L’Alsace et la Lorraine retrouvées/01

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Revue des Deux Mondes6e période, tome 48 (p. 817-824).

L’ALSACE ET LA LORRAINE RETROUVÉES

I

JOURS D’ALLÉGRESSE

L’Alsace et la Lorraine sont en fête. Depuis quarante-sept ans, elles vivaient dans le deuil. Brusquement le voile noir, qui recouvrait leurs regrets et leurs espérances, s’est déchiré et les trois couleurs proscrites leur sont apparues dans un rayonnement de gloire. De tous les cœurs, si longtemps comprimés et meurtris, de folles acclamations ont jailli.

Qu’ils aillent donc passer quelques heures dans nos villes et nos villages libérés, les sceptiques qui élevaient des doutes sur l’inébranlable fidélité de mes compatriotes à la France. Ils verront une population ivre de bonheur, qui ne sait comment exprimer son allégresse ; ils verront les maisons pavoisées du haut en bas avec des moyens de fortune, ils verront des soldats français portés en triomphe. Et la spontanéité comme l’éclat de toutes ces manifestations collectives leur prouveront l’intensité d’un sentiment longtemps contenu qui détone comme les gaz subitement libérés d’une torpille.

Que de fois, au cours des conférences que j’ai données durant les années de la guerre, n’ai-je pas entendu des hommes mal avertis me dire : « Êtes-vous bien sûr que les Alsaciens-Lorrains n’ont pas perdu le souvenir de leur glorieux passé et que l’intérêt ne les rive pas au puissant empire allemand ? » Je répondais toujours : « Mes compatriotes, je les connais. Ils n’ont jamais douté, ils n’ont jamais fléchi. Race vigoureuse entre toutes, race obstinée et bien décidée à ne pas se laisser absorber par une civilisation qui lui est étrangère, ils peuvent paraître se résigner à l’inévitable ; mais rien ne pourra briser leur résistance passive. Quand la France enfin victorieuse rentrera dans ses provinces reconquises, elle trouvera les mêmes hommes qui envoyèrent en 1871 à Bordeaux les députés de la protestation. Et vous assisterez alors à un spectacle, comme jamais on n’en a vu, celui d’un peuple tout entier qui, dans l’extase de la patrie retrouvée, acclamera interminablement ses libérateurs, ses frères retrouvés. »

Ce spectacle, nous y assistons depuis deux semaines et il ne provoque de surprise que chez ceux qui ignoraient tout et de notre tempérament et de notre histoire. L’Alsace et la Lorraine, rançon de la France vaincue, sont le gage de la victoire française. Hier, elles souffraient en silence pour la patrie « momentanément absente de leurs foyers. » Aujourd’hui, elles fêtent avec un enthousiasme délirant la patrie retrouvée. Leur exil fut long et douloureux ; mais l’ivresse du retour n’en est que plus joyeuse. Ah ! cette étreinte du gai revoir comme elle est douce après l’interminable séparation !

Et voyez comme l’attachement à la France était profond chez les anciens annexés. En ces jours de bonheur, aucune note discordante ne se fait entendre. Ils sont tous là, nos intrépides paysans, nos vaillants ouvriers et ces braves petits bourgeois qui avaient conservé, au milieu des pires difficultés matérielles et des plus cruelles tortures morales, le culte du passé. Mais les autres, les demi-ralliés par faiblesse ou par intérêt, ne manquent pas davantage à l’appel. Du fond de leur âme, les vieux sentiments innés, l’appel ancestral de la race sont tout à coup remontés, dissipant, comme un vent de tempête, les petites habiletés, les calculs mesquins, tout ce brouillard de diplomatie naïve qui n’avait pas réussi à les étouffer.

Croyez-moi, ceux-là aussi sont sincères quand ils saluent très bas le drapeau de la France. Leurs défaillances d’autrefois n’étaient pas une trahison, mais l’expression du doute, du découragement, — chez beaucoup, du désespoir. Dieu nous garde, au lendemain de la victoire, de nous montrer trop sévères pour ces faibles, qui aimaient, eux aussi, l’ancienne patrie, la patrie de toujours ; mais qui avaient perdu la foi dans son relèvement et qui aujourd’hui, agréablement étonnés de retrouver la France plus belle, plus glorieuse qu’aux plus beaux jours de son histoire, lui reviennent sans arrière-pensée, avec le seul regret de n’avoir pas cru en ses destinées immortelles.

