L’Amérique du Nord et la France/01

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L’Amérique du Nord et la France
Revue des Deux Mondes6e période, tome 11 (p. 275-294).
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L’AMÉRIQUE DU NORD


ET


LA FRANCE


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I

On dirait que la France et l’Amérique du Nord cherchent à renouer les relations intimes qui existèrent entre elles pendant si longtemps. Les manifestations sympathiques se multiplient, les idées s’échangent, les œuvres se créent. On s’ignore un peu moins les uns les autres ; de là à se rechercher, à se rapprocher, à s’unir, la pente est naturelle.

Certes, bien des préjugés subsistent, encombrant les cerveaux et les cœurs ; on nous a dénigrés si longtemps et nous nous sommes, avec tant d’application, dénigrés nous-mêmes !… Combien sont nombreux les livres, écrits sur la France par les Français, ayant pour objet d’établir l’infériorité de la race française, de dépeindre sa décadence rapide, ses maladies mortelles, sa ruine inévitable : quand il suffit de passer les frontières ou la mer pour constater que les autres ont aussi leurs difficultés et leurs crises, leurs faiblesses et leurs impuissances !

Tous les ratés des lettres ou de l’action rendent leur patrie responsable de leur échec. Leurs mauvais propos qui ne trompent personne chez nous, sont soigneusement colligés, développés, colportés par nos adversaires ou nos concurrens : il faut, ensuite, des années pour réparer l’imprudence d’une heure. Comment protéger la France contre ses enfans fournissant des armes à ses ennemis ?

La France a des avocats qualifiés au dehors : les diplomates et les consuls. Mais, sauf de très heureuses exceptions, ils s’enferment dans leur besogne technique ou dans l’étroitesse « du monde » où ils se confinent. Ils sont sans contact direct avec l’opinion. Ils n’aiment pas la presse, qui le leur rend. Et même s’ils s’efforçaient de lutter, que serait leur voix, perdue dans le tapage de la publicité ?

L’univers est, désormais, un immense champ magnétique où la nouvelle fulgure à l’état irradiant : ceci n’est pas une métaphore, mais l’expression d’un fait. On a cette sensation émouvante quand on traverse l’Océan à bord d’un transatlantique : le bruit de l’un ou de l’autre continent ne vous quitte pas : des quatre points cardinaux, il assiège le vaisseau. Les antennes de l’appareil Marconi, promenées sur le ciel, le recueillent. Quand la communication directe manque avec la terre, les navires circulant sur les eaux se renvoient la dépêche ; elle rebondit, de l’un à l’autre, comme un écho. Le « journal » parait quotidiennement à bord et livre aux badauds du pont les nouvelles de la terre ; en plus, le commandant reçoit l’Havas confidentiel qui lui explique l’état du ciel, de la mer et du vent : c’est un perpétuel crépitement d’ondes muettes. Le moindre passager est touché, maintenant, par une adresse comme celle qui flattait si fort la vanité de Victor Hugo : « un tel, océan. »

Ainsi, la publicité enserre la terre d’un fil ininterrompu : partout, on sait tout, en même temps. L’ambassadeur des États-Unis, M. Herrick, le disait, dans un discours substantiel prononcé par lui, récemment : l’idée est, désormais, soumise, à peine née, au « contrôle » des penseurs et des foules. On sait que le mot « contrôle » désigne pour les Américains, non seulement l’esprit critique et l’esprit d’examen, mais l’action réfléchie, la pensée se surveillant elle-même.

Donc, entre les deux continens les résonnances se multiplient, et se prolongent ; les obstacles s’aplanissent en même temps. Michelet avait raison : la mer ne sépare pas ; elle rapproche.

Telles sont, sans doute, les raisons actuelles d’un progrès sensible dans la copénétration réciproque de la France et de l’Amérique du Nord ; mais elle était préparée par d’autres causes plus anciennes, plus actives et plus durables.

Il y a, d’abord, de très hauts souvenirs historiques communs. Remontant à la découverte du nouveau continent et aux origines de la plupart des colonisations américaines, ils s’étaient atténués et comme effacés à la suite des défaites françaises, laissant la place à l’hégémonie britannique. Maintenant, ils se ravivent comme un pastel fané qui reprend ses couleurs.

Les communications se multiplient. Aux héros américains en France, aux héros français en Amérique, on élève des statues qui manifestent la survivance de ces sentimens traditionnels. Reconnaissons que, dans cette course au souvenir, nous sommes dépassés, comme en beaucoup d’autres choses, par l’Amérique. Aux États-Unis, le nom de La Fayette est, pour ainsi dire, constitutionnel ; ce n’est pas sans une réelle émotion que le visiteur français voit, dans la salle de la Chambre des représentans, de chaque côté de la tribune présidentielle, deux portraits, pareils en grandeur et en importance, veillant sur les délibérations de l’assemblée, celui de Washington et celui de La Fayette.

Des monumens analogues sont conservés pieusement partout, aux États-Unis : on se refuse à oublier, là-bas, que deux des étoiles qui forment la constellation américaine sont françaises, — le « Maine, » la « Louisiane, » dont le nom est celui d’une de nos provinces et d’un de nos rois, — que nombre de villes ont des origines françaises, que du sang et du ciment français sont partout à la base du magnifique édifice de l’Union.

Champlain, qui était déjà grand, grandit encore après trois siècles ; il est appelé, au Canada, « le père de la patrie ; » les États-Unis le considèrent comme l’initiateur qui marqua les premiers pas sur le sable, — ou sur la neige. Il eut, en effet, la divination de tout ce que l’avenir devait réaliser, non seulement dans la région où il fondait un Empire, mais au delà des espaces et du temps, sur le continent septentrional tout entier.

Je rappellerai brièvement les traits les plus frappans de cette admirable vie française que, — pour la rendre plus claire et plus proche de nous, — je comparerai à celle d’un Brazza. L’un et l’autre furent, à la fois, des explorateurs et des fondateurs, des hommes de labeur, de courage et de haute vision prophétique. Les grandes tâches choisissent leurs grands hommes, et les ouvriers de la première heure sont toujours et restent, en tout, les premiers.

