L’Ambassade du duc Decazes (1820-1821)/02

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L’Ambassade du duc Decazes (1820-1821)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 156 (p. 299-335).
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L’AMBASSADE DU DUC DECAZES[1]
(1820-1821)

II.[2]
A LONDRES


I

Au moment où Decazes débarquait en Angleterre, les tories détenaient le gouvernement. Lord Liverpool était premier ministre. Lord Castlereagh dirigeait le Foreign Office. Le roi George III, après être resté fou pendant dix ans, venait de mourir au mois de janvier. Son fils le prince de Galles, régent du royaume depuis 1811, lui avait succédé sous le nom de George IV.

Il ne se peut imaginer de figure moins sympathique que celle de ce prince. En 1794, par un mariage dit secret avec mistress Fitz-Herbert, lequel était à proprement parler une mésalliance, il avait encouru la disgrâce de son père. L’année suivante, en vue d’obtenir le payement de ses dettes, il avait fait rompre cette union et consenti à épouser la princesse Caroline, fille du fameux duc de Brunswick. Ce nouveau mariage n’ayant pas mieux tourné que le précédent, les époux, au bout d’une année, se séparaient avec éclat, sans que, cette fois, le mariage pût être rompu, alors surtout que George III avait pris parti pour sa belle-fille contre son fils.

Celle-ci resta donc à la Cour, en sa qualité de princesse de Galles, ne faisant que de rares voyages sur le continent. A partir de 1814 seulement, elle quitte l’Angleterre et fixe sa résidence en Italie, allant et venant d’un bout à l’autre de la péninsule, qu’elle remplit du bruit de ses extravagances. A Naples, où elle est reçue par Murat avec les honneurs royaux, elle le couronne de lauriers dans une fête publique ; à Rome, sans souci de ce que lui commande sa dignité de future souveraine d’Angleterre, elle ne fraye qu’avec les membres de la famille Bonaparte ; elle passe en Suisse pour aller embrasser la reine Hortense, et entreprend alors de visiter les capitales et les cours de l’Europe.

Toujours suivie d’un sieur Bergami, naguère encore valet du général Pino, qu’elle a créé baron, nommé chambellan et fait décorer de plusieurs ordres, elle mène grand train, contracte des dettes partout où elle réside. Elle s’était imposée à la cour de Turin ; ce précédent lui ouvre celle de Munich. En mars 1817, on apprend en France qu’elle va venir à Paris dans le dessein de se présenter aux Tuileries. Pour qu’elle renonce à ce projet, il faut que Louis XVIII, averti par les Anglais, lui fasse dire qu’elle ne sera pas reçue[3]. Une communication analogue lui est adressée par la cour de Vienne. Elle revient alors s’installer à Pesaro, près de Turin, où elle se dédommage des dédains des grandes cours en recevant plusieurs petits princes allemands et italiens.

Elle y est encore en 1819. Une Anglaise, lady Douglas, qui va la voir, donne sur ses mœurs les détails les plus scandaleux. Elle avait, en arrivant, adopté un jeune paysan « fort joli garçon. » Elle en a depuis adopté un second, « dont on la dit très éprise, » quoique Bergami soit toujours là. « Son principal amusement est l’opéra de Turin, qu’elle soutient presque à elle seule, » ce qui ne l’empêche pas « de faire beaucoup de bien aux habitans de Pesaro. »

Au mois d’octobre, elle demande et obtient un passeport pour la France, sous le nom d’une soi-disant comtesse Oldi, sœur de Bergami. C’est le comte Strassoldo, gouverneur autrichien en Lombardie, qui le lui délivre. Metternich averti désavoue son représentant.

« Cette condescendance est d’autant plus inexplicable que le comte Strasoldo est parfaitement au fait de la situation et des rapports dans lesquels se trouve Madame la princesse de Galles et que, pour lui refuser les passeports qu’elle sollicitait, les prétextes ne manquaient pas, puisqu’elle se trouvait établie alors sous une domination étrangère ; puisque, si même elle eût été en Autriche, il n’aurait jamais dû prendre sur lui de lui expédier un passeport sous un nom supposé ; puisque enfin, pour en accorder un à Madame la princesse de Galles, il aurait dû se réserver de prendre, avant tout, les ordres de la Cour[4]. »

Finalement, ordre est donné au gouverneur de Milan de reprendre le passeport, si la princesse n’est pas partie. En même temps, comme on peut craindre qu’il ne soit trop tard « pour réparer les effets de cette imprudence, » le baron de Vincent est invité à prévenir confidentiellement de ce qui s’est passé le gouvernement français et l’ambassadeur de la Grande-Bretagne à Paris, afin qu’ils puissent adopter des mesures à l’effet d’empêcher le voyage de la princesse, qui n’a pu songer à venir en France que dans l’intention de passer à Londres. Pour déjouer ses desseins, il suffira que le passeport de la soi-disant comtesse Oldi ne soit pas visé à la frontière française. Il ne nous a pas été possible de découvrir quelle suite fut donnée à ces ordres. Ce qui est certain, c’est que la princesse ne parut ni à Paris, ni à Londres, en 1819.

Son inconduite avérée, que révéla, avec toutes ses ignominies, le procès de 1820, ne permet guère de prendre sa défense. Si toutefois elle pouvait être excusée, c’est dans les procédés de son mari, dans ses vices, dans les instincts abjects qu’il manifesta dès sa nuit de noces[5] qu’on y trouverait des excuses. On n’avait plus guère entendu parler de la princesse de Galles jusqu’en 1820, si ce n’est par ses mœurs dissolues et ses désordres[6], qui faisaient scandale dans toutes les cours, lorsque, à l’avènement du prince, répondant à des propositions qu’il lui avait envoyées, en montant sur le trône, à l’effet d’obtenir qu’elle renonçât à son titre et à ses privilèges de reine, elle se rappela au souvenir des Anglais par une lettre à la Chambre des communes, annonçant son retour. Elle y déclarait qu’elle venait revendiquer ses droits et se laver des calomnies dont elle était l’objet.

Le roi George IV, pendant sa longue régence, n’avait su conquérir l’amour ni l’estime de ses futurs sujets. Ils le méprisaient roi comme ils l’avaient méprisé régent. Ce sentiment se dévoila par l’accueil encourageant que firent les Communes à la lettre de la reine. Cet accueil pouvait-il ne pas être favorable, alors que les débordemens de George IV n’étaient pas moindres que ceux qu’il reprochait à sa femme et qu’en attendant d’avoir brisé les chaînes qui l’attachaient à celle-ci pour contracter une nouvelle union avec miss Seymour, il vivait publiquement avec une des plus grandes dames de sa cour, la marquise de Conningham, sans préjudice d’autres aventures galantes dont on se racontait les détails ? Il fut donc impuissant à empêcher le retour de la reine.

Il voulut du moins en tirer parti. Sur ses instances, le ministère consentit à présenter à la Chambre des lords un bill prononçant le divorce des époux pour cause d’adultère de la femme. Elle y répondit en constituant des avocats et en affirmant sa volonté de se présenter en personne devant ses juges. Elle arriva peu après, en effet, sous la protection de Mathieu Wood, l’ancien lord-maire, député de la Cité à la Chambre des communes et qui s’était fait son champion. Son entrée dans Londres le 7 juin eut un caractère triomphal. La foule s’était portée à sa rencontre jusqu’à Greenwich. La reine se rendit chez Wood, où elle avait pris domicile, par les quartiers les plus populeux, accompagnée d’un grand nombre de voitures, escortée de piétons et de cavaliers et au milieu d’acclamations. Quand Decazes entra en possession de son ambassade, le mémorable procès sur lequel nous aurons à revenir commençait. La ville était frémissante. Depuis trois ans, et à l’occasion des élections, l’Angleterre avait été fréquemment le théâtre d’émeutes sanglantes. Par surcroît, au mois de février, on avait découvert un complot ourdi contre le gouvernement. Les conjurés projetaient d’assassiner les ministres, d’ouvrir les prisons, de piller la Banque et d’incendier les plus riches habitations de la capitale. Ces sinistres desseins avaient été déjoués. Mais ils laissaient un terrain tout préparé pour de nouvelles émeutes et déjà le procès de la reine, quoiqu’il ne fît que commencer, en engendrait de quasi quotidiennes. Autour de la maison qu’habitait cette princesse, se formaient, du matin jusqu’au soir, des attroupemens. Ils obligeaient les passans à saluer la résidence royale et les lapidaient s’ils n’obéissaient pas. Il y en avait d’autres aux abords du Parlement. Des gens du peuple huaient et invectivaient les membres de la Chambre haute, brisaient les vitres de leurs voitures ou même celles de leurs demeures. Des personnages ordinairement respectés, tels que le duc de Wellington ou lord Hertfort, n’étaient pas plus épargnés que les diplomates étrangers et notamment les ambassadeurs de Russie et d’Autriche, le comte de Liéven et le prince Paul Esterhazy. Cette foule avait pris parti pour la reine. Sur le passage du roi, dans les lieux publics, dans les salles de théâtre, elle lui criait :

— George, qu’as-tu fait de ta femme ?

C’est dans les lettres de Decazes à son souverain que nous relevons la plupart de ces détails, comme d’autres qu’on lira plus loin[7]. Elles décrivent l’état d’agitation et de trouble où l’ambassadeur de France trouva la capitale. Elles racontent les multiples incidens de cette crise, une des plus graves qu’eût traversées l’Angleterre, si grave en effet qu’elle semblait préparer la chute du cabinet tory. On lui reprochait de s’être fait l’instrument des rancunes du roi contre la reine Caroline, tandis qu’au contraire, les whigs semblaient vouloir embrasser la cause de cette princesse et s’obstinaient à la défendre. Ni ces pénibles événemens, ni les craintes qu’ils engendraient n’avaient d’ailleurs rien changé aux usages diplomatiques et aux habitudes de la Cour. Decazes y fut reçu avec les plus grands honneurs. C’est à Carlton House, une des résidences du roi, que la réception eut lieu le 20 juillet.

Annoncé déjà au souverain britannique par une lettre de Louis XVIII en date du 21 février, Decazes était chargé de lui en remettre encore deux, l’une officielle, l’autre particulière. La lettre officielle, conçue en termes extrêmement flatteurs pour le représentant du roi de France, n’aurait pu cependant être comparée à la lettre particulière qui constituait une recommandation de beaucoup plus chaleureuse que ne le sont à l’ordinaire ces sortes de documens. Datée du 5 juillet, et entièrement écrite de la main de son auteur, elle était destinée à assurer à l’envoyé français l’intérêt et l’amitié du roi d’Angleterre[8].

« Monsieur mon frère, le duc Decazes remettra ses lettres de créance à Votre Majesté. Moi, j’ose croire, espérer même, qu’elle serait étonnée si je ne le chargeais pas d’une lettre particulière. J’y vais ouvrir mon cœur tout entier à mon auguste ami. « Dans ma lettre du 21 février, je vous disais qu’en sortant du ministère, le duc Decazes n’avait rien perdu de mon estime, ni de ma confiance. Je disais bien vrai et je puis ajouter que, si les choses étaient en France comme avant la Révolution, il serait resté mon ministre jusqu’à ma mort. Mais la Constitution qu’à mon retour dans ma patrie, j’ai dû donner à mon peuple, offre trop d’analogie avec celle de la Grande-Bretagne pour que Votre Majesté ne comprenne pas qu’il est des cas où je dois immoler l’homme au roi ; c’est ce qui est arrivé.

