la consécration de l’autonomie administrative. La Prusse a eu grand soin de réserver à ses nationaux la direction des services relatifs à l’administration proprement dite et à la justice, tandis qu’elle a libéralement abandonné à un ministre d’origine bavaroise le soin de remettre, s’il se peut, un peu d’ordre et d’économie dans les finances si malades du pays, et qu’elle a demandé aux Alsaciens, qui n’en ont eu souci, de découvrir parmi eux quelqu’un qui voulût se charger du relèvement de l’industrie, du commerce et de l’agriculture, que le régime allemand a si promptement mis en si piteux état. La mission était vraiment trop ingrate et trop désespérée pour tenter personne, et l’ensemble même de la réorganisation se présentait sous un jour trop peu « autonome » pour inspirer aux Alsaciens-Lorrains l’envie d’y apporter, à quelque titre que ce fût, le concours de leur collaboration. D’ailleurs, l’eussent-ils voulu, les mesures étaient prises à l’avance pour empêcher de leur part tout envahissement dangereux ou même simplement incommode. Moins de quinze jours après l’installation de l’administration nouvelle, un avis envoyé aux journaux faisait savoir que le nombre des compétiteurs aux places disponibles avait été si grand qu’il suffirait pour longtemps à pourvoir à toutes les vacances éventuelles et qu’aucune candidature nouvelle ne serait donc plus accueillie. Ce ne sont pas, on peut l’affirmer, les Alsaciens-Lorrains, qui se sont élancés de la sorte à la chasse aux emplois, puisque, dernièrement encore, les représentans du pays examinaient l’opportunité d’attirer vers les fonctions publiques, par l’appât de subventions ou de primes, de jeunes candidats indigènes !

Ces places que dédaignent les Alsaciens, sachant d’avance les humiliations qu’elles leur infligeraient, les Allemands en sont au contraire fort avides, parce qu’elles sont grassement rétribuées et que le fonctionnarisme a fait dans le jeune empire des progrès bien étonnans chez un peuple si enclin autrefois à narguer le penchant des Français pour le costume officiel. M. de Bismarck fait, il est vrai, ce qu’il peut pour encourager et développer cette passion dont il use pour étendre plus vite à l’Allemagne entière « l’institution éprouvée » de la bureaucratie prussienne, à l’aide de laquelle il compte extirper tout à fait le mal du particularisme. Aussi a-t-il voulu que les fonctionnaires impériaux, dont la loi du 31 mars 1873 a réglé avec autant de libéralité que de minutie la condition légale, eussent dans l’état une situation préférable à nulle autre, et c’est surtout pour en accroître rapidement le nombre qu’il a tant à cœur d’attribuer à l’empire l’exploitation générale des chemins de fer et le monopole des tabacs. Il sait bien qu’avec des cadres prussiens, toute administration organisée selon ses vues ne pourra être que prussienne, quels que soient les pays tributaires ou vassaux qu’on admettra à en fournir le personnel subalterne : sous la rigoureuse discipline qui contient et assouplit les divers organes de la machine, ne tarde pas à être étouffé tout sentiment autre que celui du fonctionnaire dévoué au pouvoir qui lui assure la subsistance et auquel il se croit tenu, en retour, de gagner des prosélytes.

Une fois enrôlé dans les fonctions publiques, le premier devoir du Prussien est de se faire l’esclave du règlement ; son idéal doit être d’en devenir l’incarnation : dans la milice dont il a l’honneur de faire partie, on ne tolère pas de « baïonnettes intelligentes. » Le parfait employé, quel que soit son rang, s’interdit à lui-même tout pouvoir d’appréciation ; il croirait manquer aux plus élémentaires obligations envers l’état qui le salarie, s’il se permettait, dans l’exercice de ses fonctions, de tenir compte des circonstances et des situations et de ne point aller jusqu’au bout de ce que la loi lui dicte, dût son bon sens protester et le sens commun en souffrir. M. Herzog, premier ministre en Alsace-Lorraine, exposait dernièrement, devant le Landesausschuss, cette théorie avec une candide franchise qui montre bien à quel point elle est enracinée dans les usages administratifs prussiens :

« L’administration allemande, a-t-il dit, a trouvé (en Alsace-Lorraine) un grand nombre de lois d’ancienne date, souvent changées, fréquemment en contradiction entre elles, sans savoir au juste ce qui était tombé en désuétude ni ce qui était pratique. Fréquemment elle s’en est tenue à la lettre, — elle ne pouvait faire autrement, — ignorant que, dans le cours des temps, le gouvernement (français) avait laissé tomber mainte disposition en désuétude sans l’abroger formellement. »

Il serait difficile de mieux mettre en lumière le principe dirigeant de l’administration prussienne et la différence radicale qui en distingue les procédés de ceux de l’administration française, à laquelle elle s’est si brusquement substituée en Alsace-Lorraine. Pour les Français, les règlemens les plus impératifs ne tardent pas, à l’user, à n’être plus qu’une sorte de thèmes musicaux, se prêtant à toutes les variations, fioritures et habiletés de doigté qui paraissent propres à en atténuer, dans l’application, la sécheresse et la dureté par des tempéramens d’équité ; les défaillances mêmes ne perdent jamais leurs droits et concourent à adoucir les rigueurs de la lettre. Le système prussien y met moins de délicatesse, sans doute parce qu’il lui serait difficile d’exiger de ses agens le tact qu’en France on tient, non sans raison, pour être une des qualités premières de l’administrateur. En Prusse, il est de principe que l’état n’a jamais trop de droits, qu’en bonne règle il devrait même être seul à en posséder, (à peu près comme M. de Bismarck voudrait que le trésor de l’empire fût l’unique dispensateur de la fortune publique), et qu’en tout cas son devoir est de toujours prendre et de ne rien abandonner jamais de ce qui peut le fortifier dans ses retranchemens. C’est ainsi qu’à toute la pesanteur du moyen âge, qui plaçait l’autorité partout et la responsabilité nulle part, on est parvenu à joindre l’exactitude et la précision des procédés modernes imaginés dans les bureaux. Le sujet, qui n’était autrefois que taillable et corvéable, est devenu administrable par surcroît ; à la crosse épiscopale, sous laquelle jadis il faisait quelquefois bon vivre, on a substitué la crosse de fusil. La machine administrative, telle qu’elle est agencée en Prusse, où il a passé en article de foi qu’un règlement quelconque doit être appliqué avec la même rigueur qu’un tarif d’enregistrement ou de douane, justifie plus qu’aucune autre les multiples métaphores que la langue vulgaire emprunte en pareille matière à l’industrie métallurgique et aux arts mécaniques : ce ne sont partout que rouages, engrenages, laminoirs, filières et grincemens, et des mécaniciens si amoureux de leur machine qu’ils arrivent à ne plus voir qu’elle au monde.

Le produit le plus récent, et partant le plus perfectionné, du système administratif prussien est l’institution des Kreisdirektoren, qui remplacent en Alsace-Lorraine les sous-préfets. La situation indépendante que la loi leur assure et l’initiative qui leur est laissée en toutes matières d’administration courante les portent à devenir de petits autocrates, toujours présens, toujours agissans, et d’autant plus intraitables et inabordables qu’ils se font une plus haute idée de leur importance gouvernementale. Des vingt ou vingt-deux fonctionnaires de ce genre qui se partagent l’administration du territoire d’Alsace-Lorraine, on n’en cite guère qu’un ou deux qui aient réussi à conquérir quelque sympathie auprès des populations, à force surtout de s’être appliqués à faire oublier leur origine et leur qualité. Leurs autres collègues qui, eux, sont Kreisdirektoren dans l’âme, passent généralement pour avoir tous les défauts et toutes les petitesses de l’emploi, au jugement des Alsaciens-Lorrains du moins, encore imbus, et pour cause, des manières de voir françaises, — car dans les idées prussiennes, un fonctionnaire se doit de ne permettre jamais qu’on oublie qu’il est fonctionnaire ; investi d’un office, il est tenu à officier sans cesse, et généralement il ne s’en fait pas faute. Avec le vif sentiment qu’il a des devoirs de sa charge et la conscience qu’il met à s’en acquitter, il devient volontiers despote, souvent sans s’en douter et souvent aussi ne sachant corriger ses rigueurs que par des familiarités blessantes ou des airs protecteurs irritans. C’est une tyrannie de tous les instans, lente, laborieuse, patiente, infatigable, tenace, réfléchie, pédante, prosaïque, paperassière, formaliste, taquine, bourrue au besoin ; une autocratie moins le « panache » qui la ferait accepter des foules ; un pouvoir exercé à coups d’épingles, peu accessible, sans bienveillance générale, mais par contre très porté à octroyer des faveurs à quiconque veut bien en solliciter de lui. Ajoutez à cela une susceptibilité ombrageuse, inspirée par la contrariété qu’éprouve d’avoir mal fait un Allemand qui ne demande qu’à bien faire, mais qui ignore le secret de s’y prendre, et qui se venge sur ses administrés des échecs et des humiliations, que lui valent les mauvais conseils qu’il accepte des déclassés de petite ville dont il forme sa petite cour. C’est un fait bien remarquable, qu’après dix ans de peines et d’efforts les administrateurs allemands ne soient pas encore parvenus à faire oublier à ces populations, dont pourtant ils parlent la langue, le temps où on leur envoyait d’au-delà des Vosges des préfets et des sous-préfets qu’elles ne comprenaient pas, mais avec lesquels néanmoins elles s’entendaient à merveille. Cela n’est assurément pas à l’éloge de la bureaucratie allemande, dont les procédés n’ont réussi qu’à exciter les antipathies d’une population essentiellement douce et paisible, mais habituée à d’autres façons que celles auxquelles on voudrait la dresser. Cette bureaucratie est érigée par la loi et la coutume en une véritable caste sociale, placée bien au-dessus du vulgaire, et ayant ses immunités à elle, ses privilèges, ses exemptions de juridiction, une indépendance à peu près absolue, sinon en droit, du moins en fait, et une organisation qui répartit, distribue et disperse si habilement les responsabilités qu’elles deviennent insaisissables pour les administrés, — à tel point qu’il est permis d’affirmer que, s’il existe actuellement quel que chose de réellement autonome en Alsace-Lorraine, c’est l’administration allemande qui y est installée. Les autonomistes peuvent se vanter d’avoir rendu un singulier service à leurs compatriotes en aidant avec tant de zèle le gouvernement impérial à établir tout à son aise dans le pays un aussi formidable engin de compression.

Quant aux populations, la seule autonomie dont elles aient été appelées à jouir jusqu’à présent est d’une nature tellement originale qu’elle ne peut être que le fruit d’un malentendu. Les autonomistes se seront fait mal comprendre, en choisissant pour cri un mot qui n’est pas d’un usage courant dans la langue administrative prussienne. Pour l’interpréter, il a fallu recourir aux lexiques, qui en ont fourni le sens littéral, et c’est généralement à ce sens-là que les Allemands s’attachent le plus volontiers : ce n’est qu’ainsi que peut raisonnablement s’expliquer l’étrange confusion législative qui règne depuis près de dix ans en Alsace-Lorraine, où, sous prétexte de laisser aux habitans leur « législation propre, » toutes les lois françaises répressives et fiscales ont été consciencieusement maintenues en vigueur, cumulativement avec celles que le nouveau régime a, dans les mêmes matières, jugé bon d’introduire sur ce territoire depuis qu’il est devenu allemand. On imagine aisément les conséquences qui naissent pour les administrés, les contribuables et les justiciables, de cet ingénieux système législatif, surtout quand l’application en est confiée à une administration dressée à être aussi scrupuleuse que nous l’a dépeinte M. Herzog, à concilier même l’inconciliable et à ne rien se laisser perdre des règlemens, neufs ou vieux. C’est ainsi, par exemple, que l’Alsace-Lorraine jouit du privilège, certes rare, de posséder aujourd’hui un double code pénal et surtout un arsenal particulièrement riche de lois d’exception de toutes sortes, formé par la fusion inattendue des dispositions répressives qu’ont inspirées, à vingt ans de distance, le régime révolutionnaire et dictatorial français de 1848 à 1852 et le régime dictatorial et militaire allemand de 1870 à 1874. L’esprit philosophique des Allemands ne trouve rien de choquant à invoquer entre autres l’ancienne législation française pour contraindre les représentans de l’Alsace-Lorraine à prêter serment de fidélité à l’empereur d’Allemagne, pas plus qu’à poursuivre, en vertu de cette même législation, la vente d’emblèmes au couleurs françaises, réputés séditieux en Alsace-Lorraine, alors qu’ils sont fabriqués et vendus en toute sécurité sur la rive droite du Rhin par d’excellens patriotes allemands. — Afin sans doute de mieux faire ressortir ce qu’a de spéciale au « pays d’empire » cette façon d’autonomie, ce sont les quelques anciens magistrats français passés au service de l’Allemagne, qui sont choisis de préférence pour faire à leurs concitoyens l’application de cette législation complexe.

En face d’un tel régime, il est ridicule de parler d’autonomie : c’est en vain qu’on allègue l’existence de ministres, de sous-secrétaires d’état, d’un conseil d’état, de conseillers ministériels : tout cet imposant ensemble de hauts fonctionnaires n’est qu’un joli décor, adroitement imaginé pour sauver les apparences. Dans la réalité, l’Alsace-Lorraine demeure politiquement terre d’empire, ayant mêmes devoirs et mêmes charges, mais non pas mêmes droits que les états confédérés auxquels nominalement elle appartient en commun. Elle n’est point traitée en égale, ni même en vassale, mais en serve, et cette situation anormale a été plutôt accentuée qu’atténuée par la création d’un lieutenant impérial, de l’existence duquel dépend entièrement le maintien de l’organisation nouvelle ; rien, en effet, n’indique mieux ce qu’a d’instable et de précaire le régime sous lequel cette province est maintenant placée. — Administrativement, elle appartient à une colonie de fonctionnaires étrangers, vivant sur le pays et y ayant acquis une situation telle qu’ils en sont, s’il leur plaît et toutes les fois qu’il leur conviendra, les seuls maîtres. Ce n’est qu’en matière budgétaire que la nouvelle organisation a sérieusement innové, puisqu’il en est directement résulté pour les contribuables un surcroît de plus de 600 000 francs de charges annuelles. Encore si, en récompense, le gouvernement avait jugé les Alsaciens-Lorrains dignes d’être affranchis de la dictature permanente sous laquelle le pays est tenu depuis le premier jour de la conquête ! Mais la loi constitutionnelle récente, du 4 juillet 1879, a eu soin de consacrer à nouveau cette dictature, à titre de régime légal, en transportant du président supérieur supprimé au lieutenant impérial institué les pouvoirs exorbitans que confère à l’autorité la législation française de 1849 sur l’état de siège. Assurément, la personne de M. de Manteuffel est une garantie contre l’abus de tels pouvoirs, mais c’est avant tout, ce nous semble, au remarquable esprit de sagesse dont les populations d’Alsace-Lorraine ont donné tant de preuves depuis dix ans qu’il convient de faire honneur de l’oubli où dorment les formidables instrumens de répression que, dans sa débilité inquiète, l’autorité allemande croit néanmoins indispensable de tenir constamment sous sa main. En vérité, c’est là, après un temps si long, un singulier régime « définitif » qu’on offre à des « frères reconquis, » et l’on concédera que, tant au point de vue administratif que sous le rapport politique, leur docilité et leur soumission méritaient peut-être un peu mieux de la part d’un gouvernement qu’on aurait pu supposer, dans sa magnanimité, plus jaloux qu’il ne l’est en fait, de leur donner quelque marque de confiance et d’amour.

Reste, il est vrai, la part qui est assignée au Landesausschuss dans l’organisation nouvelle : le moment est venu d’examiner, au point de vue pratique, le rôle que cette assemblée législative est appelée à jouer.

II.