Samuel Champlain n’est pas le plus ancien des pionniers envoyés par la France en Amérique du Nord. D’autres avaient paru avant lui. Ainsi, ce Verazzano, qui explora les mers septentrionales par l’ordre de François Ier et qui, égaré, à un second voyage, vers les mers du Sud, fut, finalement, pris et mangé par les sauvages du Brésil. L’espoir de la découverte des chemins vers l’Inde par les voies boréales, tint en éveil les imaginations pendant tout le XVIe siècle. Le goût de l’impossible est un goût français : rien ne tente ces beaux courages comme le risque de mort ; le bon sens de la race se relève et s’épice volontiers d’un grain de folie. Après Verazzano, un malouin fameux, Jacques Cartier, devint, à son tour, le navigateur du Roi et renouvela l’entreprise. Celui-ci est de la grande lignée : on ne doute plus, aujourd’hui, que Rabelais ne l’ait connu et pris pour type du voyageur fabuleux à la recherche de la « Dive Bouteille[1]. »

Champlain a toutes les consécrations, y compris celle du succès ; il réalisa le rêve de ses prédécesseurs et fonda une « Nouvelle France ; » et cela avec une énergie, une patience, une hardiesse, une bonhomie, qui font, de lui, un excellent type de Français. Il serait bien à désirer que tous nos colons s’inspirassent de ses exemples, maintenant qu’ils ont, devant eux, un immense champ où répandre la semence des nations futures, et c’est pourquoi j’insiste sur les traits saillans de son caractère : ce qu’il fit tient surtout à la manière dont il le fit.

Dans son Traité de la Marine et du Bon Marinier,[2] il nous donne une parfaite image du « Capitaine courageux ». « Il faut, dit-il, que le bon marinier soit robuste, dispos ; il doit avoir le pied marin, être infatigable aux peines et aux travaux, afin que, quelque accident qu’il arrive, il puisse se présenter sur le tillac et, d’une voix forte, commander à chacun ce qu’il doit faire. Quelques fois, il ne doit mépriser de mettre luy-même la main à l’œuvre pour rendre la vigilance des matelots plus prompte et que le désordre ne s’en suive. Doit parler seul pour que la diversité des commandemens et, principalement aux lieux douteux, ne fasse faire une manœuvre pour une autre.

« Il doit estre doux et affable en ses conversations, absolu en ses commandemens, ne se communiquer trop facilement avec ses compagnons, si ce n’est avec ceux qui sont de commandement… Cependant, s’il est sage et advisé, il ne se doit tant lier en son esprit particulier, lorsqu’il est principalement besoin d’entreprendre quelque chose de conséquence, qu’il ne prenne conseil de ceux qu’il cognoîstra les plus advisés et notamment des anciens navigateurs qui ont éprouvé le plus de fortunes de la mer…

« Il doit être libéral et courtois aux vaincus, en les favorisant selon le droit de la guerre ; surtout, tenir sa parole, s’il a fait quelque composition… Il ne doit user de cruauté ni de vengeance… S’il use de la victoire avec courtoisie et modération, il sera estimé de tous, des ennemis mesmes qui lui porteront tout honneur et respect… »

C’était l’ancienne manière française.

Ce qu’ont accompli des hommes vivant selon ces règles de conduite, ne peut s’expliquer que par leur parfait équilibre et leur solidité physique et morale. De 1603 à 1633, Champlain a fait vingt-quatre fois la traversée de l’Atlantique sur des bâtimens qui ne valaient, certes, ni comme tonnage, ni comme sécurité, les grands canots des steamers d’aujourd’hui. Il a subi les orages, les tempêtes, les maladies, les fatigues de la guerre et de la paix, les rebellions, les embûches, les trahisons, la résistance du temps et de la nature sur les mers et sur les terres sauvages ou civilisées. Ce qu’il redoutait le plus, c’était la navigation sur les eaux de la politique et de la Cour ; mais, là comme ailleurs, il « tenait droit le timon. »

Le premier, il a parcouru le continent septentrional américain depuis la baie d’Hudson jusqu’aux lieux où devaient s’élever Boston et New-York ; il fit une pointe à l’intérieur jusqu’à la ligne des Grands Lacs et comprit l’avenir du Mississipi, comme artère centrale d^une vaste domination. Dans sa jeunesse, il avait parcouru le Mexique et l’isthme de Panama, pronostiquant le percement du canal qui devait mettre en communication les deux océans : pareil à ces hommes qui trouvent les sources, il lisait, selon la disposition des lieux, la fondation et la prospérité des futures métropoles ; il traça le dessin de la domination qui devait être celle des États-Unis, et qu’il espérait française ; il fonda Québec et désigna l’emplacement de Montréal ; il débarbouilla les esprits du préjugé de l’or et enseigna que toute colonie, dans l’Amérique septentrionale, devait s’appuyer avant tout sur le travail de la terre et se suffire à elle-même : il eut le très rare bon sens de voir toujours les choses, non seulement comme elles étaient, mais comme elles devaient être dans le présent et dans l’avenir.

Cet homme, d’une imagination si puissante, était un piéton infatigable, arpentant le terrain avec la même lenteur et les mêmes précautions minutieuses que s’il n’avait pas eu un monde à ouvrir et un empire à fonder. Après avoir établi la ville de Québec au milieu des sauvages, il dut la défendre contre les Anglais ; il la perdit après un long siège et il la recouvra après une pénible négociation dont il fut l’âme et où il conduisit la volonté et la main de Richelieu.

Champlain fut tel ; et ceux qui ont lu son histoire dans le livre charmant et naïf où il la raconta et la dessina, tout à la fois, savent qu’il y avait, autour de lui beaucoup d’hommes pareils à lui : il n’est pas exceptionnel en son temps. Ces générations ont répandu, dans le monde, le bon renom de la France ; il ne s’effacera pas, en Amérique, tant que leurs œuvres resteront, et, comme elles sont confiées au sang des races, elles sont impérissables.

