L’Alsace sous le régime prussien depuis la bataille de Wœrth

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L’ALSACE
SOUS  LE  RÉGIME  PRUSSIEN

M. le prince de Bismarck, présentant au Reichstag, dans la séance du 2 mai dernier, le projet de loi relatif à l’administration de l’Alsace et de la Lorraine allemande, a longuement insisté sur ce point, que nul politique à cette heure ne saurait dire quelle constitution il sera possible de donner par la suite aux pays annexés. « Je ne me sens pas en mesure d’annoncer dès maintenant d’une manière parfaitement sûre quelle sera dans trois ans la situation des affaires en Alsace et en Lorraine. Pour se permettre des conjectures sur cet objet, il faudrait avoir le don de lire dans l’avenir. La constitution que nous établirons en Alsace dépend des circonstances, qu’il n’est nullement en notre pouvoir d’amener, et qui bien au contraire peuvent même s’imposer à nous et nous diriger dans la voie où nous devons entrer. Ce que je vous propose n’est qu’un essai de trouver le bon bout d’une route dont nous ne pouvons savoir la fin ; les enseignemens que nous recevrons et les faits que nous verrons surgir régleront notre conduite. »

Ce programme laisse l’Alsace dans une complète incertitude ; la politique allemande ne veut s’engager d’aucune manière par des promesses précises à l’égard des frères qu’elle a ramenés à la mère-patrie. Si le régime futur de l’Alsace est pour tout le monde en ce moment si difficile à prévoir, le système suivi jusqu’ici dans le gouvernement général par les administrateurs prussiens mérite d’autant plus d’être étudié. À défaut de programme sur les destinées de la province, nous y verrons des procédés et des principes qui peuvent nous instruire des intentions ultérieures de la Prusse. On y verra en même temps le génie de l’Allemagne du nord travailler à une œuvre importante, celle de la conquête administrative, avec ses rares qualités, mais aussi avec toutes les formes d’esprit qui lui sont propres.

I.

La bataille de Wœrth avait été livrée le 6 août ; le 14 du même mois, une ordonnance royale, datée du quartier-général d’Herny, instituait un gouvernement d’Alsace : Strasbourg était à peine investie, la première parallèle ne devait s’ouvrir devant cette ville que le 29 ; ni Schlestadt, ni Belfort, ni la plus grande partie du département du Haut-Rhin n’avaient vu un soldat allemand ; enfin, si sûr que M. de Moltke fût de nos défaites, nous avions encore deux grandes armées, celle du maréchal de Mac-Mahon, celle du maréchal Bazaine. Le 21, une décision royale ajoutait au gouvernement d’Alsace, sous le nom de Lorraine allemande, les arrondissemens de Sarrebourg, de Château-Salins, de Sarreguemines, de Thionville et de Metz. L’Allemagne, dès cette époque, a publié une suite de brochures où elle étudie l’ethnographie et la statistique de cette vaste province. Le seul géographe Henri Kiepert, et son élève, M. Richard Bœckh, ont dressé trois cartes du gouvernement général : l’une sous ce titre : Des parties de l’empire allemand enlevées autrefois par la France, depuis le xvie siècle jusqu’à la réunion volontaire de Mulhouse à la république, en 1798, — l’autre, au point de vue des langues parlées dans le pays, — la dernière, pour faire connaître les divisions adoptées par les autorités prussiennes. L’histoire contredit beaucoup des données du premier de ces documens. Pour celles du second, les plaintes journalières de la Gazette officielle de Strasbourg sur l’ignorance de l’allemand en Alsace fournissent à M. Kiepert des indications précieuses ; il ne manquera pas d’en profiter quand il nous donnera une nouvelle édition corrigée avec soin, ou tout au moins un commentaire explicatif de son travail. Le troisième document est d’une scrupuleuse exactitude ; il reproduit la carte même de l’état-major, faite à Berlin en septembre 1870 et annexée depuis aux préliminaires de Versailles. Au mois de septembre en effet, les frontières nouvelles que l’Allemagne devait nous demander étaient arrêtées dans le moindre détail ; elles l’étaient bien avant : dès 1865, on pouvait voir dans les villes d’eaux des Vosges des cartes d’origine inconnue qui représentaient l’Alsace et la Lorraine allemande réunies à l’Allemagne, et différaient fort peu de l’instrument authentique revêtu à Versailles de la signature des plénipotentiaires.

L’Allemagne avait depuis longtemps une connaissance parfaite de l’Alsace. Le recensement de 1866, pour le seul département du Bas-Rhin, donne 14 000 Allemands ; encore dans ce chiffre ne fait-on pas entrer la population flottante, nombreuse dans la belle saison, surtout dans les montagnes, qui reçoivent alors une si grande foule d’étrangers. De tous ces Allemands, ou fixés en Alsace, ou de passage dans cette province, beaucoup travaillaient à une enquête dont nous devrons plus tard apprécier la scrupuleuse exactitude. Le 5 août, veille de la bataille de Wœrth, deux officiers prussiens entrent à l’auberge dans un petit village aux environs de Soultz. « Vous ne nous reconnaissez pas ? disent-ils à l’hôtelier de l’air le plus aimable ; nous sommes les deux voyageurs que vous avez reçus au printemps dernier : mon ami et moi nous faisions le plan de la forêt de Soultz. » On sait que Soultz est à quelques lieues de Reichsoffen et de Freschwiller, que cette région boisée a toujours eu une grande importance stratégique dans les campagnes d’Alsace. Ces deux messieurs étaient officiers d’état-major, et s’étaient donnés comme élèves forestiers. L’entreprise qu’ils avaient menée à si bonne fin leur causait quelque orgueil : en pareille circonstance, leurs compatriotes éprouvent d’ordinaire les mêmes sentimens. Au mois d’octobre, à Strasbourg, un fonctionnaire des finances devait remettre à l’officier du génie prussien chargé de louer les terrains vagues des fortifications les baux déjà passés entre les adjudicataires et l’administration française. Il était nécessaire d’avoir un plan sous les yeux. « Si vous voulez, monsieur, dit l’officier, nous nous servirons du mien ; il est supérieur à tous ceux qu’a dressés le génie français : j’y ai mis le temps, il est vrai ; pour l’achever, j’ai dû passer plus de trois ans à Strasbourg ; c’est ce qui m’a permis d’apprendre votre langue, que je manie, comme vous le voyez, assez bien. » Les anecdotes de ce genre sont nombreuses en Alsace et dans toute la France. Il est important de ne les accepter qu’après examen, car la légende se donne déjà libre carrière ; mais, quand elles sont certaines, il faut les recueillir avec soin : elles doivent avoir leur place dans l’histoire critique des préliminaires de la lutte. Il est tout naturel que les nombreux Allemands rappelés d’Alsace pour le service militaire au mois de juillet soient devenus des guides excellens pour l’armée d’invasion. Presque partout les uhlans se trouvaient en pays de connaissance ; nombre d’habitans ont eu pour garnisaires leurs anciens domestiques, qui rentraient chez leurs maîtres la carabine au poing. Il s’est formé en Allemagne un grand nombre de sociétés pour faire le relevé des sommes que les Allemands ont perdues par suite de leur expulsion de France. Dans ces calculs, qui atteignent un chiffre considérable, plus de 1 milliard, on ne remarque pas que l’industrie française, dans beaucoup de villes que les Allemands ont dû quitter, n’a pas moins chômé que l’industrie allemande. Ces hôtes volontaires de la France qui nous demandent le remboursement de ce qu’ils n’ont pas gagné durant cette période ne parlent jamais des bénéfices qu’ils ont faits chez nous, et qui sans doute les avaient engagés à quitter leur pays. Enfin ils n’évaluent pas en argent les services réels que beaucoup d’entre eux ont pu rendre à l’autorité militaire. Il est par trop étrange de voir aujourd’hui un ouvrier, devenu éclaireur dans l’armée prussienne, réclamer les gages qu’il eût gagnés, s’il fût resté chez son maître à Strasbourg, ou un employé du chemin de fer de l’Est, dépossédé de son emploi et nommé membre important de la commission allemande de Carlsruhe, qui a exploité la ligne de Kehl à Paris, porter en compte les appointemens que la compagnie française ne lui a pas payés durant ces six derniers mois ! Ces sortes de procédés permettent de grossir les chiffres ; mais il est bon, dans l’intérêt de la vérité, de juger ces chiffres pour ce qu’ils sont.

Les travaux préparatoires faits de longue date par les élèves des forêts, les ingénieurs, les officiers prussiens, ont eu ce résultat, qu’au lendemain de la première victoire l’autorité allemande a pu arrêter avec une précision remarquable les limites du nouveau gouvernement. Il suffit de voir avec quel soin cette frontière, qui ne devait être consacrée par les traités que six mois plus tard, a été tracée, pour y reconnaître les lentes recherches et les études de détail que l’Allemagne sait associer aux travaux d’ensemble. Du canton de Cattenom jusqu’à celui de Sénecourt au nord, la ligne de démarcation suit des hauteurs qui sont un rempart naturel ; plus loin, elle fait une pointe qui éloigne la France de Metz, puis elle profite habilement des marais, si peu remarqués jusqu’ici, de Saint-Benoist, d’Haumont et de La Chaussée. De là jusqu’à Schirmeck, elle est défendue par une série de collines non interrompues. Durant les préliminaires, l’opinion publique en France pouvait avoir quelques doutes sur les conditions de la paix ; cependant pour un habitant de la Lorraine allemande ou de l’Alsace toute incertitude, même dans les détails, était impossible : les cantons frontières qui devaient rester à l’Allemagne étaient ceux où les fonctionnaires des finances allemands avaient remplacé depuis deux et trois mois déjà les fonctionnaires français. Dans ceux qu’on devait laisser à la France, le maire percevait seul l’impôt composé pour le compte de l’armée d’occupation. Aux limites du 31 août, l’état-major n’a fait qu’un changement ; il a détaché des Vosges les parties des cantons de Schirmeck et de Saales qui appartiennent à la vallée de la Bruche (ordonnance du 7 novembre). Cette vallée en effet s’ouvre sur la plaine d’Alsace, son importance stratégique ne permet pas de la laisser à la France ; les préliminaires nous ont de plus promis Belfort, et le traité définitif a modifié sur quelques points la frontière du nord-ouest. D’après les Geographische Mittheilungen de Petermann, le gouvernement général de l’Alsace et de la Lorraine allemande a une superficie de 274 milles carrés allemands (1/31 de la France entière), dont 157 appartiennent à l’Alsace, et une population de 1 638 500 habitans (1/23 de la population totale de la France).