On sait que le Landesausschuss, créé en octobre 1874, ne fut, à l’origine, qu’un simple comité consultatif de trente membres, pris par voie de délégation au sein des trois conseils généraux du pays, en vue d’éclairer de ses avis l’administration, restée abandonnée jusque-là à ses propres lumières, et de faire en même temps échec à la députation, toute d’opposition, que les électeurs d’Alsace-Lorraine venaient d’envoyer au Reichstag. Le parti indépendant, composé des deux groupes qu’autonomistes et Allemands se plaisent à qualifier de « protestationnistes » et d’ultramontains, et qui comprend environ les quatre cinquièmes ou tout au moins les trois quarts du corps électoral, était demeuré complètement étranger à la formation des conseils généraux depuis le jour où le gouvernement, s’armant d’une ancienne loi française antérieurement abrogée, avait soumis les membres de ces assemblées à la prestation d’un serment politique. J’ai dit ailleurs à l’aide de quelles majorités de rencontre on arriva finalement à constituer ces conseils, dont la plupart des membres étaient déjà politiquement assermentés à d’autres titres. La délégation qui en devait sortir ne pouvait être que tout à la dévotion du gouvernement. Elle lui rendit en effet des services assez appréciables pour que, trois ans plus tard, en 1877, dans son désir d’empêcher la reproduction trop fréquente des désagréables débats que les députés alsaciens et lorrains de l’opposition provoquaient à la tribune du parlement de Berlin, il demandât au Reichstag, qui y consentit, de renoncer, en faveur du Landesausschuss autonomiste, au droit de légiférer sur les choses d’Alsace-Lorraine. Le parti indépendant se trouvait ainsi par le fait graduellement écarté de toute participation aux affaires publiques, et cette situation commençait à le préoccuper quand survint la loi du 4 juillet 1879, constitutive de l’organisation nouvelle. En vertu de cette loi, le Landesausschuss, désormais composé de cinquante-huit membres au lieu de trente, cesse d’être une simple délégation des conseils généraux pour devenir un corps plus sérieux, possédant tout au moins les rudimens d’une véritable assemblée délibérante et parlementaire, où toutes les nuances d’opinion pourront trouver place.

En présence d’une telle transformation, le parti indépendant ne pouvait, sans abdiquer, persister davantage dans son ancienne politique d’abstention. Aussi la loi nouvelle amena-t-elle un premier résultat qui n’est pas précisément celui que le gouvernement attendait : il se produisit, dans l’attitude du corps électoral, une évolution subite et de sérieux symptômes de réveil de la vie politique, après que les candidats du parti indépendant eurent déclaré vouloir se soumettre désormais au serment exigé des élus. Cette résolution a paru surprendre l’administration, qui en a témoigné une contrariété très vive. M. de Manteuffel, qui faisait, au moment de l’ouverture de la période électorale, sa visite de prise de possession à Metz, y réprouva publiquement, en termes indignés, le conseil donné par divers journaux de prêter le serment « sans se croire pour cela engagé dans ses sentimens intimes. »

« Devant de telles théories, a dit un peu pompeusement le feld-maréchal, une âme allemande recule d’effroi, et une pareille argutie, qui n’est ni allemande ni française, est faite pour révolter même dans le chevaleresque pays de Bayard. » Ce courroux sied à un soldat, esclave de son devoir, de sa parole, de l’obéissance à son souverain et du serment qu’il a prêté au drapeau, mais dans la vie civile il en va autrement. Le serment politique cesse d’être aussi respectable que M. de Manteuffel le pense quand un gouvernement n’y recourt que pour tenir à l’écart des contradicteurs gênans, qui tirent de la constitution le droit et de leur conscience le devoir de prendre souci de l’intérêt public. S’il est, en pareil cas, quelque chose qui « révolte, » pour répéter le terme, peut-être un peu gros, dont le statthalter s’est servi, c’est moins le fait de celui qui, surmontant la contrainte morale qui lui est imposée, prête, malgré ses répugnances, le serment exigé, que l’acte des gouvernans qui violentent les consciences dans l’intérêt exclusif de leur politique, à l’aide d’une arme peu courtoise que, par surcroît, ils s’en vont emprunter à un arsenal étranger. Ce ne sont là ni arguties, ni sophismes. Depuis que les sujets, dépourvus de tous droits, sont devenus des citoyens légalement admis à concourir à la gestion de la chose publique, le serment politique imposé aux mandataires du pays a cessé d’être légitime, car il n’appartient pas au pouvoir contrôlé de tenter d’écarter le contrôle par de tels obstacles qui ne nuisent au surplus qu’à ceux qui, les ayant imaginés, les croient infranchissables. Il arrive en effet toujours un moment dans la vie publique où les partis vaincus cessent de bouder, c’est-à-dire d’être dupes, pour se mettre à agir. En Alsace-Lorraine, le parti indépendant a reconnu que ce moment était venu pour lui, et c’est pour ce motif que ses candidats ont hardiment franchi l’obstacle qu’on leur opposait. Il semble que le gouvernement, au lieu d’en paraître ému, aurait dû voir dans ce fait une garantie tout à fait rassurante pour lui, puisqu’en prêtant serment, au risque d’être tenus par le vulgaire pour traîtres à leur cause, ces adversaires politiques se sont soumis, au cas où ils y failliraient, aux peines sévères de la haute trahison. Pourquoi dès lors vouloir scruter leurs sentimens intimes ? Prétendrait-on qu’en jurant fidélité à l’empereur Guillaume, ils étaient obligés en conscience de faire du même coup une déclaration implicite de foi en la perpétuité de la paix de Francfort et de l’ordre de choses qu’elle a établi ? Ce serait se mettre en contradiction singulière avec les doctrines les plus certaines de l’école historique allemande, attendu qu’aucun fait d’expérience n’a été historiquement démontré plus souvent que la durée essentiellement éphémère des traités de paix et des empires !

La vérité est que la résolution prise par les candidats du parti indépendant a fort contrarié le gouvernement et considérablement dérangé ses calculs. Il espérait que l’opposition persisterait dans son intransigeance et son inaction, et qu’ainsi le nouveau Landesausschuss ne différerait guère de ses aînés, qu’on avait pris l’habitude de désigner familièrement sous le nom de « chambre des notaires, » tant y étaient nombreux les officiers ministériels et autres sommités cantonales de même importance. Toutes les précautions semblaient avoir été prises par la loi pour conserver à l’institution ce caractère d’assemblée de ruraux dévoués au pouvoir : contre l’attente générale, les trente membres en fonctions dans la précédente assemblée, et dont l’administration avait été en mesure d’éprouver l’humeur accommodante, furent maintenus dans leur mandat sans investiture nouvelle, et l’on s’est borné à leur faire adjoindre vingt-sept nouveaux collègues nommés, les uns par les conseils généraux, d’autres par les communes rurales groupées par arrondissemens, d’autres encore par les conseils municipaux de Metz, Colmar et Mulhouse. Aux chances favorables à sa politique que le gouvernement attendait de ce mode compliqué d’élection à deux degrés et à triple origine, a été ajoutée l’obligation pour les candidats d’être domiciliés dans la circonscription, en vue d’écarter certaines notabilités déplaisantes, en même temps que la ville de Strasbourg, où la plupart de ces notabilités résident et qui est administrée dictatorialement depuis plus de sept ans par le directeur de la police allemande, reste indéfiniment privée, en vertu d’une disposition spéciale, de la voix qui lui appartient dans l’assemblée reconstituée.

Les électeurs ne se sont pas laissé rebuter par ces entraves : ils ont réussi du premier coup à introduire dans le nouveau Landesausschuss quelques hommes dont la seule présence suffit à autoriser l’espoir qu’enfin le vrai pays va se faire entendre dans cette assemblée, qui n’avait été pendant six ans que l’émanation d’une sorte de pays légal, trié et réduit jusqu’au grotesque. Ce n’est encore toutefois qu’un commencement : il était inévitable que le parti autonomiste conservât un reste de prépondérance dans ces premières élections, car il a jusqu’à présent régné en maître dans les corps électifs, appelés à concourir dorénavant à la formation de la délégation provinciale ; mais cette situation transitoire se modifiera promptement. Du moment que les moindres élections vont prendre une importance politique et que l’épouvantail du serment a fait son temps, le champ d’action du parti indépendant s’élargit, et c’est dans le pays même et non plus seulement au Reichstag qu’il aura maintenant occasion de prouver, en toute circonstance et à tous les degrés, son influence et sa force. On pourra apprécier ainsi, dans un avenir prochain, à quoi se réduisent les progrès réels de la germanisation et ce qui restera sous peu du bruyant parti autonomiste, qui n’a jamais dédaigné, quoiqu’il s’en défende, de solliciter le bienveillant concours de l’administration et d’aller chercher l’appoint indispensable à ses succès dans l’élément immigré du corps électoral.

Dès sa première session, qui s’est prolongée pendant quatre grands mois, le nouveau Landesausschuss a montré une certaine crânerie d’allures qu’on n’osait guère espérer lui voir prendre si tôt. Il s’est produit dans son sein comme un phénomène d’absorption des nébulosités autonomistes par les élémens plus résolus, plus décidés et plus agissans que les électeurs ont infusés à ce corps en y faisant entrer notamment cinq des députés de l’opposition ainsi que l’ancien député de Thionville qui avait succombé, aux élections dernières, sous la coalition des autonomistes et des Allemands. L’assemblée, se sentant plus nombreuse, est par cela même devenue plus osée et, comme il arrive souvent, ce sont les timides et les trembleurs de la veille qui ont été les plus empressés à afficher leur indépendance et leur audace. On s’est tout de suite mis à prendre le rôle au sérieux et à jouer au petit parlement. Les résultats obtenus ont-ils répondu à une aussi belle ardeur ? C’est une autre question.

Le parti autonomiste a fait grand bruit du droit d’initiative dont la nouvelle organisation a doté le Landesausschuss, et les représentans du gouvernement ont eux-mêmes exhorté à diverses reprises l’assemblée à user largement de cette prérogative. De son côté, M. de Manteuffel a bien voulu lui rappeler ce que M. de Bismarck avait déjà dit, en 1871, du prétendu privilège de l’Allemagne de pouvoir assurer aux siens plus d’indépendance et de libertés réelles qu’aucun autre pays. Il fut peut-être un temps où cela était vrai, mais il nous semble que la fondation de l’empire a nui quelque peu dans la pratique à cette donnée désormais perdue comme tant d’autres choses dans les régions sereines des souvenirs. En tout cas, l’Alsace-Lorraine ne saurait aspirer, sous ce rapport, à devenir l’égale de l’heureuse Bavière, qui, entre autres libertés, a réussi, non sans peine il est vrai, à conserver celle de maintenir la chenille nationale sur le casque de ses troupes, ni du Wurtemberg et du grand-duché de Bade qui, eux aussi, jouissent de quelques « droits réservés, » ni même d’aucun des autres états confédérés, auxquels a été laissée, dans le règlement de leurs affaires intérieures, quelque ombre d’indépendance, que la charge annuelle toujours croissante des contributions matriculaires réduit d’ailleurs, en fait, à bien peu de chose. L’Alsace-Lorraine, n’étant pas un état, n’a politiquement aucun droit ; c’est un territoire indivis, administré par des fonctionnaires de l’empire, ou mieux un champ d’essai sur lequel la Prusse introduit et expérimente à sa guise les institutions et les lois qu’elle se propose de généraliser et « d’impérialiser » plus tard. On a vu en quoi consiste, dans la réalité, l’autonomie laissée aux Alsaciens-Lorrains. En législation comme en administration, tous les points stratégiques ont été solidement occupés, et le Landesausschuss se heurtera à des obstacles insurmontables toutes les fois que, désireux d’user, comme on l’y encourage, de son droit d’initiative et jaloux de se faire l’interprète de l’opinion publique, il voudra tenter de replacer l’Alsace-Lorraine sous un régime légal tolérable. À tout instant, il devra reculer devant les chausse-trapes habilement semées sur son chemin par des lois impériales qui le rappelleront au juste sentiment de son impuissance. Il lui sera bien permis d’émettre respectueusement des vœux dont les statisticiens de l’assemblée prendront plaisir à tenir catalogue exact, mais c’est à cela que se bornera le fruit de ses efforts dans toutes les questions où les intérêts généraux du pays sont le plus gravement lésés par le régime allemand.

C’est en vain, par exemple, que le Landesausschuss s’efforcera, comme il vient déjà de l’essayer, de rendre un peu plus supportable la dure condition imposée aux optans et à leurs familles par un gouvernement qui n’a pas dédaigné de faire du mal du pays un des principaux auxiliaires de sa politique : l’article 11 de la loi militaire du 2 mai 1874, spécialement rédigé en vue de faire échec à l’émigration alsacienne-lorraine, empêche par avance toute concession sérieuse sur ce point, qui intéresse pourtant au plus haut degré la prospérité d’un pays où l’émigration a créé des vides si funestes. De même, l’article 31 de la loi du 7 mai 1874 sur le régime de la presse dans l’empire allemand a exclu formellement les Alsaciens-Lorrains de la jouissance des libertés qu’elle règle, et ce n’est que par tolérance et à titre d’essai que, dans son équité, M. de Manteuffel a pris sur lui d’atténuer un peu en cette matière les rigueurs de la précédente administration. L’inviolabilité du domicile et la liberté individuelle ne sont pas mieux garanties, puisqu’une des premières dispositions de la loi du 4 juillet 1879 a été de consacrer législativement à nouveau le principe de l’état de siège permanent, sous lequel l’Alsace-Lorraine est tenue en vertu de l’article 10 du décret du 30 décembre 1871. Il serait facile de multiplier ces exemples, notamment en matière fiscale. Malgré ses efforts et sa bonne volonté, le Landesausschuss ne pourra rien contre ce savant réseau de dispositions législatives placées hors de sa portée et qui servent d’instrumens et de base à l’œuvre de la germanisation.

Il éprouvera cette même impuissance quand il en viendra, comme il le projette, à aborder la question du personnel administratif et de la réduction du chiffre des traitemens, indemnités et pensions qui imposent depuis trop longtemps au budget d’Alsace-Lorraine des charges véritablement ruineuses. La seule administration des sous-préfectures, qui n’entraînait guère, sous le régime français, qu’une dépense annuelle de 60 000 francs pour les trois départemens, dévore maintenant plus de 300 000 francs par an ; il est vrai qu’à ce prix chaque sous-préfet touche une indemnité spéciale de 4 000 fr. pour l’entretien de la voiture et des deux chevaux jugés indispensables au maintien de son prestige. Les contribuables estiment que c’est les condamner à payer un peu cher une chose impalpable et qu’en général il serait temps, aujourd’hui que le budget qu’ils alimentent a si grand’peine à joindre les deux bouts, de réviser dans son ensemble une tarification qui a pour effet d’absorber, comme je l’ai dit, plus de 13 pour 100 des revenus de la province et qui date d’une époque où la magie des milliards avait troublé en Allemagne les saines notions de l’arithmétique budgétaire. Malheureusement, de ce côté aussi, le mal est devenu pour longtemps irréparable, et le Landesausschuss, quelque rigueur qu’il y mette, ne réussira en définitive à faire, sur les dépenses du personnel et des bureaux des divers services, que des économies de bouts de chandelle. Ce n’est pas, en effet, sans motifs que l’administration allemande a été organisée sur un si large pied : fonctionnaires et employés sont autant de pionniers du germanisme, et puisque les Alsaciens-Lorrains s’obstinent à ne rien faire pour leur rendre la vie agréable et commode, il faut bien que de gros traitemens et autres « douceurs, » comme on dit en Prusse, leur tiennent lieu de fiche de consolation. Leurs droits à tous sont désormais acquis ; la loi impériale allemande, qui a étendu le principe de l’inamovibilité absolue à toutes les branches de l’administration, assure, sauf de rares exceptions, au moindre employé et au plus modeste fonctionnaire de l’empire une situation matérielle à peu près inexpugnable. Installés dans la place, il est naturel qu’ils entendent y rester, et si le Landesausschuss, faisant le compte, s’avisait de trouver qu’il en est parmi eux un grand nombre dont « le bien du service » se passerait à merveille, l’administration se hâterait de lui répondre par la bouche de M. Herzog :

Je suis prête à sortir avec toute ma bande,
Si vous pouvez nous mettre hors.