La colonie que Champlain avait fondée, Montcalm la défendit, et il périt sous ses ruines. Le parallèle des deux siècles est écrit dans les deux vies. Champlain, parmi toutes ses traverses, fut compris et soutenu par ses chefs, Henri IV, Richelieu. Montcalm, discuté jusque dans ses succès, fut, finalement, laissé à ses seules ressources. Champlain, homme de peu, fils de ses œuvres, tout en vigueur et en poids, aborde, d’un geste rude, la nature et les hommes. Montcalm, gentilhomme et soldat, élégant et raffiné, Vauvenargues colonial, chrétien et « citoyen, » selon sa propre expression, n’ayant pas choisi sa tâche, l’accepte et l’accomplit, non par préférence, mais par devoir : d’une belle lucidité d’esprit, il sait que la cause pour laquelle il combat, est perdue, et, après l’avoir sauvée deux fois sur le penchant de la ruine, il succombe avec la grâce suprême d’un athlète saluant le Prince pour lequel il va mourir[3].

On ferait un florilège délicat et vivifiant des paroles semées par lui dans sa Correspondance adressée à sa femme, à sa mère, et dans le Journal publié par l’abbé Casgrain : c’est le bréviaire du galant homme. Il vit dans un monde à la fois brutal et héroïque, candide et dépravé, ce monde colonial du XVIIIe siècle où les écumeurs de mer voisinent avec les Paul et Virginie. Autour de lui règnent l’exaction et la corruption ; pourtant, soldats, Canadiens, sauvages, à l’appel du chef, tout ce peuple uni se jette au péril et se bat bien. Quelle complexité dans la vie sociale, quelles difficultés dans le commandement, quel embarras dans le ménagement des caractères ; quels contrastes : la barbarie et une civilisation raffinée ! On danse, on joue, on fait bombance dans une capitale où la disette sévit et que l’ennemi va surprendre. On gaspille les deniers et les approvisionnemens, quand il faudra, bientôt, soutenir un siège avec des forces et des ressources lamentablement déficiantes. On n’est pas plus « France du dix-huitième. » Étourdis ou fripons ne s’en remettent pas seulement au déluge : ils le bravent.

Ne croyez pas que Montcalm joue les chevaliers de la triste figure parmi ce monde corrompu, futile et vaillant : il suit les bals et les fêtes, joue et danse avec les autres ; mais il voit et prévoit. En rentrant, le soir, il fait, à son journal, ses tristes confidences : « Misère affreuse au gouvernement de Québec… Bals, amusemens, parties de campagne, gros jeux de hasard en ce moment… » Et encore : « Les plaisirs, malgré la misère et la perte prochaine de la colonie, ont été des plus vifs à Québec. Il n’y a jamais eu tant de bals ni de jeux de hasard aussi considérables… « Qui diable sait où tout en sera en novembre (écrit en janvier ; sa défaite et sa mort en septembre) ? Quand est-ce que la pièce que nous jouons au Canada finira ?… Je prévois avec douleur les difficultés de la campagne prochaine… Si la guerre dure, la colonie périra d’elle-même, ne succombât-elle pas par la supériorité des forces de l’ennemi… »

Et, un peu plus tard, en mars, quand la campagne va s’ouvrir : « A moins d’un bonheur inattendu,… le Canada sera pris cette campagne et sûrement la campagne prochaine. Les Anglais ont 60 000 hommes, nous au plus 10 à 11 000 hommes. Il parait que tous se hâtent de faire leur fortune avant la perte de la colonie, que plusieurs, peut-être désirent, comme un voile impénétrable à leur conduite. »

Enfin, le 16 mai 1759, au maréchal de Belle-Isle qui, du ministère, lui écrit : « Vous ne devez pas espérer de troupes de renfort ; » mais qui ajoute (lettre du soldat au soldat qu’il connaît) : « J’ai répondu de vous au Roi ; je suis bien assuré que vous ne me démentirez pas et que, pour le bien de l’État, la gloire de la nation et votre propre conservation, vous vous porterez jusqu’aux dernières extrémités plutôt que de jamais capituler, » cette promesse sublime, parce qu’elle va se réaliser : « J’ose vous répondre d’un entier dévouement à sauver cette colonie ou à périr. Je vous prie d’en être le garant auprès de Sa Majesté. »

Le post-scriptum est dans la lettre, toute d’émotion contenue, que Montcalm écrit à sa femme, le 21 mai : « Bourlamaque est déjà en campagne ; et je crois que je ne tarderai pas à m’y mettre. Je crois que j’aurais renoncé à tous les honneurs pour vous rejoindre, (on lui faisait espérer le bâton de maréchal de France) ; mais il faut obéir au Roi ; le moment où je vous reverrai sera le plus beau de ma vie. Adieu, mon cœur ; je crois que je vous aime encore plus que je n’ai jamais fait. »

Montcalm périt, comme il l’avait dit, en même temps que la colonie ; frappé à mort dans la bataille des plaines d’Abraham, il fut, d’après une tradition accréditée, enterré dans un trou fait par une bombe au pied du mur du couvent des Ursulines. De telles morts sont des exemples qui ne meurent pas. C’est Montcalm qui grava, dans la mémoire de l’Amérique, le caractère « chevaleresque » comme un des traits de la race française. La « chevaleresque France, » cette formule est un truisme, là-bas. Les truismes ne font que consacrer l’autorité du fait établi. Imposer un truisme à la mémoire des hommes, c’est la gloire.

La gloire désintéressée : tel est le bénéfice réel obtenu par la France en Amérique à la suite de l’expédition de La Fayette et de ses compagnons d’armes. On a dit et répété que la France, en intervenant par les armes dans la guerre de l’Indépendance, profitait d’une circonstance favorable pour se venger de l’Angleterre, pour relever son propre prestige, pour rétablir l’équilibre en Europe et sur l’Océan. Cela est vrai, surtout à partir de 1780, lorsque Vergennes conseilla au Roi d’envoyer en Amérique l’armée de secours, commandée par Rochambeau.

Mais le départ des volontaires, des La Fayette, des Noailles, des Ségur, en 1776, a un tout autre caractère. Ceux-là sont bien les « paladins » de la liberté. L’affection qui unit Washington et La Fayette, le chef grave et l’élégant gentilhomme, l’attachement que La Fayette, l’ami du soldat, « soldier’s friend, » sut inspirer aux miliciens américains, voilà ce qui constitue la vérité historique, celle qui saisit l’imagination des peuples, la seule qui laisse une empreinte durable et féconde, une légende.