« Une suite de machinations ourdies par la haine, secondées par la faiblesse et la trahison, a fait perdre au duc Decazes la majorité dans les deux Chambres[9] pour des lois qui étaient son ouvrage, que je l’avais chargé de proposer et auxquelles Votre Majesté aura sans doute remarqué qu’on a fini par revenir. Cette majorité une fois perdue, ma conduite était tracée par celle que votre auguste père tint à l’égard de lord Bute[10]. Mais, plus heureux que ce vénérable monarque, j’ai pu adoucir ma peine, en confiant au duc Decazes la mission la plus importante en politique et la plus touchante pour mon cœur et pour le sien.

« Maintenant, ô mon cher George (passez-moi l’expression), trouvez bon que je sollicite, non pour mon ambassadeur, mais pour mon ami, les bontés dont votre lettre du 25 février me donne la douce assurance. Mon ambition va plus loin. Ce n’est pas seulement votre amitié que je vous demande pour lui ; c’est encore votre estime et votre estime raisonnée. Daignez l’admettre à converser librement avec vous, vous permettre de vous faire lire au fond de son âme, et je suis sûr que vous direz : mon ami Louis n’avait pas mal placé sa confiance et son amitié. »

Recommandé en de tels termes, Decazes ne pouvait attendre qu’un accueil exceptionnel. Son espoir ne fut pas trompé. Il raconte à Louis XVIII que George IV a prolongé très gracieusement cette première audience, couvrant d’éloges le roi de France et son ambassadeur.

« — Votre roi, a-t-il dit, est le plus aimable et le plus éclairé de l’Europe. Ne fût-il d’ailleurs que simple particulier, son amabilité et ses lumières n’en seraient pas moins remarquables. »

Avant et après l’audience, toute la Cour, les ministres, le corps diplomatique, se font présenter à l’envoyé de France. Lui-même est admis à offrir ses hommages aux membres de la famille royale : le duc d’York, le duc de Clarence, le duc de Cambridge. Puis, lorsque, à l’issue de cette brillante réception, il rentre à l’ambassade, c’est une autre joie qui l’attend. Il trouve une lettre de Louis XVIII, que le courrier des Affaires étrangères vient d’apporter, écrite quatre jours auparavant, lettre bien faite pour lui prouver que son prince ne l’abandonne pas et pour le venger de ses ennemis dans un moment où certains journaux de Londres, soudoyés par les ultras, ont salué son arrivée en reproduisant les attaques dont il est l’objet à Paris.

« Voici, mon cher duc, la première lettre que je vous adresse en Angleterre, lui mande le roi. Tant que vous avez été en France, mon écriture et mon cachet m’étaient garans que vous seriez seul à me lire[11]. Mais,


Un roi pour ses sujets est un dieu qu’on vénère ;
Pour un commis anglais, c’est un homme ordinaire !


C’est donc à vos prédécesseurs en lecture que j’adresse la profession de foi qui va suivre.

« Tout le monde, mon cher duc, connaît mon amitié pour vous. Mais beaucoup de gens croient que c’est à cette amitié que vous devez ma confiance. Ils mentent ou se trompent. Vous la devez à ma connaissance approfondie de la droiture de votre cœur, de votre profond attachement à la monarchie légitime, de vos lumières, de votre capacité, et certes, si les choses étaient ce qu’elles furent jadis, toutes les intrigues du monde seraient venues se briser aux pieds de mon estime pour vous, et ma mort ou la vôtre eût été le seul terme de votre ministère. Mais il faut partir du point où nous sommes. Au moment où vous alliez mettre le comble à vos services, je puis dire à votre gloire, la plus insigne perfidie vous a ravi cette majorité si indispensable dans la constitution qui nous régit. Je suis persuadé que le mal n’eût été que passager. Il y a longtemps que j’ai comparé la vérité à l’huile qui finit toujours par surnager. Mais il fallait assurer le salut de l’État en faisant passer les lois que vous aviez proposées ; vous avez vous-même senti qu’il fallait sacrifier l’auteur à l’ouvrage, et j’ai cédé à vos raisons. La preuve que ce n’était qu’à votre personne qu’on en voulait, c’est que, de vos lois, deux ont passé sans difficultés et pour la troisième, après bien des aberrations, on en est revenu aux bases de la vôtre. Votre retour, après quatre mois d’absence, a excité des craintes, des espérances extravagantes. Je me suis mis au-dessus des unes et des autres, et je crois avoir prouvé par ma conduite, en février et en juin, que je suis roi par devoir et homme par le cœur. L’amitié m’a dédommagé pendant dix-huit jours des longues souffrances qu’elle m’avait causées. Ensuite, vous êtes allé remplir l’honorable et importante mission qu’il est si consolant pour moi de vous avoir confiée. Ces craintes et ces espérances n’auraient pas existé si l’on avait connu ma profession de foi, à laquelle j’arrive enfin. Je vous aime tendrement, je vous estime profondément. Mais c’est précisément pour cela que, si j’avais le malheur de perdre un ministère digne de ma confiance et qui la justifie par la façon dont il me sert, je ne vous appellerais point pour le remplacer ; ce serait vous perdre. Le futur est dans les décrets de la Providence. Actuellement, messieurs les Anglais, vous connaissez mon ambassadeur et mes sentimens pour lui. Adieu, mon cher duc, mille choses aux vôtres ; comptez sur mon inaltérable amitié. »

Réconforté par ces protestations de son roi, Decazes va dîner le même jour chez le comte de Liéven, depuis huit ans ambassadeur de Russie en Angleterre, mari de cette charmante et attachante comtesse, puis princesse de Liéven qui est, à vrai dire, le véritable ambassadeur, car c’est elle qui conseille son mari, « le plus nul des hommes, » le guide à travers les difficultés qu’il est tenu de résoudre, et rédige ses rapports. Agée alors de trente-six ans, séduisante par les qualités de l’esprit non moins que par sa grâce naturelle, cette femme si rare règne souverainement sur le corps diplomatique et sur la société anglaise. Elle partage cette royauté avec l’ambassadrice d’Autriche, la princesse Thérèse-Paul Esterhazy, son amie, plus jeune qu’elle de quelques années et, comme elle, l’objet des adorations de la Cour.

Le bruit circule que la princesse Thérèse, négligée par son mari, a conçu le goût le plus vif pour Francis de Conningham, fils de la favorite de George IV. Peut-être n’est-ce là qu’une calomnie. Mais c’est ainsi qu’on explique les assiduités de l’ambassadrice d’Autriche à Windsor, où elle est invitée à tout instant et où elle fait de longs séjours, témoin du singulier spectacle qu’y donne la famille de Conningham, réunie autour du roi, installée là comme chez elle, femme, enfans, mari, ce dernier faisant les honneurs du château, du roi lui-même, « avec une facilité charmante, » tandis que sa femme travaille « nuit et jour » à renverser le ministère. La comtesse de Liéven, « jalouse jusqu’à la fureur » de l’accueil que reçoit à Windsor la princesse Esterhazy, « est trop comique à entendre quand elle raconte tout cela. »

Elle-même n’échappe pas aux propos malveillans. On raconte qu’elle a été honorée des faveurs du roi. Mais, ici, le mensonge est évident et démontré, car, depuis le Congrès de Vienne, la comtesse de Liéven est tout entière à l’attachement passionné que lui a inspiré le prince de Metternich, attachement ardent et partagé, touchant même dans sa sincérité, et que n’ont pu détruire encore ni les années, ni les obstacles, ni les distances. Elle fait à Decazes et à sa jeune femme l’accueil le plus flatteur. À ce dîner donné pour lui et auquel assiste le duc d’York, elle est conduite à table par le prince ; mais elle place l’ambassadeur à sa droite, quoiqu’il y ait là Wellington, Castlereagh, et tous les membres du corps diplomatique.

« Ils m’ont provoqué à boire avec eux, ce que j’ai fait en trichant si bien que je n’ai pas bu en cinq ou six fois la valeur d’un verre. J’avais pour voisine de table la marquise de Stafford, qui était ambassadrice chez nous au moment de la Révolution et qui, je crois, a été très bien pour Monsieur, comte de Provence. Elle m’a raconté qu’elle avait passé la soirée au Luxembourg, la veille du jour où il s’échappa si habilement, et que, le lendemain, elle avait recueilli chez elle le fils de Mme de Balbi, qui avait été comme abandonné par sa mère, avec laquelle elle était, paraît-il, fort liée. Elle m’a demandé ce qu’était devenu l’enfant depuis ; je n’ai pu le lui dire. Il me semble qu’il n’existe pas de fils de Mme de Balbi[12]. »

Après le dîner, la comtesse de Liéven conduit ses convives chez le duc de Devonshire, qui donne une grande fête. La duchesse Decazes signale dans ses notes la splendeur de la réception, l’habit magnifique du maître de la maison, le luxe des salons. Dans cette habitation somptueuse, « il y a une cour, ce qui est rare à Londres. » Mais il paraît que l’architecte avait oublié l’escalier. On l’a fait après coup, extérieurement et en fer à cheval. « Le duc de Devonshire disait qu’il aimait beaucoup la musique. La musique était donc très bonne. Mais je ne m’en suis pas aperçue. J’étais trop embarrassée de ma personne et trop occupée à regarder. Je crois voir encore deux femmes que, chez nous, on appellerait de vieilles femmes, magnifiquement habillées, les épaules très découvertes, beaucoup de diamans. L’une était Mme Fitz-Herbert, qui avait été la femme morganatique du prince de Galles. Elle avait sur la tête un bonnet ou turban attaché par une ganse d’or très mince qui passait sous le menton. L’autre, un peu moins vieille mais loin d’être jeune, était lady Hertfort, jadis maîtresse de ce prince. »

De son côté, à propos de cette fête du duc de Devonshire, Decazes écrit au roi : « Nous y avons trouvé toute la cour. Le duc de Wellington et lord Castlereagh se sont mis chacun à un des côtés de ma femme et ne l’ont plus quittée : ils lui ont présenté la marquise d’Hertfort, la duchesse de Wellington, la duchesse de Bedford, la duchesse d’Argyle, lady Harawky et combien d’autres. » Le lendemain, nouveau dîner chez lord Castlereagh. Sauf lord Liverpool qui s’est fait excuser, tous les ministres sont présens et prodiguent des shake hand à l’ambassadeur français, « Canning se distinguant entre tous en levant les bras de toute sa hauteur avant d’arriver à moi. Lord Castlereagh m’a demandé un jour pour dîner avec ma femme à la campagne où est milady. Il m’a beaucoup engagé à prendre une campagne près de chez lui, insistant sur le prix qu’il mettrait à ce voisinage. Je dîne lundi chez Canning, mardi chez lord Bathurst, samedi chez le prince Esterhazy, qui est parfait. En sortant de chez lord Castlereagh, je suis allé avec Egédie chez la duchesse d’Argyle, où les choses se sont passées comme chez le duc de Devonshire. »