La création du gouvernement d’Alsace dès le mois d’août dernier parut à l’opinion publique en France un acte de dédain et un défi. Les Allemands sont plus pratiques que dédaigneux : ils comptaient garder l’Alsace, l’œuvre d’organisation ne pouvait commencer trop tôt ; puis, n’eussent-ils pas eu cette pensée de conquête, il était dans leur plan, une fois un pays occupé, d’y installer une administration civile. C’est ainsi qu’ils ont créé successivement les gouvernemens de Nancy, de Reims et de Versailles. Pour assurer les communications, le service des postes et celui des télégraphes, pour forcer ces pays à la soumission et aussi les contraindre à nourrir l’armée, souvent à payer la solde des troupes, pour maintenir chaque canton dans l’isolement du canton voisin, il est nécessaire de constituer une administration distincte de l’armée, et néanmoins toute au service de cette armée. La force de la Prusse n’est pas seulement d’avoir mis en ligne des troupes nombreuses, instruites, disciplinées, pourvues d’un matériel excellent ; elle est aussi d’avoir fait servir à la guerre des élémens dont la stratégie moderne a tenu jusqu’ici trop peu de compte. La commission mixte pour le transport des troupes a réuni 500 000 hommes en douze jours. Nous l’avions vue à l’œuvre en 1866 : en 1870, elle a surpassé les attentes de l’Allemagne elle-même. L’organisation des gouvernemens civils derrière une armée d’invasion doit être aujourd’hui admise en principe pour toute guerre de quelque durée. Il sera possible, je crois, de montrer qu’une pareille organisation peut tenir un compte scrupuleux du droit des gens ; pour rendre les services qu’on doit en attendre, il n’est pas nécessaire, comme beaucoup d’esprits seraient tentés de l’admettre, qu’elle méprise toute idée de justice. On remarquera toutefois qu’une pareille administration, si elle veut s’établir promptement et faire face à toutes les difficultés qu’elle rencontre, trouve de grandes ressources dans l’organisation militaire de la confédération du nord. Dans son armée, l’Allemagne a non-seulement sous la main des soldats, mais des ingénieurs, des mécaniciens, des ouvriers, des employés des finances, des postes, des télégraphes, voire même des hommes de loi pour résoudre les difficultés de procédure et des savans pour explorer les archives. Il est facile à l’avance de former la Feld-administration (l’administration de campagne) ; il est aussi facile de pourvoir à l’imprévu. Tout soldat peut à chaque instant se transformer en fonctionnaire civil. Vous avez reçu le matin un officier éperonné et casqué qui s’est installé chez vous en garnisaire. À midi, il reparaît en cravate blanche et en habit noir : il vient d’être nommé juge de paix, percepteur, landsrath ; il n’a eu qu’à changer de costume. Il pense que, redevenu fonctionnaire civil, il doit vous présenter toutes ses politesses.

Le chancelier de la confédération du nord, en créant le gouvernement d’Alsace, ne faisait donc que se conformer aux principes, arrêtés depuis longtemps, d’une théorie savante ; mais le gouvernement d’Alsace, à la différence de ceux qui furent institués depuis, devait rester sous la domination allemande. C’est ce qui explique pourquoi l’administration qui y fut installée ne présente que peu de rapports avec celles des gouvernemens voisins. À Reims, à Nancy, à Versailles, les fonctionnaires n’avaient à se préoccuper que des intérêts de l’armée[1] ; en Alsace, il fallait prendre possession du pays pour toujours, le germaniser, y établir une administration durable, travailler dès le mois d’août à faire accepter aux habitans les lois allemandes. Là est l’intérêt que présente toute étude sur ce gouvernement ; là est aussi la raison de la douceur et de la modération relatives qu’ont éprouvées, au moins à certaines heures, les Alsaciens. Un officier bavarois me disait : « Pour l’Alsace, nous avons pris des gants glacés. » On verra ce que sont les gants glacés des administrateurs prussiens. Toujours est-il certain que le sort des populations dans ce gouvernement a été beaucoup moins dur, beaucoup moins rigoureux que dans les autres départemens de l’est et autour de Paris. Les Alsaciens étaient des frères que l’Allemand le plus rigide pouvait tout au plus accuser d’un instant d’oubli dans l’amitié de la France ; il fallait les traiter comme des frères : on les traita en effet comme les Hanovriens et les Bavarois durant la campagne de 1866.

Depuis le jour où il fut créé jusqu’au 8 octobre, le gouvernement général d’Alsace resta établi dans la ville de Haguenau. Cette période préparatoire fut consacrée à organiser les services de la haute administration, à installer les préfets, les sous-préfets, les conseillers, qui, sous les ordres d’un commissaire civil et la haute direction d’un gouverneur-général, devaient gérer les affaires de la province. Il était bon de frapper tout d’abord les habitans par des principes nouveaux, et dont la grandeur pût les séduire, de montrer à côté de l’énergie militaire le génie civil prodiguant ses bienfaits et mettant tous ses efforts à guérir les maux que faisait la guerre. Une proclamation du gouverneur-général déclara que les armées alliées regardaient comme neutre tout homme qui ne portait pas les armes, qu’elles lui promettaient la plus entière protection. L’administration civile n’avait d’autre objet que de faire respecter la religion, les coutumes, la liberté des citoyens inoffensifs. Le décret sur la compétence des conseils de guerre fut publié le 2 septembre. Je ne remarquerai pas qu’il prononçait la peine de mort pour las moindres délits, et qu’il a toujours été strictement exécuté, qu’il punissait de mort par exemple le fait d’indiquer à une compagnie française le vrai chemin, de brûler des munitions laissées par l’armée française : c’était là une loi de terreur, et toutes les nations ne voudraient pas avoir à leur charge un pareil code ; mais si à ce prix la neutralité des personnes civiles était assurée, si les déclarations du gouverneur étaient sincères, l’Allemagne pouvait justifier à ses propres yeux les rigueurs de ce code. En fait, la neutralité n’était que le dévoûment complet aux armées allemandes ; tous les services qui entraînaient la mort quand on les rendait aux soldats français ne pouvaient être refusés aux troupes ennemies que sous peine de mort. Ainsi on ne demandait plus à la population d’être neutre, on lui demandait de faire le mal à nos soldats : on lui faisait un crime du moindre refus. Un article additionnel portait que toutes les atteintes à l’autorité allemande, non définies par le décret, étaient de la compétence des conseils de guerre. C’était ouvrir la porte toute grande à l’arbitraire ; il n’est pas de mesure, si cruelle qu’elle fût, qui n’ait été justifiée depuis six mois en Alsace par ces termes vagues : « dans l’intérêt des armées alliées placées sous le commandement du roi Guillaume de Prusse. » Enfin, si c’est un principe du droit des gens que les habitans civils sont neutres, nous demanderons à l’Allemagne pourquoi dans tous les sièges, plutôt que de faire les parallèles régulières, elle a bombardé sans merci la population civile, lors même que rien ne s’opposait à la construction de ces parallèles et à l’attaque des murs ; pourquoi le général de Werder a fait répondre à l’évêque de Strasbourg, qui lui demandait pour les malades et les enfans la permission de quitter la ville : « Ce sont là des élémens de faiblesse que nous devons laisser dans toute place assiégée. » Ces malades et ces enfans faisaient partie de la population civile, qui est neutre. Le principe de la neutralité des habitans est trop difficile à respecter pour qu’on puisse en son nom porter la peine de mort contre les moindres fautes des non-combattans dans les pays envahis. C’est une illusion étrange que de croire à cette neutralité absolue ; elle n’existe pas. Tous les efforts du droit des gens doivent tendre à l’établir ; mais comme ils n’y sont pas encore parvenus, il ne faut pas, au nom d’une pareille théorie, proclamer un code de mort. Pour tout juge impartial, le vainqueur qui abuse ainsi de la force, qu’il en ait conscience ou non, méconnaît le droit naturel et n’obéit qu’à l’intérêt.

Le décret sur la compétence des conseils de guerre suffisait pour frapper les habitans d’épouvante ; l’administration croyait son but atteint. Elle s’occupa de recueillir les impôts établis par le gouvernement français : le département du Bas-Rhin est le septième ou le huitième des départemens français pour l’importance des produits financiers. Le gouvernement général voulut aussi assurer les services forestiers, ceux des ponts et chaussées, ceux des canaux, qu’il était dangereux dans son propre intérêt de voir interrompus. Il fallait obtenir des titulaires qu’ils gardassent leurs fonctions jusqu’à l’installation très prochaine des successeurs allemands. Le commissaire civil s’adressa à l’honneur de ces fonctionnaires ; les termes mêmes de cette lettre circulaire doivent être cités : « La fonction publique impose un devoir d’honneur (le mot est souligné dans le texte officiel) ; on ne fait appel qu’à l’honneur et à la conscience des fonctionnaires pour compter sur l’observation stricte de leur devoir. Ce sentiment leur défendra tout acte contraire à l’intérêt de l’administration actuellement établie[2]. » Ainsi c’est un devoir d’honneur pour un comptable français de percevoir les impôts au bénéfice des soldats allemands. — Une ordonnance précédente avait arrêté que tout agent financier qui délivrerait une somme quelconque à une autorité française, par exemple qui paierait aux employés leurs traitemens échus, verrait ses biens confisqués, et serait traduit au cas échéant devant la cour martiale[3] ; — ainsi c’est un devoir d’honneur à l’administration forestière de remettre en temps de guerre ses plans aux armées ennemies, aux ingénieurs de réparer les canaux pour les transports allemands, aux contrôleurs de vous livrer le cadastre avant la paix régulièrement signée, aux employés des chemins de fer de transporter vos troupes, et c’est ainsi que vous entendez la neutralité des fonctionnaires. Ce sont là des services que vous pouvez demander les armes à la main, que vous pouvez exiger par le droit du plus fort ; mais faire appel à l’honneur, c’est vraiment parler une langue que vous ne comprenez pas. « L’honneur de la France est-il donc si différent de celui des autres nations ? » disait naguère M. de Bismarck ; — de l’honneur allemand, de cet Ehrenpflicht que vous invoquez ? Mille fois oui.