Il y eut quelques renégats, mais combien peu nombreux, pendant les terribles jours de l’épreuve ! Ceux-là, le peuple les connaît et il ne leur pardonnera pas leur lâche abandon ; mais la France, toujours généreuse, ne tiendra pas rigueur aux hésitants que la dureté du joug allemand et la longueur de la veillée d’armes avaient trouvés insuffisamment armés pour la lutte. D’avance, je m’étais porté garant de la loyauté de ces indécis, et pourtant les nationalistes, mes amis, avaient eu tant à souffrir de leur atrophie politique ! Il m’est d’autant plus agréable de constater maintenant combien mes prévisions étaient justes. Il n’y a pas d’Alsacien-Lorrain, à part quelques rares exceptions, qui ne soit heureux de redevenir Français. Voilà ce que proclament hautement, à la face de l’ennemi abattu et des neutres jusqu’ici sceptiques, les manifestations dont les provinces reconquises nous donnent le réjouissant spectacle.

Dans un journal mulhousien, qui jusqu’ici avait été condamné au silence par les rigueurs de la censure allemande, je lisais, à la date du 13 novembre, donc plusieurs jours avant l’entrée triomphale des troupes françaises dans la grande ville industrielle, la phrase que voici : « Nos maîtres ne se doutaient pas des combats qui se livraient dans nos âmes ; mais il est une chose qu’ils devront dorénavant admettre : le plébiscite a eu lieu en Alsace-Lorraine. »

Oui, le plébiscite a eu lieu et, du premier coup, sans avoir exercé aucune pression sur les électeurs, la France recueille l’unanimité des suffrages. Et pourtant l’Allemagne aux abois, l’Allemagne désespérée de perdre des provinces, dont la richesse était nécessaire à sa prospérité, avait tout tenté, jusqu’à la dernière heure, pour essayer de retenir sous sa domination les annexés de 1871. Tant que la victoire avait favorisé ses étendards, elle avait sans pitié, avec une barbarie sadique, écrasé les Alsaciens-Lorrains sous la botte de son militarisme brutal. Puis, quand vinrent les mauvais jours, le gouvernement de Berlin fit une brusque évolution. L’autonomie du pays d’empire, toujours refusée en temps de paix, fut offerte aux annexés sous le feu des canons français, autonomie large, presque illimitée. Un Alsacien devint statthalter, un autre secrétaire d’État. Pleine et entière liberté fut accordée au parlement de Strasbourg de régler à sa guise le nouveau statut national.

Il était trop tard. Les Alsaciens-Lorrains refusèrent le cadeau que leur faisait l’Empire. Les Allemands tentèrent alors une nouvelle manœuvre, la dernière. Ils essayèrent d’organiser un pétitionnement en faveur de la neutralisation des deux anciennes provinces françaises. Avec quel zèle ceux qui, la veille encore, parlaient de démembrer l’Alsace-Lorraine et de la rattacher par tronçons à la Prusse et à la Bavière pour en finir, une fois pour toutes, avec l’opposition nationale, s’employaient à démontrer à leurs victimes que leurs intérêts matériels et moraux exigeaient un complet affranchissement ! Tout fut mis en œuvre. Aux ouvriers on rappela les avantages de la législation allemande sur la protection du travail ; on menaça les viticulteurs de la concurrence désastreuse du vin français. Et puis les industriels des provinces annexées n’allaient-ils pas perdre une clientèle qu’ils ne pourraient pas remplacer ? Les croyants n’étaient-ils pas menacés dans l’exercice de leurs libertés religieuses ?… Les Allemands reniaient ainsi tout leur passé de persécutions mesquines pour tenter, par l’évocation de dangers imaginaires, de retenir au moins l’Alsace-Lorraine dans leur union douanière.

Vains efforts ! Le souvenir de leurs crimes contre le droit des gens était trop vivace pour que les Alsaciens-Lorrains pussent prêter l’oreille à ces objurgations désespérées. Je citerai encore, à ce propos, quelques phrases de l’article auquel j’ai fait un emprunt plus haut. La Landeszeitung de Mulhouse écrivait, au lendemain de l’armistice : « La guerre vint. L’Alsace-Lorraine ne manifesta aucun enthousiasme pour cette guerre. Le cœur saignant, elle pensait aux frères d’au-delà les Vosges. Elle fit néanmoins son devoir en souffrant de douleurs qu’ignoraient tous les autres pays. Et la récompense ? Son sort fut effroyable. Ceux-là même pour qui elle était contrainte de sacrifier ses biens et son sang la traitèrent comme un pays ennemi. Qu’on nous épargne tout récit et toute description. Ceux qui nous ont écrasés payent maintenant leur dette au centuple… Quand nous pensions autrefois pouvoir servir de trait d’union entre la France et l’Allemagne, l’hypothèse de la neutralisation était encore acceptable. Pour les Français, la réalisation de ce plan aurait comporté une dure renonciation, mais le bonheur d’épargner au monde les horreurs de la guerre aurait été inappréciable. Ce n’était qu’un rêve. Plus la guerre se prolongeait, plus sa réalisation devenait impossible. N’était-il pas évident que l’Allemagne ne consentait à nous faire cadeau de la neutralisation, que parce qu’elle ne pouvait plus nous garder ? »