Le Landesausschuss s’y casserait les dents. Il a déjà pu voir, dans une circonstance récente, le danger qu’il y a de s’attaquer, même indirectement, à cette gent d’autant plus irritable et plus susceptible qu’elle a conscience de remplir strictement ses devoirs envers l’empire en se montrant le plus rêche qu’elle peut à l’égard d’adversaires avoués des institutions qu’elle sert. Une commission du Landesausschuss ayant consigné dans son rapport des critiques très fondées sur certains détails de service, les fonctionnaires qui se sont crus atteints ont aussitôt menacé, par la voie de la presse, rapporteurs et orateurs de les poursuivre en diffamation s’ils persistaient à se mêler de choses qui ne les regardent pas. Le Landesausschuss, justement offusqué, s’est alors souvenu que le législateur avait négligé de lui assurer par l’inviolabilité parlementaire une entière liberté de discussion, et il a réclamé pour ses membres cette immunité reconnue indispensable à toute assemblée délibérante, mais qu’on n’aura garde de lui accorder. L’administration veut tenir le Landesausschuss sous sa dépendance et ne le trouve déjà que trop émancipé par l’intrusion de certaines personnalités qui y ont pénétré en se soumettant, contre toute attente, à la formalité du serment.

C’est, on le voit, un rôle des plus ingrats et plein d’embûches que celui qui est assigné à cette assemblée. Entre l’administration et elle, la partie n’est rien moins qu’égale. On ne réussira à faire bon ménage qu’à condition d’aller, en toutes choses de quelque importance, au-devant des désirs d’en haut. Le Landesausschuss ne peut rien sans l’assentiment du conseil fédéral, bien que, dans ce comité suprême des représentai des souverains allemands, l’Alsace-Lorraine n’ait pas même droit au tabouret ; elle n’y dispose que d’une sellette où il lui sera loisible de venir s’asseoir quand ses intérêts personnels seront en cause. Le gouvernement s’est d’ailleurs réservé la faculté d’obtenir directement du Reichstag, sans le concours du Landesausschuss, les lois spéciales à l’Alsace-Lorraine qui n’auraient pas chance d’être agréées et votées par les véritables mandataires du pays.

Tant de précautions sont bien faites, on en conviendra, pour inspirer au Landesausschuss la modestie qui sied à une assemblée aussi rigoureusement tenue en tutelle. Il ne lui faudra pas longtemps pour s’apercevoir que le pays de quinze cent mille âmes qu’il représente a moins de droits, moins de prérogatives, moins d’immunités, moins d’autonomie, moins de libertés réelles que les deux principautés de Reuss, qui se partagent entre elles un nombre d’habitans inférieur à celui de la seule ville de Strasbourg, ou que la principauté de Schaumbourg-Lippe, moins peuplée que Metz, et qui, toutes trois réunies, équivalent à peine en superficie au dixième du territoire alsacien. Il fera sagement de se contenter de gruger les écailles qu’on lui laisse et de ne point perdre de vue que, dans le système prussien, le régime parlementaire n’est admis qu’à titre de concession peu gênante à l’engouement du siècle pour les assemblées délibérantes : on ne l’emploie que pour distraire la galerie pendant que d’autres se chargent de la politique « réelle. » Les mésaventures récentes du conseil fédéral et du Reichstag ont dû l’avertir que, quand les assemblées de ce genre se prennent au sérieux en Allemagne, la foudre suit de près. On a d’autant plus l’œil sur le Landesausschuss que, quoi qu’il fasse et quelque modération qu’il y mette dans la forme, ses critiques rejailliront toujours forcément contre l’ensemble du système politique et administratif imposé à l’Alsace-Lorraine, en mettant à nu ce que ce système, dans toutes ses ramifications, a d’incompatible et d’inconciliable avec les vrais intérêts du pays. Si, dans la première session qui vient de se clore, les nouveaux chefs de l’administration ont été en général pleins de prévenance et de courtoisie envers l’assemblée, c’est qu’ils savent qu’on ne s’instruit jamais mieux qu’en écoutant ses adversaires, et que l’habileté suprême consiste à les confesser à fond dès l’abord, pour arriver plus vite à s’en passer. Aussi M. Herzog et ses auxiliaires ont-ils montré une apparente bonne grâce et jusqu’à de la déférence dans leurs relations officielles et publiques avec le Landesausschuss ; mais les personnes au courant des secrets des bureaux affirment que c’est sur un tout autre ton qu’on y parlait de la prétention des représentans de l’Alsace-Lorraine à passer au crible les moindres actes de l’administration, et que, du haut en bas de l’échelle, on s’irritait de plus en plus, pendant cette laborieuse session de quatre mois, d’un contrôle que tout fonctionnaire prussien est porté, par son éducation et ses préjugés, à tenir pour offense personnelle. Certaines correspondances officieuses, se faisant les interprètes de cet état progressif d’agacement, ont charitablement averti le Landesausschuss que ce que le conseil fédéral et le Reichstag ont octroyé, ils restent toujours maîtres de le reprendre. À bon entendeur salut. Quoi qu’en puissent penser les autonomistes, l’autonomie de l’Alsace-Lorraine est encore trop embryonnaire pour qu’il n’importe pas de préserver un aussi faible germe de tout accident, et un tel accident est fort à redouter aussitôt que M. Herzog aura complété son instruction sur les affaires du pays.

Il convient d’insister ici sur un point qui n’a pas été assez remarqué, selon nous. M. de Bismarck, auquel les autonomistes ont tant servi et dont il a si habilement joué, leur a laissé l’illusion de croire et la satisfaction de proclamer que c’est à la sagesse de leur parti et aux efforts de leurs coryphées qu’étaient dus les changemens qui viennent d’être apportés au régime politique et administratif de l’Alsace-Lorraine. Rien pourtant n’est moins conforme à la réalité. C’est le chancelier impérial en personne qui, à un moment où les autonomistes, encore abattus par un précédent échec, étaient plus découragés que jamais, a fort inopinément provoqué cette modification, en invitant leur chef à l’interpeller à la tribune. Cela se passait dans les derniers jours de février 1879. Il serait oiseux de préciser les menus incidens de la mise en scène : l’audience accordée par le prince impérial, le rappel par télégraphe des députés autonomistes, alors très tranquillement à Strasbourg, bien que la session du Reichstag fût ouverte, leurs allures affairées et leurs délibérations effarées en quête d’une formule de programme présentable. Heureusement pour eux que M. de Bismarck avait d’avance pourvu à tout. Lui qui, pendant des années, s’était si agréablement moqué des autonomistes et de leurs aspirations, entendait maintenant que l’Alsace-Lorraine devînt « autonome » sur l’heure et quoi qu’elle en eût. Il avait son idée, et il fallait que tout le monde emboîtât le pas. Vers le même temps, et peu après le vote de la loi d’organisation, il alla trouver, — ou manda auprès de lui, je ne sais, — le feld-maréchal de Manteuffel, qui revenait alors de Carlsbad, encore souffrant et ne se soutenant qu’à l’aide de béquilles, et lui dit à brûle-pourpoint : « Excellence, voulez-vous aller à Strasbourg et régner sur l’Alsace-Lorraine ? » Et comme le feld-maréchal hésitait, alléguant son âge, ses infirmités, la santé de sa femme, morte depuis : « Excellence, reprit péremptoirement le chancelier, je suis chargé de vous informer que sa majesté l’empereur vous ordonne d’accepter le poste de Strasbourg. »

Ce choix paraît avoir surpris en Allemagne, où le sourd antagonisme qui existe entre le feld-maréchal et le chancelier n’a jamais été un mystère ; mais ce n’était pas là une considération de nature à arrêter M. de Bismarck ; bien au contraire. L’important pour lui était d’installer, ouvertement et officiellement en Alsace-Lorraine le meilleur gardien du « glacis de l’empire » que le grand état-major pût souhaiter, et de mettre sous la direction ostensible d’un homme connu pour jouir de la pleine confiance de l’empereur une administration qui, dans la réalité, continuerait à n’obéir qu’aux inspirations de la chancellerie. Un de ses premiers soins a été de mettre à côté du feld-maréchal, comme secrétaire intime, son propre fils, le comte Guillaume de Bismarck, et le procès d’Arnim a dévoilé, on se le rappelle, la nature des services que le chancelier attend de ces jeunes conseillers d’ambassade en mission, admis à toute heure du jour dans l’intimité de leur chef. Quant à l’administration proprement dite, il l’a remise aux mains d’un haut personnel entièrement dévoué à ses vues et qu’il a lui-même façonné ; il est sûr que des hommes tels que MM. Herzog, de Puttkammer, de Pommer-Esche et Mayr, chargés de gérer les divers ministères nouvellement institués, sauront toujours opposer, selon les besoins, toute l’inertie bureaucratique qu’il faudra pour neutraliser les élans du bon cœur de M. de Manteuffel. L’épreuve en a été faite dès les premiers mois.

M. de Bismarck est ainsi arrivé à introduire dans l’ensemble du système la dose de frottement voulue pour l’empêcher de fonctionner trop aisément sans lui et pour le laisser toujours libre lui-même d’intervenir à un moment quelconque, suivant que sa propre politique l’exigera. Après les illusions qu’il paraît s’être faites, comme tant d’autres, sur la rapide germanisation de l’Alsace-Lorraine, il semble passer maintenant à l’autre extrême, ses allures primesautières ne s’accommodant point du juste milieu bourgeois ; tout indique que personnellement il ne serait pas fâché que les choses allassent désormais de mal en pis dans le « pays d’empire, » afin de lui fournir un prétexte de faire faire un grand pas de plus à sa politique impériale et prussienne. On n’a pas oublié en Alsace-Lorraine certaine déclaration qu’il fit incidemment, de la façon la plus inattendue, dans la séance du Reichstag du 21 mars 1879, à l’occasion même de la discussion de la loi qui règle l’organisation nouvelle. « La question, a-t-il dit, s’est posée de savoir s’il avait été bon et s’il est avantageux de persister à faire de l’Alsace et de la Lorraine un seul et même pays, ayant une administration commune. Je considère cette question comme ouverte. L’homogénéité de l’ensemble souffre réellement de cette fusion. Il est possible que l’Alsace à elle seule se consolide plus vite et mieux que si l’on continue à lui accoupler l’élément hétérogène lorrain, et il n’y a pas impossibilité à imaginer pour chacune des deux fractions un gouvernement séparé. Au surplus, il me faut confesser que je n’ai pas l’intention de me faire actuellement une opinion sur cette question, qui appelle des études politiques et militaires approfondies ; je le puis d’autant moins que j’ignore ce qu’en pensent les gouvernemens confédérés. »

M. de Bismarck n’a pas l’habitude, on le sait, de perdre ses paroles et il est, par contre, coutumier de ballons d’essai de ce genre. Dans la circonstance, son intention n’est pas douteuse : il voudrait familiariser les « copropriétaires » de l’Alsace-Lorraine avec l’idée d’un dépècement profitable à la Prusse. Le désintéressement que cette puissance a montré en 1871 en ne s’annexant directement aucune parcelle de ce territoire, qu’il lui eût été alors si facile pourtant de se faire adjuger tout entier, a paru contraire à toutes ses traditions, car depuis un siècle que la Prusse fait parler d’elle, chacun de ses pas a été marqué par un accroissement du domaine royal des Hohenzollern. À l’heure du triomphe, M. de Treitschke, l’ardent apôtre de la politique historique, l’avait dit nettement au Reichstag : « J’aurais souhaité que ces pays fussent incorporés à l’état prussien, et cela par une raison toute pratique. Je m’étais dit : La tâche de ramener à notre pays ces rameaux qui lui sont devenus étrangers est si grande et si difficile qu’il ne la faut confier qu’à des mains éprouvées, et où existe-t-il dans l’empire allemand une force politique qui ait autant que l’antique et glorieuse Prusse fourni des preuves de son don de germaniser ? Il m’est bien permis de le dire sans être taxé de jactance, à moi qui ne suis pas né Prussien (M. de Treitschke est de Dresde) : cet état a arraché les Prussiens eux-mêmes à la Pologne, les Poméraniens à la Suède, les Frisons à la Hollande, les Rhénans à la France, et elle recule journellement encore de quelques pouces vers l’est les bornes de la civilisation allemande. C’est à cette force éprouvée, pensais-je, que nous devrions confier du côté de l’ouest aussi la tâche d’y être le héros et l’augmentateur de l’empire. »

M. de Bismarck pense sans doute tout à fait de même, et si Dieu lui prête vie et favorise ses desseins, il se fera un vrai plaisir d’être « l’augmentateur » que M. de Treitschke réclame et de montrer au fougueux professeur d’histoire de l’université de Berlin qu’il est, avec le temps, moyen de mettre tout le monde d’accord, pour qui sait attendre et saisir le moment opportun. Il y a huit ou neuf ans, la Prusse ne se souciait pas du cadeau, car il lui semblait de beaucoup préférable de porter au compte commun de l’empire la mise en état de son « glacis. » D’un autre côté, il lui parut sage de renoncer à un avantage immédiat en vue d’un résultat plus grand que lui réservait l’avenir. Constituée en pays indivis, l’Alsace-Lorraine servait à la politique prussienne d’instrument excellent pour assouplir l’Allemagne entière au système de gouvernement militaire, pour la tenir en haleine après avoir déjà servi à la ruer à la conquête, et enfin pour tirer d’elle des sacrifices que, sans le prétexte d’avoir à défendre ensemble cette conquête commune, elle eût difficilement consentis et encore moins endurés si longtemps.

À présent la situation s’est sensiblement modifiée ; au point de vue militaire, le « glacis, » dont l’outillage est au complet, n’exige plus que de menues dépenses d’entretien, et de son côté l’Allemagne, d’ailleurs bien revenue de l’engouement que lui avait inspiré la possession de l’Alsace-Lorraine, est suffisamment prussifiée pour faire entrevoir le moment où l’on pourra se remettre à médiatiser : c’est une tradition à renouer, et c’est naturellement par l’Alsace-Lorraine qu’il conviendra de commencer. Comme M. de Bismarck serait bien servi dans ses desseins s’il parvenait à persuader aux Allemands que les Alsaciens, les Lorrains surtout, sont décidément ingouvernables et que, pour les mater, il n’y a rien qui vaille le système préconisé dès les premiers jours par M. de Treitschke ! Quel bel argument fournirait au chancelier impérial l’échec trop probable de la mission de M. de Manteuffel ! « L’autonomie » reconnue impossible, la solution serait toute trouvée : la Prusse, en s’offrant à assimiler les « indomptables » Lorrains, se ferait un devoir patriotique de prolonger la régence de Trêves jusqu’au sud de Metz, de façon à retourner contre la France un « coin » bien autrement redoutable, sur une frontière ouverte, que ce pauvre coin émoussé de Lauterbourg, que l’Allemagne affectait de dénoncer comme une perpétuelle menace contre son repos. Quant à l’Alsace, on verrait : cette région a été de tous temps particulièrement exposée à l’infiltration allemande. On espère qu’un jour arrivera où la population d’outre-Rhin étant devenue prépondérante en Alsace, il sera facile de lui persuader que, puisque la famille politique allemande, telle qu’elle est constituée, n’a pas place dans son sein pour une république, il est de son intérêt, si elle veut être promue au rang d’état confédéré, de se choisir un souverain ; et quel choix, dans ce cas, serait plus indiqué que celui du grand-duc de Bade, allié à la famille impériale et qui attend encore la récompense du zèle que son artillerie a mis à bombarder Strasbourg ? Ce serait assurément une satisfaction historique de haut goût et comme une tardive revanche de Tolbiac que la reconstitution, de la Forêt noire aux Vosges, de l’antique duché d’Alémannie érigé en royaume, et cette satisfaction suffirait sans doute pour consoler le reste de l’Allemagne de n’avoir point de part au gâteau.