L’école et l’église ont en tout pays une puissance morale que le conquérant, dans la doctrine allemande, doit mettre de son côté. Le commissaire civil prit en main, dès le 21 septembre, les pouvoirs attribués aux académies de Strasbourg et de Nancy. Il déclara fermés tous les collèges de la province, — le seul département du Bas-Rhin en compte huit, — il eût été difficile de faire accepter aux professeurs de ces établissemens les idées allemandes. En même temps, il invitait les instituteurs primaires à reprendre leurs cours. L’instruction était trop précieuse, trop nécessaire pour qu’on l’interrompît un seul instant. Il comptait sur le zèle et le dévoûment de ces fonctionnaires, il leur rappelait combien leur mission est digne d’intérêt. L’article 5 portait : « Il sera pourvu énergiquement à ce que l’enseignement primaire soit continué régulièrement. » Si l’autorité allemande ne voulait qu’assurer la continuation de cet enseignement, la menace était inutile : les cours avaient à peine été interrompus ; mais là n’était pas le sens du décret. C’est par l’instruction primaire, disait la Gazette de Carlsruhe, que l’Alsace se rapprochera de l’Allemagne. La question des écoles en Alsace, depuis le début des hostilités, ne cesse d’occuper l’Allemagne. Les publicistes proposent à l’envi les théories les plus propres à amener le résultat désiré ; on attache un grand prix à des livres élémentaires qui doivent montrer la gloire de l’Alsace allemande, les rigueurs de la domination française. On pense qu’il est utile de former des recueils de vieux chants populaires alsaciens, aujourd’hui presque oubliés, mais qui réveilleront l’esprit provincial. Un décret nouveau devait suivre celui du 21 septembre ; en créant deux séminaires d’institutrices primaires, il mettait en pratique ce principe proclamé par le gouvernement général, que l’allemand serait désormais la seule langue nationale du pays ; les élémens du français ne figurent sur les programmes qu’à titre facultatif, à côté de la musique et de l’anglais. Il est vrai d’ajouter que, les instituteurs alsaciens ne sachant pas le bon allemand, comme le constate avec douleur le journal officiel, le gouvernement est obligé de faire appel au concours des Bavarois, des Badois et de leurs voisins ; ainsi toute la jeunesse de la province est confiée à des maîtres étrangers. En 1826, au gymnase protestant de Strasbourg, les cours se faisaient encore en allemand. En deux cents ans, l’administration n’a tenté aucun effort sérieux pour répandre la langue française ; elle ne l’a imposée ni au clergé, ni aux contribuables : les avertissemens des percepteurs jusqu’en 1870 ont toujours été rédigés en deux langues, les affiches officielles de même. Un mois après son établissement, le gouverneur-général supprimait complètement le français de tous les actes administratifs dans un pays où de son aveu le bon allemand est très mal compris, où aucun fonctionnaire ne peut se flatter de le parler ou de l’écrire correctement, où les officiers publics, notaires, avoués, huissiers, qui parlent pour leur usage l’idiome du pays, ne savent pas l’écrire. L’Allemagne trouvait que la France avait eu tort de ne pas imposer le français ; elle ne voulait pas tomber dans une pareille faute, et tranchait dans le vif.

Quant à l’église, le gouverneur pensa que le mieux était de lui rappeler les décrets organiques du 8 avril 1802 et du 26 mars 1852. Elle restait soumise aux lois françaises ; mais elle devait reconnaître le nouveau césar et lui rendre ce qui lui était dû. Le commissaire civil la conviait à venir avec confiance vers la nouvelle administration. ; il lui rappelait toutefois à quel prix l’autorité allemande mettait sa protection : l’église devait prêcher le respect de cette autorité, l’obéissance et le dévoûment, calmer les haines que la guerre excitait forcément, travailler à la pacification des esprits. Si elle manquait à ces devoirs, toutes les indemnités pécuniaires allouées au clergé seraient supprimées[4].

Les habitans de l’Alsace voyaient le gouvernement, comme il l’avait annoncé, animé d’une activité intelligente ; mais il ne leur paraissait pas qu’il fût guidé par une autre pensée que l’intérêt personnel. Un article du journal officiel avait déclaré qu’on rembourserait les réquisitions faites dans les villages ; ces réquisitions continuaient : nombre de communes supportent encore en ce moment les charges militaires, d’autres n’ont pu en affranchir les particuliers qu’en les payant sur la caisse municipale. L’autorité civile avait exprimé l’intention de faire cesser les réquisitions de chevaux et de voitures ; elle dut déclarer que les chefs d’armée n’avaient pu accéder à cette demande. Les chemins de fer et le service des postes se rétablissaient en effet, mais au bénéfice à peu près exclusif des troupes allemandes ; les avis sur les heures de départ, publiés avec tant de soin dans les journaux, étaient à l’adresse de l’Europe. Le seul acte d’utilité générale que fit le gouverneur durant cette période fut un arrêté sur la peste bovine.

Du reste, si l’autorité allemande avait cru qu’il serait facile de séduire l’Alsace par de simples démonstrations d’amitié, elle s’était trompée : l’Alsace était très française. Le mauvais vouloir des habitans, qui ne cédaient qu’à la force, était partout évident. Dès le milieu d’août, le gouverneur avait recours aux garnisaires et aux amendes. C’est ainsi que le seul village de Markolsheim, occupé par les troupes, devait payer 60 000 francs. Cependant il se passait dans la vallée du Rhin un drame qui laissera en Alsace de longs souvenirs : l’Allemagne bombardait Strasbourg ; l’autorité allemande ne rappelle aujourd’hui ce bombardement qu’avec les témoignages de la plus vive douleur. « C’est faire acte de mauvais citoyen, dit-elle, que de vouloir en conserver le souvenir ; nous regrettons plus que vous de si cruels malheurs, » et elle soumet à la censure tous les récits qu’elle consent à laisser publier. Les écrivains militaires ne parlent pas de cet acte cruel comme d’une faute ; le dernier de ceux qui ont raconté ce siège, M. Meier, premier lieutenant au régiment d’artillerie de Magdebourg[5], dit qu’en principe toute armée assiégeante doit chercher à frapper l’assiégé de terreur ; à Strasbourg, ce système n’a eu aucun succès, mais pouvait-on prévoir à coup sûr la fermeté des habitans ?

La ville était sans défense : un seul régiment entier s’y trouvait et par hasard ; quelques marins, quelques pontonniers, des mobiles qu’on venait de réunir pour la première fois, et 3 000 soldats de différentes armes rentrés à Strasbourg après la bataille de Wœrth, complétaient la garnison. Le général Uhrich n’avait aucun moyen d’empêcher sérieusement les travaux d’approche. L’ennemi pouvait construire les parallèles avec une liberté absolue, et, comme le dit M. Meier, qui devrait parler de la faible garnison de Strasbourg et ne pas rapporter tout le succès aux rares qualités des officiers allemands, le siège pouvait être conduit avec une exactitude mathématique ; au jour marqué, la brèche était ouverte et l’entrée dans la ville assurée. La construction des parallèles n’a guère pris plus de deux semaines. C’est dans ces conditions que l’armée allemande, avant tout travail de siège régulier, se mit à bombarder la ville. Pendant trente-quatre jours et trente-quatre nuits, le bombardement ne cessa point. Les rues de Strasbourg, très étroites, les vieilles maisons, souvent en bois, fournissaient un aliment naturel à l’incendie. L’ennemi, qui cherchait surtout à mettre le feu, dès qu’il voyait une maison s’allumer, faisait pleuvoir sur ce foyer de flammes une grêle de projectiles qui rendait tout essai de secours impossible. Ainsi brûlèrent des quartiers entiers, qui ne sont plus que des monceaux de ruines ; ainsi furent incendiés la bibliothèque, le Temple-Neuf, la toiture de la cathédrale, la préfecture, le théâtre. On cite à peine quelques maisons qui n’aient pas reçu de projectiles. Le voyageur du reste n’a qu’à monter sur le dôme et à compter le nombre des toits qui ne portent pas des tuiles neuves, signe de réparations récentes : il n’en trouvera que bien peu. On calcule que ce bombardement n’a pas coûté à l’assiégeant moins de 2 millions de thalers. Les pertes des particuliers sont évaluées par une commission municipale à 60 millions de francs. Dans ce chiffre, on ne compte pas les édifices publics détruits. Le nombre des morts constatés dans la population civile a été de 300, celui des blessés de 1 600 à 1 700. Le bombardement partiel de Paris n’a aucun rapport avec celui qu’a dirigé M. de Werder. Si Paris avait souffert dans la même proportion que Strasbourg, on y eût compté, outre les combattans atteints sur le champ de bataille ou sur les remparts, 66 000 blessés et 10 000 morts. L’opinion des Strasbourgeois est que les assiégeans n’ont jamais tiré au hasard, ce qui serait assez naturel puisqu’ils avaient à chaque pièce un plan très exact de la ville. L’incendie de la bibliothèque, dit-on, a été voulu. Nous ne saurions admettre l’accusation en ces termes ; mais, si M. de Werder en eût éprouvé le moindre désir, il eût facilement évité cette grande destruction : l’Allemagne et son général en chef sont responsables de ce malheur, qui coûte à la science 8 000 ouvrages manuscrits, et parmi eux l’Hortus deliciarum. Pour qui a vu la flèche de Strasbourg, ce ne peut être par hasard qu’on atteint la croix qui la surmonte ; il faut même beaucoup d’adresse pour la toucher. Ce tour de force demanda quelque temps aux bons pointeurs de l’armée prussienne, qui s’y exerçaient tous les jours après le dîner de midi : ils ne se lassèrent pas, et eurent un plein succès ; mais combien de statues et de vitraux furent détruits pour que l’artillerie assiégeante se donnât cette triste satisfaction, pour que les musées d’Allemagne pussent se disputer comme un trophée glorieux quelques fragmens de cette croix !

Durant tout le siège, les curieux vinrent en train de plaisir de la Bavière, de Bade, de partout, à Kehl et à Mundolsheim, pour voir ces nuits enflammées de Strasbourg. Le romancier le plus populaire de l’Allemagne, M. Auerbach, y vint comme les autres, et décrivit ce spectacle splendide d’une ville en feu au milieu d’une plaine immense, les reflets de l’incendie sur la chaîne des Vosges et sur la Forêt-Noire, l’effet nouveau et sublime que produisait la grande ombre de la cathédrale au milieu de ces clartés étranges. Ainsi, autour de ce foyer ardent où 80 000 habitans entassés dans les caves souffraient les plus atroces douleurs qui puissent être imposées à des êtres humains, la foule des spectateurs admirait la beauté tragique du tableau, des marchands distribuaient des friandises, les chopes de bière circulaient dans des brasseries improvisées, et l’âme mystique de l’Allemagne s’élevait vers la Providence dans ce chant devenu populaire de l’autre côté du Rhin, hymne dont la sanglante ironie n’échappe qu’à ceux qui l’ont inventé.