Cette légende s’évoquera, désormais, dans les esprits américains, quand le nom de la France sera prononcé ; elle perpétuera et rafraîchira, en quelque sorte, la renommée des Champlain, des Montcalm, des Lévis. On la retrouvera, répandue sur tout le continent où elle s’entretiendra à coups d’exploits. Quand, après 1815, les soldats de Napoléon y eurent transporté le trop plein d’activité dont l’Europe était lasse, quand ils eurent multiplié les actes et les œuvres, l’opinion accepta le legs que la France du XVIIIe siècle lui laissait et il n’appartint plus à la France elle-même, si négligente qu’elle fût, de le dilapider. C’est le mot de Balzac dans la Duchesse de Langeais : « Il y a donc de la France partout, dit un soldat ! »


Le discrédit dont souffrirent les œuvres françaises en Amérique du Nord, est frappant, quand il s’agit de la part qui revient aux philosophes français du XVIIIe siècle dans les origines de la Constitution américaine. Il suffit de lire l’acte lui-même, il suffit de parcourir la Fédéraliste et les écrits laissés par les auteurs de la Constitution, pour constater, selon la remarque de M. Esmein, que « Montesquieu était leur oracle, » non pas seulement, comme on l’a dit, en tant que disciple de la Constitution anglaise, mais comme génial et pénétrant enquêteur de l’ « esprit des lois. » Quand ils lui empruntent des raisonnemens et des exemples sur l’organisation des fédérations, sur l’origine de la souveraineté populaire, sur la séparation des trois pouvoirs, c’est bien de son autorité philosophique et théorique qu’ils recherchent et acceptent les leçons.

Jean-Jacques Rousseau, Mably, Delorme, Raynal étaient étudiés, par eux, avec une même attention et, s’il s’agit du premier, ils étaient, comme le siècle tout entier, sous l’impression de son génie. L’idée du « contrat social » réjouissait l’âme de ces « insurgens » qui venaient de rompre le contrat traditionnel les liant à la royauté britannique. L’une des premières constitutions particulières d’État, celle de la Virginie, promulguée le 12 juin 1772 (et l’on sait quelle influence eut l’État de la Virginie sur les destinées de la future fédération) commence par une déclaration des Droits de l’homme qui n’est rien autre chose que l’application des théories du Contrat social.

Ce n’est pas le lieu de pousser une démonstration qui demanderait une étude plus détaillée : il suffit de rappeler un fait précis, à savoir, qu’en 1776, au moment où la France se décidait à intervenir dans la querelle et apportait ainsi, aux colonies révoltées, un concours moral non moins appréciable que l’appui militaire et pécuniaire, Paris, — le Paris des fils de Jean-Jacques, gros lui-même d’une Révolution, ne rêvait que de la Constitution américaine : « Toutes les têtes étaient exaltées, écrit Mme Campan ; il n’y avait point de cercle où l’on n’applaudit avec transport à l’appui que le gouvernement français apportait à la cause de l’indépendance américaine. La constitution projetée pour cette nation se rédigeait à Paris, tandis que la liberté, l’égalité, les droits de l’homme faisaient le sujet des délibérations des Condorcet, des Bailly, des Mirabeau, etc. »

Condorcet comptait au premier rang des fournisseurs patentés pour les peuples en besoin de constitution. Consulté, il s’essaya par ses Lettres à un citoyen de Virginie, au rôle qu’il devait jouer, en France, sous la Révolution. M. Jules Roche a signalé déjà, dans les conseils émanant de Condorcet, les principes qui dominent la Constitution américaine : les droits naturels de l’homme antérieur aux institutions sociales, la séparation du pouvoir législatif et du domaine de la loi, l’impôt proportionnel, la Constitution d’un tribunal suprême, etc…

Certes, d’autres influences se sont exercées : ni la Hollande, ni l’Allemagne, ni la Suisse n’ont été tout à fait absentes de l’esprit des hommes qui fondaient, en pleine maturité et conscience, une république démocratique et fédérative ; encore moins saurait-on nier l’empreinte britannique ; elle est partout ; mais, de dire qu’elle ait été prédominante dans la constitution elle-même, c’est un singulier abus des mots. On pourrait affirmer, au contraire, qu’il y eut, chez les rédacteurs de l’acte constitutionnel, un dessein bien arrêté de prendre le contre-pied du système anglais : au lieu d’une royauté, ils fondent une république ; rejetant le principe héréditaire, ils soumettent tout le système constitutionnel à l’élection ; au lieu d’un régime parlementaire, ils affranchissent autant, que possible, le chef du pouvoir exécutif de l’autorité du Parlement ; pas de ministres responsables, pas de cabinet ; une fédération de parlemens locaux rognant les ongles au Parlement fédéral[4]. Ces grands propriétaires, ces maîtres d’esclaves, ces hommes considérables qui sont à la tête du mouvement, ne songent nullement à créer des castes et à consolider des privilèges ; ils entrent, à pleines voiles, dans le principe, presque uniquement théorique alors, de l’égalité. Non, ce n’est pas ici une vieille civilisation qui se prolonge, c’est une nouvelle civilisation qui se crée !

Le principe égalitaire est éminemment colonial. Dès qu’un homme s’installe sur une terre nouvelle, il se sent plus maître de son activité, de son œuvre, de son existence sociale. Il n’admet pas qu’un voisin le gêne ; il se déplace au besoin et va s’installer plus loin dans la sylve, sur la savane ou sur la pampa. Un homme vaut un homme, voilà le droit colonial, dans son essence. L’autorité de la conquête, les emprises traditionnelles ou héréditaires n’ont que faire ici. De tels esprits, évangélisés par les livres saints, raidis dans la fierté puritaine ou la rébellion huguenote, étaient, plus que nuls autres, accessibles aux théories que le XVIIIe siècle français et les encyclopédistes, élèves eux-mêmes de Locke et des publicistes protestants du XVIe siècle, avaient répandu de par le monde[5].