La question que M. de Bismarck tient pour « ouverte » indique qu’il existe dans sa pensée d’autres raisons que les obstacles constitutionnels que l’on a coutume d’alléguer, pour retarder d’année en année l’organisation définitive de l’Alsace-Lorraine et pour ne rien faire non plus qui puisse faciliter le retour des optans. Le danger d’un dépècement, qu’il n’est plus permis, depuis la déclaration du chancelier, de tenir pour chimérique, n’échappera pas, il faut le souhaiter, à la perspicacité du Landesausschuss et l’invite à ne point se laisser emporter par une fougue trop juvénile. Déjà la presse officieuse a émis l’opinion que l’espèce de souveraineté à laquelle prétend cette assemblée constitue un péril qui serait évité si le Landesausschuss était fondu dans le Landtag prussien. Tout cela mérite réflexion. Les faits récens qui se sont passés à Berlin lui montrent l’inconvénient qu’il y a de provoquer, même sur le terrain légal, la mauvaise humeur du chancelier et avec quel art M. de Bismarck se sert de préférence de ce qui lui fait obstacle pour arriver à la réalisation de ses plans. Que signifie ce complet détachement qu’il affecte tout à coup à l’égard des affaires de l’Alsace-Lorraine, qui encore il y a peu de mois, reposaient toutes entières sur ses épaules et qu’il avait lui-même déclaré prendre résolûment en main, comme « avocat des populations annexées ? » L’histoire de la politique allemande des dix derniers années enseigne que c’est toujours mauvais signe quand M. de Bismarck semble se désintéresser d’une question comme celle-ci ; c’est l’indice que la mise en scène est réglée et que le régisseur a terminé sa tâche.

Aussi est-il du plus haut intérêt pour l’Alsace-Lorraine que ses représentans ne se laissent pas entraîner par leur importance nouvelle à fournir quelque prétexte contre le maintien de l’état de choses actuel, car, du côté de l’Allemagne, il ne pourrait que lui advenir pis. Les difficultés que l’administration allemande rencontre dans son propre sein et qui proviennent surtout de l’impossibilité où elle est de concilier ses principes de gouvernement avec les sentimens et les intérêts des populations conquises, ne prêtent déjà que trop au danger permanent de quelque modification inattendue et subite dont l’Alsace-Lorraine pâtirait à coup sûr. Au dualisme qui, du temps de M. de Mœller, existait entre Berlin et Strasbourg, a succédé maintenant, à Strasbourg même, un dualisme d’un autre genre, entre M. de Manteuffel, lieutenant impérial, et M. Herzog, ministre d’état. Dès le début, il en est résulté des froissemens qu’on a d’abord essayé de nier et qui sont pourtant bien réels, qui même étaient inévitables. M. de Manteuffel a pris son rôle de conciliateur au sérieux et il l’a tout de suite prouvé en se montrant plus tolérant que son prédécesseur à l’égard de la presse et du clergé catholique. Il s’est réservé le gouvernement des hommes, tandis que M. Herzog et ses collaborateurs prétendent n’abandonner que le moins possible de l’administration des affaires, comme si les hommes se pouvaient gouverner sans tenir un compte incessant de leurs intérêts et qu’il fût possible d’administrer en faisant abstraction du côté politique des choses. Cela se voit pourtant journellement en Allemagne, où l’on s’applique à faire de l’administration la pratique de l’absolu, alors qu’ailleurs la politique elle-même passe généralement pour être la science du relatif. M. Herzog, qu’on dit être le type accompli du bureaucrate prussien, ne peut ni ne doit, à son point de vue, consentir à aucune concession sérieuse, de peur de paraître hésiter ou faiblir aux yeux des populations, qui seraient promptes à voir dans un retour à des procédés plus doux une marque de repentir ou un aveu d’impuissance. M. de Manteuffel pourra bien obtenir de lui quelques atténuations temporaires à des pratiques trop rigoureuses, mais la raideur naturelle à l’administration prussienne reviendra au galop parce qu’elle est inhérente au fonctionnement même du mécanisme. En prenant la défense des services qu’il dirige et anime de son esprit, et dont le personnel saurait au besoin, comme je l’ai fait voir, se défendre lui-même, c’est un peu son œuvre propre que M. Herzog défend, car il a été associé dès les premiers jours à M. de Bismarck dans la tâche qu’il est maintenant chargé de poursuivre, à Strasbourg même, sous l’autorité pour ainsi dire nominale de M. de Manteuffel. Étant seul responsable, M. Herzog ne peut se prêter qu’avec une extrême répugnance à des tempéramens qui déconcerteraient et inquiéteraient le personnel dont il est le chef, car que resterait-il en Alsace-Lorraine à la Prusse si l’administration venait à y être ébranlée ?

Dans de telles circonstances, des désaccords plus ou moins aigus et durables naîtront à tout instant comme d’eux-mêmes entre M. Herzog et M. de Manteuffel, et, comme je l’indiquais, c’est peut-être là-dessus que M. de Bismarck a surtout compté. M. de Manteuffel a accepté sa mission sans entraînement ni grandes illusions, en soldat auquel son souverain juge bon d’assigner un poste. Il fera pour s’y maintenir complète abnégation de ses convenances et de ses intérêts personnels, mais il est âgé, maladif, attristé par des deuils récens, et déjà plusieurs fois il a donné publiquement des marques de lassitude et de découragement. Qu’adviendrait-il s’il venait à manquer à une organisation qui repose, en fait, tout entière sur lui, puisque ce n’est qu’à la considération de sa personne qu’elle a dû de voir le jour ? La question ne laisse pas d’être grave. En attendant, le feld-maréchal s’efforce de poursuivre l’œuvre de conquête morale commencée par lui, dans un esprit paternel tout à fait conforme aux tendances un peu mystiques qui forment un des côtés saillans de son caractère.

III.

Nous ne ferons pas ici la biographie détaillée de M. de Manteuffel. Pendant une carrière déjà longue de plus d’un demi-siècle, dans laquelle il a débuté à l’âge de dix-huit ans comme « avantageur » dans les dragons de la garde prussienne, le feld-maréchal s’est signalé en vingt circonstances diverses, tantôt comme soldat, tantôt comme diplomate ou gouverneur de province, et il s’est toujours acquitté avec tant de succès des hautes missions qu’il devait à la confiance de son roi, qu’il n’est pas d’homme en Prusse qui compte autant que lui d’envieux et de jaloux. On le discute autant dans le monde militaire et le monde officiel que dans le monde bourgeois, aux yeux duquel il passe pour personnifier plus spécialement l’influence de la cour, dans la triade que M. de Manteuffel forme avec M. de Bismarck et M. de Moltke. Ce qu’on semble surtout lui reprocher, c’est une certaine hardiesse d’opinions et une personnalité d’allures qui choquent dans un pays où l’originalité n’est permise qu’au chancelier de l’empire. M. de Manteuffel ose avoir ses idées à lui et les exprimer au besoin : c’est ainsi qu’il n’a laissé ignorer à personne sa désapprobation de la conquête de l’Alsace-Lorraine. Il a surtout dans les relations cette séduction de manières et de ton que les Allemands sont généralement portés à tenir pour une marque de faiblesse et d’infériorité. Tandis qu’il commandait à Nancy l’armée d’occupation, son entourage concevait mal qu’ayant le droit de se conduire en reître, il préférât agir en galant homme. On dit que M. Thiers ne manquait jamais, quand il parlait de lui, de le qualifier d’adorable. Ses façons simples, affables, pleines d’aménité et de bienveillance en font un gentilhomme de la vieille école, sachant inspirer le respect sans avoir à l’imposer et la confiance sans la solliciter. Sa sûreté de tact et sa largeur de vues l’ont dès longtemps mis hors de pair dans le milieu social et le monde de hobereaux au sein desquels il est condamné à vivre. D’une intelligence ouverte, toujours en éveil et des plus cultivées, il est de plus homme d’esprit au meilleur sens du mot. Un seul trait suffirait à le classer comme tel : dans un temps qui a vu tel illustre pédant de l’académie de Berlin pousser la teutomanie jusqu’à s’excuser publiquement du nom français qu’il tient de ses ancêtres, M. de Manteuffel ne craint pas de louer tout haut la civilisation française et de confesser son faible pour elle. Il prend plaisir à rechercher les occasions de parler français et paraît mettre quelque coquetterie à montrer, par l’aimable abandon et la forme châtiée de son langage, à quel point l’usage de cette langue lui est familier. Son inclination pour la France ne va pas toutefois jusqu’à l’amour des Français : ses préférences sont à la fois celle d’un homme de goût et d’un homme de cour, captivé par les traditions d’élégance et de sociabilité que le grand Frédéric avait tenté de transplanter de Versailles à Potsdam.

M. de Manteuffel est en effet, avant tout, un conservateur prussien : il en a le piétisme comme l’esprit de discipline et le « loyalisme » envers la couronne. Toute sa carrière n’a été que la constante mise en pratique de la devise nationale : Mit Gott, für Kœnig und Vaterland. L’empereur, qui lui témoigne dans l’intimité une affection de frère et en public une confiance absolue, a toujours été sûr de trouver en lui l’homme de tous les dévouemens. J’ai rappelé plus haut la façon dont M. de Bismarck a décidé le feld-maréchal à se rendre en Alsace. Il s’y est présenté en père plutôt qu’en chef, avec une modeste résignation qui est encore un des traits de son caractère. Quand il reçut, en janvier 1871, l’ordre d’entreprendre la célèbre marche de flanc qui eut pour conséquence de porter la déroute dans l’armée du général Bourbaki et de la rejeter en Suisse, le futur feld-maréchal écrivit le billet suivant à sa femme : « Ma chère Bertha, lorsque ce mot te parviendra, tu sauras déjà par le télégraphe si ton mari a en lui l’étoffe d’un général d’armée ou s’il n’en a que les prétentions. » Rien de plus ; le roi commande, Dieu bénira l’œuvre s’il lui plaît.

À l’âge où l’enfant se transforme en adolescent, M. de Manteuffel a été l’élève de Mme de Krudener, qui lui pronostiqua les plus hautes destinées. La blonde visionnaire paraît avoir transmis à son élève quelque chose de son mysticisme, et cette tendance s’accroît communément avec l’âge. De cette tournure donnée à son éducation première viennent sans doute chez le feld-maréchal l’abnégation et le doux sentimentalisme qui percent dans ses actes. Son caractère est formé d’un curieux mélange de fatalisme historique et de soumission à la volonté divine : on dirait d’un mariage mystique entre Hégel et Mme Guyon. Parfois aussi ses propos trahissent quelque chose de cette philosophie suivant laquelle « les malheurs particuliers font le bien général, de sorte que plus il y a de malheurs particuliers et plus tout est bien, » par la raison que Dieu ne saurait mal faire et que rois et sujets ne sont entre ses mains que des instrumens de ses sacrés desseins. Tel a été à peu près le thème des diverses allocutions que M. de Manteuffel a tenues à son arrivée en Alsace-Lorraine. Il s’est montré tout pénétré de la doctrine de saint Paul sur l’obéissance due aux puissans, doctrine dont il ne fait pas seulement un article de foi, mais bien une base de gouvernement.

Il a certainement une vue exacte de la situation quand, s’attachant à prendre les Alsaciens-Lorrains par le sentiment, il renonce à leur démontrer, contre toute évidence, qu’ils ont gagné au change et qu’il va même jusqu’à concéder qu’ils y ont perdu, ce qui, soit dit en passant, n’est guère flatteur pour l’empire allemand. Mais quand, tout en disculpant la politique de conquête, il recommande aux conquis la politique de la soumission à ce qu’il appelle les « décrets de la Providence, » nous croyons qu’il fait fausse route. L’empereur d’Allemagne, avant lui, avait déjà exhorté à différentes reprises les Alsaciens à se plier aux « arrêts de l’histoire, » à quoi les Alsaciens ont objecté qu’on paraît bien pressé à Berlin de coucher l’histoire par écrit et de tenir pour arrêt historique ce qui pourrait bien n’être qu’un moment de l’idée, suivant la doctrine hégélienne du perpétuel devenir. Il en est un peu de même de ces décrets providentiels que les Allemands ont eu tant hâte d’interpréter en leur faveur. Il faut, pour juger de ces choses, un peu de « reculée, » comme disent les artistes, et le temps seul vous met au point de perspective qui permet d’y voir clair, surtout depuis que les hommes s’appliquent si fort à embrouiller les écheveaux.

Le moindre défaut de cette argumentation théologique est de ne convaincre que ceux qui en tirent profit : il y a longtemps qu’on a dit qu’il existe deux livres, la Bible et les Pandectes, qui jamais ne restent muets pour qui les interroge, et M. de Manteuffel assurément n’ignore pas que, si l’Évangile recommande la soumission à la volonté divine, il enseigne aussi que « les jugemens de Dieu sont impénétrables et ses voies incompréhensibles. » Alsaciens et Lorrains l’ont bien reconnu, et leur perplexité dans leurs cruelles épreuves a été d’autant plus grande que les Allemands eux-mêmes n’ont jamais réussi à se mettre d’accord sur le point de savoir si c’est pour sa punition ou son bonheur que l’Alsace-Lorraine a été conquise par eux. En tout cas, la population victime de cette conquête n’a pu se persuader qu’il fût écrit que son territoire devait être un jour érigé en « pays d’empire, » que l’institution du Landesausschuss fût d’émanation divine, ni qu’il y eût quoi que ce soit qui indiquât la mission providentielle de la Prusse dans les tâtonnemens par lesquels son administration a si bien révélé son origine purement humaine.

Soumis à la Providence, les Alsaciens-Lorrains l’ont toujours été, et la meilleure preuve qu’ils en donnent, la seule que l’Allemagne ait le droit d’exiger d’eux, c’est qu’ils rendent exactement à César ce qui appartient à César : on assure même que César retient au-delà de son dû. Que veut-on de plus ? L’affection, l’amour, la sympathie, ne se commandent pas. On va, ce semble, un peu loin quand on leur fait un devoir de conscience de « devenir d’autant meilleurs Allemands qu’ils avaient été bons Français. » Il faut avoir fréquenté les universités d’outre-Rhin pour saisir d’aussi profondes subtilités. De même, ils se refusent à croire sans preuves à la mission civilisatrice à laquelle prétendent les Allemands : pour se faire missionnaire, il faut avoir un dogme à prêcher, et l’Allemagne n’en connaît point d’autre que la prééminence native de la race germanique. C’est trop peu en vérité. Telles choses qui peuvent être bonnes à dire en famille et même propres à fonder un culte domestique deviennent parfaitement ridicules quand elles sont criées sur les toits, et le Credo quia absurdum n’est plus de notre temps. Si l’Allemagne a démontré qu’elle avait la force matérielle qui peut suffire à légitimer l’esprit de conquête, il lui reste encore à faire voir qu’elle possède à un égal degré la force d’expansion qui seule autorise la prétention à la domination. L’érudition ne fait pas la puissance, pas plus que le savoir n’est la science. Quand les Alsaciens-Lorrains voient l’Allemagne si inhabile à justifier ses grandeurs et si impuissante à s’acquitter envers eux des plus vulgaires devoirs du conquérant, ils doutent de sa mission providentielle et ils lui prouvent en tout cas, par l’abandon où ils laissent l’université de Strasbourg, qui cependant leur impose de si lourds sacrifices d’argent, que l’apostolat que les docteurs allemands ont rêvé d’exercer parmi eux risque de n’être jamais qu’un apostolat in partibus.