La semaine suivante, l’ambassadeur et l’ambassadrice se rendent à l’invitation que leur a faite lord Castlereagh pour un « dîner dansant » à la campagne. Le soir, la duchesse, en rentrant, écrit ses impressions : « On nous dit que ce sont là les honneurs de l’ambassade et qu’il faudra en avaler autant chez tous les ministres. Si c’est toujours aussi amusant que cette fois, cela promet ! Nous sommes arrivés à Oregs à une heure. On nous a fait promener dans les jardins et tout ce qui s’ensuit jusqu’à trois heures. Lady Castlereagh nous a menés voir ses chiens. Son mari était avec nous. Il n’a pu encore se persuader que je n’étais pas à la cour de Louis XVI. Il n’a cessé de me parler du temps où je portais de la poudre et des talons. Quand nous sommes revenus près du cottage, — car ce n’est pas un château, — nous avons trouvé des tables en plein air et sous des tentes, et, comme de raison, — à tout seigneur, tout honneur ! — j’ai dîné avec les ambassadeurs et les ministres, Si encore j’avais eu le prince Esterhazy à mon côté ! Mais, comme le dit le duc de Frias, au Congrès, en marquant les rangs, ils n’ont fait que des bêtises. C’est le vieux Fagol, ministre des Pays-Bas, que j’avais à mon côté. Il passe le premier, parce qu’il est le plus ancien ambassadeur en Angleterre. Après dîner, on a dansé. J’ai dansé. Mais un jeune Anglais est parfois plus ennuyeux qu’un vieux. J’ai renouvelé connaissance avec lady Worcester, que j’avais vue à Paris. C’est une gentille petite femme. Elle n’a pas l’air heureux. Mon mari, qui s’amusait beaucoup, a bien voulu s’en aller à une heure du matin. Oregs est à deux heures de Londres ; mais, comme tout le monde partait à peu près à la même heure, la route ressemblait à Longchamps. »

Ainsi, les fêtes succèdent aux fêtes, les présentations aux présentations. Dès ce moment, l’ambassadeur de France et sa femme sont adoptés par la haute société de Londres. La comtesse de Liéven et la princesse Esterhazy prennent sous leur patronage la jeune duchesse, que son âge d’ailleurs rapproche beaucoup plus de l’ambassadrice d’Autriche que de celle de Russie, et qui devient en peu de jours l’amie intime de la première.

A noter, au milieu de ces manifestations de sympathie, quelques notes discordantes. L’accueil fait à Decazes excite l’envie et la malveillance du duc de Frias, l’ambassadeur d’Espagne, fraîchement débarqué à Londres, et qui s’étonne de n’y avoir pas été reçu avec la même faveur que son collègue de France, ne comprenant pas qu’on lui en veut de représenter un gouvernement révolutionnaire. « On ne conçoit rien de si ridicule ni de si jacobin que ce petit nain de duc de Frias. Il fait l’occupation de tous les hommes des dîners où il se trouve, beaucoup plus préoccupé de ses oreilles que de ce qu’il mange, les deux coudes sur la table, quand il n’a pas un bras étendu sur le dossier du siège de sa voisine, laquelle lui donne de temps en temps des petits coups sur l’épaule pour attirer son attention. »

Un autre mécontent sans qu’on sache au juste pourquoi, c’est le comte de Munster, un jeune lord, membre du Conseil privé, qu’on dit fils du duc de Clarence et d’une actrice, et tout-puissant sur l’esprit du roi. Il est très prévenant pour Decazes ; mais il n’en est que plus dangereux. Ses prévenances indignent Louis XVIII, parce qu’il a surpris, dans les dossiers de police qu’on lui communique, des lettres de ce personnage qui démentent la bonne grâce qu’il témoigne à Decazes et le dévouement dont il fait parade. En réalité, il ne cesse de le dénigrer et de le desservir.

Il y a un troisième malveillant : c’est M. Neumann, de l’ambassade d’Autriche, l’homme de confiance du prince de Metternich, placé là pour surveiller toutes choses sans en avoir l’air, et jusqu’aux faits et gestes de son ambassadeur : « Serait-il jaloux pour le compte de son prince du bon accueil que m’a fait la comtesse de Liéven ? demande plaisamment Decazes. Je ne vois pas d’autres motifs à sa façon d’être. »

Lorsque Decazes a quitté Paris, le roi lui a formellement recommandé d’être prodigue de détails sur les hommes et les choses de la cour d’Angleterre. Aussi se fait-il un devoir de ne passer sous silence aucun de ceux qu’il croit susceptibles d’intéresser son prince. Ils remplissent ses lettres. Louis XVIII en est enchanté. Il jouit « délicieusement des succès de son fils. »

« Il n’y a dans tout cela qu’une chose qui me tracasse un peu, ce sont les dîners, et la nécessité de boire avec quiconque en fait la politesse. Je vous recommande d’user de la liberté qu’on a de ne boire que de petits coups. Les autres détails m’ont enchanté. J’aime surtout le shake hand descendu du ciel de M. Canning. L’invitation de lord Essex me fait d’autant plus de plaisir que Cashilbury n’est qu’à vingt-huit milles de Hartwell, trois petites heures pour y aller, autant pour revenir ; deux, c’est plus qu’il n’en faut pour tout bien voir. La promenade n’est pas forte, ni l’absence bien longue. Que si vous n’osiez la faire, vous pourriez, si vous en aviez le temps, partir de Cashilbury, voir Hartwell et aller coucher à Oxford, qui n’en est qu’à vingt milles. Je vous recommande alors de loger à l’Etoile. C’est sans contredit la meilleure auberge de la ville. C’est là que m’est arrivée cette aventure digne du pinceau de Sterne que je vous ai sûrement racontée au moins vingt fois[13].

« Vous savez que, depuis vingt-cinq ans passés, il n’y a plus d’amitié entre Mme de Balbi et moi. Je ne m’en crois que plus obligé de lui rendre justice sur un fait qu’un défaut de mémoire, très excusable au bout de vingt-neuf ans, de la part de lady Stafford, vous a mal représenté. Quand j’ai quitté Paris, au mois de juin 1791, lord Stafford était absent par congé. Sa femme était aussi en Angleterre, et Mme de Balbi était à Bruxelles avec son fils. Mais, quatre mois auparavant, j’avais reçu la visite, dont je ne tirai de Dieu grâce, de vingt ou trente mille amis qui venaient me supplier de ne pas partir, comme on en avait fait courir le bruit. Ce jour-là, lady Stafford avait dîné chez Mme de Balbi, et, la voyant fort inquiète pour son fils qui avait alors douze ans, elle lui proposa de le prendre dans sa voiture en sortant du Luxembourg et de le mettre en sûreté chez elle. L’offre fut acceptée, comme vous pouvez bien le croire, et exécutée avec autant d’intelligence qu’on en avait mis à la faire. Vous voyez par ce récit que lady Stafford fut excellente amie et que Mme de Balbi ne fut pas mauvaise mère. C’est assez bavarder. »


II

Tout n’est pas rose dans le métier d’ambassadeur. A côté des plaisirs, il y a les affaires. Celles de l’Europe, en cette année 1820, se présentaient terriblement compliquées. Révolution en Espagne, révolution à Naples, troubles en Portugal, c’était plus qu’il n’en fallait pour ébranler la quiétude des gouvernemens signataires de la quintuple alliance formée à Aix-la-Chapelle et qui se croyaient toujours à la veille de voir renaître, partout où les souverains ne pouvaient plus maîtriser leurs sujets, des événemens analogues à ceux qu’on avait vus se dérouler en France depuis 1789.

La révolution d’Espagne, connue à Paris au moment où Decazes allait en partir, avait eu pour effet de rendre Ferdinand VII prisonnier des Cortès et de ses ministres. Il n’était plus qu’un roi sans pouvoir, condamné à se déclarer satisfait des mesures qui rendaient plus éclatante son impuissance et la consacraient. Il faisait cependant contre mauvaise fortune bon cœur, en attendant le jour où il pourrait se venger de ceux qui avaient fomenté la révolte. Mais les cabinets européens ne se résignaient pas aussi aisément que lui à voir s’embraser ce foyer de désordre, à proximité de la France qu’ils soupçonnaient encore d’être prête à prendre feu et où le mouvement espagnol avait trouvé des encouragemens parmi les ultra-libéraux et les bonapartistes. C’est un véritable effroi qu’à l’exception de l’Angleterre ils éprouvaient tous, même ceux en qui n’avait pu naître la pensée d’intervenir pour éteindre l’incendie.

« Quel événement immense que ce qui vient de se passer en Espagne ! écrivait Ancillon, ministre des Affaires étrangères en Prusse, à son représentant à Paris. Les causes n’en sont malheureusement que trop claires ; les suites en sont incalculables. Un roi forcé d’accepter une constitution que ses sujets lui imposent à main armée est dans le fait un roi détrôné, cette constitution fût-elle bonne. La magie du pouvoir et le respect involontaire qu’il doit inspirer s’évanouissent ; l’autorité et l’obéissance sont détruites dans leurs principes. Mieux vaut périr les armes à la main sur les degrés du trône ou abdiquer véritablement que signer du haut du trône sa honte et son impuissance et jurer qu’on se voue à l’une et à l’autre.

«… Les fautes multipliées du gouvernement d’Espagne, qui a joint l’ambition à la faiblesse, l’imprévoyance à l’orgueil, et qui a marché dans un sens contraire aux besoins de l’Etat, à ses vrais intérêts et aux principes, qui a provoqué tant de méfiances et de haines sans rien faire pour les contenir, expliquent du reste les malheurs de la monarchie. Mais, ce qu’il y a d’épouvantable, c’est qu’ici comme ailleurs, ce sont des crimes qui ont puni des fautes, et c’est la trahison qui a révélé l’aveuglement de la confiance… La révolution d’Espagne présente, dans ses moyens, la révolte de l’armée ; dans ses principes, la souveraineté du peuple ; dans ses effets, la proclamation d’une constitution qui ne donne ni de pouvoir au roi, ni de garantie à la nation, ni de sûreté aux puissances étrangères[14]. »

Le langage du ministre prussien exprimait fidèlement l’opinion et les inquiétudes des autres cours, celle de France surtout, qui pour elles tiraient leur raison d’être du voisinage de l’Espagne et de ce fait que la couronne y était portée par un prince de la maison de Bourbon. Louis XVIII, aux premières nouvelles arrivées de Madrid, mesurant en toute leur étendue les fautes de Ferdinand VII, causes véritables de la crise, avait eu la pensée de lui envoyer, par un personnage jouissant de sa confiance, ses vœux et ses conseils, Ferdinand paraissant encore maître d’imprimer une impulsion salutaire aux événemens.

Mais ils marchaient si vite, que la prudence et le souci de la sûreté du roi d’Espagne avaient fait ajourner l’exécution de ce dessein. L’agent français désigné pour cette mission, La Tour du Pin, n’avait pu se mettre en route, et, maintenant, il convenait d’autant plus d’ajourner son départ que les Anglais tentaient d’exploiter contre la France, à Madrid, les intentions bienveillantes de Louis XVIII.