STRASBOURG, FILLE DE L’ALLEMAGNE.

Ô Strasbourg, ô Strasbourg, ville admirablement belle où sont enfermés tant de soldats,

Où sont enfermés aussi, vous ne le savez presque plus, depuis plus de cent ans mon orgueil et ma gloire,

Depuis cent ans et plus encore, dans les bras du brigand welche se consume la fille de mon cœur ; cependant la douleur cessera bientôt.

Ô Strasbourg, ô Strasbourg, la ville de mon cœur, éveille-toi de tes rêves ténébreux, tu dois être sauvée !

L’heure a sonné, tes frères accourent en foule. Un héros aux cheveux argentés marche sur le brigand.

Si ce héros me sauve mon enfant, je lui tendrai la main ; qu’alors il soit appelé empereur dans tout le pays allemand.

II.

Le 28 septembre, la ville de Strasbourg dut ouvrir ses portes. Quelques jours plus tard, le gouvernement général quittait Haguenau pour s’établir dans la capitale de l’Alsace. Dès cette époque, la haute administration de la province était complètement constituée ; elle est encore aujourd’hui ce qu’elle était alors. Il n’est pas inutile de dire quelques mots des personnes qui la composent : les caractères très variés, les aptitudes différentes des hommes choisis, témoignent de l’intelligence pratique avec laquelle cette administration a été formée. Rien n’y a été donné au hasard ; il ne semble pas qu’on puisse sans péril enlever un seul des rouages de cette machine compliquée. M. le comte de Bismarck-Bohlen, lieutenant-général, gouverneur de l’Alsace et de la Lorraine allemande, est l’âme de cette administration. Sans attribution spéciale, il voit tout, dirige tout : on le trouve sans cesse mêlé aux moindres détails. C’est un gentilhomme d’âge moyen, grand, sec, d’une politesse étudiée. Il est connu dans l’église protestante par ses convictions piétistes, qui lui avaient fait autrefois des amis en Alsace, en particulier au Ban-de-la-Roche. Il croit au rôle mystique de la Prusse, à la sainteté du roi Guillaume, à la décadence byzantine de la France. La Providence tient une place importante dans ses discours, les œuvres pieuses dans ses journées ; il visite les prisonniers, les blessés, il excelle à citer des versets de la Bible ; s’il prend une décision sévère, il ne manque pas de faire remarquer qu’il y est forcé par la faute des coupables. M. de Bismarck-Bohlen représente l’esprit et le génie de la vieille Prusse dans le gouvernement général : avant de remplir les hautes fonctions qu’il exerce en Alsace depuis six mois, il était commandant en chef des gendarmes royaux à Berlin. M. le comte de Luxbourg, chambelland bavarois, président du cercle de la Basse-Franconie, aujourd’hui préfet du Bas-Rhin, a fait en partie ses études au lycée de Versailles. Il a pris dans les fonctions diplomatiques et dans la vie du monde des formes polies que sa jeunesse rend plus séduisantes encore. Son rôle est de recevoir le public et de mettre quelque baume sur les plaies que fait bien malgré elle l’administration allemande dans ces temps douloureux. Il est si aimable, si humain, il déplore si sincèrement les exigences de la conquête, il déclare si haut que sa situation est à tous les égards pénible, que les solliciteurs éconduits gardent toujours de son accueil un souvenir reconnaissant. Ses fonctions le placent dans la dépendance du commissaire civil, et malgré son titre il ne peut donner aux malheureux que des conseils et des paroles de consolation. Au contraire de M. de Bismarck, M. de Luxbourg est catholique. Le commissaire civil, M. de Kühlwetter, a mûri dans la haute administration : il est le véritable directeur de la province ; tous les services sont sous ses ordres. Rude d’aspect, rude de parole, il applique à la lettre le programme de la Prusse, ne connaît que la Prusse, et le devoir du fonctionnaire. C’est lui qui se fait de l’honneur l’idée étrange que nous avons rappelée. Le commissaire militaire, M. d’Olech, a le privilège des décisions rigides qui ne peuvent être justifiées que par l’intérêt des armées allemandes ; c’est un soldat qui applique les lois martiales établies, ou en rédige de nouvelles, quand M. de Bohlen le juge nécessaire. Au-dessous de ces hauts dignitaires se trouvent les conseillers, les secrétaires, les directeurs des finances, les juges, etc. Ce sont presque tous des économistes, des savans, des écrivains ; plusieurs font partie du parlement de l’Allemagne du nord, comme M. de Sybel de Düsseldorf et M. Janssen. Ils mettent au service de la politique prussienne des connaissances spéciales qui seraient remarquées en tout pays ; leurs décisions ne peuvent être qu’éclairées : il n’est pas à craindre qu’elles soient en désaccord avec la ligne de conduite arrêtée par M. de Bohlen. Tel est ce gouvernement aristocratique, religieux et savant : les connaissances techniques, la pratique des affaires, y sont représentées par des hommes de mérite ; la fermeté et l’unité d’action s’y trouvent assurées ; la grâce et la bonté y figurent même comme personnages sinon muets, du moins impuissans ; enfin il n’est pas jusqu’à la brutalité qui ne joue un rôle voulu et nécessaire dans une administration où la terreur peut être au besoin un élément de force. M. Osius restera légendaire en Alsace ; il remplit près du conseil de guerre, où il siège contrairement à toutes les habitudes reçues jusqu’ici par la procédure, les fonctions de juge d’instruction : il est le grand justicier de la province. S’il est plus équitable que ne le veut l’opinion, du moins ne met-il pas de son côté la convenance irréprochable des formes.

« Ah ! monsieur, disait-il dernièrement à une de ses victimes, vous êtes Français ! vous êtes Français ; eh bien ! sachez-le, nous voulons voir la France à genoux dans la poussière, à genoux dans la boue. » Un pareil langage, la Prusse l’avouera sans peine, ne vaut pas mieux que les invectives violentes de nos publicistes les plus médiocres. Un matin, il reçoit un aumônier de la Société internationale qu’on renvoyait de prison sans l’avoir jugé, et qui venait lui redemander son argent et ses papiers. « Vous ne croyez pas au miracle, M. l’abbé ; il vous faut de l’argent pour voyager, il vous faut des papiers : lisez la Bible, monsieur, et videz la place. » M. Osius excelle dans la plaisanterie allemande ; il laisse le sel attique aux esprits légers. C’est à lui qu’on attribue, à tort ou à raison, les entrefilets de la Gazette officielle destinés à rappeler de temps en temps aux Alsaciens que l’Allemagne n’entend souffrir aucune résistance : « Une jeune femme de Strasbourg aimait à chanter chez elle, en s’accompagnant sur le piano, la Marseillaise ; l’autorité a mis cette jeune dame en prison : ses exercices musicaux sont donc forcément interrompus. » Ou encore : « On arrêta hier neuf individus ; ces gens dirent qu’ils allaient chercher de l’occupation hors de leur commune : leur physionomie (ihre physionomien) indiquait qu’ils voulaient rejoindre l’armée française. » À un service funèbre célébré à la cathédrale, et où l’élite de la société avait voulu assister, les femmes et les jeunes filles portaient des nœuds tricolores ; le gouvernement fit annoncer le lendemain que depuis quelques jours des femmes à tous les égards méprisables, et qui ne pouvaient associer des sentimens patriotiques à la vie qu’elles menaient ouvertement, osaient porter les couleurs d’une nation en guerre avec la Prusse, mais grande par le malheur ; l’autorité regrettait de pareilles indignités, et comptait sur l’indignation publique pour les faire cesser.

L’installation officielle du gouverneur dans sa capitale eut lieu le 9 octobre. Le matin, M. le comte de Bismarck-Bohlen se rendit à la cathédrale en grand uniforme, suivi de tous les fonctionnaires prussiens. Il n’avait pas voulu demander à l’évêque, dont les sentimens français et la fermeté n’étaient un secret pour personne, un service solennel ; il comptait assister à une des nombreuses messes qui se disent jusqu’à midi dans l’église : aucun prêtre ne se trouva pour le moment à l’autel. Le cortège traversa la grande nef, et se rendit à une paroisse voisine où un Bavarois de l’armée d’occupation dit une messe d’action de grâces. À onze heures, M. le pasteur Fromel, depuis longtemps connu à Strasbourg, aumônier en chef des troupes cantonnées en Alsace, prêcha dans le temple Saint-Thomas sur la résurrection du jeune homme de Naïm. À midi, le gouverneur reçut le conseil municipal ; il annonça que désormais l’œuvre de conciliation allait commencer, que le roi de Prusse en donnait lui-même l’exemple en contribuant pour sa part à guérir les maux faits par la guerre à l’Alsace, qu’il envoyait à la ville, comme signe de sa munificence, une somme de 5 000 thalers (18 750 fr.). Le maire, M. Küss, répondit qu’il n’avait pu prévoir le discours de M. le gouverneur, qu’il lui avait donc été impossible de préparer le sien, que du moins la ville appréciait à sa valeur le présent de sa majesté le roi Guillaume. M. de Bismarck s’entretint ensuite avec quelques fonctionnaires français qu’on avait convoqués en termes vagues sans leur parler de réception officielle, et leur répéta que les charges publiques doivent être remplies sans que les titulaires aient à se préoccuper de l’autorité politique dont ils dépendent.