Un seul point jusqu’ici est de toute évidence. L’Alsace-Lorraine conquise et la rançon de la France payée, la Prusse, provisoirement satisfaite, entend garder l’enjeu et faire charlemagne. Soit ! si c’est sa façon à elle de faire les choses impérialement. Seulement dans ce jeu de la force et du hasard, elle a mal fait son compte ; trop confiante dans sa puissance matérielle et procédant avec cette absence de mesure qui paraît être un défaut plus particulièrement germanique, elle n’a pas su résister à la tentation d’être inexorable ; elle croyait la France si bien agonisante que la dépouiller ne lui a point suffi et qu’elle l’a mutilée : c’en était trop. La France a bondi sous le coup ; ce qui devait servir à l’achever est devenu pour elle un stimulant. On paraît avoir trop spéculé à Berlin sur la théorie de l’esprit oublieux des peuples, que M. de Bismarck est allé naguère développer à Vienne, avec un sérieux frisant la raillerie. Les peuples oublieux ? Non pas les Allemands, à coup sûr, eux qui n’ont pas encore pardonné aux Français la mort de Conradin, et qui savent si bien concilier leurs intérêts avec leurs sentimens que ces mêmes « grandes ruines des bords du Neckar et du Rhin » qu’il y a quelques mois encore M. de Moltke signalait comme « monumens durables des défaillances de l’Allemagne d’autrefois et de l’insolence de ses voisins, » servent depuis des siècles, avec un succès égal, aux aubergistes à s’enrichir et aux patriotes à méditer. Peut-être le chancelier impérial, en faisant allusion à Vienne aux peuples oublieux, comme le sont en effet volontiers Autrichiens et Français, ne voulait-il, après tout, que mieux marquer la supériorité intellectuelle des Allemands, qui, après avoir inventé l’art de cultiver des ruines et d’en tirer 100 000 florins de rente, ont conservé assez de force d’absorption et de résistance pour ne pas succomber de tristesse sous le poids des ressentimens et des fadaises dont l’école historique se plaît à charger leur mémoire. Ce sont là des qualités que ne leur envient pas à coup sûr les peuples aimables et vraiment sociables qui savent que, sans le don d’oubli, l’humanité ne serait plus possible ni la vie supportable. La France surtout, que les moroses Allemands ont tant plaisir à taxer de frivole, ne demande pas mieux que d’oublier. Elle n’était pas d’humeur, après ses désastres, à se mettre à pleurer en regardant, ébahie et stupide, l’astre allemand monter à l’horizon. Elle est tout aussitôt retournée aux travaux utiles, et elle y eût vite oublié l’énormité de la rançon qu’il lui avait fallu payer, si le vainqueur avait été assez sage pour s’en contenter, car elle ne sait pas garder rancune, surtout pour une affaire de gros sous.

Mais la Prusse, en lui arrachant l’Alsace-Lorraine, l’a frappée d’une blessure trop douloureuse, celle-là, pour être oubliée. Lorsqu’en 1863, l’Angleterre renonça à son protectorat sur les îles Ioniennes, M. de Bismarck n’a-t-il pas dit lui-même avec sa causticité accoutumée : « Un état qui cesse de prendre et qui commence à rendre est fini comme grande puissance ? » La première partie de cet apophtegme est toute prussienne et fait comprendre pourquoi l’oiseau qui symbolise le jeune empire, toutes ailes déployées, les serres grandes ouvertes, prêtes à « empiéter » de toutes parts, et qui tourne vers l’ouest son œil farouche et son bec crochu, a été si amplement pourvu d’organes de préhension par les héraldistes de la couronne : ce sont manifestement des armes parlantes qu’on leur avait commandé de peindre. Quant à ce que le futur chancelier impérial, alors simple comte de Bismarck-Schoenhausen et ministre prussien, disait des nations qui abandonnent bénévolement, par débilité ou indolence, une partie d’elles-mêmes, il ne faisait qu’exprimer sous un tour pittoresque une vérité qui est de tous les temps et qui s’applique à tout organisme, individuel ou social, l’atrophie des extrémités ayant toujours passé pour être, dans un corps vivant, le pire symptôme de marasme.

La France, heureusement pour elle et pour le malheur de l’Allemagne, n’était pas tombée encore à ce point de décrépitude. Elle s’est vivement redressée, et résolue à tous les sacrifices, elle a fait trêve à ses dissensions pour ne pas laisser au vainqueur la joie de la voir s’achever elle-même. L’œuvre de reconstitution de son armée, que les Allemands ont affecté de prendre pour des préparatifs de revanche, n’était de sa part qu’un acte de vulgaire précaution que lui imposait, sur sa frontière éventrée, un voisin qui fait couramment enseigner dans ses écoles que les vraies limites de la France sont celles que le traité de Verdun a assignées il y a dix siècles à Charles le Chauve, et que tout ce qui se trouve en deçà fait partie du domaine germanique « situé à l’étranger » (Deutsche Aussenländer)[3].

Ce qui trompe l’Allemagne, dans la pratique de sa politique de conquête, et ce qui enhardit la Prusse, c’est que cette dernière, imbue des vieilles traditions sur lesquelles s’est fondé son accroissement personnel, à une époque où le droit moderne n’était pas né, n’a guère, jusqu’à ces derniers temps, opéré qu’en famille, et que l’Allemand, toujours subjectif, est trop enclin à juger les autres d’après lui-même. Or l’Allemagne n’offre encore que les élémens d’une race sans cohésion ni individualité ; elle forme un grand tout bien vivace, je l’accorde, fécond surtout, mais politiquement encore confus et grouillant, n’ayant ni conscience de lui-même, ni système nerveux. Véritable vagina gentium, selon l’expression que Jornandès appliquait au VIe siècle à la race gothe, la race allemande est peut-être aujourd’hui, entre toutes les races civilisées, la seule dont on puisse impunément détacher au hasard une bouture ou un bourgeon pour le transplanter ailleurs, sans que l’ensemble s’en ressente et avec des chances d’autant plus certaines de succès qu’un groupe quelconque d’Allemands renferme toujours suffisamment de marchands, de pédagogues et de femmes prêtes à accepter dans toute leur étendue les durs labeurs de la maternité, pour fonder un centre nouveau ou une colonie viable. C’est là qu’est la force de l’Allemagne, mais en même temps le secret de son incapacité politique et de son impuissance comme nation. Le trop plein de population qu’elle épanche sur le monde entier s’absorbe et se résorbe sans garder trace de son origine ni regret du foyer natal. Un Allemand américain n’est pas un Américain allemand. Ce fait a été vérifié si souvent que les philosophes allemands, qui aiment à se rendre compte de tous les phénomènes, en ont déduit que leur race n’est apte qu’à « se réaliser hors d’elle-même. » Peut-être est-ce pour cela qu’elle s’est faite conquérante sur le tard. En d’autres termes qui, ceux-là, n’ont rien de métaphysique, l’Allemand ne prend toute sa valeur qu’employé en coupage : la pureté de race dont il est si fier est justement ce qui le rend politiquement et socialement si inerte, si passif et si docile à subir la loi du plus fort.

En France, où, depuis quatorze siècles, les peuples les plus divers se sont rencontrés et fondus, au point qu’on peut demander sur quelle partie de son territoire on trouverait encore à l’état natif la race latine dont les Allemands, dans l’intérêt de leur théorie conquérante, la prétendent entièrement peuplée, il s’est produit une évolution tout inverse. Du mélange des races et de la puissante unité des institutions est née chez elle une nation singulièrement sensible, élastique et nerveuse, présentant tous les caractères d’un organisme supérieur, dont chaque fraction concourt et est indispensable à l’harmonie de l’ensemble. Aussi, quand un vainqueur, habitué à tailler dans le vif, a cru tout simple de l’amputer de deux de ses provinces, il n’a pu empêcher qu’elle n’éprouve ce phénomène physiologique qui, par une illusion des sens, reporte la sensation de la douleur jusqu’à l’extrémité du membre qui n’est plus. La France est aujourd’hui comparable à l’invalide qui croit sentir des rhumatismes dans sa jambe de bois. La moindre brume à l’horizon politique reportera toujours tout d’abord sa pensée vers l’Alsace-Lorraine, lors même qu’aux jours de calme elle paraîtrait l’oublier. L’une a besoin de l’autre ; car, de part et d’autre, tout a été atteint et lésé par le déchirement.

L’Alsace-Lorraine en particulier a besoin de la France : sans elle, on ne l’a que trop vu depuis, elle languit et déchoit, et les autonomistes se font de singulières illusions quand ils s’imaginent qu’il suffirait qu’ils fussent au pouvoir pour qu’il en fût autrement. L’Alsace est justement un de ces groupes allemands qui « se sont réalisés hors d’eux-mêmes ». Aux qualités plus solides que brillantes que l’Alsacien tire de son origine germanique, l’influence française a infusé ce quelque chose qu’on nomme le savoir-faire, que les Allemands soupçonnent à peine et qui est, chez l’être destiné à vivre en société, l’art de mettre en valeur les dons naturels ou acquis et de leur donner cours dans le commerce de la vie. Cela s’appelle, selon les circonstances, tour de main, entregent, adresse, habileté et même coquetterie. La population alsacienne, que son naturel non moins que son plantureux pays tendent à rendre un peu indolente et lourde, sentait bien les heureux effets de cette forme de l’influence française, qui la stimulait et la forçait à s’ingénier ; elle s’en rend compte mieux encore depuis que cette influence a cessé. Je n’en veux pour preuve que l’opinion des filles à marier, dont le chiffre a tant grossi en Alsace-Lorraine depuis que la jeunesse masculine a pris l’habitude d’émigrer : autant les villageoises étaient naguère ardentes à se disputer les jeunes rustauds que le régiment français avait débrouillés, autant maintenant les séductions des prétendans qui ont été se façonner outre Rhin à la raideur pédantesque de l’Allemand les laissent indifférentes et dédaigneuses.

Il faut que les Allemands en prennent leur parti et corrigent sur ce point leurs notions anthropologiques : la population alsacienne a décidément cessé d’être de pure race germanique. Dans les premiers temps de la conquête, ils aimaient à se dire, pour se consoler, que plus les Alsaciens faisaient preuve d’attachement à la France, plus ils trahissaient à leur insu leur qualité d’Allemands, dont la fidélité est un des plus nobles privilèges. Toutefois, si Allemand que l’on soit, on ne peut se contenter toujours d’explications aussi transcendantes, et il leur a bien fallu reconnaître que ce prétendu « vernis » français, qu’ils s’étaient fait fort de faire éclater d’un coup d’ongle, a résisté à tous leurs coups de griffe. La vérité est que l’Alsacien est devenu un métis, et il n’a pas sujet d’en avoir honte, puisque c’est à ce prix qu’il lui a été donné de réunir en lui les qualités de deux races si différentes. Ayant perdu de l’Allemand la susceptibilité chagrine, il ne s’offusquait même pas d’être traité parfois par les Français en bardot de la maison, car si peu que l’on soit, c’est quelque chose déjà d’appartenir à une bonne maison.

IV.

C’est, selon nous, une illusion et une crainte chimérique de croire qu’avec l’aide du temps l’éducation prussienne pourra parvenir à modifier sérieusement cette situation. Les générations ne se font pas tout d’une pièce ; elles se transmettent l’une à l’autre ce qui les a faites grandes, prospères, civilisées, et le régime allemand réussît-il à faire oublier aux Alsaciens jusqu’à leur énergique et pittoresque patois, pour mettre à la place la langue zézayante et prétentieuse qu’on parle en Brandebourg, qu’ils ne resteraient pas moins imprégnés de ce levain français qui les rend à jamais incapables de devenir de bons et féaux Allemands : M. de Manteuffel doit le reconnaître déjà.

C’est bien moins encore de la force purement matérielle que l’Allemagne peut attendre le triomphe final du pangermanisme en Alsace-Lorraine. Pour prétendre avoir raison de sentimens aussi profondément enracinés dans la population conquise et de la vitalité que la France tire de son unité, pour enrayer l’action latente et continue qui crée les sympathies et les antipathies, c’était en vérité trop peu de restaurer dans sa brutalité le droit de conquête et d’inventer les nations armées. Pour écraser et anéantir, il faut un prétexte, que l’Alsace aussi bien que la France se gardent de fournir. Il faut aussi, pour rester vraiment fort, l’être plus que tout autre, et quelque zèle qu’y mette la Prusse, elle ne pouvait sérieusement prétendre, en temps de concurrence universelle, conserver le monopole du militarisme. C’est à elle-même qu’elle doit s’en prendre de se trouver dépossédée de ce monopole. Ayant été la première à industrialiser la guerre en la dépouillant de tout ce qu’elle avait d’héroïque, pour en faire une machine où la force agencée et débordante du nombre supplée à la bravoure et qui a remplacé l’arme blanche par le tir plongeant, elle a réduit tout le problème à une question d’outillage, c’est-à-dire d’argent. Aussi, comme il arrive souvent, ce sont les inventeurs qui ont été les premiers ruinés par leur invention, si bien qu’on les a vus rapidement tomber, de chute en chute, du militarisme dans le paupérisme, le socialisme, le protectionnisme et le pessimisme, tous vilains mots de même terminaison et qui ont même fin. C’est beaucoup de chutes et tomber de bien haut par pur amour du soldat et du territoire alsacien.

On dirait, par la tournure imprimée à sa politique, que l’empire allemand a pris à tâche de démontrer qu’il n’est pour la civilisation qu’un embarras, une gêne et une inquiétante menace, et il faut avouer que cette démonstration est bien près d’être complète. L’Autriche elle-même, la seule alliée avouée qu’il conserve, s’est vue contrainte d’aviser aux moyens de n’être pas coupée du reste de l’Europe par les lignes douanières dont l’Allemagne renforce ses lignes de forteresses, afin d’arracher au commerce l’argent dont elle a besoin pour continuer à vivre. M. de Moltke en parlait à son aise, en soldat qui sait que la Prusse aime le militaire et ne sait rien lui refuser, quand il affirmait la nécessité de maintenir pendant un demi-siècle l’état de paix armée. C’est un état qui coûte cher, surtout à un pays encore si inexpérimenté dans l’art de produire honnêtement des capitaux. Après que toutes les sources de revenus où le fisc peut puiser ont été tour à tour desséchées, il ne reste plus guère à l’Allemagne, comme « matière imposable » que le tabac, dont M. de Bismarck médite de soumettre la vente au monopole de l’état. Maigre filon pour le budget, dans un pays dont la population montre si peu de répugnance à fumer des feuilles, des fanes et des herbes quelconques, pourvu qu’elle en puisse tirer beaucoup de fumée à bon compte ! Pour rendre en Allemagne le monopole des « tabacs » vraiment productif, il faudrait énergiquement se décider à soumettre du même coup à l’exercice fiscal tous les vergers et les potagers de l’empire, ce qui serait d’ailleurs un admirable moyen d’accroître promptement l’armée des fonctionnaires impériaux.