C’est qu’ils avaient intérêt à ce que la Révolution en Espagne se prolongeât et s’aggravât, ce qui mettrait le nouveau gouvernement dans l’impossibilité de faire partir le corps expéditionnaire qu’allait envoyer l’ancien, au moment de sa chute, dans les colonies de l’Amérique du Sud pour combattre l’insurrection de ces pays. La révolte des colonies espagnoles, que la Grande-Bretagne se croyait sûre de diriger au gré de ses intérêts, ne pouvait que servir son commerce et fortifier sa puissance maritime en changeant le système colonial des Européens. Pour ces causes, les Anglais ne voulaient pas que les grands États signataires de la quintuple alliance intervinssent en Espagne, comme l’avait proposé par deux fois l’empereur de Russie. Ils eussent été plutôt disposés à favoriser la révolution naissante qu’à la combattre et, sous prétexte qu’il fallait respecter l’indépendance du peuple, ils s’opposaient à toute intervention.

Le roi de France ne pouvait approuver cette marche. Il en entrevoyait trop clairement les périls. Sans être d’avis, comme le Tsar, qu’il fallût faire entendre sur l’heure aux Espagnols de sévères avertissemens, il avait enjoint à son ambassadeur à Londres de s’appliquer à étouffer les germes de mésintelligence créés entre la France et l’Angleterre par la révolution de Madrid, à les empêcher surtout de se développer. La mission était délicate, et c’est à la faire réussir que Decazes devait mettre tous ses soins. On lui recommandait de partir de ce principe d’une part, que l’état révolutionnaire de l’Espagne était un péril pour ses voisins ; et, d’autre part, qu’il y avait lieu de s’opposer à tout ce qui pourrait contribuer à accroître, au détriment de la France, la puissance maritime de l’Angleterre et notamment à la reconnaissance du droit de visite, qu’elle poursuivait sous le prétexte d’arriver plus promptement à une répression efficace de la traite des nègres.

Porteur de ces instructions, Decazes venait d’arriver à Londres, lorsqu’il y fut salué par la nouvelle de la révolution de Naples, A Naples comme à Madrid, le mouvement fomenté par une coalition des sociétés secrètes et de l’armée venait de transformer, en moins de huit jours, la monarchie absolue en une monarchie « quasi républicaine. » Mais, tandis qu’à Madrid, Ferdinand VII avait provoqué la révolte de ses sujets par d’intolérables procédés de gouvernement, à Naples, Ferdinand Ier ne s’était montré ni violent ni persécuteur, et on comprenait moins la rébellion qui venait de triompher et de le vaincre.

« Il est revenu comme il était parti, bon homme, aimant la pêche, la chasse et la duchesse Partona, dont il a fait sa femme. Il aimait encore un certain Médicis[15], homme fort capable, assez aimé et libéral, qui fut sacrifié au parti ultra-napolitain. Le parti libéral, voyant son intermédiaire auprès du trône éloigné, ne songea plus qu’à se soutenir et à imiter les braves Espagnols, avec lesquels il a tant de rapports. On se concerta. Beaucoup d’hommes de mérite étaient parmi les mécontens. Le prince héréditaire même partageait leurs principes et la femme du roi ne les contrecarra pas. Tout étant combiné, il fut convenu que le général Pepe marcherait sur le château[16]. Le roi entra dans des colères épouvantables et fit marcher sa garde et les troupes de ligne au nombre de trois à quatre mille hommes. Le général Pepe avait deux bataillons, le général Carrasco commandait pour le roi. Les troupes se joignirent, les généraux entrèrent en conférence et la fusion s’opéra comme par miracle. Ils entrèrent au cri de : Vive le roi ! Vive la Constitution ! Et cette constitution était faite par les conjurés en quarante-deux articles. Tout était calme au bout de quelques jours[17]. »

Le roi ne s’en trouvait pas moins dépossédé de sa puissance effective et réduit à ne pouvoir plus l’exercer que sous la forme d’un veto suspensif et en des conditions qui rendaient illusoire pour lui ce dernier attribut de la royauté. La constitution qu’on lui avait imposée n’était ni celle de la France de 1814, ni celle de l’Angleterre, mais celle qu’avait dû subir Louis XVI en 1791, et dont s’étaient également inspirés les révoltés espagnols. Peut-être Ferdinand Ier se fût-il résigné au piètre rôle qu’elle lui laissait. Mais il y avait une puissance intéressée à ce qu’il ne s’y résignât pas. C’était l’Autriche. Maîtresse alors d’une partie de l’Italie, elle ne pouvait laisser, si près des provinces qu’elle occupait, triompher l’esprit révolutionnaire. Elle incitait donc aussitôt les puissances alliées à s’unir à elle pour rétablir dans les États napolitains l’autorité du roi. Au refus de l’Angleterre, qui, quoique pour d’autres causes, ne voulait pas plus intervenir à Naples qu’à Madrid, et au refus de la France, qui craignait de se donner l’air de travailler au relèvement d’un pouvoir absolu, l’Autriche, à l’improviste, se rapprochait de la Russie. Quoiqu’en ces derniers temps, leurs relations se fussent refroidies, elle ouvrait avec elle les négociations qui préparèrent le congrès de Laybach et aboutirent au rétablissement de Ferdinand Ier dans la plénitude de son pouvoir.

À ce moment, la différence de vues, qui existait sur ces questions entre l’Angleterre et la France d’un côté, et l’Autriche de l’autre, ouvrait matière à de longues et délicates conférences entre l’ambassadeur français à Londres et les ministres anglais, conférences qui s’alimentaient de divers autres objets tels que les troubles du Portugal où se devinait la main des révolutionnaires espagnols, qui rêvaient, disait-on, d’annexer ce pays à l’Espagne, ou encore la suspension des pourparlers engagés entre l’Espagne et les États-Unis en vue de la cession des Florides par la première de ces puissances à la seconde, — suspension à laquelle avait applaudi l’Angleterre et qui faisait craindre qu’elle ne voulût mettre la main sur ces territoires avant que les Américains les eussent achetés.

Dans cette suite d’affaires grossies à tout instant d’incidens inattendus, comme, par exemple, les tentatives des bonapartistes pour délivrer le captif de Sainte-Hélène, il y avait de quoi remplir l’existence de l’ambassadeur de France et défrayer les rapports que, toutes les semaines, il adressait à sa Cour. Mais elles marchaient avec lenteur, ces affaires. Si graves qu’elles fussent, les négociations auxquelles elles donnaient lieu, tant d’entretiens démesurément longs durant lesquels le plus souvent on parlait beaucoup de part et d’autre pour ne rien dire et sans rien décider, étaient fréquemment interrompues par les difficultés que rencontraient chaque jour sur leur chemin les ministres anglais, en raison de la situation intérieure du royaume.

L’Angleterre, on l’a vu, traversait une crise aiguë. Le procès de la reine occupait tous les esprits et envenimait l’antagonisme des partis. Il mettait, à tout instant, les citoyens aux prises. La majorité de la Chambre des communes s’était prononcée contre le roi et donnait à entendre qu’elle repousserait le bill de divorce s’il était voté par la Chambre des lords. Celle-ci était elle-même très divisée, quant à la question de savoir s’il y avait lieu de prononcer une condamnation, la reine fût-elle reconnue coupable d’adultère. Les révélations scandaleuses apportées au procès, auxquelles les uns ajoutaient foi et que les autres repoussaient comme mensongères, mettaient le feu aux quatre coins de Londres. La presse anglaise, par ses violences, activait cette agitation, qui avait des échos à Paris et dans toutes les capitales. Le venin distillé en belles phrases n’épargnait ni le peuple, ni l’armée dont le gouvernement déclarait n’être plus sûr. Il fallait faire partir en toute hâte, pour les dérober au mauvais esprit qui régnait à Londres, la plupart des troupes casernées dans cette ville ou aux environs. Le cabinet britannique se sentait menacé. Il se demandait chaque jour si sa chute ne viendrait pas compliquer le dénouement du procès et si les sujets du roi d’Angleterre n’allaient pas se conformer aux funestes exemples qui leur avaient été donnés par les Espagnols et les Napolitains.

« Les ministres ici ne parlent pas d’autre chose[18], mandait Decazes à Pasquier ; ils ne cachent pas l’effroi qu’ils en ont. Je ne doute pas qu’ils ne craignent le mauvais effet des exemples d’Espagne et de Naples sur leurs propres troupes, qui les occupent maintenant plus que la populace, dont l’attitude du reste n’a rien de menaçant. Ce qui l’est peu ici et le serait beaucoup chez nous, c’est le ridicule, pour ne rien dire de plus, jeté sur le procès de la reine et sur la couronne elle-même par toutes ces caricatures infâmes qui couvrent les boutiques et dont je vous envoie une petite collection pour faire rire le roi. »

C’est le 25 juillet que Decazes écrit cette lettre. A dater de ce jour, conformément à l’invitation formelle de Louis XVIII et du duc de Richelieu, il suit attentivement et, en quelque sorte, jour par jour, les péripéties du procès de la reine. On les voit revivre dans ses lettres particulières au roi et au ministre des Affaires étrangères.

« 8 août. — Les ministres sont toujours fort inquiets du sort de la proposition de bill faite à la Chambre des pairs contre la reine. L’opposition paraît croire que leur chute sera la suite inévitable de cette lutte. M. Tierney[19] me le disait hier comme une chose sur laquelle il n’avait aucun doute. Je ne partage pas cette opinion. Mais la position est des plus critiques assurément. Du reste, lui et les siens blâment la reine presque autant que les ministériels. Ils disent que c’est une folle, une tête perdue, qu’on a servie, au lieu de lui nuire, et à laquelle on a fait s’intéresser toute la nation, qui ne veut pas savoir si elle est coupable ou non et qui ne voit que les mauvais procédés qu’on a eus envers elle, dès le commencement de son mariage, et l’exemple que lui a donné le roi en ayant publiquement des maîtresses. Au surplus, M. Tierney, comme toute l’opposition dont il est le chef à la Chambre basse, pense à merveille sur les affaires de France et est tout à fait centre. Assurément, les ultras ne seraient pas contens de lui s’ils l’entendaient. Mais je vous assure que la gauche ne le serait pas davantage. Il croit que le gouvernement anglais pourrait bien finir par proroger le Parlement et laisser tomber ainsi l’affaire de la reine, qu’il pense qu’on n’oserait pas reproduire à une prochaine session. »

« 18 août. — La journée d’hier a été d’autant moins orageuse qu’on s’attendait qu’elle le serait beaucoup. La reine est arrivée à dix heures à la Chambre des lords, suivie ou précédée d’un millier de gens pour la plupart de mauvaise mine, ayant quatre hommes à cheval de la garde royale pour escorte. Elle s’est placée dans un fauteuil à droite du trône. Toute la Chambre s’est levée quand elle est entrée. Elle est vieille, courte, grosse et laide. Elle était étendue sur son fauteuil comme sur un canapé, le visage couvert d’un voile blanc. M. Tierney, que j’avais rencontré en arrivant, m’avait dit :

« — Vous allez voir la reine ; vous ne verrez pas grand’chose.