Cette installation a quelque chose d’indécis ; si la dignité d’un vainqueur tout-puissant pouvait se soucier du ridicule, peut-être le gouverneur-général n’aurait-il pas complètement lieu de se féliciter de l’impression qu’il produisit le 9 octobre. C’est une grande erreur de se figurer que l’administration allemande procède toujours par décisions cassantes et inflexibles. Sa manière d’agir comporte beaucoup d’hésitation, de demi-mesures, de pas en avant et en arrière ; à certaines heures, elle est tranchante, mais il faut que son intérêt l’y engage évidemment. Ces lenteurs doivent faire supposer non pas qu’elle hésite sur la conduite qu’elle tiendra en dernier lieu, mais seulement que l’heure pour elle n’est pas venue. C’est là une des principales raisons pour lesquelles par exemple, bien décidée à réorganiser du tout au tout la faculté de Strasbourg, elle chercha par tous les biais possibles, en proposant une réouverture des cours, en faisant annoncer que les élèves pouvaient s’inscrire, en convoquant les doyens sans les mettre en mesure de répondre par oui ou par non, en les faisant interroger par le commissaire de police, qui remplissait un devoir de conciliation, en priant le maire d’intervenir et de traiter la question au point de vue des intérêts municipaux, à gagner du temps, à voir quels seraient les professeurs sur le concours desquels elle pourrait compter, à faire illusion aux élèves et aux maîtres sur son parti bien arrêté d’avance. Sa conduite a été la même avec les fonctionnaires des finances, jusqu’au jour où elle a eu des cadres allemands assurés. Les séductions même ne manquaient pas à ses agens, et cependant pouvait-on se tromper sur ses propositions quand elle offrait avec instance à un chef de service la garantie de sa retraite et des appointemens doubles de ceux qu’il avait eus jusqu’alors ? Ce chef de service ne savait pas un mot d’allemand, comme M. de Bismarck le constatait, il était connu pour bon patriote, il ne cachait pas l’impression douloureuse que lui faisaient de semblables propositions ; l’autorité prussienne elle-même ne pouvait prendre au sérieux les démarches qu’elle multipliait. On en peut dire autant de sa conduite à l’égard des magistrats : le gouverneur leur a offert vingt transactions pour que la justice civile continuât à être rendue quelques jours encore ; la dignité de la France exigeait qu’ils cessassent au plus tôt leurs fonctions.

La prompte réorganisation de tous les services publics devait demander au gouvernement général de grands efforts. La France, qui n’avait jamais cherché à faire disparaître l’idiome alsacien devant le français, nommait de préférence en Alsace des agens originaires du pays. C’était là une conduite libérale, les intérêts de l’état n’ont jamais eu à en souffrir, et la province, administrée en grande partie par ces concitoyens, gardait ainsi une sorte d’autonomie. En 1870, à peu près tous les percepteurs et les juges de paix du haut et du Bas-Rhin étaient Alsaciens. Nombre d’agens forestiers, de comptables, d’agens-voyers, d’employés des douanes, de juges, de professeurs, fixés en Alsace pour toute leur vie, avaient à peine fait un court séjour en France avant de revenir exercer leurs fonctions dans leur pays, quelquefois dans le lieu même de leur naissance. Des cinq doyens des facultés de Strasbourg, quatre étaient nés en Alsace ; l’évêque de Strasbourg était un Alsacien de vieille souche. La cour de Colmar et les tribunaux de première instance se trouvaient composés en grande partie d’Alsaciens. Aux yeux de l’Allemagne, la France avait commis une grande faute ; il importait d’en profiter.

La Prusse, après beaucoup d’instances, trouva dix ou douze fonctionnaires inférieurs qui consentirent à reconnaître l’autorité allemande, ainsi trois ou quatre juges de paix dans le Bas-Rhin et autant de percepteurs. Pour les services forestiers et des ponts et chaussées, il ne fut pas difficile au gouverneur de nommer des titulaires excellens, non plus que pour le service des postes. Il n’en fut pas de même pour les administrations financières. Nos lois de finances ne sont pas celles de l’Allemagne. L’enregistrement n’existe pas en Prusse ; dans les provinces rhénanes, seules, on a conservé depuis 1815 la loi de frimaire an VIi, qui règle la perception de cet impôt. Les quatre contributions directes n’ont pas non plus leurs équivalens exacts de l’autre côté du Rhin ; le monopole du tabac est inconnu en Allemagne ; les conservations d’hypothèques n’y sont pas organisées sur les mêmes bases que chez nous ; enfin le timbre y joue un rôle plus important qu’en France. Les difficultés naissaient de toutes parts. L’administration arrêta que toutes les lois françaises sur les finances resteraient en vigueur. Le gouvernement avait saisi comme propriété publique la manufacture des tabacs de Strasbourg, qui, avec ses dépendances dans les cantons et ses approvisionnemens, représentait une somme de 16 millions ; il se fit fabricant pour son compte, et demanda l’exécution de tous les marchés contractés avec la France. Il arrêta que les quatre contributions directes seraient payées en 1871 d’après le contingent fixé pour le haut et le Bas-Rhin en 1870 par le corps législatif français, et que la répartition communale serait conforme à celle faite l’année précédente par les deux conseils-généraux. Cette mesure a soulevé des plaintes très vives. Aux termes mêmes de l’arrêté, l’Alsace paiera pour cet impôt en 1871 beaucoup plus qu’en 1870. Le contingent en effet a été fixé dans l’hypothèse d’une année heureuse ; il est accablant lorsqu’il vient s’ajouter à toutes les charges de la guerre. Pour l’enregistrement, les employés s’entourèrent de toutes les instructions qui ont modifié la loi de frimaire ; la plupart d’entre eux du reste furent appelés des provinces rhénanes. Des arrêtés multipliés réglèrent avec une grande précision pour la présentation des actes notariés chez les receveurs les délais nouveaux que l’interruption momentanée des services rendait nécessaires. Il fut admis en principe que tout le temps écoulé depuis le 6 août jusqu’à l’installation du titulaire prussien serait déduit et considéré comme non avenu. Jusqu’ici les comptables ne paraissent pas s’être rendus maîtres des lois variées qui concernent cet impôt ; le plus souvent ils sont obligés pour le tarif des frais de s’en remettre aux notaires : tel bureau qui rapportait à l’état plus de 60 000 francs par mois ne reçoit pas aujourd’hui 3 000 francs. Cependant au mois de janvier dernier, à peu près tous les services financiers étaient reconstitués et occupés par des fonctionnaires allemands ; l’autorité tenait la main à ce que l’impôt direct fût payé régulièrement par douzième, et au besoin les garnisaires faisaient leur rôle.

La justice ne fut pas réorganisée ; les conseils de guerre durent connaître de toutes les causes correctionnelles et criminelles ; les causes civiles furent ajournées. Ici les difficultés étaient trop nombreuses. On sait en effet que la procédure en Allemagne est écrite, et que les plaidoiries y sont d’une importance insignifiante. Les avocats alsaciens sont incapables de satisfaire aux exigences de la loi allemande, il en est de même des notaires et des avoués. Il faudra plusieurs années pour que les tribunaux civils puissent se constituer régulièrement en Alsace ; l’autorité devra sans doute, malgré le peu de goût qu’elle en a, modifier dans cette province les usages d’outre-Rhin.

Cette prompte réorganisation fait honneur à M. de Kühlwetter et aux agens qu’il avait sous ses ordres. En général, les employés allemands n’ont repris les services qu’avec tous les égards dus à des gens qu’on dépossède. Presque partout ils ont tenu à se conformer aux règles reçues en France pour la transmission des archives d’un comptable à son successeur. M. Carl Vogt, dans ses Lettres politiques, dit qu’à la fin de septembre plus de six mille demandes de fonctions en Alsace étaient arrivées dans les bureaux du chancelier de la confédération du nord, et il parle de cette nuée d’employés qui s’élancent avec leurs femmes et leurs filles vers la nouvelle province comme vers une Californie, qui, arrivés à leur nouveau poste, en possession d’honneurs inespérés, se complaisent dans une joie naïve et dans la contemplation de leur bonheur, comme s’ils avaient entrevu les félicités du monde surnaturel. M. Vogt pourrait décrire mieux que personne la satisfaction peinte sur le visage des fonctionnaires d’Alsace. Les petits emplois sont plus nombreux et beaucoup mieux payés en France qu’en Allemagne. Ces joies si profondes ont perdu quelques cerveaux dans l’administration du haut et du Bas-Rhin. Je signale à M. Vogt ce receveur des finances qui s’est promené en voiture dans l’arrondissement avec un groom, un trompette et un héraut chargés de répéter dans chaque village : « Saluez le premier des receveurs d’Alsace. » L’exaltation que les événemens récens ont donnée aux Allemands est un des faits qui frappent le plus dans la dernière période de la guerre. Il y a là une évolution psychologique qu’on ne manquera pas d’étudier de l’autre côté du Rhin. Elle a son importance pour l’avenir.

M. de Bismarck, dans une proclamation aux Strasbourgeois, le 8 octobre, avait déclaré que « la conquête était un fait accompli, que la nécessité restait désormais inéluctable, qu’il fallait se soumettre aux desseins visibles de la Providence. » La conduite des Alsaciens ne montra pas que cette forme de raisonnement, bonne sans doute pour des esprits germaniques, les ait suffisamment convaincus. L’armée d’occupation trouva partout les sympathies très vives pour la France, la douleur profonde. On avait dit aux soldats qu’ils allaient dans un pays ami ; beaucoup d’entre eux, qui n’avaient fait que traverser l’Alsace, m’ont assuré de la meilleure foi du monde « que les Alsaciens sont heureux d’être Allemands. » Les officiers avaient compté être reçus dans les familles ; à leur grand étonnement, ils ne sont encore dans les maisons où ils logent que des garnisaires : ils n’ont de relations qu’avec les domestiques. En vain les musiques militaires jouent sur les places publiques, personne ne va les entendre ; presque toutes les femmes sont en deuil. Cette rigueur étonne les Allemands, car, comme disait un major, « quand la nécessité est inévitable, il faut lui faire bonne figure. En 1866, la Bavière a été battue comme vous l’êtes, j’ai reçu chez moi des officiers prussiens ; ils étaient victorieux, j’ai oublié mes rancunes : il aurait toujours fallu finir par là. » La petite guerre, la guerre incessante que les Alsaciens savent faire à l’armée occupante dans les relations de tous les jours, froisse profondément les vainqueurs. Les jeux mêmes des enfans les irritent. La Gazette officielle nous a appris récemment que de petits drôles tournaient en ridicule la manière dont les Prussiens font l’exercice. M. de Bismarck était entré à l’improviste dans la cour d’une école connue pour son mauvais esprit. « Cessez ces jeux ; c’est moi qui suis le gouverneur, » Le lendemain, un avis du commissaire de police déclarait que les parens étaient responsables de toute moquerie publique ou cachée. Le peuple est plus irrité encore que la bourgeoisie. On est tout surpris d’entendre des ouvriers, qui savent à peine quelques mots de français, renoncer même entre eux à l’usage de l’allemand. Du reste les comptes-rendus du conseil de guerre disent assez combien on porte d’atteintes à l’autorité allemande en Alsace. Le gouvernement sévit avec rigueur : dans le seul mois de décembre, la prison de Strasbourg, d’après un avis officiel, a reçu trois cent trente-deux personnes, dont cent femmes. Partout les conseils municipaux subissent l’autorité de fait ; mais on ne peut leur arracher aucun acte qui soit une marque de sympathie à l’égard de l’Allemagne. C’est ce qui explique pourquoi le gouvernement n’a pas donné suite à son projet de délivrer les habitans des charges militaires. À l’entrée de M. le général de Werder, après la capitulation, on donna le choix au maire entre une imposition écrasante et sa présence à un service religieux à Saint-Thomas. M. Küss crut qu’il fallait plus de courage pour oser braver l’opinion de ses administrés et assister à ce service que pour se renfermer dans un refus : M. de Werder le vit à côté de lui. Quelques semaines plus tard, l’autorité imposa une somme de 2 000 thalers par jour à la ville pour l’entretien des troupes ; comme cette mesure se discutait dans le conseil, le préfet fit entendre que Strasbourg, refusant d’envoyer une adresse à Versailles, devait s’attendre à toutes les rigueurs. La ville subit la taxe. Le mauvais vouloir et, comme on dit en Allemagne, la folie française de l’Alsace justifiaient aux yeux de l’autorité ces punitions ; ainsi se trouvèrent justifiées plus tard la nécessité imposée aux communes de donner pendant l’armistice 5 thalers d’argent de poche par jour à tous les officiers de l’armée d’occupation, et vingt autres preuves matérielles du mécontentement de l’Allemagne.