Le mauvais état financier de l’Allemagne préoccupe bien légitimement de plus en plus M. de Bismarck, depuis surtout qu’il est devenu évident pour tout le monde que le seul embarras sérieux que sa politique antifrançaise ait en définitive réussi à créer à la France, est l’embarras des richesses. Cela est bien propre à bouleverser toutes les notions économiques du chancelier. Mais à la différence de la majorité de ses compatriotes, il ne s’attarde pas à rechercher la raison des choses, surtout quand ces choses font obstacle à ses vues politiques. Il a coutume d’aller droit à l’obstacle, et puisque la France se permet d’être redevenue plus riche que l’Allemagne et d’avoir chaque année de l’argent de reste, tandis que sa rivale ne sait plus où en prendre pour soutenir son état et son rang militaire, M. de Bismarck avait tout simplement conçu le plan hardi de mettre l’empire germanique en mesure de faire des économies tout en gardant l’Alsace-Lorraine, et de stériliser entre les mains de la France l’argent qu’elle voudrait appliquer aux dépenses de la guerre. C’est dans cette vue qu’il méditait, au printemps dernier, de surprendre l’Europe par une proposition de désarmement général, dont le vieil empereur d’Allemagne eût pris l’initiative. On devine l’apparence de sereine grandeur qu’à l’aide de quelques habiletés de rédaction une telle invitation aurait prise sous la plume de l’auguste octogénaire et l’émotion universelle qui en fût résultée. L’Europe est tellement excédée par ces armemens à outrance, auxquels ne peuvent même plus se soustraire des pays comme la Belgique, la Suisse et les états Scandinaves que la nature ou la diplomatie suffisait autrefois à protéger, et la plupart des puissances souffrent si douloureusement des extravagantes autant qu’improductives dépenses que la situation générale leur impose, qu’une semblable proposition avait beaucoup de chances d’être accueillie par acclamation, si ce n’est par la France, que l’état prospère de ses finances affranchit des préoccupations d’argent et à laquelle le soin de sa sécurité et de son influence commande de ne point interrompre une réorganisation militaire qui commence à peine à fonctionner avec un peu de régularité. C’est bien ce que prévoyait M. de Bismarck, dont toute la politique extérieure ne vise qu’à isoler et à affaiblir la France, depuis que l’intervention inopportune de la Russie et de l’Angleterre l’a empêché, en mai 1875, d’en achever l’écrasement. De deux choses l’une : ou la France aurait refusé de condescendre pour sa part au vœu du vieil empereur, et dans ce cas les clameurs de la presse d’outre-Rhin l’eussent dénoncée, à la face de l’Europe et du peuple allemand, comme nourrissant effectivement ces arrière-pensées de revanche dont on l’avait toujours soupçonnée et qu’il devenait urgent de réprimer une fois pour toutes ; ou bien, au contraire, la France, craignant de se trouver encore une fois isolée en Europe, consentait à adhérer au programme commun de désarmement, et c’était pour l’Allemagne la plus belle partie qu’elle pût rêver de gagner, car toute la richesse française eût perdu de ce jour toute puissance politique. M. de Bismarck avait par surcroît pris ses précautions pour assurer au groupe germanique, par le renouvellement simultané, pour une longue période, des budgets militaires autrichien et allemand, une supériorité effective sur les autres puissances, dont les dépenses de guerre sont soumises à un vote annuel, qu’il est en conséquence facile de surveiller. Bien plus, la disposition nouvelle introduite dans la loi allemande au sujet des exercices annuels des hommes de la réserve aurait permis à l’Allemagne, par un artifice inspiré des traditions fondées par Scharnhorst, Gneisenau et le baron de Stein, d’accroître d’année en année, par les moyens les plus économiques, les forces utiles de son armée, sans enfreindre la lettre de la convention de désarmement.

Si cette combinaison profonde, qui a été sur le point d’aboutir en avril dernier, avait réussi, le pangermanisme aurait eu libre carrière, de Flessingue au Saint-Gothard et à la Leitha, sans avoir à redouter aucune intervention gênante, et le jour où l’Europe, se sentant devenir cosaque à ce régime qui l’eût retenue désarmée et impuissante sous l’œil de M. de Bismarck et en face de l’envahissement allemand, aurait voulu dire son mot et rompre le traité, elle se fût sans doute aperçue qu’elle se ravisait trop tard pour soustraire la Belgique, la Hollande, la Suisse et les provinces allemandes de l’Autriche aux conséquences de l’infiltration germanique. Quant à l’Alsace-Lorraine, privée de l’espoir de délivrance qui l’a soutenue jusqu’ici dans sa foi en des temps meilleurs, elle n’aurait plus eu pour ressource que de se plier définitivement à sa destinée, et l’Allemagne, pour témoigner à M. de Bismarck sa reconnaissance de l’avoir allégée du poids des dépenses militaires qui l’écrase, eût été trop heureuse de lui donner carte blanche pour dépecer à sa guise le « pays d’empire » et rayer jusqu’au nom d’Alsace-Lorraine du catalogue des questions européennes.

Le programme était vraiment beau, car il ne tendait à rien moins qu’à retourner de la façon la plus inattendue, au profit exclusif de l’Allemagne, une situation presque désespérée maintenant et à préparer un splendide couronnement à l’œuvre impériale. Il a malheureusement suffi d’une lubie des électeurs anglais pour faire crouler du jour au lendemain tout l’échafaudage, et le prince de Hohenlohe, que M. de Bismarck avait rappelé tout exprès de Paris pour lui céder le contre-seing dans cette circonstance, tandis que lui-même se proposait d’aller se reposer dans ses terres, afin de mieux tromper la France sur le caractère de la proposition et lui rendre plus difficile un refus, doit se demander aujourd’hui si c’est pour l’envoyer échouer sur les îles Samoa qu’on l’a fait revenir « temporairement » de la rue de Lille à la Wilhelmsstrasse.

Ainsi s’illumine d’une singulière clarté toute la politique allemande des derniers six mois, depuis l’étrange bonne humeur de Vienne jusqu’à l’effarement non moins étrange qui a été la suite immédiate des élections anglaises. Il semble, à voir le désarroi subit où ce simple fait d’une modification devenue nécessaire dans le gouvernement britannique a jeté la politique de la chancellerie de Berlin, que M. de Bismarck ait mis tout son enjeu sur ce projet de désarmement pour lequel il s’était assuré le concours de l’Autriche et du ministère Beaconsfield, et par lequel il espérait arriver tout au moins à tirer l’Allemagne de ses embarras financiers. Ses velléités de villégiature se sont trouvées brusquement et indéfiniment ajournées, et il lui a fallu d’urgence reporter son attention vers la politique intérieure pour tâcher de trouver sur la route de Canossa un appui qu’il sent ailleurs lui échapper de toutes parts.

Cet effondrement de sa politique étrangère en marque le point faible, en ce qu’il montre combien elle s’accommode peu des fluctuations de la vie parlementaire même chez les peuples voisins, et qu’elle ne doit ses succès qu’à des coups de surprise opérés à la faveur de l’inertie générale. L’histoire hésitera peut-être à reconnaître à M. de Bismarck les qualités de grand politique et de véritable homme d’état, mais elle le consacrera assurément diplomate accompli. On ne se souvient pas assez que c’est à Francfort, au sein de la défunte diète germanique, où s’agitaient dans une confusion si naïve toutes les mesquineries humaines, que le futur chancelier impérial a fait ses premières armes ; c’est là qu’il put s’exercer à loisir au mépris des hommes et au dédain de l’opinion publique, qu’on dit être les deux qualités primordiales de quiconque aspire à la domination, et c’est au sortir des séances de la diète que, dans ses lettres familières à sa femme et à sa sœur, la comtesse d’Arnim, il s’essayait à ses premières boutades sur la comédie politique. Ç’aura été le coup de maître de ce grand ironique d’avoir réussi, dans l’intérêt de la politique prussienne, à faire, vingt ans durant, de l’Europe entière une immense diète de Francfort, dont il s’est amusé à jouer avec l’habileté d’un homme rompu à toutes les roueries de la procédure austrégale. Il a fait ainsi travailler, à tour de rôle, chaque puissance pour le roi de Prusse, ne payant jamais qu’en billets à La Châtre. Mais l’Europe paraît lasse enfin de travailler pour M. de Bismarck et son roi, car elle sait maintenant ce qu’il lui en a coûté d’inquiétudes, de troubles et d’argent, d’avoir laissé défaire, au profit de la Prusse, l’équilibre constitué par la paix de Westphalie et consacré par les traités de 1815. La conquête de l’Alsace-Lorraine et la ferme volonté du conquérant de se maintenir à tout prix en état de défendre cette conquête par les armes, ont été cause de tous les maux dont le monde civilisé gémit depuis lors, sans y entrevoir encore de remède ni d’issue. Qu’on supprime par la pensée la question alsacienne, qu’on suppose que le vainqueur se fût montré modéré dans la victoire, et tout aussitôt on se convaincra que toutes les misères politiques et économiques dont l’Europe souffre depuis dix ans, les appréhensions qui l’agitent, les dépenses improductives qui la ruinent, les suspicions qui la divisent et la troublent auraient fait place aux bienfaits d’une paix longue et féconde dont tout entière elle aurait eu intérêt à se faire garante et dont l’Allemagne eût été la première à tirer profit.

Nous le concédons cependant, car le temps des récriminations est passé et ces heures douloureuses sont assez loin de nous pour qu’on puisse en parler froidement, il était bon que l’expérience se fît. Sans elle, on n’aurait jamais soupçonné les trésors d’idées fausses et de dangereuses illusions, ni l’abîme de haines, de jalousies et d’envie que recelait dans son sein, sous des dehors placides et sérieux, cette agglomération de quarante millions d’hommes installée au centre de l’Europe, race intelligente et forte, mais encore inexpérimentée et naïve, dépourvue d’imaginative, mais prompte à se rendre malade à force d’imagination quand la satisfaction de ses appétits est en cause, ayant entrevu en rêve son unité, aux dépens du voisin, avec des yeux d’enfant qui écoute des contes de fées, professant sur les moyens de s’enrichir des idées qui retardent de mille ans, et capable de se ruer à la conquête autant qu’elle est docile à se laisser tourner la tête par les pires sophismes de l’école. La campagne de France et l’acquisition de l’Alsace-Lorraine auront servi d’exutoire à tant de passions confuses et d’âcres humeurs, et s’il en reste encore hélas ! au cœur de bon nombre d’Allemands un fonds peut-être inépuisable, du moins ceux que ces passions inassouvies menacent sont maintenant prévenus et en garde. La Prusse et l’Allemagne ont pu en prendre à leur aise et accomplir en toute liberté leur programme jusqu’au bout : tant mieux, puisqu’on a vu plus clairement ainsi ce que veut ce programme. Leur victoire même était nécessaire pour rendre la leçon profitable et complète, car une défaite subie par elle n’eût été qu’un ajournement. L’expérience, telle que l’Europe l’a laissée s’accomplir, s’est faite de plus dans les meilleures conditions scientifiques, et c’est ce qui la rend si instructive pour tous et si particulièrement humiliante pour ce peuple de savans, qui avait fondé le bon accueil qu’il attendait des Alsaciens sur la couleur de leurs cheveux et de leurs yeux, la forme de leurs crânes, leur patois et d’autres analogies de race trahissant incontestablement l’extraction germanique, — et qui pourtant les a trouvés aussi obstinément rebelles au joug allemand que le furent jamais Irlandais, Polonais ou Vénitiens contre leurs occupans étrangers.

L’expérience est en bonne voie, mais elle n’est pas achevée : la leçon aura coûté assez cher pour faire désirer qu’elle soit décisive. Il faut que l’Allemagne, qui a prétendu restaurer la politique de la force, éprouve ce que cette politique a de vain. Elle a inventé les nations armées ; il ne faut pas que, pour jouir du fruit de ses victoires, elle puisse, par un désarmement, échapper à la ruine. Que l’Europe maintienne donc ce qu’elle a permis qui se fît : le temps et l’Alsace-Lorraine se chargeront du reste, et la France, que vise spécialement la politique prussienne, est heureusement assez riche pour soutenir victorieusement cette lutte d’armemens à outrance.

Aussi bien, c’est le désir des Allemands eux-mêmes de ne point désarmer : ils tiennent à jouir de leur nouvelle loi militaire, comme le Reichstag l’a déclaré par un vote récent. M. de Bismarck, qui ne dédaigne aucun petit moyen quand il le croit propre à concourir au succès de ses plans, avait songé, alors qu’il caressait le projet auquel j’ai fait allusion plus haut, à y préparer en Europe une opinion publique favorable. C’est dans ce dessein qu’il a personnellement correspondu avec le professeur Sbarbaro de Naples, le sénateur Jacini de Rome et le député de Bühler de Stuttgart. Celui-ci n’était pas le premier venu : administrateur des domaines de la famille de Hohenlohe, il s’est persuadé qu’en lui faisant l’honneur de lui écrire, le chancelier attendait de lui une collaboration sérieuse et qu’il remplirait un devoir envers ses maîtres en servant la cause du désarmement européen. Aussi, oubliant que de tous les genres d’esprit, le meilleur est encore l’esprit d’à-propos, il est venu en toute candeur porter à la tribune une proposition qui retardait de quinze grands jours sur les événemens, — mais ce n’est pas pour ce motif que le Reichstag l’a repoussée presque unanimement. Au fond, comme il lui arrive parfois, le parlement n’avait une fois de plus rien compris du tout à l’économie de la loi que M. de Bismarck lui avait fait voter : il croyait sérieusement que l’Allemagne avait un urgent besoin des forces nouvelles qu’on avait obtenues de lui. Le résultat le plus clair de toute cette campagne du « septennat », un instant si grosse de périls pour l’Europe, aura été en définitive de conduire un peu plus vite le peuple allemand à la ruine et à la réduction à l’absurde de la politique militaire de ses gouvernans. Son budget se trouve grevé pour sept ans de plus d’un supplément d’une trentaine de millions de charges annuelles, et les exercices périodiques imposés aux hommes de la réserve, — vrai chef-d’œuvre d’invention au cas où les projets de désarmement eussent abouti, — n’auront d’autre effet, dans les circonstances actuelles, que de précipiter l’émigration de tous ceux qu’atteint cette nouvelle charge personnelle ainsi que la menace d’un impôt militaire. La politique de M. de Bismarck paraît déjà entrée dans sa saison d’automne : il assiste à la récolte des fruits qu’il a si abondamment semés. Après la ruine financière et la stagnation industrielle et commerciale, voici venir maintenant l’exode et le dépeuplement de l’Allemagne valide. L’industrie allemande se plaint non sans raison d’avoir perdu ses meilleurs débouchés, surtout en Amérique, pour la plupart de ses produits, mais l’Amérique restera toujours prête à accueillir les populations germaniques que les flottes marchandes de Brème et de Hambourg suffisent à peine à y déverser assez vite au gré des émigrans. Le dernier mot de la « culture » allemande sous le nouvel empire serait-il donc la production et l’élève d’enfans qui, à peine arrivés à l’état d’hommes faits et d’instrumens productifs, n’ont rien de plus pressé que de s’exporter eux-mêmes dans les solitudes du Far-West ? On le croirait en voyant où le système prussien a conduit l’Allemagne tambour battant.

Et pourquoi tout cela ? Uniquement pour défendre, retenir et garder l’Alsace-Lorraine coûte que coûte. Voilà dix ans bientôt que l’Allemagne geint, s’épuise et se mine sous l’appréhension d’une revanche imminente, dont la Prusse ne se lasse point d’agiter devant elle le fantôme. Que la Prusse y ait intérêt, cela n’est douteux pour personne, et d’ailleurs il n’est pas mauvais que l’Allemagne, pour sa punition, demeure sous l’obsession de ce perpétuel cauchemar, qui, dès les premières heures, a troublé la joie de son triomphe et qui devient plus angoissant à mesure que la France se relève. Assurément non, la France n’oublie pas et ne peut oublier ses provinces perdues, mais où trouver, même en Alsace-Lorraine, l’homme assez fou pour lui conseiller d’engager une fois de plus le jeu aventureux des batailles, en vue de combattre une politique d’un autre âge qui ne vaut pas en vérité qu’on lui sacrifie une vie d’homme, alors que le cours pacifique des événemens se charge si bien, à lui tout seul, de faire voir ce qu’une telle politique a de fatalement débile ?