« Après les débats sur les deux propositions de l’opposition, celle d’ajourner jusqu’à la prochaine session et celle de convertir le bill en une accusation de haute trahison, les avocats de la reine ont été introduits[20] et Sa Majesté est allée se mettre en dedans de la barre, devant eux, dans un fauteuil préparé d’avance à cet effet. Sur la proposition de lord Grey, le chancelier a pris l’avis des juges, qui sont allés délibérer et sont rentrés au bout d’une demi-heure ; ils étaient six.

« Il y avait en tout, autour de la Chambre, deux mille personnes environ. J’ai pu arriver jusqu’à la porte, à pied, sans difficulté et revenir de même. La populace s’amusait à exciter les soldats qui restaient impassibles comme des automates. Il y avait un grand nombre de gens de police à cheval et de constables à pied, mais point de constables extraordinaires et non salariés. On portait en avant de la reine plusieurs sacs verts[21]. Le duc de Wellington a été sifflé et le duc d’York très applaudi. On « riait sur son passage : Vive la reine douairière ! Vive le duc d’York ! Son Altesse Royale était à cheval. Le sens de ces vivats était trop clair pour qu’elle ait pu paraître en être flattée. Aussi n’a-t-elle pas salué le peuple… La proposition de lord Grey, faite avec beaucoup de modération, a été repoussée de même par lord Liverpool et le chancelier[22]. Tout le monde paraissait d’accord sur le fond et l’on ne discutait pas sur la forme. Cela m’a paru du plus mauvais augure pour le Cabinet. J’ai vu là la politique de l’opposition qui ne veut pas déplaire au roi et qui ne le ménagerait pas autant, si elle était sans espérance. Les succès de lady Conningham font préjuger à ses amis qu’ils en obtiendront d’une autre espèce auprès de son amant, qui est subjugué comme il ne l’a jamais été. Elle n’a pas dissimulé, dès le commencement de sa faveur, l’espoir et le désir qu’elle avait de renverser le ministère. »

« 22 août. — La séance d’hier a perdu la reine. Elle avait annoncé vouloir confondre les témoins par les regards. A cet effet, elle avait fait déclouer son fauteuil qui avait été assujetti à la place où elle s’était mise jusque-là et qu’elle voulait tourner en face des témoins pendant leur déposition pour les intimider. Quand on a annoncé le premier témoin, ce qui a été fait sans le nommer, la reine a fait sa manœuvre, tourné son fauteuil, relevé son voile et s’est levée. Mais, à la vue du témoin, elle a poussé un cri perçant et s’est sauvée. Ce témoin était un camarade de Bergami, introduit par lui dans la maison de la reine et devenu son valet de pied. Le roi verra sa déposition dans le Times et dans le Courrier. Ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que la reine savait qu’il était parmi les témoins. »

La déposition dont parle Decazes avait éclairé d’un jour singulier les relations de la reine avec Bergami, sur lesquelles, quelques jours après, un autre témoin à charge, le lieutenant Hownam, donna des détails circonstanciés, qui furent considérés comme une preuve de l’adultère. Mais, plus cette preuve devenait éclatante, à la lumière de ces témoignages, et plus la Chambre des lords hésitait à voter le bill de divorce, soit qu’elle fût influencée par ce qui lui revenait des dispositions de la Chambre des communes et redoutât un conflit, soit qu’en dépit du désir du roi, elle répugnât à proclamer l’infamie d’une femme qui avait porté la couronne d’Angleterre. Elle cherchait un biais qui la dispenserait de prononcer une condamnation et songeait à y substituer un arrêt d’interdiction pour cause de démence.

Le 8 septembre, Decazes écrivait à Pasquier :

« Je vous ai dit par le télégraphe la tournure que prenait le procès de la reine. Les journaux vous donnent les détails de la séance d’hier. Il y avait eu l’avant-veille un conseil à Windsor où l’on représenta au roi la nécessité d’abandonner la question du divorce : 1° pour éviter un échec que faisait craindre la déclaration des évêques qu’ils ne pourraient voter cette disposition ; 2° pour empêcher les récriminations auxquelles les avocats ne manqueraient pas de se livrer. De là, la déclaration faite hier par lord Liverpool sur l’interpellation convenue de lord Lonsdale, père de lord Lowthers et ami du ministère. Mais, d’une part, l’opposition, qui ne veut pas laisser le ministère se tirer d’embarras, et qui croit faire sa cour au roi en insistant pour le divorce, repousse cet expédient et demande, comme l’a fait hier lord Grey, s’il est possible de dégrader la reine et de la laisser au roi pour femme après l’avoir flétrie. D’autre part, on n’échappera pas de cette manière aux récriminations. Déjà, M. Brougham a fait voir, à l’avant-dernière séance, une liasse de lettres du roi, qu’il se propose de produire et, parmi les témoins de la reine, appelle la marquise de Conningham, sous le prétexte qu’elle l’a vue en Italie et qu’elle peut déposer de la bonne conduite de Sa Majesté, qui sans doute ne rendra pas aussi bon témoignage de la sienne. Lady Conningham, comme vous le savez, était et est encore de l’opposition et n’était pas dans les bonnes grâces du roi quand elle alla en Italie, de sorte qu’elle a dû faire sa cour à la reine assez souvent.

« Hier, au moment où le Procureur général résumait les charges contre la reine, elle passait en bateau devant la Chambre des pairs et était saluée par le canon des batteries. Ces hommages qui retentissaient dans la salle contrastaient singulièrement avec les ordures que les mêmes oreilles entendaient.

« Vous avez vu que le Procureur général a renoncé au délai qu’il demandait pour que les deux témoins qui ont rebroussé chemin à Beauvais pussent arriver. Il paraît que Brougham, de son côté, renonce à celui qu’il devait réclamer pour faire venir les témoins à décharge et qu’il prendra seulement huit jours pour préparer sa défense.

« La reine cessant de venir au Parlement depuis quelques jours, il n’y a plus d’affluence autour de la Chambre. On annonce qu’elle paraîtra la semaine prochaine à Covent-Garden, où l’on donnera une pièce de circonstance. Toutes les allusions qui se présentent aux divers théâtres sont saisies avec avidité. Mais il est évident maintenant que le danger n’est plus dans le peuple, mais dans les Chambres mêmes, et surtout dans celle des Communes, où tout paraît faire craindre que le bill ne soit rejeté s’il arrive jusque-là. »

Ainsi, le procès s’aggravait sans qu’il fût possible d’en prévoir les conséquences. La cause de la reine, qui avait jusque-là recruté ses défenseurs dans le peuple, en trouvait de nouveaux dans les classes supérieures. « Leur nombre augmentait tous les jours. » Les meetings tenus en faveur de la reine se succédaient, toujours plus nombreux. A la suite de l’un d’eux, une adresse lui fut présentée « par plusieurs centaines de dames, » qui se rendirent à Wood-House en voiture à quatre chevaux. Decazes raconte encore que, s’étant trouvé de nouveau à la Chambre des lords à côté de Tierney, ce dernier lui répéta que la reine était folle. Il ajouta :

— On arrivera nécessairement à parler de la vie privée du roi, et nous en entendrons de belles. Vous voyez bien tous ces seigneurs, fit-il en montrant les pairs et les ministres, il n’y en a pas un qui sache ou puisse prévoir comment tout ceci va finir.

— Mais ils affirment que le bill sera voté, objecta Decazes.

— Dans cette Chambre peut-être, mais non dans la nôtre, affirma Tierney. Je la connais aussi bien qu’eux. Elle ne votera jamais l’article du divorce.

Les incidens se déroulaient donc en s’aggravant. Les avocats de la reine voulaient assigner la marquise de Conningham. « La reine se fera fête de se trouver là et de la regarder en face, et le peuple ne manquera pas de bien accueillir cette pauvre marquise, dont le mari fera à la Chambre une singulière figure. » Le roi était terrifié par cette menace d’assignation. « Il a maigri de moitié en quinze jours. » Lorsqu’il venait de Windsor à Londres, lorsqu’il y retournait, il entendait les murmures et les huées de la foule. A ses croisées de Carlton-House, il pouvait voir le long défilé des voitures qui conduisaient les porteurs d’adresses à la résidence de la reine : « plus de cent voitures attelées à quatre chevaux. »

En même temps, l’audition des témoins venus pour déposer dans le sens de l’accusation mettait en lumière des contradictions inattendues. À la séance du 10 septembre, il y eut deux de ces témoins dont on attendait des dépositions accablantes, qui furent favorables à l’accusée. Ils devaient être entendus de nouveau le lendemain. Mais le Procureur général les fit partir le même soir, ce dont la défense ne manqua pas de tirer parti. Pour un troisième, ce fut autre chose : « Le lieutenant Flynne s’est coupé et sa déposition a tourné contre lui. Mais on a découvert qu’il n’avait pas la tête saine, de telle sorte qu’on ne pourra tirer parti de ce qu’il a dit ni pour ni contre. »

Enfin, les divisions que le procès avait déchaînées dans le pays se reproduisaient dans la famille royale. Tandis qu’un des frères du roi, le duc de Clarence, prenait violemment parti contre la reine, les autres, le duc d’York et le duc de Cambridge, tout en condamnant leur belle-sœur, blâmaient ce procès néfaste. Leur neveu, le prince Léopold de Cobourg, veuf de la princesse Charlotte, fille de George IV, allant encore plus loin, soutenait ouvertement la reine, multipliait ses visites chez elle et lui offrait de la recevoir à Claremont, « démarche très inconsidérée » qui exaspérait le roi et donnait lieu à de pénibles scènes dans l’intérieur royal, où Léopold était accusé de n’agir ainsi qu’il le faisait que pour sauver sa dotation de cinquante mille livres, si les radicaux arrivaient au pouvoir.

Ainsi apparaissait en pleine lumière l’inexcusable faute commise par les ministres lorsque, pour plaire à leur souverain, et sourds à tous les conseils[23], ils avaient subi son caprice et appelé la reine devant les pairs. Le clergé lui-même protestait en rappelant qu’aux termes des lois ecclésiastiques, le divorce ne pouvait être accordé qu’au mari sans tache. Ce fut un des principaux argumens des deux avocats Brougham et Denman, qui présentaient la défense, et qui achevèrent d’ébranler la conviction des juges, sinon quant à la culpabilité, du moins quant à l’opportunité d’un arrêt de divorce.

Par suite des événemens qui viennent d’être résumés, la ville de Londres, tant que dura le procès, offrit une physionomie révolutionnaire, dont l’esprit de la duchesse Decazes, vif, impressionnable, et si vite ouvert à toutes les sources d’intérêt et d’émotion, ne pouvait n’être pas frappé. C’est encore à ses notes, dont quelques-unes furent écrites à l’heure même où se déroulaient les incidens qui s’y trouvent relatés, qu’il faut en revenir pour compléter le tableau que, dans ses lettres au roi, son mari ne faisait qu’ébaucher.

« La princesse Thérèse (Esterhazy) et moi, écrit-elle, nous sommes imaginé l’autre jour qu’il fallait aller voir passer la reine se rendant au Parlement. Nous voici, moi avec lord Carrington, auquel j’avais demandé une fenêtre chez son père, et elle, avec lord Francis. Il faut concevoir que celui-là était bien choisi : le fils de la maîtresse du roi ! Nous montons dans ma voiture et nous voilà partis, emmenant chacune un secrétaire d’ambassade. Arrivés assez loin encore de Westminster, la voiture ne put aller plus loin, et nous voilà à la porte de lady Carrington, sans avoir été insultés. J’avais bien peur. Nous trouvâmes un déjeuner excellent et tout plein de petits soins.