L’attitude des fonctionnaires français était un danger ; ils s’étaient cependant bornés à refuser de servir l’autorité allemande. On en expulsa un grand nombre, surtout ceux auxquels on supposait quelque influence, les receveurs et les juges de paix de canton, les chefs judiciaires, les directeurs de service. La cour de Colmar et les tribunaux furent décimés ; les professeurs du lycée de Strasbourg reçurent l’ordre de quitter le gouvernement général dans trois jours sous peine d’être transportés à Spandau et retenus à leurs frais dans la citadelle. Des commissaires de police avaient constaté que ces professeurs donnaient des leçons en français à quelques élèves particuliers. M. Zeller, recteur nommé, qui était venu en Alsace pour y prendre les intérêts des fonctionnaires de l’instruction publique, dut presque aussitôt quitter la province. Durant un mois, on expulsa régulièrement chaque jour deux ou trois agens des finances. Ces mesures ne suffisaient pas ; il fallait des exemples plus sérieux : sur six chefs de service pour les finances dans le Bas-Rhin, trois furent mis en prison. L’un d’eux, M. Buisson, avait signé un certificat constatant qu’un des fournisseurs de son administration avait toujours rempli ses engagemens : c’était là un témoignage qu’il ne pouvait refuser ; mais, comme il avait cessé officiellement ses fonctions depuis quelques semaines, il fut accusé d’exercer une fonction publique qui ne lui appartenait plus, condamné à deux ans de détention, à une forte amende, et conduit à Wissembourg en compagnie de trois voleurs.

Le chancelier de l’empire, dans une lettre adressée à M. Szumann, et publiée dans le Volksfreund le 1er mars, a écrit : « L’administration allemande de l’Alsace et de la Lorraine n’a procédé à des expulsions que dans le cas où des considérations militaires rendaient cette mesure nécessaire. » Le 2 mars, la Gazette officielle de Strasbourg s’exprimait en ces termes : « Tous les fonctionnaires qui ont refusé de servir l’administration allemande doivent être expulsés du territoire du gouvernement général. L’administration se voit forcée d’éloigner les élémens dont l’hostilité et la résistance contre l’autorité établie seraient de nature à atteindre sa considération. » Le grand-chancelier se trompe, toute l’Alsace sait que la vérité est du côté de la Gazette officielle.

Ces mesures suffisaient, pensait-on, pour mettre à la raison les fonctionnaires : contre la population en général, on ne procéda pas avec moins de rigueur. Tous les anciens journaux furent supprimés ; on interdit avec soin l’entrée de l’Alsace aux feuilles défavorables à la Prusse. Le Courrier du Bas-Rhin, acheté par un imprimeur du duché de Bade, et rédigé par un Allemand, eut seul le droit de paraître avec la Gazette officielle du gouvernement. Un ancien rédacteur du Courrier avait fondé en Suisse un journal français, l’Helvétie. L’Helvétie fut interdite dans la province ; tout détenteur d’un seul numéro devait être sévèrement puni : il en fut de même des feuilles « hostiles à l’autorité allemande. » Les considérans n’indiquaient pas d’autres motifs, et même se bornaient parfois à remarquer que la feuille mentionnée portait atteinte à la considération de l’autorité. Le service des postes fut sévèrement surveillé : nombre de lettres étaient ouvertes ; d’autres, conservées dans les bureaux, y restaient des mois entiers ; d’autres n’arrivaient jamais ou étaient remises à destination annotées et corrigées par l’autorité prussienne. Les difficultés que demandaient des soins aussi minutieux, compliquées encore par la lenteur naturelle à l’administration civile, ont fait que le service des lettres, malgré les déclarations officielles, n’a jamais été en Alsace que très imparfait.

Dès le mois d’octobre, les habitans durent remettre à l’autorité toutes les armes qu’ils possédaient. Des perquisitions minutieuses furent faites pour assurer l’exécution de cette mesure. Le couvre-feu fut fixé à neuf heures. Quelques semaines plus tard, le gouvernement fit dresser par les communes la liste nominative de tous les hommes de dix-sept ans à quarante ans. C’était là un travail considérable ; mais l’autorité allemande ne recule jamais devant la difficulté. Il était interdit à tout habitant de sortir de sa commune sans un laisser-passer ; ces permis ne durent être délivrés que pour un temps limité et à des personnes sûres. En cas d’infraction, les biens du délinquant seraient confisqués : les parens étaient responsables. La libre circulation fut ainsi presque complètement supprimée. Une ordonnance royale du 15 décembre, datée de Versailles, contenait les dispositions suivantes : « Art. 1er. Ceux qui vont rejoindre les troupes françaises sont punis de la confiscation de leur bien et d’un exil de dix années. — Art. 2. Le gouverneur-général prononce seul la condamnation, qui est exécutoire par le seul fait de sa publication au Journal officiel. — Art. 5. Quiconque s’absente plus de huit jours est supposé rejoindre l’armée française. Cette présomption suffit à le faire condamner. » Cette loi s’applique encore tous les jours, bien que l’état de guerre ait cessé entre l’Allemagne et la France. On remarquera qu’elle ne donne à l’accusé aucune garantie. Un arrêté du 20 décembre compléta ces mesures : tout habitant qui recevrait une personne étrangère à la commune devait en faire la déclaration à la police dans le délai de deux heures, la nuit comme le jour, sous peine de six mois de prison ; en cas de récidive, le coupable serait traduit devant la cour martiale. Au départ, une déclaration identique était nécessaire, dans le même délai, sous les mêmes peines.

Au mois de novembre dernier, l’Alsace entière était soumise à un régime qui n’est pas sans analogie avec la terreur. C’était à cet état déplorable qu’avaient abouti toutes les promesses de la Prusse. Peu ou point de journaux, une surveillance sévère des moindres paroles, un véritable espionnage si peu dissimulé que vous voyiez entrer tout à coup dans votre salon un homme de la police qui n’avait ni sonné, ni frappé. Interdiction presque absolue de quitter sa commune, impossibilité de correspondre parce que les lettres ou n’arrivaient pas ou n’arrivaient qu’ouvertes. Tel était l’état de la province, et à toutes ces tristesses s’ajoutait la douleur de ne connaître les efforts de la France que par des journaux allemands, de voir le pays inondé de brochures et d’articles où la patrie était attaquée sans merci. L’Allemagne poursuivait la propagande morale avec autant d’ardeur que la soumission matérielle ; mais nous devons nous renfermer ici dans l’étude de seuls faits administratifs.

III.

Malgré toutes ces rigueurs, l’Alsace ne faisait aucune concession ; elle témoignait même de ses sentimens français avec un courage que rien ne pouvait fléchir. C’est ainsi que ses médecins créaient des ambulances qui allaient se mettre au service de l’armée de la Loire ; des quêtes nombreuses étaient faites pour nos blessés. Il est difficile en ce moment de donner des chiffres complets ; mais aucune province de France n’a prodigué plus de secours à la section française de l’Internationale : tel médecin en deux jours a réuni plus de 30 000 francs dans un seul chef-lieu de canton. En même temps, nos prisonniers internés en Allemagne recevaient des dons en nature et en argent. L’Alsace rivalisait avec la Suisse, qui, au milieu de nos épreuves, a porté la charité jusqu’à l’héroïsme. En ce moment même, nos soldats revenant d’Allemagne trouvent à Strasbourg une société qui s’occupe de les nourrir et de les loger. Il était difficile aux volontaires d’aller rejoindre les armées françaises ; ils vainquirent les obstacles. On ne compta pas moins de 17 000 Alsaciens dans l’armée de l’est et dans celle de la Loire, tous partis de leur propre mouvement, malgré les lois prussiennes et les dangers auxquels ils laissaient leur famille exposée. Il est tel village dont tous les jeunes gens sont allés au-delà des Vosges dès le mois de septembre et d’octobre. La France combattait pour l’Alsace ; l’Alsace n’épargnait pas son sang, elle voulait être la première à la lutte : elle a une belle place dans l’œuvre de la défense nationale. Ce chiffre de 17 000 paraîtra peut-être inférieur à ce qu’imaginent les esprits plus habitués aux utopies qu’aux réflexions sérieuses ; mais qu’on lise les tableaux des engagés volontaires dans les armées de 1792, celui de ces mêmes engagés dans la guerre actuelle ; cette comparaison sera toute à l’honneur de l’Alsace[6].