La parenté intellectuelle des deux démocraties égalitaires ne serait pas démontrée par les faits qu’elle le serait par la logique elle-même ; les constituans américains ne pouvaient pas échapper à leur siècle ; une carrière comme celle de Thomas Payne explique, plus clairement que toutes les dissertations et les rapprochemens plus ou moins ingénieux, l’analogie des idées et des sentimens qui existaient entre les publicistes insurgés et les constituans américains, d’une part, les philosophes et les révolutionnaires français de l’autre. Démonstration vivante et, comme on dit, en chair et en os. Le Common Sense et la

collection des Crisis qui se répandirent à des milliers d’exemplaires (1776-1778), firent pénétrer les doctrines nouvelles partout où on lisait, où l’on méditait sur le territoire américain.

Aux origines puritaines et britanniques se soudèrent en quelque sorte les idées nouvelles : ainsi se forma l’amalgame auquel présida l’expérience du peuple américain, déjà formé, depuis longtemps, aux mœurs de la liberté[6]. La Constitution américaine où se trouvent combinés des principes, des raisonnemens, des procédés empruntés aux civilisations les plus diverses, repensés à l’Américaine, appartient en propre au sol où elle est née, mais on ne peut nier qu’elle ait été, pour ainsi dire, arrosée et fécondée par l’idéalisme et le rationalisme cartésien et philosophique français : l’influence française est aussi présente et actuelle dans la constitution américaine que l’alliance française le fut, et l’est encore, dans l’œuvre de l’Indépendance américaine.

Cette autorité a été discutée d’abord, niée ensuite. Elle subsiste cependant dans le sentiment des peuples et dans un fait plus éclatant que la lumière du jour, l’analogie du régime égalitaire et républicain survivant, après cent cinquante ans d’expérience, des deux côtés de l’Océan. Fait d’autant plus frappant qu’il n’a pu s’établir et se maintenir en Amérique qu’en remontant, pour ainsi dire, le courant des mœurs et des lois.

En effet, si le régime politique se distingue de celui qui régit l’Angleterre, les coutumes, les habitudes intellectuelles, la législation civile, les tendances religieuses, la vie sociale se conforment beaucoup plus fidèlement à la tradition britannique[7]. À cette tradition, la langue et la littérature ont servi à la fois de truchement et de soutien. L’honneur de se dire anglo-saxons, enorgueillit les Américains, même quand leurs origines particulières sont autres. L’émigrant, à la deuxième génération, oublie la langue maternelle, s’élève lui-même à l’américaine, affecte de ne parler que l’anglais, anglicise son nom, se glorifie de son reniement : ce n’est que plus tard, bien plus tard, qu’il revient en Europe se rechercher des ancêtres[8].


II

Ainsi s’est constitué, avec des apports empruntés aux différens peuples, mais où celui de la France n’a pas manqué, une formation originale, autochtone, maintenant répandue sur tout le sol des États-Unis. Les caractères en sont si nettement tranchés qu’ils frappent les observateurs les moins attentifs : leur notation est, pour ainsi dire, classique. Selon qu’on se place au point de vue optimiste ou pessimiste, selon qu’on blâme ou qu’on loue, les qualificatifs diffèrent, mais les constatations sont les mêmes.

Parmi les Américains, — pour les laisser parler eux-mêmes, — les uns vantent, comme les qualités éminentes de leur race : la confiance en soi, l’esprit d’équité, l’énergie, l’amour de l’ordre social et l’aptitude à l’organisation, le développement personnel et l’éducation collective, l’esprit religieux, la recherche de l’égalité des conditions et des chances.

Les pessimistes déplorent l’idéal industriel et l’esprit business, une « sentimentalité conventionnelle » dans la vie émotive, une « débilité spirituelle » dans la vie religieuse, un « manque de formes » dans la vie sociale ; un « aveuglement volontaire » dans la vie politique ; enfin, une « nonchalance d’intelligence » pour toutes les questions qui ne touchent pas aux affaires[9]. »

Ces deux jugemens peuvent se ramener, en somme, à un verdict unique : l’Américain du Nord, l’Américain « classique, » poussé par la nécessité de faire vite et de faire grand, en raison de l’étendue du territoire et de l’immensité de la tâche, a développé les qualités d’action qui ont fait, de lui, avant tout, un homme d’affaires et de travail. Maintenu par les origines puritaines dans une disposition religieuse atavique, il a respecté cette armature de la civilisation traditionnelle, l’a développée en s’appuyant sur elle ; ayant senti, dans son isolement, le prix de « la croyance, » il s’y donne parfois jusqu’à un excès où l’Europe méfiante verrait poindre l’hérésie et la superstition.

La valeur individuelle de chaque énergie humaine est une force inestimable sur un champ d’action aussi vaste : on l’a développée et on la développe sans cesse par les exercices physiques, intellectuels et moraux, par un entraînement continuel dû à la gymnastique de « la vie intense : » on fait appel sans cesse au pouvoir de l’éducation individuelle et collective. L’être humain devient un mécanisme admirablement adapté, astiqué, huilé pour le service qu’il est appelé à rendre. Ces admirables types de l’animal-homme, — muscles et cerveau, — que l’Amérique offre en modèles aux temps modernes, sont les produits de cet entraînement et de cette sélection.

Si l’on ajoute que ces types occupent une immense surface territoriale sous des climats très différens, avec une diversité d’origines qui complète la richesse et la variété des dons et de la culture, si l’on observe que l’effort national, depuis un siècle et demi, par le régime politique, les mœurs et les institutions sociales, tend à développer les armes de défense et d’attaque en vue de la lutte pour la vie, si l’on ajoute que l’homme américain, homo americanus, a pu se former normalement, échappant à la contrainte qu’imposent certaines hérédités, des traditions trop lourdes, la subordination des classes, la menace de voisinages inquiétans, la sujétion du service militaire, certaines pénuries économiques, on s’expliquera que ce type ait pu prendre un développement original, une prestance superbe et atteindre peut-être à la limite de la croissance humaine.

Mais, si le type existe, s’il est vigoureux et se multiplie

chaque jour, si, malgré certaines défaillances et certaines tares, il demeure un modèle et oserais-je dire ? un étalon dont l’espèce humaine peut s’enorgueillir, il reste à définir sa valeur réelle, les chances qu’il a de se propager, de se perfectionner encore, en un mot les conditions probables de son succès et de sa survie.