« Après avoir attendu deux heures, on nous dit que le cortège commençait à passer. Thérèse et moi, nous nous mîmes à une fenêtre. Mais, à peine y étions-nous, que la foule commença à proférer des injures. Chacune de nous se jetait la balle et disait que c’était pour l’autre. Je me retirai la première. Les cris continuèrent. On lança à Thérèse des écailles d’huîtres. Elle se cacha. Quand la reine parut, les long life to the Queen furent si multipliés qu’on ne lit plus attention à personne. Thérèse avait dit à ses gens de venir la chercher. Mais sa voiture avait été tellement huée qu’elle fut obligée de s’en retourner. La mienne avait été mieux traitée ; je ne sais si c’est parce qu’on ne la connaissait pas ou qu’on croit que les Français sont mieux pour la reine. Le soir, nous dînions chez Thérèse. Le prince Paul voulut se fâcher contre nous parce que sa femme ne lui avait pas dit que nous irions chez lady Carrington. Moi, j’avais prévenu mon mari et obtenu la permission. Je dis au prince :

« — Si vous continuez à faire le grognon, je raconterai partout que vous avez eu votre redingote crottée et déchirée et que vous avez été obligé de vous cacher.

« Effectivement, il avait voulu aller à pied et on l’avait insulté en lui jetant de la boue. Je ne sais pourquoi les gens d’ici en veulent tant aux Autrichiens. Nous sommes restés jusqu’à deux heures chez Thérèse à jouer des charades. Son cousin, le prince de Liechtenstein, a un vrai talent de comédien. Il y a eu toute la nuit grand tapage dans les rues de Londres, des rassemblemens de milliers de personnes qui cassaient des vitres dans la Cité. En France, cela ferait beaucoup d’effet. Le lendemain, on a l’air de n’y plus penser et chacun retourne à sa besogne comme si de rien n’était. »

Écrites par une jeune femme de dix-huit ans, ces notes ont, dans leur décousu, le mérite de nous donner une juste idée de l’agitation de la capitale anglaise durant le procès de la reine. Ce que la duchesse décrit, pour l’avoir vu de près une fois, se renouvela presque tous les jours et presque toutes les nuits. Du reste, le procès avait beau avancer et, par les révélations qui s’y produisaient, démontrer clairement la culpabilité de l’accusée, il ne mettait fin ni à l’indécision des juges, ni aux dispositions du public. Après les plaidoiries, on entendit les résumés et réquisitoires. Mais ils n’accrurent pas le nombre des accusateurs de la reine et n’empêchèrent pas le nombre de ses défenseurs de continuer d’augmenter. Plus les témoins révélaient de faits propres à convaincre les auditeurs, et plus ceux-ci tendaient à excuser la princesse en rappelant l’inconduite de son mari. Le vote dans la Chambre des pairs devenait de plus en plus douteux. Cette incertitude quant au résultat final réjouissait ici, irritait là, et c’est sur la personne du roi que rejaillissait, plus encore que sur la reine, le scandale de ce déplorable procès :

— Le roi est si bas, déclarait le duc de Wellington, que rien ne saurait l’abaisser davantage.

D’autres assuraient que, si le bill était voté, ce serait le signal d’attaques violentes contre George IV. Au cours du procès devant la Chambre haute, certains témoins n’avaient pas parlé, par respect pour la couronne sinon pour le monarque. Mais, devant la Chambre des communes, rien ne serait caché, les langues se délieraient, on ne laisserait dans le mystère rien de ce qui concernait le roi : sa vie privée apparaîtrait au grand jour avec toutes ses turpitudes. La crainte et l’imminence de ce nouveau scandale dictèrent aux ministres des résolutions imprévues ; et, le 10 novembre, la proposition de mise en accusation de la reine fut retirée par ceux mêmes qui l’avaient présentée.

C’était, malgré tout, et contrairement à la vérité, avouer que la reine était innocente, qu’on s’était trompé en la poursuivant. Mais un tel aveu, démenti par tant d’affirmations positives, valait mieux encore que la continuation de ces débats néfastes qui troublaient si profondément l’Angleterre. « Le drame de la reine est fini. » Il était en effet fini, et les partisans de Caroline pouvaient dire que c’était à son honneur, rien n’ayant été prouvé contre elle. Elle avait maintenant le droit de réclamer un logement dans une résidence royale, une pension, les honneurs royaux. La Chambre des pairs l’ayant épargnée, elle rentrait dans ses droits de reine, tout en restant séparée de son mari.


III

L’hôtel de l’ambassade de France à Londres, situé dans Portland Street, n’était ni beau, ni gai, ni commode à habiter. La duchesse Decazes, qui en avait conservé un assez triste souvenir, nous en donne une description peu séduisante. Elle s’y déplaisait. Le climat humide et brumeux de la capitale anglaise ne convenait pas à santé. Elle était souvent souffrante et on la verra bientôt dangereusement malade et à deux doigts de la mort. Peu de semaines après son arrivée, les médecins étaient unanimes à conseiller à son mari de s’installer à la campagne, où elle trouverait un air plus pur et plus réconfortant. Ses amis le lui conseillaient aussi. « Le duc d’Hamilton, en revenant d’Ecosse, a été frappé par mon changement. Il insiste pour que nous partions. »

Ce déplacement était en outre commandé par la mode et les usages. La saison finissait. La haute société quittait la ville. La Cour était à Windsor. Les membres de la Chambre des lords, obligés de siéger presque tous les jours, en raison du procès de la reine, ne venaient à Londres que pour assister aux séances et en repartaient ensuite. En attendant que, parmi les propriétés à louer qu’on lui signalait, l’ambassadeur en eût trouvé une à sa convenance aux environs, sa jeune femme utilisait son séjour dans la capitale en étudiant « dans ce qui n’était pas encore parti » la société anglaise et en allant au théâtre presque tous les soirs.

« La duchesse de Bedford nous ayant envoyé sa loge, nous allons beaucoup au spectacle. J’ai déjà vu Kean dans plusieurs pièces de Shakspeare. Je n’aime pas cet acteur, ni ses mouvemens, ni ses gestes. Quand il joue le désespoir par exemple, il prend sa perruque à deux mains et la secoue de toutes ses forces. Je crois que ce serait d’un bien mauvais effet, si Talma faisait de même sur notre théâtre. » La spirituelle ambassadrice n’avait pas plus de goût pour « ces farces, ces mascarades qu’affectionnent les Anglais, où l’on voit des Polichinelles, des Gilles s’habiller, se déshabiller, perdre un bras, une jambe, les retrouver, et mille autres bêtises. » Après les théâtres, elle visitait les prisons et y prenait des notes qu’elle se proposait d’envoyer à M. Pasquier afin qu’il en fit son profit. Elle signalait ce qu’elle y avait vu de véritablement monstrueux : les enfans des condamnés, qu’on laissait à leurs parens jusqu’à l’âge de sept ans, et qui ne pouvaient que se pervertir en un tel milieu. Pour remédier à cet inconvénient, une quakeresse philanthrope, Mme Fry, avait pris une chambre où on les gardait toute la journée, sous la surveillance des femmes les moins coupables. On ne les rendait à leurs parens qu’à l’heure du coucher.

« J’ai assisté à leur prière. Il y avait environ trente enfans et les prisonniers non enchaînés. Ils prient tous d’inspiration. Mme Fry a commencé. Elle a été interrompue par une autre qui continue à sa place, et ainsi de suite pour toutes les inspirées. Il y en avait beaucoup ce jour-là. Quand il n’y on a pas, on reste à genoux et en silence, les yeux et les mains élevés vers le ciel, pendant une demi-heure, dans l’attente du Saint-Esprit. S’il ne vient pas, on se relève, et tout est fini pour cette fois.

« Mme Fry, que j’ai depuis souvent revue en France, est une grande et belle femme, portant, comme sa fille, qui est très jolie et se conduit très bien, le costume de leur secte : un bonnet plat, une robe grise unie, un fichu de canon. Ce costume est le même pour tous les âges. Mlle Fry n’est d’aucune religion. Elle m’a dit que, si elle en prenait une, elle se ferait catholique. Mais elle veut attendre, pour se décider, d’être plus âgée. Elle vient chez moi le matin et je crois que je la déciderai à se convertir. »

C’est Mme Fry qui voulut conduire la petite duchesse à la prison de Newgate, où on tenait enfermés toutes sortes de condamnés, hommes et femmes. « Il y en a qui sont toujours furieux. » On en comptait huit de ceux-là dans un seul cachot où entra Mme Fry en engageant la duchesse à y entrer avec elle. « J’ai obéi, et tout aussitôt le tapage a cessé. On nous a montré un jeune homme qui devait être exécuté le lendemain. »

Un autre jour, c’est à la cour de justice que se rend la duchesse. « J’ai été voir juger. Mon mari m’a confié une grave besogne, c’est de lui faire un résumé du procès auquel j’assisterai. Comme les débats ont lieu en anglais et que je dois les résumer en français et de mémoire, ce sera difficile. M. Séguier, un des secrétaires de l’ambassade, dit que je n’ai pas mal commencé. Dans l’affaire que j’ai suivie, il n’y avait pas le plus petit mot pour rire, si ce n’est au cours de la déposition d’une malheureuse fille qui servait de témoin contre un homme à qui elle avait tenu rigueur. En réfutant son témoignage, celui-ci a mis en cause un autre individu, son rival. Et la fille de s’écrier :

« — Pauvre amour ! Il ne faut pas parler de ses étourderies.

« Comme le juge lui demandait ce qu’elle entendait par étourderies, elle a dû avouer que l’individu que l’accusé attaquait et qu’elle-même défendait avait été arrêté chez elle, dans son lit, et pendu. Je me suis étonné que le juge n’eût pas interrompu cette conversation. On m’a dit que c’était à dessein, parce que l’immoralité des accusateurs fait trouver les accusés moins coupables. »

En mettant en lumière la rare intelligence de la duchesse, les citations qui précèdent font mieux comprendre comment et pourquoi elle prit si vite dans la société de Londres la place qu’elle y occupait quelques mois après son arrivée. L’ambassade de France était devenue le rendez-vous de tout ce que comptaient d’élégant et de distingué la ville et la Cour. La comtesse de Liéven et la princesse Esterhazy s’y présentaient à tout instant. Si l’ambassadrice était alitée, elles s’installaient près de son lit et lui tenaient compagnie. Si sa santé le permettait, elles l’emmenaient dans leurs promenades et leurs visites, ou l’aidaient à faire les honneurs de son salon, où se pressaient, après avoir laissé leur importance à la porte, les hommes d’État les plus qualifiés. L’imposant lord Castlereagh y venait faire la roue. Le grave Wellington y était assidu, non pas seulement parce qu’il aimait à « politiquer » avec le mari, mais aussi parce que la conversation de la femme, son tour d’esprit, la vivacité de ses reparties lui plaisaient infiniment. Questions graves, questions futiles, il n’en était aucune qui la déconcertât et la trouvât en défaut. Ce qu’elle n’osait dire et ne disait pas, elle le pensait, et c’était presque toujours une réflexion à l’emporte-pièce. Dans le salon de l’ambassade, une visiteuse parlait un jour, en en faisant l’éloge, d’une femme de la Cour.