C’est ainsi que la dernière tentative du germanisme oppresseur échoue comme les autres. Les Alsaciens-Lorrains ont gardé le souvenir cuisant des quarante-sept années de tortures qu’un vainqueur sans générosité leur avait infligées. Si aujourd’hui ils crient à pleine poitrine : « Vive la France ! » c’est parce que, pendant près d’un demi-siècle, on les punissait de prison quand ils laissaient s’échapper ce cri du cœur. Si les façades de leurs maisons et leurs poitrines portent les trois couleurs françaises, c’est parce que les peines les plus sévères étaient prononcées par les tribunaux allemands contre ceux qui les arboraient. Toutes les rancunes accumulées par l’interminable et sauvage persécution éclatent au grand jour. Fini le cauchemar ! Finie la servitude ! Ah ! ceux-là seuls qui ont connu l’ingéniosité des tortionnaires de l’Alsace-Lorraine peuvent comprendre ce que signifie pour les annexés le drapeau de la France flottant sur les clochers des provinces délivrées !

Et qu’on me permette ici d’insister particulièrement sur un fait que généralement on ignore et que d’aucuns voudraient méconnaître. L’Allemand, quelle que fût son origine, qu’il vînt du Nord ou du Sud de l’Empire, qu’il appartint à la caste des fonctionnaires ou qu’il fût simplement commerçant et industriel, devenait rapidement un espion et un bourreau. Les immigrés formaient une nation dans la nation, un État dans l’État. Tout les séparait de la population indigène, le langage, les mœurs, les traditions de famille, les usages. Systématiquement, ils se refusaient à s’assimiler au milieu où ils vivaient. En revanche, ils cherchaient par tous les moyens à enlever toute individualité à notre peuple. Cette lutte entre deux civilisations (Weltanschauungen) était de toutes les heures, de tous les instants. Loin de l’atténuer, le temps ne faisait que la rendre plus âpre, plus violente. On avait tenté, de part et d’autre, des rapprochements ; on avait essayé de trouver des formules d’amnistie. Tous ces efforts étaient restés sans résultat appréciable.

Longtemps les Allemands avaient espéré qu’avec la disparition des vieilles générations, l’opposition nationale s’atténuerait. Or, plus on allait et plus l’antithèse entre deux races, qui ne pouvaient se comprendre, s’accentuait. À la veille de la Grande Guerre, nos jeunes gens étaient plus éloignés par l’intelligence et par le cœur des fils d’immigrés que nous ne l’avions été des premiers Allemands venus s’installer dans le pays. Il y avait antinomie complète entre nos inclinations. La durée des fréquentations ne faisait que l’accuser chaque jour davantage. À tous les degrés de l’échelle sociale, on retrouvait les mêmes contrastes.

Depuis que les pratiques de guerre des Allemands sont connues, on comprendra mieux comment en temps de paix ils n’arrivaient à provoquer que la haine et le mépris. Imbus de préjugés de race monstrueux, persuadés de leur incomparable supériorité intellectuelle et morale, accoutumés par ailleurs à se soumettre sans réflexion aux ordres de leurs chefs, persuadés que, grâce à leur discipline et à leur talent d’organisation, ils avaient la mission de régénérer le monde, ces insupportables pédants, doublés d’adorateurs de la force brutale, ne pouvaient que remplacer la persuasion par la contrainte. Non contents d’obtenir l’obéissance extérieure aux lois, ils essayaient constamment de cambrioler les consciences. L’acceptation résignée du fait accompli ne leur suffisait pas. Ils demandaient aux Alsaciens-Lorrains d’admirer la Germanie et de se déclarer heureux d’y appartenir. Et cette déclaration, ils exigeaient qu’elle fût répétée à tout propos et hors de tout propos. Pour un peuple fier, énergique et indépendant, comme celui de l’Alsace-Lorraine, ces prétentions étaient exaspérantes. J’ai connu des ralliés de la première heure qui, dégoûtés de cette surveillance de tous les instants, de ces perpétuelles incursions dans le domaine de la vie privée, nous revenaient en disant : « Non ! décidément, il n’y a pas moyen de vivre avec ces gens-là ! »

Qu’on ne s’imagine pas naïvement que la défaite transformera la mentalité allemande. Le virus a trop profondément atteint les moelles de la nation pour qu’on puisse espérer et attendre une évolution rapide. Pendant un demi-siècle, le Germain, que son atavisme barbare préparait d’ailleurs à cette déformation mentale, a été savamment entraîné à la cruauté vis-à-vis des vaincus, comme aux appétits de conquête. Difficilement il se résignera, même après l’écroulement de ses rêves monstrueux, à reprendre un rang modeste dans la société des nations. Nous autres, qui l’avons vu à l’œuvre, nous savons combien l’intellectuel, comme l’homme du peuple, l’industriel comme l’ouvrier, ont, chez les Allemands, le culte exclusif de la force et dédaignent la bienveillance et la bonté.