Une revanche ! pourquoi faire et à quoi bon ? Dans l’espoir de récupérer les milliards ? Que l’Allemagne se rassure : sa pauvreté la protège à cet égard bien mieux que ses forteresses. « Où il n’y a rien, le roi perd ses droits, » disait-on en France au temps où les rois y régnaient, et il en serait absolument de même pour une république, si triomphante qu’elle pût être et quelque âpreté qu’elle voulût mettre à pressurer ce pays épuisé. Ou bien serait-ce pour tenter de reprendre l’Alsace-Lorraine de vive force ? Hé ! qui ne voit que la pire des revanches que les Allemands eussent à redouter est justement celle que leur inflige le souci de la possession et de la garde de cette province qui avait allumé leurs convoitises, et les avait surexcités jusqu’à la frénésie, et qui les navre et les ruine depuis qu’ils l’ont ravie ? Ils expérimentent à leurs dépens que la conquête est devenue, au siècle où nous sommes, le plus onéreux des moyens d’acquérir et que c’est de nos jours une mauvaise et chanceuse industrie de demander sa subsistance aux dépouilles du voisin. Cette dure leçon, qui atteint le conquérant tout à la fois dans son orgueil de race et dans sa fortune, les deux choses qui lui sont le plus chères, ne vaut-elle pas la plus sanglante des revanches et n’est-elle pas aussi de beaucoup plus efficace que toutes les considérations humanitaires que les apôtres de la paix pourraient imaginer pour tenter de réveiller sa raison et d’attendrir son cœur ?

V.

Que l’Alsace-Lorraine se console de l’abandon où elle paraît laissée et qu’elle ne perde point courage. Si elle fait pour le moment moins de bruit dans le monde que les petites peuplades qui absorbent l’attention de l’Europe dans la péninsule des Balkans, la tâche dont elle s’acquitte, en résistant avec tant de noble patience à la politique de la force, est plus grande et promet d’être, en définitive, plus durable et plus féconde que tout ce que pourront engendrer jamais les habiletés de la diplomatie et les rivalités de races. Dans le désarroi universel, c’est à elle qu’il est réservé d’accomplir, par la rude leçon qu’elle donne aux vainqueurs, la grande œuvre de débarrasser à la fois l’Europe et la civilisation des vieilles idées de domination physique et de puissance purement matérielle. En usant le système prussien, comme elle contribue à le faire, et en contraignant le jeune empire germanique à prendre sur lui-même la revanche du droit civilisé contre le droit barbare, l’Alsace-Lorraine nous paraît remplir une mission civilisatrice bien supérieure à celle à laquelle l’Allemagne prétendait ambitieusement. Voilà près de dix ans que chaque jour elle lui fait éprouver combien, dans notre société moderne, les moindres faits économiques et sociaux se rient des calculs des politiques les plus profonds et des prévisions des plus puissans chefs d’armée. Faible et délaissée, elle a quelque droit d’être fière en voyant que, par amour pour elle, un grand empire se ruine et un autre grand pays se relève ; dominée et comprimée, elle ne fait que mieux sentir que si, par accident, il peut arriver à la force de primer le droit, elle reste néanmoins impuissante à le fonder et qu’il sera toujours vrai de dire que « force n’est pas raison ». Si la politique allemande s’est montrée tellement vaine et débile qu’il a suffi, pour y faire échec, d’un million et demi d’hommes ayant le sentiment de leur dignité et la conscience de leurs droits, c’est parce que cette politique n’a d’autre base qu’un entassement de sophismes et d’anachronismes. « Il a été, disait Voltaire, plus facile aux Hérules, aux Vandales, aux Goths et aux Francs d’empêcher la raison de naître, qu’il ne serait aujourd’hui de lui ôter sa force quand elle est née. » On n’y a pas assez songé dans le pays qui a servi de berceau aux Vandales, aux Francs et aux Hérules, tandis que les Alsaciens, pour leur part, ont senti comme d’instinct que la raison finit toujours par avoir raison. Leur mérite est d’être demeurés assez patiens, assez maîtres d’eux-mêmes, assez fermes dans leurs convictions pour laisser à l’heure de la raison le temps de venir, et certains signes indiquent que cette heure n’est peut-être plus loin.

Il nous répugne de mêler la Providence aux choses peu édifiantes dont nous sommes depuis si longtemps les témoins et où les mobiles humains les moins avouables ont tenu tant de place ; mais, s’il est permis de reconnaître son intervention quelque part, n’est-ce pas bien plutôt dans le tour inattendu que les événemens ont pris depuis la guerre que dans le succès éphémère d’une entreprise violente machinée de longue main contre un adversaire trop confiant ? Ne semble-t-il pas à M. de Manteuffel que les desseins d’en haut se soient étrangement éclairés depuis neuf ans, et qu’il apparaisse plus distinctement chaque jour que les voies des Hohenzollern ne sont pas toujours, quoi qu’ils disent, celles de Dieu ! Le beau thème à sermons pour des prédicateurs de cour, et comme le pasteur Adolphe Stœcker ferait mieux de le méditer que de déclamer contre la race d’Israël, au nom de l’empire germano-chrétien de ses rêves !

Puisque les Allemands ont tant de goût pour le rétrospectif, et qu’au demeurant les amertumes et les désillusions de l’heure présente semblent les inviter à faire des retours sur eux-mêmes et sur le passé, qu’ils méditent les croisades. Alors, comme il y a dix ans, l’Europe vit se dresser des soldats de Dieu, allant, en justiciers, faire sentir la force de leurs bras et leur influence civilisatrice à une race mécréante. Qu’advint-il pourtant ? L’Islam, soumis à tant de rudes assauts, en mourut si peu qu’il n’a pas cessé de donner, depuis lors, de la tablature à la diplomatie, tandis que papes, empereurs, rois, seigneurs et vassaux ne rapportèrent qu’affaiblissement, corruption et ruine de cet Orient, où ils avaient été quérir gloire, domination et profits. Ce qui en résulta est bien connu : il n’est pas d’élève de troisième qui n’ait eu, en son temps, à disserter sur cette matière, et la docte Allemagne en sait assurément là-dessus tout aussi long que nous. Les seigneurs, à court d’argent, durent vendre leurs terres, lambeaux par lambeaux, et se mettre à la merci des prêteurs et des trafiquans ; la féodalité en reçut ses premiers coups, et les rois de France qui, plus que les autres monarques, firent souvent preuve de ce bon sens qui est la marque des esprits vraiment politiques, renonçant à leur ligue avec une noblesse déclinante pour prendre désormais le parti du peuple contre les grands, du village contre le manoir, faisaient faire à l’unité nationale ce premier pas que maintes monarchies, en Europe, ont encore à franchir. Des velléités d’oppression et de domination, dont s’étaient grisés pendant tout un siècle les puissans de la terre, jaillissaient ainsi à l’improviste les premières lueurs de la liberté : la philosophie de l’histoire est pleine de tels enseignemens et de semblables contrastes. D’autre part, les préjugés de races, qu’avaient entretenus les écoles monastiques du temps, dont les universités allemandes se montrent sous ce rapport les dignes héritières, ne purent tenir devant la révélation d’un état de civilisation plus avancé que celui des soi-disant civilisateurs. Les horizons humains s’étant élargis en tous sens, les goûts devinrent moins grossiers ; les esprits, affranchis, s’ouvrirent aux idées de justice ; ils s’initièrent aux belles choses, aux sciences, aux lettres, aux arts ; le commerce s’enhardit, le crédit se fonda, les préventions entre peuples s’atténuèrent par degré ; on alla jusqu’à s’habituer à compter les Sarrasins pour des hommes et à concéder que le sultan Saladin valait bien un baron. En un mot, l’Europe, qui s’était élancée à l’assaut de la barbarie musulmane, commença à se connaître, et ce fut au contact des vaincus qu’elle se poliça… Quelque chose d’analogue semble se passer en Alsace-Lorraine, où les conquérans, dépouillant peu à peu leurs préjugés, apprennent à raisonner moins faux et leurs femmes à se mettre avec goût.

N’oublions pas deux autres fruits des croisades, que le génie de Cervantès a faits inséparables : le don-quichottisme et les moulins à vent. Il serait en vérité dommage pour tout le monde que ce fussent les seuls fruits que l’Allemagne retînt de sa propre croisade contre le « latinisme, » car elle mérite mieux que cela. Avec son esprit réfléchi et méditatif, elle ne peut manquer de reconnaître, à mesure qu’elle sentira davantage l’atteinte du besoin, que c’est de viande creuse qu’on s’efforce de la nourrir depuis trop longtemps et qu’elle s’est laissé égarer et duper par son école historique, qui, tout à l’opposé d’une autre bruyante école, a le tort grave de ne tenir aucun compte du « document humain » et de ne spéculer que sur de vieilles idées et sur d’abstraites théories de races, n’ayant plus, de nos jours, d’application que dans le monde des éleveurs ; prétendre les expérimenter sur l’humanité est faire œuvre de paléontologistes. Ne sont-ce pas d’ailleurs les princesses allemandes qui ont été les premières en cela, depuis qu’il existe des princesses en Allemagne, à travailler à la fusion des races en pratiquant la sage doctrine internationale du libre échange des cœurs et en n’écoutant dans leurs alliances que la loi des affinités électives, dont le grand Goethe lui-même a fait voir le danger de contrarier le cours ? L’Alsace-Lorraine, qui, pour son malheur, ne jouit pas des mêmes libertés que les nobles filles d’Allemagne, se donne du moins l’amère consolation de faire éprouver à ses conquérans qu’en s’en prenant à elle, au nom de leurs doctrines ethnographiques, et en voulant la posséder à tout prix, il leur faut payer cher l’erreur d’avoir trop cru à Arndt et à sa formule. C’est une formule à rectifier, chose grave pour un peuple qui ne sait se conduire dans la vie que soutenu par de telles lisières, et, pour comble d’humiliation, c’est dans leur propre langue que l’Alsace-Lorraine lui donne cette leçon.

Il y a toujours péril à trop juger des autres d’après soi-même et surtout à trop vivre dans le pays des chimères et du bleu. Il est bon de se défier du mirage qu’exerce l’éloignement, dans le temps comme dans l’espace, et il est bien rare qu’un retour aux pays déjà visités ne désenchante pas. Ce n’est que par les idées neuves que la civilisation et l’humanité progressent, et l’Allemagne a commis la faute de partir en guerre avec une idée aussi vieille qu’elle est fausse, en prêchant la théorie des races et la suprématie de la force. L’ère de Barberousse est passée pour ne plus revenir, son empire ne se refait plus, et ce n’est que dans Hégel qu’on trouve des recommencemens. Ce qu’elle a pris, bien à tort, pour un effet de son génie, n’était en réalité que la conséquence d’un développement social que d’heureuses circonstances avaient tenu à l’abri des coûteux et décevans déboires de la politique et des douloureuses complications de la lutte pour l’existence. La première expérience que Teutonia ait eu à faire à son réveil, après que M. de Bismarck l’eut mise dans ses meubles, ce fut de voir combien la vie avait renchéri depuis Arminius et ce qu’il en coûte aujourd’hui pour tenir un grand train de maison.

Tacite avait bien raison de supposer que c’était par un effet de la bonté du ciel que les Germains de son temps ignoraient l’usage des métaux précieux, car depuis que leurs arrière-neveux ont atteint la fortune et que la muse allemande a chaussé la demi-botte, les malheurs ont fondu sur eux, les sonnets cuirassés ont tué l’idylle, la poésie s’en est allée avec le calme de l’esprit et le contentement du cœur, et les temps sont si changés que Lottchen n’a plus rien à distribuer en tartines à ses petits frères.

Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux.
Ces deux divinités n’accordent à nos vœux
Que des biens peu certains, qu’un plaisir peu tranquille.

À la sentimentale Gemüthlichkeit d’autrefois a succédé le plus désolant prosaïsme, et les privat-docenten eux-mêmes, ces jeunes lévites dont l’Allemagne savante aimait à se faire gloire, renonçant au culte désintéressé de la science, sollicitent maintenant des emplois de bureau pour ne pas risquer de mourir de faim. Tout ce qui faisait naguère encore le charme et la séduction de l’existence un peu végétative des Allemands s’est dissipé sans retour devant les prétentions aussi ridicules que peu justifiées à la suprématie et à la domination du monde. À leur tour, ils paraissent arrivés à leur « moment psychologique ; » heureusement qu’eux du moins ont, pour le traverser et surmonter vaillamment l’épreuve, la forte armure de ces vifs sentimens de piété dont ils se sont tant de fois vantés aux heures de la victoire. C’est surtout aux heures de tristesse qu’ils lui seront une précieuse ressource, sans compter qu’ils sont plus méritoires alors que lorsque retentissent les chants des Te Deum et qu’éclatent les fanfares du triomphe. Job résigné et ferme nous apparaît plus grand que les Macchabées exultans. Que les Allemands, après avoir visé au rôle de Macchabées, prennent exemple sur Job. Ce Dieu qu’ils ont prétendu rapetisser au point de le faire tenir sous un casque prussien afin de mieux l’accaparer tout entier, est plus magnanime et plus compatissant qu’ils ne l’imaginent, et si, dans leur abattement, ils hésitaient à redire : Gott mit uns, les Alsaciens eux-mêmes crieront pour eux : Gott mit euch.

C’est par de pareilles épreuves que les nations s’humanisent, et ce serait un progrès énorme pour la civilisation générale si la grande Allemagne se décidait enfin à voir le monde comme il est, et non tel que le lui dépeignent ses docteurs et ses contes bleus. Elle a vraiment perdu trop de temps à la poursuite du bonheur historique et des limites de la race blonde ; il lui faut maintenant regarder en avant et tâcher de rejoindre l’étape, après avoir eu soin de débarrasser sa route de toutes les vieilleries dont elle l’a encombrée comme à plaisir. Qu’elle commence par renoncer pour toujours au culte dont M. de Treitschke s’est constitué le grand-prêtre, à ses pompes et à ses œuvres ; elle doit reconnaître aujourd’hui l’inconvénient de chercher dans les Niebelungen un titre à la possession du Rhin « allemand. » Si sa sentimentalité la porte à entretenir quand même dans son âme le culte du souvenir, qu’elle se contente comme autrefois de cueillir de petites fleurs bleues : c’est plus innocent et moins cher, moins décevant surtout que de prétendre rénover le monde à force de bras. Les Allemands voient bien que le monde ne se rénove pas aussi aisément qu’on le leur a fait croire, que le développement social ne consiste pas dans un peuple à développer uniquement les appétits sans avoir les moyens de les assouvir, et qu’en tout cas la corruption « latine » n’est pas encore assez avancée pour n’être plus bonne qu’à servir de fumier à l’efflorescence germanique.

Si la « culture » allemande, qui promettait merveilles, s’est montrée si singulièrement stérile, c’est qu’il n’est pas donné à chacun de faire grand. L’Allemand est né pour les labours profonds, et voilà trop longtemps qu’absorbé par ce rôle de rodomont qui lui coûte si cher et lui convient si peu, il nous prive de ses « contributions » à l’œuvre universel. Combien il ferait mieux de se remettre tout bonnement à cultiver son jardin, après s’être résigné à épouser Cunégonde, bien qu’elle aussi ait quelque peu perdu de ses charmes depuis qu’elle a pris goût au bruit des camps et au monde des casernes. Qu’il ferait bon pouvoir revivre de l’existence paisible et tranquille d’autrefois !

Hélas ! quand reviendront de semblables momens ?

Tout aujourd’hui est si terne, et si triste ! la vie se traîne péniblement dans un si désolant terre-à-terre ! La nation allemande semble être arrivée par degrés à cet état d’indéfinissable malaise où, se sentant la tête lourde et la poche vide, on a comme le dégoût des autres et de soi-même, et que les étudians des universités, qui le connaissent bien pour l’éprouver souvent, appellent familièrement entre eux du nom de Katzenjammer :

Ach, ich bin so müde ! ach, ich bin so matt !

dit leur chanson, et c’est, en effet, un indicible sentiment de lassitude et d’énervement qui paraît avoir envahi d’un bout à l’autre toute l’étendue de l’empire. M. de Bismarck lui-même, le lutteur infatigable, se déclare müde, todtmüde, — las, las à mourir, — et la langue allemande, si habile à envelopper la pensée sans l’étreindre, vient de s’enrichir du mot pittoresque de Reichsmüdigkeit, qui résume à merveille en quatre syllabes toute la situation. De toutes parts percent d’évidens symptômes d’écœurement et d’ennui. Le cas, du reste, n’est pas grave et l’on n’en meurt pas ; c’est simplement l’ivresse du triomphe qui se dissipe avec les rêves qui la doraient, sous l’action tonique des amers ; et quoi de plus amer pour le peuple allemand que cette dragée d’Alsace que lui a tendue la Prusse et qui sera d’autant plus efficace pour le ramener bientôt à la pleine possession de sa raison que la dose, imprudemment calculée, aura été plus énergique ?