Le 5 février, les maires de Strasbourg et de Colmar reçurent l’avis du gouvernement de Bordeaux que les élections pour l’assemblée nationale auraient lieu le 8. L’administration prussienne déclara qu’elle fermerait les yeux, qu’elle laisserait faire. Personne en Alsace n’avait songé aux élections, personne n’avait pensé que la lutte dût finir aussitôt et dans des circonstances aussi malheureuses. Dans tous les pays envahis, où les nouvelles n’arrivaient que par les journaux allemands, on ne croyait pas aux victoires de l’Allemagne ; les bulletins des vainqueurs, à peine lus par les populations, n’étaient, disait-on, qu’une tromperie systématique destinée à détruire les courages, à rendre la soumission plus facile par le désespoir. L’Alsace, prise au dépourvu, sans comité, sans journaux, trouva dans l’autorité prussienne des obstacles de toute nature. Il fut défendu d’afficher aucune liste de candidats, aucune profession de foi : le Courrier du Bas-Rhin reçut ordre de ne prononcer le nom d’aucun candidat. La seule affiche qui fut publiée annonça le 7, sous la signature du gouverneur-général, qu’en présence du décret de M. Gambetta sur les incompatibilités, les élections ne pourraient avoir lieu, déclaration sur laquelle on revint ensuite, mais qui du moins contribua encore à troubler les esprits dans un moment où il ne fallait perdre ni une heure, ni une minute, si on voulait faire en Alsace des élections sérieuses. Les comités qui s’étaient formés spontanément durent envoyer des délégués et des bulletins par les chemins de fer ; mais ces chemins n’étaient accessibles qu’aux personnes munies de laisser-passer : les permissions ne furent distribuées qu’avec une extrême parcimonie, et beaucoup restèrent sans effet, parce que les trains, dont le service du reste n’avait aucune régularité, se trouvèrent requis presque tout entiers à ce moment pour les transports de troupe que la Prusse dirigeait vers Paris. Ce fut dans ces conditions, sans discussion, sans entente préalable, sous les yeux d’une autorité qui avait montré depuis longtemps comment elle savait punir tout acte d’hostilité, qu’eurent lieu les élections. On sait quel fut le résultat du scrutin. La députation d’Alsace fut tout entière une protestation éclatante contre l’annexion. M. Jules Favre, M. Gambetta, qui personnifiaient aux yeux des populations l’intégrité du territoire, le défenseur de Belfort, le préfet du Haut-Rhin, le maire de Strasbourg, furent élus. On ne trouverait pas sur la liste des candidats nommés un seul nom dont le sens ne soit précis ; mais pour apprécier ces élections à leur valeur, il faut insister sur les remarques suivantes : 1o malgré toutes les difficultés matérielles, malgré tous les obstacles moraux, aucun scrutin en Alsace ne donna jamais un plus grand nombre de voix : tout le monde voulut voter ; 2o la diversité des listes, toutes formées dans un esprit d’opposition éclatante à l’Allemagne, mais parfois assez différentes, l’impossibilité dans beaucoup de cantons et même dans des chefs-lieux d’arrondissement, par exemple à Wissembourg, de connaître toutes les listes proposées, divisa les suffrages. M. Küss, qui, comme Alsacien et comme patriote, se trouvait dans le Bas-Rhin sur toutes les listes, réunit la presque totalité des suffrages ; si la moindre entente eût été matériellement possible, la députation entière d’Alsace eût été élue à l’unanimité ; 3o Les voix données à MM. Gambetta et Jules Favre dans le Bas-Rhin ont une grande importance : ces deux noms ne se trouvaient que sur une seule des quatre listes. Plus de 15 000 électeurs qui avaient adopté une des trois autres listes ont dû écrire eux-mêmes sur leurs bulletins les noms de ces deux députés.

Pourquoi l’Allemagne a-t-elle permis ces élections ? On a dit qu’elle n’en prévoyait pas le résultat, qu’elle professe assez le dédain du suffrage universel pour se mettre au-dessus de ses atteintes. Ces deux raisons sont vraies en partie. Il est certain que longtemps le gouverneur-général et toute l’administration ont refusé de croire à l’antipathie profonde des Alsaciens. Cette incrédulité était visible dans les journaux et dans les conversations. « En somme, vous avez pour nous moins d’aversion que vous ne dites, » tel était le résumé de beaucoup de discussions entre Allemands et Alsaciens ; puis le gouverneur devait compter sur les difficultés matérielles que rencontraient les électeurs. Il est vrai que l’administration prussienne attache plus d’importance aux faits qu’aux revendications morales, à la puissance assurée de ses fonctionnaires qu’au bon vouloir et à l’opinion des vaincus. Cependant, à la veille d’une annexion et surtout en vue de complications futures, elle doit regretter que l’Alsace entière ait protesté avec tant de force contre sa réunion à l’Allemagne. Le scrutin du 8 février peut être rappelé un jour. Qu’on pense ce qu’on voudra du suffrage universel ; il semble que, s’il doit jamais être appliqué, c’est quand il s’agit de faire passer une province d’une nationalité à une autre. Rien n’intéresse davantage les petits comme les grands, les ignorans comme l’élite du pays, que le régime journalier sous lequel ils vivent ; une annexion, c’est pour chacun un changement du tout au tout. Que l’autorité centrale soit aux mains d’un président du pouvoir exécutif, d’un roi constitutionnel ou d’un chef absolu, cela peut laisser indifférent bien des électeurs ; mais le service dans la landwehr, le changement du système d’impôt, toutes les réformes qu’amène l’annexion, qui donc ne doit pas en sentir le contre-coup, qui donc ne doit pas en éprouver les effets ? Du reste toute l’histoire de ce siècle tend de plus à faire reconnaître ce principe, qu’on ne peut enlever sa nationalité à une province sans son consentement. Que ce principe soit discutable en droit, là n’est pas la question ; il s’impose à l’opinion et à la politique de l’Europe. Il explique presque seul l’histoire de ces cinquante dernières années ; rien ne prouve qu’il doive prochainement perdre de sa force. Quelques publicistes allemands appellent le suffrage universel une comédie, et prétendent qu’on en fait ce qu’on veut. C’est une opinion que développe longuement un professeur de Gœttingue, M. Wagner, dans une récente brochure, l’une des plus sérieuses qui aient été publiées sur l’Alsace depuis la guerre[7] ; mais alors pourquoi l’Allemagne n’a-t-elle pu exercer aucune influence sur le suffrage des Alsaciens ? pourquoi tous les obstacles n’ont-ils rien empêché ? comment se fait-il que, contre l’attente de tous, un vote fait dans des circonstances aussi défavorables et sans la présence occulte ou visible d’un seul agent français (il n’est pas arrivé en Alsace plus de dix personnes de l’intérieur de la France avant le 8), ait donné le résultat que nous avons vu ? Il faut reconnaître la vérité : on ne fausse pas le suffrage universel autant qu’on le dit ; quand il vote sur une question qui le touche, aucune force ne peut prévaloir contre sa volonté. Il est l’expression de l’opinion de la foule, de ses passions, souvent de son égoïsme, plus souvent de sa légèreté et de son indifférence ; mais le peuple n’est pas indifférent à sa nationalité, c’est là une question qui le préoccupe, qu’il juge très nettement, et l’opinion qu’il s’est faite sur ce point, bonne ou mauvaise, quand on le consulte par le vote public, il l’exprime sans hésitation. Plusieurs patriotes alsaciens, qui n’admirent sur leur liste ni M. Gambetta, ni M. Jules Favre, avaient pensé qu’une manifestation trop éclatante aurait pour effet d’attirer sur la province la colère immédiate de la Prusse ; le pays ne fut pas si prudent, et au point de vue seul de ses intérêts la raison était de son côté. Il est vrai qu’au premier moment le gouverneur frappa l’Alsace d’une contribution extraordinaire très dure, puisqu’il imposa aux Alsaciens une taxe extraordinaire de 25 francs par tête ; mais cet impôt n’a pas été perçu et ne le sera pas : il n’était qu’une menace. Il est évident que l’empire d’Allemagne désirera dans un délai peu éloigné, atténuer ou détruire l’impression du vote du 8 février par d’autres votes partiels ou généraux. Il se voit forcé de plus en plus de chercher à conquérir les sympathies de l’Alsace, et, bien qu’il y doive mettre beaucoup d’habileté, instruit par le passé de ce que produit la rigueur, il ne se contentera pas d’être actif et ferme, il fera aux habitans des avantages sérieux ; il essaiera par de véritables bienfaits de leur faire oublier les duretés de la conquête. Ainsi les élections du 8 février devaient être pour le grand-chancelier un moyen de savoir au juste les sentimens de l’Alsace ; il lui importait de connaître ces sentimens pour la conduite à tenir par la suite : l’illusion sur ce point, c’est-à-dire l’erreur, n’était d’aucune utilité, et peut-être trouvons-nous là le motif pour lequel M. le prince de Bismarck a permis à l’Alsace de manifester son opinion comme le reste de la France ; il n’y a que les politiques trop faibles pour voir les choses telles qu’elles sont qui préfèrent l’ignorance à un échec qui les instruit.

À la fin du siège, le 27 septembre à 5 heures, quand les batteries autour de Strasbourg s’arrêtèrent tout à coup, ce silence glaça d’effroi ; bien des cœurs eurent comme un pressentiment de la mort. Pendant des semaines, le danger avait été de tous les instans ; maintenant il planait sur la ville quelque chose de plus terrible : tout était-il fini ? l’œuvre était-elle consommée ? Le jour de la capitulation, même pour les enfans, même pour la foule la plus ignorante, fut le plus triste de tous les jours. Que de fois depuis, à mesure que le moment du traité approchait, la ville a regretté ces heures si dures du siège ! Alors du moins on ne savait rien, et l’espérance pouvait vivre dans les cœurs. Depuis, on s’était dit qu’on avait du courage, qu’on ferait bonne figure à la nécessité, que le mal était inévitable et qu’on était prêt ; mais qui donc peut se flatter d’être jamais prêt ? L’Alsace a suivi avec angoisse tous les détails des négociations. Le 24 février, des bruits d’espérance coururent de bouche en bouche, bruits d’origine inconnue, accueillis avec une confiance sans réserve. De vingt côtés à la fois, on avait appris que la province serait neutralisée. Une joie enfantine accueillit ces espérances, heures courtes, tristes avant-coureurs des nouvelles fatales. Dans une ville assiégée, aux approches de la capitulation, l’imagination rêve une délivrance merveilleuse : Strasbourg a vu plusieurs fois, à quelques pas des remparts, une armée imaginaire qui venait la délivrer ; elle a entendu les canons et les fanfares de cette armée. Dans une longue maladie, avant la crise qui termine tout, la vie se réveille un instant, le malade retrouve l’espoir. Telle a été l’Alsace : dès le soir, on commençait à douter ; quelques heures plus tard, le moindre doute n’était plus possible.