Oderint dum metuant, telle fut leur devise en Alsace-Lorraine, tel fut leur mot d’ordre pendant la guerre. Partout où ces reîtres ont passé, même là où, comme en Ukraine et en Lithuanie, ils prétendaient venir en libérateurs, ils ont semé la haine et récolté la révolte. Bismarck, qui s’y connaissait, disait déjà : « Nous ne savons pas nous faire aimer, » et il semblait tirer de là quelque orgueil. Est-il dès lors surprenant qu’en Alsace-Lorraine la domination prussienne ait été abominée tant par les anciens, qui avaient connu et chéri la France, que par les jeunes, qui n’avaient vécu qu’avec des Allemands ?

Voilà pourquoi nos deux provinces saluent avec un enthousiasme débordant leur libération de ce joug odieux, de ces contacts répugnants. Je savais que cet enthousiasme serait prodigieux. L’événement a cependant de beaucoup dépassé mon attente. C’est qu’aussi la cruauté allemande s’était, au cours des dernières années, surpassée elle-même. De rares et sinistres échos nous en arrivaient parfois par-dessus la ligne de feu ; mais ce n’est qu’aujourd’hui que, dans les récits indignés des victimes, nous en percevons toute l’horreur. Il semble qu’avant de quitter le théâtre de leurs anciens exploits, les Allemands aient voulu détruire jusqu’aux derniers vestiges, non de l’affection, mais de l’indulgence des annexés. Fusillades, pillages, réquisitions féroces, emprisonnements, amendes, rien n’a été épargné à ceux que, par une poignante ironie, les tyrans appelaient des « frères retrouvés. » L’Alsace-Lorraine n’oubliera jamais cette dernière épreuve.

Le mauvais rêve a pris fin. La France rentre chez elle. Ses enfants l’accueillent avec des cris de joie délirante. Ils ont confiance dans l’avenir. Ils ne doutent pas que la mère patrie n’apporte à panser leurs plaies le plus absolu dévouement. Ayant souffert pour elle (et combien et avec quel courage et quelle endurance !), ils attendent d’elle de légitimes compensations. La France n’oubliera pas qu’à ces malheureux, qui ont si vaillamment fait leur devoir, elle est redevable de retrouver sa place dans le concert des grandes Puissances. C’est parce que les Alsaciens-Lorrains, demeurés fidèles à son drapeau, malgré les plus dures privations, affirment avec tant d’éclat leur volonté de lui revenir, qu’elle retrouvera ses frontières naturelles sans se soumettre à l’humiliation d’une consultation populaire.

Qui donc, en effet, pourrait encore exiger un plébiscite quand, dans les villes et les villages d’Alsace, l’armée française est reçue avec de si éclatantes manifestations de joie, quand, à toutes les fenêtres des maisons et des chaumières d’Alsace et de Lorraine, flotte le drapeau tricolore ?

Il me reste à signaler un dernier détail, plus caractéristique que tous les autres. De nombreux Allemands immigrés sont restés dans les provinces reconquises. Hier encore hautains, hargneux, ignoblement délateurs, ils sont aujourd’hui polis jusqu’au servilisme. On les voit dans les rues quémandant un sourire et une poignée de main. Ils mettent à pavoiser leurs immeubles aux couleurs françaises un empressement, dont ils ne comprennent pas le caractère dégradant. À tous ils affirment qu’ils seront heureux de changer de nationalité. Pour un peu, ils chanteraient : Frankreich über alles. Les Alsaciens-Lorrains, les vrais, ne s’indignent même pas de ces manifestations lamentables de la platitude allemande. Ils connaissent trop leurs anciens maîtres pour ne pas avoir épuisé pour eux toutes leurs réserves de mépris.

Et puis leur bonheur est trop grand et dès lors indulgent. La réaction viendra demain. Elle sera peut-être terrible. Pour l’heure, les grandes vagues de la joie populaire déferlent seules sur l’ancien pays d’empire. Vive l’Alsace-Lorraine française… à jamais !

E. Wetterlé.