— Ce n’est pas une grande dame, objecta la duchesse.

— Comment est-ce donc fait une grande dame ? lui demanda l’autre, non sans malice.

« J’avais envie de répondre :

« — Autrement que vous, madame. »

Naturellement, elle garda pour elle cette impertinence, mais se lança dans une dissertation sur « les vraies grandes dames » qu’elle avait connues : « la duchesse de Narbonne, quoique laide et bossue, mais, ayant si grand air, de si belles manières, ces mille nuances impossibles à décrire, qui distinguent les grandes dames des autres ; la duchesse de Montmorency qui, elle, avait le physique de l’emploi, grande, bien faite, marchant remarquablement bien, entrant dans un salon avec tranquillité et dignité, faisant, comme pas une, la révérence, un si grand air enfin ; la duchesse de Duras, chez qui rien n’était étudié et tout avait l’air naturel. Etre grande dame, c’est avoir grand air, de grandes manières. Toute autre chose s’apprend ; pas cela. »

On ne la prenait jamais sans vert, car elle voyait tout, entendait tout, comprenait tout, se rendait compte de tout. En dépit de son extrême jeunesse et de sa santé si frêle, elle était au plus haut degré la compagne qui convenait à Decazes dans la difficile carrière qu’il parcourait. Peut-être même avait-il le tort de ne pas la consulter plus souvent, par défiance de son âge et de son inexpérience. Il ne s’est jamais mal trouvé d’avoir suivi ses conseils, lorsque, sans y être autrement provoquée que par son instinct de femme, si pénétrant et si sûr, elle lui criait : Casse-cou !

Difficile carrière, ai-je dit, et l’expression n’est certes pas exagérée. Les difficultés pour l’ambassadeur du roi de France ne résultaient pas seulement de la situation si troublée de l’Europe, des multiples négociations qu’il était obligé de suivre avec les ministres anglais en proie eux-mêmes aux accablantes préoccupations que leur causaient le procès de la reine et le souci de leur existence ministérielle ; la situation intérieure de son propre pays, en proie aux factions et aux conspirateurs, lui en apportait de non moins graves, en dressant à toute heure sous ses pas des embûches et des pièges. Ni sa chute, ni son exil n’avaient désarmé la haine des ultras. Elle le poursuivait, sous toutes les formes, avec l’espoir, en l’exaspérant, de l’entraîner à quelque faute qui le perdrait à jamais dans l’esprit du roi. Le déposséder de l’amitié et de la faveur si obstinément tenaces de Louis XVIII, qui relevaient son prestige à l’étranger et entretenaient en France la crainte ou l’espoir de son retour aux affaires, tel était le but de ses ennemis.

Ils exploitaient contre lui l’accueil désobligeant que lui avait fait Monsieur, à son passage à Paris, et le ressentiment que lui gardaient la duchesse d’Angoulême et la duchesse de Berry. Dans un complot militaire, découvert peu après son départ, ils dénonçaient sa participation. Clausel de Coussergues persistait à l’accuser d’avoir préparé le crime de Louvel en déchaînant, par son obstination dans la politique libérale et par le retard qu’il avait mis à s’amender, les criminelles passions dont s’était inspiré l’assassin. Impuissant à faire devant la Chambre la preuve de cette complicité, le fougueux député en avait appelé à l’opinion, en dressant l’acte d’accusation dans un écrit incendiaire que Louis XVIII annonçait lui-même à Decazes. « Le roi d’Angleterre n’est pas le seul qui ait besoin de consolateur. Un autre souffre autant que lui. L’affreux libelle paraît. La certitude que les calomnies qu’il contient ne produiront aucun effet sur les gens sages, que la lâcheté de celui qui le publie excitera l’indignation générale, ne me suffit pas. O malheureux article 20 ! comment n’en ai-je pas senti le danger[24] ? »

Indigné de ces nouvelles accusations et du silence des ministres qui l’invitaient en même temps à ne répondre que par le mépris, tant ils redoutaient que le besoin de se défendre ne hâlât son retour, Decazes versait sa colère dans le cœur du roi :

« Que veut-on ? Que prétend-on ? Me faire rester ici en me traînant dans la boue sans que je m’essuie ! On compte trop sur ma bonté. Si le ministère, attaqué comme moi et au nom duquel on m’attaque ne me défend pas, puis-je rester ici ? Puis-je ne pas prendre la parole à mon tour ? » C’était là le cri d’un homme d’autant plus exaspéré que ces accusations avaient de virulens échos dans deux journaux de Londres à qui, une ou deux fois par semaine, arrivaient de France des articles exclusivement dirigés contre lui. Il semblait qu’à cette heure, nulle puissance au monde n’eût pu le retenir à Londres ; il voulait partir et se montrer en face à ses accusateurs. Mais Richelieu et Pasquier accouraient effarés aux Tuileries. Terrifiés par la perspective du retour de Decazes et de l’effet que produirait sa présence à Paris, ils donnaient au roi les raisons de leur silence et le suppliaient d’exercer sur son ambassadeur toute son influence afin de le détourner d’un dessein dont l’exécution, — affirmaient-ils, — ne présentait que des dangers. Leur opinion sur ce point ne différait pas de celle du roi et, sans les mettre en cause, il n’hésitait pas à faire ce qu’ils souhaitaient, fidèle à la règle qu’il s’était inflexiblement tracée de ne jamais laisser dans l’embarras, tant qu’ils étaient à son service, les hommes investis de sa confiance.

« Votre lettre, mon cher duc, écrivait-il à Decazes, n’a que trop répondu à l’idée que je m’étais faite de l’effet que l’infâme libelle produirait sur vous. Vous voudriez que le ministère prît la parole pour y répondre. J’avoue que je ne puis pas être de votre avis. Ce serait faire trop d’honneur à un misérable pamphlet, car l’homme a beau être député, ce qu’il ne dit pas à la tribune ne mérite plus que ce nom. Je ne sais pas si vous serez content de l’article qui a paru hier dans le Moniteur. Je crains que non ; votre sensibilité justement irritée aurait peut-être voulu davantage. Cependant, tous vos anciens collègues y assurent leur pavillon en se déclarant attaqués comme vous et l’homme y est froidement traîné dans la boue. Le gant qu’il a jeté a été relevé par M. d’Argoult. Je suppose, car je n’ai lu ni ne lirai le libelle, qu’il n’omet aucun des chefs d’accusation et, en tâchant de faire taire mon cœur pour n’écouter que ma raison, j’en ai été content.

« J’ai voulu connaître l’effet que le libelle avait produit sur le public. Tous ceux à qui j’en ai parlé m’ont dit qu’il était nul. Je ne m’en suis pas rapporté à ce témoignage auquel je m’attendais et j’ai chargé quelqu’un que je sais très véridique et qui voit beaucoup d’ultras de me dire ce qu’il avait entendu.

« — Les uns, m’a-t-il dit, trouvent que ce n’est qu’une compilation de journaux, d’autres qu’il n’y a pas de preuves morales, d’autres que l’ouvrage ferait sensation. Deux seuls m’ont dit qu’ils croyaient M. Decazes coupable et qu’il avait sacrifié le roi lui-même au désir de conserver sa place.

« Le rapport m’a satisfait. J’ai vu dans les trois premières classes des gens qui n’osaient pas obéir au cri de leur conscience et dans les deux qu’on cite les derniers des gens qu’une haine aveugle entraîne à dire une absurdité. Le rapport m’avait été fait quand j’ai lu M. d’Argoult et j’étais déjà de l’avis qu’il émet à la fin de son ouvrage. Quant à revenir vous-même, j’espère que cette idée n’a fait que vous passer un instant par la tête. Ce serait à mon sens une très grande faute. Puisse le rapport que je viens de vous transcrire et l’ouvrage de M. d’Argoult panser la plaie de votre cœur ! Ils ont adouci la mienne. »

Il apparaîtra au lecteur que toute la lettre est écrite pour les phrases qui la terminent. En demandant à Decazes un sacrifice, le roi s’efforçait de le lui rendre léger. Sollicité en de tels termes, Decazes consentit à s’immoler une fois de plus à la volonté si clairement exprimée de son souverain. L’idée d’un voyage immédiat à Paris fut abandonnée. Du reste, sa présence à Londres n’avait jamais été plus nécessaire, non pas seulement à cause des pourparlers engagés sur les affaires d’Espagne et sur celles de Naples, mais encore parce qu’on s’attendait à la chute du ministère anglais et à son remplacement par les libéraux, éventualité dont le gouvernement français était d’autant plus en droit de s’inquiéter que ce parti donnait à entendre qu’en arrivant au pouvoir, il mettrait fin à la captivité de Bonaparte. Tierney ne le dissimulait pas à Decazes.

— Dans quelque temps, lui disait-il, la délivrance du captif s’imposera et il faudra bien finir par lui rendre sa liberté. Vous êtes assez forts en France, maintenant, pour que cette mesure ne présente aucun péril.

Decazes protestait, se refusait à accepter cette éventualité, et répondait que Bonaparte devenu libre ne tarderait pas à mettre l’Europe en fou. En réalité, il ne prenait pas au sérieux ces prédictions menaçantes : « Je suis bien assuré, mandait-il au roi, que le langage que m’a tenu M. Tierney est celui d’un homme d’opposition, et non de quelqu’un de persuadé de la vérité de ce qu’il dit. » Mais, trois jours plus tard, le duc de Wellington, auquel il faisait part des propos de Tierney, les prenait au pied de la lettre et s’écriait :

— Tenez pour certain que tant que nous serons ministres, nous ne lâcherons pas le prisonnier, mais que, le jour où nous n’y serons plus, il sera remis en liberté.

Ces paroles, malgré leur gravité, laissaient Decazes encore incrédule, ainsi que le prouve ce passage des lettres où ces incidens sont racontés : « Je suis convaincu que le nouveau ministère y regarderait à deux fois avant de prendre sur lui une toile responsabilité et que le roi n’y accéderait pas. » Mais, ce commentaire rassurant ne suffisait pas à calmer les appréhensions de Louis XVIII, en ce qui touchait l’hypothèse d’un nouveau débarquement de Bonaparte sur les côtes de France : « Ce que le duc de Wellington vous a dit sur Bonaparte a un caractère bien autrement grave que les propos de M. Tierney. Maudit soit le comte de Munster ! Il nous a ravi le meilleur de nos moyens de défense. » Par cette dernière ligne de son post-scriptum, le roi accusait Munster d’avoir usé de son influence sur George IV pour desservir Decazes auprès de lui. Celui-ci remarquait, non sans surprise, que le « cher George » n’avait pas encore répondu à la lettre particulière de son frère et cousin, en date du 6 juillet, citée plus haut et recommandant l’ambassadeur à ses bontés. Affectueusement accueilli lors de sa réception à Carlton-House, Decazes n’y avait plus été appelé et, malgré ses demandes, sa femme n’était pas encore officiellement présentée. Il s’en inquiétait, quoi que pût lui dire la comtesse de Liéven, victime, elle aussi, à plusieurs reprises des caprices et de la mobilité du roi d’Angleterre, de son caractère fantasque. Et Louis XVIII d’imputer au comte de Munster la responsabilité des bouderies royales.