Tout le monde admet que l’Américain, « tel qu’on l’admire, » est le produit d’une préparation et d’une sélection propres à certains États, ou, mieux encore, à certaines grandes villes : c’est l’Américain ayant plusieurs décades de séjour et d’établissement, l’Américain des classes supérieures ou des classes moyennes étroitement groupées autour du drapeau étoilé, relevant la fierté du nom déjà transmis par plusieurs générations : « démocratie » qui est déjà, comme celle des républiques antiques, une espèce d’aristocratie.

Le type américain de demain sera-t-il entièrement conforme à celui qui vient d’être décrit ? Un certain doute commence à effleurer l’esprit des « nationalistes » américains les plus avisés. Inutile d’évoquer la question « nègre » ou la question jaune pour comprendre de quoi il s’agit[10].

Récemment, à propos de l’étrange lutte engagée entre M. Taft et M. Roosevelt, un des hommes les plus considérables de la République exprimait devant moi ses doutes, sinon ses inquiétudes. Il faisait un exposé rapide des conditions de la lutte et s’efforçait de pronostiquer le verdict dont le secret repose dans l’âme du peuple américain : « Nous autres Américains, disait-il… et, tout à coup, il s’arrête : « Nous, reprend-il ; qui, nous ? Le peuple américain est-il resté pareil à lui-même. L’afflux des émigrans qui deviennent si vite des votans, le transforme sans cesse. Qui peut dire le véritable caractère social de ces millions d’étrangers et métèques mêlés à notre substance par un apport constant ? » Le même personnage ajoutait, à titre d’exemple : « New-York compte, maintenant, un million d’israélites. C’est la plus grande cité juive du monde. Et les juifs arrivent sans cesse. Comment notre vieille demeure puritaine supportera-t-elle l’adjonction de cette « Jérusalem nouvelle ? »

L’aspect d’une ville américaine fournit une image frappante de l’état de cette civilisation inachevée, inégale, incomplètement évoluée : près des maisons à trente, quarante, cinquante étages, les fameux gratte-ciels qui accrochent les nuages, de vieilles petites bâtisses hollandaises, anglaises, normandes, les maisons des premiers débarqués subsistent ; à mi-hauteur, d’autres maisons de cinq ou six étages rappellent les modèles en usage dans les villes européennes ; si bien que le profil général de ces rues ressemble assez, — qu’on me permette une comparaison aussi triviale, — à un peigne ébréché, les maisons modernes aux dents longues, alternant avec les maisons anciennes usées et diminuées encore par l’insolente croissance de leurs voisines, toutes reluisantes d’acier, de fer et d’or.

Au pays des milliardaires, l’égalité des conditions et des chances aboutit à une prodigieuse inégalité des fortunes ; au pays de la « vie intense, » l’effort énergétique révèle certains symptômes de neurasthénie trépidante qui parait, de plus en plus, le mal du siècle et du pays ; l’émotivité religieuse produit ces épidémies de miraculés, qui, par leur nombre et leur intensité, ont fourni à William James tout un champ d’observations et une philosophie de la mind-cure, un peu surprenante pour nos esprits d’Européens ; la puissance redoutable des « machines » et du « Tammany » a conduit le régime politique et municipal à une sorte d’anarchie violente qui pousse un Roosevelt dans l’arène avec un programme où le mysticisme et le réalisme font le plus étrange apparentement. Enfin, si j’en crois certaines révélations qui m’ont été faites, signalant un mal non encore avéré, mais, parait-il, latent, la puissante organisation universitaire, due aux générosités insignes des milliardaires, couve une génération nouvelle d’intellectuels et de scientistes dont l’apparition prochaine ferait pâlir toutes les hardiesses du vieux monde. Sous les arbres à peine feuillus de ces Oxford et de ces Cambridge d’outre-Océan, une moisson nouvelle se prépare pour la plus grande surprise des hommes bienveillans, généreux, pacifistes, — et un peu trop riches, — qui l’auront semée.

Comment conclure, sinon par l’expression d’un fait incontestable : le peuple américain n’est pas encore formé ; l’idéal américain ne s’est pas absolument dégagé. L’effort est admirable ; il a donné des résultats merveilleux ; mais, pour que ces résultats se confirment et s’harmonisent, il reste un dernier progrès à accomplir, un dernier coup de pouce à donner.

Ce coup de pouce achèvera la statue et, sans altérer son galbe et ses formes puissantes, il lui donnera une expression achevée et un caractère définitif.


III

Précisément à l’heure où le peuple des États-Unis, en pleine possession de lui-même, commence à remplir son vaste territoire, au moment où il se met à déborder sur le dehors, au moment où le percement de l’isthme de Panama va faire, de lui, l’arbitre des deux Océans, au moment où, autour de lui, toutes les républiques latines et le Dominion voisin du Canada évoluent vers un avenir qui parait devoir être très rapide et très brillant, il est particulièrement opportun de rechercher ce que l’esprit américain offre d’original au vieux monde et ce qu’il peut, d’autre part, emprunter encore à celui-ci. On ne s’étonnera pas, si, dans cet examen, nous avons surtout en vue les relations de l’Amérique du Nord et de la France.

La France a beaucoup à apprendre de l’Amérique. On parle de faire venir les étudians américains en France : nos jeunes gens gagneraient à passer l’Océan et à séjourner quelques mois ou quelques années en Amérique. Je ne demande pas l’impossible ; je sais combien la vie est pressée, combien les longs sacrifices qu’exige l’éducation des enfans accablent nos modestes fortunes : je ne crois pas qu’un futur notaire, un futur avocat, même un futur médecin praticien, ait beaucoup à gagner dans des études poursuivies à l’étranger ; mais, pour ceux qui ont quelque loisir, et qui, moins traqués par le besoin immédiat, cherchent, surtout, à devenir des hommes, un séjour en Amérique serait la plus tonifiante des cures d’air. Les exemples, la connaissance de certains usages et de certains tours d’esprit, une façon nouvelle d’envisager l’existence, cela, comme on dit, vaut le voyage. Ces voyageurs, s’ils se multiplient, rapporteraient aux sédentaires quelque chose de l’atmosphère d’outre-Atlantique, dans notre pays un peu renfermé et qui aurait tant d’avantages à ouvrir largement les fenêtres.