Ceux qui se sont trouvés en Alsace à cette époque n’oublieront jamais la douleur de tous. Certes nous n’avons pas à chercher des motifs de mieux aimer cette malheureuse province ; mais ce qu’elle a pensé, ce qu’elle a senti dans ces jours cruels, il faut le redire, comme si dans l’expression même de cette tristesse nous pouvions trouver quelque consolation. La France avait commis des fautes ; elle n’avait pas armé Strasbourg, elle avait abandonné les Vosges : l’Alsace oubliait ces erreurs de la mère-patrie. La France avait manqué de sérieux, de prévoyance, de dignité même : l’Alsace ne se souvenait que de ses qualités. La France était vaincue, l’Alsace restait française et gardait sa fierté ; elle ne souffrait pas que le vainqueur la réduisît à l’humilité ; elle donnait au pays entier l’exemple de la conduite que nous devions tenir à cette heure : elle rendait justice aux qualités des conquérans ; mais ces qualités ne l’éblouissaient pas, elle croyait à la force et à l’avenir de la France. En vain l’Allemagne étalait à ses yeux nos malheurs, l’Alsace s’attachait à nous avec une noblesse qui n’avait nulle peur de la mauvaise fortune. Dans une pareille conduite, les enseignemens sont nombreux. Nous ne dirons pas aux politiques d’outre-Rhin qu’on ne méconnaît pas en vain les sentimens profonds et honnêtes ; mais nous leur demanderons si la discipline inflexible est bien sûre d’étouffer jamais une pareille dignité, une si forte passion. Nous leur demanderons si un peuple qui inspire dans le malheur une affection aussi sérieuse, si vaincu qu’il soit, n’a pas des qualités aussi grandes que ses défauts.

Cette longue période de six mois devait se terminer par une cérémonie solennelle, par une expression publique du deuil de l’Alsace. M. Küss, maire de Strasbourg, député du Bas-Rhin, était mort à Bordeaux. Le 8 mars, la ville entière conduisit les funérailles de son dernier magistrat français, de celui qui pendant toute cette longue période avait personnifié la résistance à l’Allemagne. Les rues où ne passait pas le cortège étaient désertes ; les maisons s’étaient fermées spontanément, beaucoup portaient des tentures noires. L’Alsace déjà était allemande ; la municipalité avait tenu cependant à ce que la cérémonie fût toute française : aucun soldat prussien n’accompagnait le cortège ; l’écharpe tricolore était déposée sur le cercueil ; des rubans nationaux décoraient le char funèbre. Au cimetière, un membre de l’assemblée de Bordeaux, M. Teutch, rappela le patriotisme du mort ; quand il acheva son discours, un cri immense de « Vive la France ! » s’échappa de toutes les poitrines. En rentrant en ville, la milice bourgeoise, qui avait accompagné le cortège, rencontra à la porte une sentinelle prussienne et fut arrêtée par le « qui vive ? » habituel. L’officier, s’avançant, répondit à haute voix : « France. » La foule répéta ce mot sacré : les dernières paroles étaient prononcées ; il ne lui restait plus qu’à se disperser, elle avait conduit ses propres funérailles, le deuil de la patrie. L’autorité prussienne avait consenti à cette suprême manifestation du patriotisme français ; maintenant « la nécessité, comme le disait M. de Bohlen, était inéluctable. » Le drapeau noir et blanc ne flottait-il pas sur le vieux dôme d’Erwin de Steinbach ? M. de Bohlen oubliait que c’est de ce dôme que s’est élancée autrefois comme une jeune victoire la Marseillaise.

Telle a été l’histoire de l’occupation administrative de l’Alsace par l’Allemagne depuis la bataille de Wœrth jusqu’aux préliminaires de Versailles. Nous devions au lecteur un récit d’une scrupuleuse exactitude. L’Allemagne et la France jugeront diversement la conduite du vainqueur. Pour l’Allemagne, l’habileté, la fermeté, l’activité, la sagesse à tout prévoir de longue main, l’art de commencer la conquête morale tout en poursuivant les intérêts militaires, sont des mérites de premier ordre : maintenir un pays sous une forte discipline, le réorganiser quand on le possède à peine, faire avant la victoire définitive ce que le vainqueur n’entreprend d’ordinaire que longtemps après, combiner dans l’administration qu’on donne à la province la diversité des forces, la science, la politique, le génie pratique, l’onction morale, et cependant assurer une direction unique : ce sont là de hautes qualités. La France n’en disconvient pas, et sur bien des points elle prendra l’Allemagne pour modèle : de si utiles exemples porteront leurs fruits ; mais la France ne peut penser que l’intérêt du vainqueur, le but à poursuivre, soient le seul objet que doive se proposer une politique. Elle ne peut, quoi qu’elle en ait, essayer d’appliquer la théorie de la compression lente et continue ; elle manque de toutes les forces que demande un pareil système. Si coupable qu’elle puisse être à ses heures, elle ne se sent pas l’énergie nécessaire pour faire taire en elle tout sentiment de pitié devant son intérêt bien entendu ; elle a d’instinct dans sa politique générale une certaine humanité qui la passionne jusqu’à l’utopie et à la chimère pour la grandeur sans égoïsme ; elle ne sait être longtemps ni intolérante, ni absolue, ni rigide. Est-ce légèreté ? est-ce plutôt par une vue plus nette et plus haute de ce que sont les biens matériels, de ce que vaut l’ambition, de ce que valent toutes les personnalités orgueilleuses, personnalités de peuples ou d’individus ? Les philosophes allemands en décideront. Elle compte un passé déjà long de quinze siècles ; elle est solidaire de ce passé, moins heureuse que les états nés d’hier : elle ne peut oublier ses pères d’autrefois, ceux qui ont fait les croisades pour une idée, la guerre de trente ans pour la liberté de conscience, la révolution pour l’égalité civile et la liberté politique, tant d’expéditions depuis pour l’affranchissement de la Grèce, de l’Italie, de la Belgique, l’indépendance des chrétiens d’Orient. Sa fortune a été de se trouver mêlée en Europe à beaucoup de ces grandes luttes qui ont eu pour objet la liberté et le progrès. Certes elle n’ignore pas ses cruelles défaillances, son mépris souvent si complet de la science et de l’expérience, ses folles entreprises pour des utopies, son ardeur à chercher en un jour une perfection que les siècles n’établiront pas ; elle se reconnaît ces grands défauts, et cependant elle dit avec quelque fierté que, si pour posséder une province aussi belle, aussi intelligente, aussi sérieuse que l’Alsace, il lui fallait avoir recours de sang-froid et par système aux moyens que la science allemande trouve justes et naturels, le courage lui manquerait et elle laisserait là sa conquête.

Le dernier maire français de Strasbourg, M. Küss, physiologiste éminent, puisque par sa théorie de l’inflammation il a le premier en Europe professé la doctrine célèbre qui, sous le nom de pathologie cellulaire, devait régner vingt ans dans l’école, démocrate pratique qui s’était fait peuple, vivait avec le peuple, et, dans toutes ces sociétés populaires où se passait une partie de sa vie, se plaisait à remplir comme le plus simple de ses collègues tous les devoirs qui lui étaient imposés, homme d’une rare vertu, qui a toujours conformé sa conduite à ses principes, a vécu pauvre, sans honneurs, malgré toutes les sollicitations de ses amis et de la foule, sorte de républicain savant et bourgeois comme on devait en trouver beaucoup au siècle passé à Rotterdam ou à La Haye, qui aimait le peuple d’Alsace sans le flatter, parce que ce peuple ne ressemble en rien à la populace, philosophe au courant de tout ce qui s’écrivait dans les sciences et dans les lettres, artiste passionné, orateur charmant de grâce et de naïveté, aimait la France, bien que la France eût des défauts qui le froissaient, bien qu’il la jugeât souvent avec sévérité ; M. Küss personnifie l’Alsace, l’affection qu’il avait pour nous est celle même que l’Alsace ressent. Ses études étaient allemandes, il était Allemand d’éducation ; mais entre l’Allemagne et la France il trouvait, comme il le disait lui-même, quelque chose qui le mettait du côté de la France. C’est cet inconnu, — nous ne voulons pas pour le moment essayer de le définir, — qui fait que l’Alsace nous est si attachée, et que, malgré ses grandes qualités, la patrie de Goethe et de Kant, si elle ne rencontre pas dans sa conquête une Vénétie toujours en révolte, s’étonnera longtemps d’y trouver une terre française de cœur et d’aspiration. En vain l’Allemagne espère que nos derniers malheurs, les plus cruels de tous, ces deux longs mois douloureux dont elle n’a cessé de faire à l’Alsace un tableau si habile, nous aliéneront à jamais les esprits. L’Alsace a suivi cette guerre avec la profonde tristesse que toute la France a ressentie ; elle en a plus cruellement souffert que bien d’autres provinces, car elle ne sait se distraire des pensées sérieuses : elle n’a pas la ressource de la légèreté ou de l’expansion déclamatoire, et quel supplice n’était-ce pas pour elle de voir la propagande du vainqueur se faire un argument de nos fautes, chercher à circonvenir son affection en lui répétant que nous étions arrivés à cet état où un peuple ne sait plus qu’achever de ses propres mains l’œuvre de destruction commencée par l’étranger ! Qu’on lise les sentimens que nombre d’Alsaciens ont exprimés à cette occasion, par exemple la lettre de M. Rist publiée récemment dans le Times, on y verra que l’Alsace ne pensait guère aux avantages matériels que lui donnait sa séparation de la France, à la sécurité assurée pour celles de ses maisons que le feu des Allemands a épargnées, à la préexcellence de la paix prussienne sur l’anarchie française, de la sophistique innée de ses vainqueurs sur les égaremens d’une trop grande partie d’entre nous. Certes l’insurrection qui finit à cette heure par l’assassinait a ébranlé les faibles, consolé de la conquête les égoïstes, et c’est là un mal profond. Certes à la longue, si nous ne savions trouver ni l’ordre, ni la liberté, il faudrait renoncer aux sympathies ardentes de cette province ; mais l’Alsace, qui a bien fait son devoir durant la guerre, qui depuis a tenu la tête haute devant son maître, l’Alsace compte que la France aussi fera ce qu’elle doit faire : elle compte que sans désespoir, comme sans illusion, nous chercherons à réparer le passé ; elle compte que nous y parviendrons, et quel honnête homme en France à cette heure oserait dire que la ferme espérance, l’infatigable activité et aussi une certaine fierté de tout ce qu’il y a de bon en nous ne sont pas les plus impérieux des devoirs ?

Albert Dumont.
  1. Voyez la Revue du 1er mai, les Prussiens en Lorraine.
  2. Nouvelles officielles pour le gouvernement de l’Alsace, no 3. Die Amtspflicht ist eine Ehrenpflicht.
  3. Journal officiel, no 3, page 2. Ordonnance du 29 août 1870.
  4. Ordonnance du 12 septembre.
  5. Die Belagerung Strasburgs, Berlin 1871.
  6. Voyez dans la Revue du 15 janvier, les Mobilisés aux avant-postes.
  7. Elsass und Lothringen, Leipzig 1870.