S’il lui faut patienter encore, l’Alsace-Lorraine patientera, non point parce qu’étant de race allemande, elle en a les vertus, comme ses conquérans feignent de le croire, mais parce qu’elle est en réalité plus civilisée qu’eux et qu’un peuple, si petit qu’il soit, ne retourne pas bénévolement en arrière. Nous ne sommes pas en peine d’elle : avant même qu’elle portât un nom dans l’histoire, dès les temps de César et de Julien l’Apostat, son territoire a toujours servi de rempart à la civilisation et de filtre à la barbarie. C’est là sa mission historique à elle, et, qu’elle le veuille ou non, par la force même des choses, elle y demeurera fidèle encore cette fois, en devenant le principal agent de ruine d’une politique qui, comme au temps des invasions barbares, ne compte qu’avec le nombre et la force matérielle.

M. de Manteuffel a prouvé qu’il ne connaît encore qu’imparfaitement l’histoire de l’Alsace, quand il est venu invoquer auprès de ses habitans actuels une communauté historique et politique de sept siècles avec le vieil empire germanique. En réalité, toute cette longue période de l’histoire d’Alsace n’a été que l’histoire de la revendication et de la défense de ses libertés contre les empereurs d’Allemagne qui, toujours besogneux, avaient coutume de les lui vendre à beaux deniers comptans. L’empire ne songeait à l’Alsace que pour réclamer d’elle des subsides en hommes ou en argent : cela lui arrivait souvent, il est vrai, mais les villes alsaciennes ne les lui accordaient que moyennant l’octroi de bons privilèges bien effectifs. Strasbourg surtout, dont les florins et les ducats étaient fort réputés outre-Rhin, avait eu tant d’occasions de les dépenser en achats de parchemins que, dès le XVe siècle, elle possédait, outre une soixantaine d’autres franchises, grandes et petites, le droit de conclure des traités politiques même avec l’étranger et la dispense de rendre foi et hommage à l’empereur. Moins d’un siècle plus tard, elle résistait courageusement au tout-puissant Charles-Quint, en même temps qu’elle correspondait avec François Ier, qui l’appelait « sa très chère et grande amie. » C’est là, on le concédera, un genre d’autonomie auquel ressemble peu ce que nous voyons aujourd’hui. Pendant les sept cents ans dont parle M. de Manteuffel, c’est à la Suisse bien plus qu’à aucun des états allemands qu’il convient de comparer l’Alsace, avec cette seule différence que l’une, grâce à la conformation de son territoire et la seule énergie de ses montagnards, a pu s’affranchir du joug impérial par les armes, tandis que l’autre a dû s’y prendre par des voies plus lentes, en usant de patience, de persévérance et de diplomatie. Du moins l’Alsace apprit-elle à ce régime à ne compter que sur elle-même et à se passer de l’empire aussi bien que de l’empereur : ainsi s’est développé dans sa population cet esprit démocratique qu’on lui a parfois reproché bien à tort, car il n’est autre chose qu’un vif sentiment d’indépendance et d’égalité qu’a engendré de très bonne heure, dans ce pays de petite propriété et de médiocres fortunes où personne ne s’est jamais senti écrasé par la prépondérance du voisin, un état social qui n’a guère connu que de nom l’oppression féodale et les relations de patron à client. Aussi la Prusse a-t-elle vainement attendu que les Alsaciens vinssent pour solliciter des grâces ou réclamer des faveurs qu’elle était toute disposée à leur accorder afin de les gagner et de les mieux compromettre. Les vieilles traditions de franchises municipales ont appris à ces populations et les ont habituées à parler, opiner et agir librement, selon leurs convictions, et à ne rien demander au pouvoir que le respect de leur droit et de leur liberté, c’est-à-dire le moins d’impôts et de fonctionnaires possible : or ce sont justement les seules choses que le nouveau régime leur ait libéralement octroyées.

On conçoit à quel point de telles mœurs publiques ont dû déconcerter les manières de voir prussiennes, mais quand M. de Manteuffel aura mieux pénétré le véritable esprit des habitans de la province dont les destinées lui sont maintenant confiées, il reconnaîtra que les Alsaciens ont mille raisons pour repousser un régime qui, en vertu de son principe même, ne peut que fausser, stériliser et détruire un ensemble d’institutions lentement développées chez eux selon les vrais besoins sociaux, aussi bien dans le domaine de l’industrie, de l’agriculture, du commerce et du crédit que dans celui de l’éducation, de l’assistance publique et de la bienfaisance privée. Le statthalter a fait voir, dès les premiers jours, qu’il est personnellement animé des meilleures intentions et tout à fait digne de toutes les sympathies, mais il doit lui-même commencer à douter de réussir à en conquérir beaucoup à l’empire germanique et à décider les Alsaciens à devenir des Allemands par persuasion. On se défiera de son renom de diplomate et de la séduction même qu’il exerce sur tous ceux qui l’approchent. Quand naguère les conseillers généraux de Lorraine refusaient de s’asseoir à sa table, ils pratiquaient d’instinct cette maxime de La Rochefoucauld : « Il suffit quelquefois d’être grossier pour n’être pas trompé par un habile homme. » Non pas assurément que M. de Manteuffel entende tromper personne : il ne veut que gagner les cœurs, mais comment arriver jusqu’à eux si les corps lui échappent ? Il ne convertira que les convertis, et de ceux-là il a toutes raisons de n’avoir point souci. Il a eu le bon goût de ne pas chercher, comme son prédécesseur, un appui dans le parti autonomiste, et nous ne songerons même pas à lui en faire un mérite, car cela prouve simplement, ce qu’on savait, qu’il a la platitude et la vulgarité en horreur et qu’il a été tout de suite fixé sur le compte de ce groupe qui, sans racines sérieuses dans le pays, avait pris l’habitude de s’agiter et de se démener à la façon d’une armée de cirque, pour faire croire qu’il forme des légions. L’empereur, à la seconde visite qu’il a faite en Alsace-Lorraine, n’avait pu cacher son déplaisir et son dépit de voir reparaître toujours en sa présence, comme représentante des « masses, » la même douzaine de figures ; l’arrivée de M. de Manteuffel a suffi pour intimider ce petit monde et lui rabaisser le caquet.

Serait-il vrai, comme on l’a dit récemment, que le feld-maréchal ait conçu la pensée de prendre le terrain religieux comme base d’opération, dans l’accomplissement de sa mission de conquête morale, et que ses efforts tendraient surtout à réconcilier la population catholique avec le nouveau régime ? En Allemagne comme en France, on a voulu en trouver la preuve dans les bonnes relations qui se sont établies entre M. de Manteuffel et l’évêque de Strasbourg (personne, dans la circonstance, n’a prononcé, et pour cause, le nom du patriotique évêque de Metz) ; on a été jusqu’à parler à ce propos de la cessation du Culturkampf, comme si le Culturkampf n’était pas affaire exclusivement prussienne. Les « lois de mai » n’ont jamais été en vigueur en Alsace-Lorraine, où les rapports entre l’église catholique et l’état n’ont pas un instant cessé d’être régis uniquement par la législation concordataire française. Il est assez vraisemblable que M. de Manteuffel, dont l’esprit profondément religieux est connu et qui, comme homme d’état, paraît surtout voir dans le développement de ce même esprit chez le peuple un puissant moyen de discipline, n’aura pas été fâché de faire sentir à Berlin, par son attitude conciliante à l’égard du clergé d’Alsace-Lorraine, combien il désapprouve la politique religieuse de la Prusse, qui, sans réussir à affaiblir l’église ni rien ajouter à la force de l’état, n’a en définitive abouti qu’à créer de gros embarras au gouvernement, en désorganisant un millier de paroisses et une dizaine de diocèses. Cela lui semble mauvais, et c’est ainsi que peuvent s’expliquer les avances qu’il a faites à l’évêque de Strasbourg, en lui permettant de rouvrir des petits séminaires fermés par voie administrative depuis 1874 : le Landesausschuss en avait d’ailleurs unanimement exprimé le vœu. S’il était vrai cependant que le feld-maréchal espérât de cette concession quelque avantage important et durable pour la politique du gouvernement qu’il représente en Alsace-Lorraine, il ne tarderait pas à reconnaître qu’il s’est trompé. Il aurait en tout cas été choisir en la personne de l’évêque de Strasbourg un auxiliaire bien débile, car Mgr Ræss, s’il continue à être vénéré comme prélat, a perdu dans le pays toute influence politique et a lui-même compris qu’il était sage d’y renoncer, depuis sa fameuse déclaration du 18 février 1874, par laquelle il s’est « cru obligé en conscience de dire au Reichstag que les catholiques d’Alsace-Lorraine n’entendent aucunement mettre en question le traité de Francfort, conclu entre deux grandes puissances. » — Son clergé aussi bien que les fidèles se sont refusés à le suivre sur ce terrain, comme l’ont assez prouvé les événemens ultérieurs des six dernières années. Les prêtres alsaciens passent avec raison pour intelligens, et ils prendraient assurément mal leur temps, aujourd’hui où tant de choses ont empiré, s’ils consentaient à se prêter, sur les exhortations de leur évêque, à une évolution favorable à l’Allemagne et à ses plans de germanisation. Ils savent d’avance qu’ils compromettraient inutilement leur autorité et qu’ils ne pourraient qu’échouer dans la tentative d’opérer une pareille conversion, car la population alsacienne n’a jamais admis que ceux qui ont pour mission spéciale de l’instruire sur les choses de la religion prétendent l’édifier malgré elle sur les choses du jour : elle veut bien former un troupeau de fidèles, mais non point d’électeurs.

En Alsace-Lorraine, la coexistence des divers cultes, vivant en paix non pas seulement dans les mêmes localités, mais jusque dans les mêmes temples, a beaucoup contribué à épurer l’esprit religieux de maints préjugés qui ailleurs l’obscurcissent encore et à le dégager de ce qui doit y rester étranger. On fera toujours œuvre vaine en essayant d’employer la religion comme auxiliaire et servante de la politique dans un pays auquel tant de bouleversemens, trop manifestement inspirés par les seuls calculs humains, ont complètement fait perdre la foi naïve que Silésiens ou Poméraniens peuvent encore avoir dans les doctrines du droit divin, et où l’esprit de tolérance et le respect mutuel des croyances de chacun sont développés au point que personne ne s’y offusque de voir le chef du diocèse recevoir en même temps à sa table les chefs des trois cultes dissidens. Vouloir mêler dans un tel milieu les questions de foi aux choses de gouvernement, c’est commettre une erreur analogue à celle des hauts fonctionnaires français qui dénonçaient en bloc, au début de la guerre, les protestans alsaciens comme Prussiens, parce qu’il leur était arrivé, à la façon de l’Anglais de Calais, de rencontrer quelque M. Schneegans sur leur chemin.

Rien ne démontre mieux à quel point le sentiment patriotique fait taire, en Alsace-Lorraine, tous les dissentimens religieux et combien la question de croyance y reste étrangère aux préférences de nationalité, que l’accord qui s’est établi dès les premiers jours entre ceux que les autonomistes se sont plu à distinguer en « ultra-montains » et « protestationnistes » et qui viennent, comme je l’ai dit, de se fondre en un seul grand parti d’opposition, ayant à sa tête, en nombre égal, des membres du clergé catholique et des protestans avérés. Un des prédécesseurs de M. de Manteuffel, M. de Bismarck-Bohlen, comme lui aide-de-camp du roi de Prusse et orthodoxe luthérien comme lui, a éprouvé déjà qu’en Alsace-Lorraine un administrateur est sûr de tout gâter en s’appuyant sur la politique du trône et de l’autel. M. de Manteuffel ne retombera pas dans cette faute : il songera qu’il y a huit ou dix ans, alors qu’on était encore tout à l’espérance parce que l’administration allemande était elle-même toute aux promesses, son prédécesseur pouvait à la rigueur se faire illusion sur les chances d’un système tout à fait condamné maintenant que l’Alsace-Lorraine ne sait que trop à quoi s’en tenir sur ce que promesses et espérances valaient.

Ce ne sont ni les autonomistes ni les âmes pieuses qu’il s’agit de gagner au nouveau régime, mais bien l’immense majorité de la population, qui réclame, avec grande raison, en un temps où les impôts sont devenus si lourds, quelque chose de plus positif que des assurances de félicité future. M. de Manteuffel disait naguère aux habitans de Mulhouse : « Que nous soyons Suisses, Allemands ou Français, avant tout nous voulons vivre. » On ne pouvait indiquer avec plus de sagacité le nœud du problème. Qu’ils soient catholiques, protestans ou juifs, ce qu’Alsaciens et Lorrains demandent avant tout, c’est en effet de vivre, et tous, d’un commun accord, ils estiment qu’on ne vit point sous l’égide allemande, que c’est tout au plus si, en s’ingéniant beaucoup, on réussit à végéter sous ce régime qui n’assure ni le pain du corps ni celui de l’esprit, ni les satisfactions de la vie individuelle, ni celles de la vie nationale, et qui n’offre pour alimens que la désespérante monotonie d’une politique toute personnelle, aussi dépourvue de grandeur que fertile en ennui, et les inquiétudes toujours renaissantes qu’entretient chez les contribuables un état omnipotent qui, dans son individualisme germanique, absorbe et ramène tout à lui. Si tel est l’idéal allemand, les Alsaciens et les Lorrains refusent pour leur part de s’y associer, car ils sentent qu’accepter la « culture » que l’Allemagne leur apporte sous cette forme, ce serait pour eux reculer et se replonger dans le grand tout : or, un peuple intelligent n’abdique ni ne se suicide, et c’est pour cela qu’ils continueront à résister à leur sort.

M. de Manteuffel se verra ainsi progressivement amené, par l’inertie calculée des populations d’Alsace-Lorraine, à restreindre sa mission à la garde du « glacis de l’empire, » que les fonctionnaires de M. Herzog continueront à régir en pays conquis, en attendant que la Prusse le médiatise ou que la Providence l’affranchisse. La seule crainte des Alsaciens et des Lorrains est que, si la situation actuelle se prolongeait outre mesure, l’empire germanique, en continuant à introduire chez eux et à y développer à sa guise ses lois militaires, ses institutions judiciaires, ses règlemens administratifs et ses conceptions fiscales, ne finisse par réduire leurs belles provinces, autrefois si riches et si prospères, au triste état des deux îles de Tohu et Bohu, « èsquelles Pantagruel, Panurge et leurs compagnons ne trouvèrent que frire : Bringuenarilles, le grand géant, avoit toutes les paëlles, paëllons, chauldrons, coquasses, lichefrites et marmites du païs avallé, en faulte de moulins à vent, desquels ordinairement il se paissoit. »

★★★
  1. Voyez la Revue du 15 avril.
  2. On ne saurait trop rappeler ce fait, qui établit d’une manière irréfutable que, bien avant Sedan et la reddition de Strasbourg et de Metz, le gouvernement prussien avait déjà arrêté l’étendue des revendications territoriales auxquelles il était résolu, pour peu que le sort des armes lui permît de dicter ses conditions.
  3. Voyez dans la Revue du 1er juin 1876, un article de M. F. Brunetière sur l’enseignement de la géographie on Allemagne.