Le bénéfice de cette « ventilation, » il est facile de l’indiquer : d’abord, se dépouiller du « préjugé européen, » secouer la veulerie béate qui amollit les nerfs de notre jeune bourgeoisie, devenir par le simple fait du déplacement, des observateurs et des hommes d’action. L’indifférentisme résulte du trantran d’une existence sans surprise, toute réglée et prévue d’avance : du jour où l’œil vif de nos éphèbes aurait découvert des raisons d’agir réelles et immédiates, observé des exemples convaincans, ils ne seraient pas les derniers à l’œuvre et à la peine.

Je voudrais que nos jeunes filles pussent faire le même voyage et les mêmes séjours : des institutions de toute sécurité et repos pour la santé morale et physique, abondent aux États-Unis et au Canada, et j’ose dire, qu’aux États-Unis notamment, l’entraînement intellectuel de la jeune fille est infiniment supérieur à tout ce que nous pouvons supposer en France, en Belgique, en Angleterre. La volonté « d’être soi » est non moins affirmée dans un sexe que dans l’autre ; les méthodes d’éducation de la femme ont un caractère très original et très pratique. La femme américaine est, peut-être, le produit le plus remarquable de la transplantation des vieilles races sur le jeune continent. Une jeune femme du monde Française, ayant reçu une légère teinture de l’exotisme américain, ne perdrait rien de son charme et gagnerait en saveur, en richesse intellectuelle et en possession de soi-même.

C’est cette qualité, le self control, qui serait pour les jeunes Françaises, et pour tous les Français en général, le principal bénéfice d’un contact plus étroit avec l’Amérique du Nord : la surveillance du « moi » est l’objet constant des soins éducatifs soit dans la famille, soit dans les écoles. Habituer les gens à réfléchir sur les conséquences de leurs actes, n’est-ce pas les adapter à la vie ?

Une anecdote donnera l’idée de la vigilance des parens et de la tendance naturelle des enfans à ce sujet : en visite à New-York chez des amis, je trouvai la mère dans une inquiétude mortelle. Ayant à s’absenter pour l’heure du déjeuner, elle avait envoyé son fils, un bambin de neuf ans, prendre son déjeuner dans sa propre famille, à quelques pas de la maison. Elle rentre chez elle à la fin de l’après-midi, au moment où l’enfant est d’habitude revenu de ses classes. Il n’est pas là. Elle téléphone. L’enfant est parti après le repas ; on ne sait rien de plus. La pension est fermée, pas de nouvelle à obtenir de ce côté. L’enfant n’arrive pas, l’inquiétude s’accroît, on envoie les domestiques. Tout à la fin de l’après-midi, l’enfant s’amène tranquillement. On le questionne. Que s’est-il passé ? — La chose la plus simple du monde. En sortant de l’école, supposant que la maman ne serait pas encore rentrée, il est allé jouer chez un ami. La mère gronde. L’enfant ne dit mot, ne pleure pas, ne boude pas. Enfin, il se retourne vers sa mère et lui dit : « A l’avenir, pour ne pas vous faire de la peine, j’aurai un meilleur contrôle sur moi-même. Mais vous aussi, vous êtes avertie et vous ne vous donnerez pas tant d’émotion. »

Il ne faut pas croire que ces gens réfléchis soient nécessairement des gens graves et tristes : il y a, au contraire, dans le caractère américain, une gaieté, une belle humeur qui tient certainement à l’habitude constante de l’entrain et de l’action : le chagrin et l’ennui sont fils de la paresse.

Et, dans ce sens encore, combien n’avons-nous pas à imiter des Américains ? Qu’elles sont vides, nos existences bourgeoises ! L’esprit d’initiative, l’esprit d’organisation, le goût du risque, cet élan qui saisit l’avenir et force la destinée, cette allégresse active qui caractérisa, si longtemps, la race française, deux causes, la pusillanimité des mères et l’étroitesse bornée de l’enseignement, les ont entravés et comme figés.

Si nous voulons reprendre la tradition qui sema le continent américain, lui-même, des initiatives françaises, retournons en Amérique. Le président Roosevelt rappelait, quand il parla à la Sorbonne, que, s’il est quelque part, sur le nouveau continent, au front de la forêt défrichée, une maison, une ferme exposée et construite, pour ainsi dire, en avant-garde, un établissement qui s’appelle la Folie ou l’Aventure, cette demeure, souvent, a été celle d’un Français. Revenons à cette tradition ; allons mettre les pas sur les pas de nos ancêtres. Que le culte d’un Champlain ne soit pas purement verbal ; mais qu’il remue notre âme. L’Amérique devrait bien nous rendre, après des siècles, l’élixir d’action qu’elle nous a emprunté à nous-mêmes.

Un effort plus intense, un travail plus soutenu, une réflexion plus sérieuse, une tenue physique et morale plus droite et plus fière, telles sont les hautes leçons que le peuple américain peut donner à une race qui, fort heureusement, ne craint pas de multiplier ses tâches et ses devoirs.

Ne pourrions-nous pas, en plus, emprunter à l’Amérique quelque chose de cette tenue morale que lui donne son traditionnalisme religieux ? En France, nous affectons de traiter un peu cavalièrement les problèmes qui ont, de tous temps, passionné l’humanité, — les problèmes du mystère et de la croyance. Notre « raison » nous suffit et se suffit à elle-même : n’est-ce pas beaucoup de suffisance ?

Un parti pris trop catégorique laisse souvent l’âme française sans appui et sans réconfort : ces contours rigides de la pensée que n’enveloppe et n’auréole nulle pénombre sont bien secs et bien tranchans ; quel inconvénient y aurait-il à ce que notre société, comme la plupart des sociétés humaines, ne s’en tint pas si strictement aux données de l’expérience et de la science positives ? Se refuser à rechercher au delà, n’est-ce pas, surtout, paresse d’âme ?

Je n’entends pas soulever ici, incidemment, un débat qui serait le plus grave de tous : je n’ai aucune qualité pour enseigner un évangile quelconque. Je n’ignore pas, qu’en Amérique comme en Angleterre, les esprits se portent vers un certain latitudinarisme religieux : peut-être les Anglo-Saxons vont-ils passer par une phase analogue à celle que la France traverse depuis plus d’un siècle[11]. Pourtant, la grande majorité, chez ces peuples entreprenans, pense qu’il n’y a que des avantages à ne pas séparer trop brutalement l’individu et la société des traditions qui, pendant si longtemps, les ont soutenus dans leurs luttes contre la barbarie et contre la destinée.

Pour l’individu, la religion, selon l’observation de William James, « rend aisés les sacrifices inévitables et même aide à trouver le bonheur : » s’agirait-il d’une simple illusion, qu’elle serait un incomparable réconfort. Pour la société, l’avantage d’une règle établie et vieille comme le monde, la consolide et la maintient. L’expérience humaine accumulée est conservée dans un enseignement moral tout constitué, et dont les grandes lignes sont universelles et intangibles. Quoi de plus sage que de transmettre cet enseignement aux enfans ? Si l’homme le veut, il saura bien, quand il se sentira pleinement maître de lui-même, se libérer de la discipline catéchiste, — à supposer que, plus libre, il agisse mieux.


Gabriel Hanotaux.

  1. Voyez les belles recherches de M. Abel Lefranc : les Navigations de Pantagruel, étude sur la géographie rabelaisienne, 1905.
  2. Publié à la suite des Voyages de la Nouvelle France occidentale dit le Canada, faits par le sieur Champlain, xaintongeois ; etc., dédié à Mgr le cardinal de Richelieu. A Paris, chez Pierre Le Mur, 1632, in-4. — Voyez aussi Gabriel Gravier, Vie de Samuel Champlain fondateur de la Nouvelle-France. Paris, Maisonneuve, 1900, in-8.
  3. Le marquis de Montcalm (1712-1759), par Thomas Chapais. Québec, Garneau 1911, in-8.
  4. Hamilton établit que c’est de parti pris et pur opposition au système anglais que le Gouvernement de Cabinet n’a pas été admis en Amérique : « En Angleterre, le magistrat est perpétuel, et c’est une maxime admise pour les besoins de la paix publique, qu’il est irresponsable de son administration et que sa personne est sacrée… Mais, dans une république où chaque magistrat doit être personnellement responsable de l’exercice de ses fonctions, les raisons qui justifient dans la constitution britannique l’existence d’un Conseil non seulement cessent de s’appliquer, mais tournent contre l’institution. Dans la République américaine, un conseil ne ferait que détruire ou qu’affaiblir considérablement la responsabilité voulue et nécessaire du premier magistrat lui-même. Le Fédéraliste, édit. Boucard et Jèze (p. XXVII et 590).
  5. Sur les débuts puritains, voyez l’intéressant ouvrage de M. A. Schalck de La Faverie : les Premiers interprètes de la pensée américaine, Sansot, 1909, in-8. Je me rallierais assez volontiers à la formule de l’auteur, p. 163 : « L’Angleterre représentant la tradition conservatrice et la France défendant les idées nouvelles, — les États-Unis, au début du XIXe siècle, furent ballottés entre ces deux extrêmes. »
  6. Le docteur Borgeaud, dans son livre, les Origines de la démocratie moderne dans la vieille et dans la nouvelle Angleterre, a cité cette résolution prise, en 1641, par l’assemblée générale de Portsmouth, Rhode-Island, etc. : « Il est convenu et ordonné que le gouvernement que dirige, en cette île, (de Rhode-Island) cette assemblée investie de la juridiction qu’elle y exerce par la faveur du prince, est un gouvernement démocratique et populaire, c’est-à-dire que les citoyens paisiblement assemblés, ou une majorité d’entre eux, ont le droit de faire et maintenir en force les lois justes qui leur serviront de règles et de nommer parmi eux les délégués chargés de veiller à ce que ces lois soient fidèlement exécutées d’homme à homme. »
  7. « L’illustre John Adams, le second président de l’Union, était très entaché d’aristocratiques prérogatives, et il releva avec plaisir que, sous sa présidence, se dessinait un semblant d’aristocratie à Boston. Il portait un écusson à ses armes, sur sa voiture de gala, ce qui n’empêchait pas les dames, réputées nobles, de Boston, de dire en parlant de lui : « Ce fils de savetier. » Il eût voulu rapprocher le régime américain de la monarchie constitutionnelle de l’Angleterre. Il échoua parce que le courant était ailleurs. » Premiers interprètes, loc. cit. (p. 156).
  8. M. l’abbé Klein cite un trait frappant de cet oubli des origines chez l’émigré en Amérique : « Où j’ai le mieux constaté le pouvoir assimilateur des États-Unis et la facilité avec laquelle on s’y détache des anciennes patries, c’est dans la rencontre que j’ai faite en chemin de fer, au Nouveau-Mexique, d’un jeune homme et d’une jeune femme d’environ vingt-cinq ans, nés, tous deux, au Kansas, l’un d’une mère et l’autre d’un père émigrés de France : non seulement les deux voyageurs n’avaient aucune espèce de relation familiale avec nous, mais ils étaient incapables de dire un seul mot de notre langue et ils ne savaient le nom ni de la ville, ni de la province où étaient nés leurs parens. Tout au plus, la jeune femme conclut-elle que ce devait être près de Paris, le seul nom sans doute qu’elle connût de la France. » L’Amérique de demain, p. 64.
  9. Indications empruntées au livre si intéressant de M. Van Dyck, le Génie de l’Amérique, Calmann-Lévy, in-12. Voyez notamment p. 135. — Voyez aussi Firmin Roz, l’Énergie américaine. Bibl. de Philosophie scientifique, 1910. — Au point de vue politique : Ostrogorski, la Démocratie et l’organisation des partis politiques, 1903, in-8, t. II.
  10. Ces questions sont étudiées avec précision dans l’ouvrage de P. Leroy-Beaulieu. Les États-Unis au XXe siècle. A. Colin, 1904, in-12, p. 1-67.
  11. Voyez, à ce point de vue, le livre si saisissant d’Edmund Gosse : Père et Fils traduit par Aug. Monod et Henri-D. Davray.