« Plus je le vois prévenant pour vous, plus je suis certain de sa fausseté et ce n’est pas sur des ouï-dire que je le juge ; c’est sur une certaine lettre que j’ai lue dans la correspondance. Je n’avais jugé que lui d’après sa lettre, mais la vôtre m’apprend qu’il en faut juger d’autres aussi et qu’un travail de taupe dont je ne puis soupçonner que lui n’a que trop bien réussi. La lettre portait ces mots : Le roi n’est pas à se repentir de la précipitation avec laquelle il a accepté M. Decazes comme ambassadeur. Cela explique trop bien la conduite tenue depuis l’audience et il est aisé d’en juger l’auteur. Mais ce qui ne peut s’expliquer que par l’habitude de parler ainsi, ce sont les éloges qu’on vous a faits de moi, qu’on doit regarder au moins comme un sot, puisqu’on croit que j’ai mal placé ma confiance. Tout cela me met dans un triste dilemme : j’aime personnellement le roi ; je voudrais donc qu’il fût bien pour mon ami. Mais sa déconsidération personnelle, qui m’afflige, me fait presque craindre qu’il ne soit trop bien. Ce que lord Castlereagh vous a dit de l’état du pays et des suites possibles du procès est bien effrayant. »

Quelques jours plus tard, le roi revient sur ce triste et pénible sujet : « Vous voyez que je ne parle pas ici du procès de la reine, de son abandon, de l’accommodement nécessairement mauvais, qui va avoir lieu, s’il ne l’a déjà eu. Ce n’est pas que je n’en ressente beaucoup de peine, j’y reviendrai tout à l’heure. Mais la reine elle-même, M. Tierney vous l’a dit avec toute espèce de raison, n’est qu’un instrument entre les mains des radicaux ; et ce n’est pas elle, ce sont eux qui triomphent et c’est un grand sujet de s’affliger et surtout de s’inquiéter. Le roi peut ne pas penser tout à fait ainsi. Quelle que soit sa sollicitude pour le bien de l’Etat, le procès le touche de plus près, et, vous et moi, nous connaissons quelqu’un qui est invulnérable de partout, excepté du cœur. Depuis le commencement de la révolution, le prince de Galles n’a cessé de manifester l’intérêt le plus touchant et le plus noble à ma cause ; c’est là le fondement de l’amitié qui nous unit ; la connaissance personnelle n’a pu que la consolider et l’accroître. Depuis trois semaines seulement, sa conduite envers un ami bien plus cher blesse mon cœur dans la partie la plus sensible. Mais il est trompé, mais il ouvrira les yeux ; mais, en attendant, il souffre ; sa position est cruelle, de quelque côté qu’on l’envisage ; je n’y puis être indifférent. Je n’ose me flatter que vous puissiez le lui dire. Les perfides qui lui ont donné tort contre moi l’obsèdent de trop près pour cela. Mais, si vous pouvez lui faire savoir que mon cœur tout entier prend part aux peines du sien ; si, surtout, l’intermédiaire peut lui dire que ce n’est pas mon ambassadeur, mais mon ami, que je charge de lui porter les consolations de l’amitié, cela me fera du bien. »

On voit combien nombreuses et multipliées montaient autour de l’ambassadeur de France les causes de préoccupations, lesquelles se compliquaient d’incidens personnels : tel le débat qui s’éleva entre lui et Pasquier, au sujet d’un secrétaire d’ambassade que celui-ci entendait lui imposer et dont lui-même ne voulait pas, parce que, disait-il, ce jeune fonctionnaire n’était qu’un espion qu’on cherchait à établir auprès de sa personne. Sans exagérer, en présentant sous des couleurs trop accusées, la tendance de son esprit, on ne saurait nier qu’à cette heure, Decazes était prompt, trop prompt même, à prendre ombrage de quelques-unes des mesures que décrétaient à Paris ses successeurs. Mais cette tendance avait son excuse. Tout ce qu’il avait fait, lors de son séjour au pouvoir, les ministres le détruisaient ou le désavouaient. Ils révoquaient des fonctionnaires, voire de modestes employés, dont le crime consistait uniquement à avoir été nommés par lui. Les réclamations qu’il prodiguait en leur faveur n’étaient pas écoutées. Il ne pouvait rien obtenir, pas même qu’on n’envoyât pas dans son département des agens qui lui étaient notoirement hostiles. Dans le choix du personnel comme dans les lois soumises aux Chambres, l’ultra-royalisme triomphait, grâce à la faiblesse du ministère. Decazes, toujours attaqué, jamais défendu, voyait s’affaiblir de plus en plus son ancienne influence et se manifester de toutes parts l’incessant effort de ses ennemis pour lui barrer à jamais la route du pouvoir. Il retrouvait leur main dans toutes les avanies dont il était l’objet et jusque dans les commentaires injurieux et irritans auxquels donnait lieu le complot militaire qui venait d’être découvert à Paris, témoignage inattendu de l’audace du parti révolutionnaire, dont l’extrême droite persistait à accuser Decazes d’avoir préparé et favorisé les criminelles entreprises.

Tant de motifs d’amertume et de plaintes ne parvenaient pas cependant à le détourner de la ligne qu’il s’était tracée et qui consistait à reconnaître les bontés du roi en lui obéissant toujours, en secondant autant qu’il le pouvait les hommes investis du pouvoir, et en fermant l’oreille aux adjurations que lui adressaient à toute heure ses amis de Paris pour l’engager à revenir en France, où l’opinion publique l’appelait.

« Si je venais demain proposer au roi de me mettre à la tête des affaires, écrivait-il à l’un d’eux, je serais un fou pour deux raisons : la première, que le roi ne m’écouterait pas ; la seconde, que je ne réussirais pas à aplanir les difficultés et à sauver le pays et le trône. Je retrouverais tous les ennemis que j’avais, il y a six mois, et bien plus furieux encore, et je ne retrouverais plus tous mes amis, vous ne le savez que trop. Ceux qui me resteraient ou me reviendraient, ne m’accepteraient pour chef qu’à condition que je leur obéirais et qu’ils commanderaient. Général sans soldats, comment me trouverais-je une armée ? Ministre sans parti, comment formerais-je une majorité ?

« Au milieu de l’irritation des partis, pourrais-je faire entendre ma voix ? Je serais bien téméraire de m’en flatter. Je ne l’aurais pu qu’autant que l’expérience et les dangers qu’on aurait courus m’eussent fait paraître nécessaire, m’eussent rendu toute la force d’une grande popularité, eussent rallié à moi la masse de la nation, éclairée sur ses périls, sur ma politique calomniée. Pour que cela eût été, il eût fallu que ceux qui m’invoquent aujourd’hui m’eussent avoué, m’eussent rendu justice à la tribune et m’eussent ainsi placé eux-mêmes comme ils voudraient que je le fusse aujourd’hui.

«… Je crois que les temps actuels sont et peuvent devenir si critiques, que l’entraînement et la précipitation des événemens peuvent avoir un cours si rapide qu’ils entraînent non seulement les semences, mais les racines même les plus profondes et qu’ils ne laissent aucune prise aux calculs de la prévoyance. Dans une telle hypothèse, j’aurais été infailliblement entraîné en me chargeant témérairement de servir de digue au torrent, et je n’aurais fait qu’appeler sur moi et le désespoir de voir périr le gouvernement en nos mains, et, aux yeux du vulgaire, la responsabilité de sa chute. Heureusement ou malheureusement, je n’ai pas la responsabilité de mon impuissance. Elle ne provient pas de mes fautes. Elle ne provient que de celles de mes amis, car mes ennemis ont joué leur jeu. »

Peut-être objectera-t-on qu’il y avait beaucoup de pessimisme dans ces considérations. On ne saurait toutefois méconnaître qu’elles témoignaient de beaucoup de sagesse de la part de Decazes ou tout au moins d’une crainte qui en était le commencement, la crainte de n’être plus maître de son parti après l’avoir déchaîné, et d’être conduit là où il ne voulait pas aller.


ERNEST DAUDET.


  1. Voyez la Revue du 15 octobre.
  2. C’est à dessein que, dans les pages qui suivent, je passe rapidement sur les questions diplomatiques qu’eut à traiter Decazes pendant la durée de son ambassade et n’en dis que ce qui est nécessaire à l’intelligence de mon récit, renvoyant aux historiens de la Restauration ceux de mes lecteurs qui voudraient en savoir plus long.
  3. Ces détails me sont fournis par des rapports diplomatiques, des lettres privées et des notes de police.
  4. Le prince de Metternich au baron de Vincent, ambassadeur d’Autriche à Paris, 13 octobre 1819. Documens inédits.
  5. Voyez les Mémoires de Charles C. -F. Greville, dont nous devons une traduction à Mlle Marie-Anne de Bovet.
  6. De ce triste mariage était née une fille, la princesse Charlotte, morte prématurément en 1817, après avoir épousé le prince Léopold de Cobourg, qui fut plus tard roi des Belges. Elle vécut peu de temps avec lui. A propos de cette princesse, je trouve dans une lettre de Decazes à Louis XVIII l’histoire que voici, et qu’il tenait d’un ministre anglais. La princesse de Galles, étant encore à la Cour, tolérait qu’un jeune officier élevé avec sa fille, quoique celle-ci ne fût plus une enfant, continuât à vivre dans son intimité. Un jour que les jeunes gens étaient avec elle dans sa chambre, elle les y laissa seuls et les y enferma, après leur avoir dit : — Amusez-vous bien, mes enfans. La princesse Charlotte « trouva d’abord la plaisanterie douce. » Mais, après réflexion, elle se plaignit à sa tante, la princesse Amélie, qui en fit part au roi. La séparation de la mère et de la fille fut « la conséquence de cette infamie, » consignée dans une déclaration écrite de la jeune princesse. Plus tard, quand elle dut épouser le prince Léopold, le roi exigea que celui-ci prît connaissance de cette déclaration. Léopold protesta, cria à la calomnie et épousa quand même la princesse, à laquelle il avoua ensuite quelle singulière communication lui avait été faite. La jeune femme, qui déjà n’aimait pas son père, ne l’en aima pas davantage.
    On lit, d’autre part, dans une lettre particulière en date du 26 juin 1820 : « L’ordre, rendu dans le temps par le roi, d’après l’avis du Conseil, pour empêcher que le roi ne vit sa fille, a été fondé sur des faits voisins de la prostitution et certifié ensuite par une déclaration de la jeune princesse, faite sous serment devant ses proches parens. C’est à cette époque qu’elle fut envoyée en pénitence à Weymouth, où aucun d’eux n’est allé la voir et d’où elle n’a eu la permission de revenir qu’après plusieurs conférences avec l’évêque de Salisbury. »
  7. On en trouve également dans les Mémoires de Charles C. -F. Greville.
  8. Comme la plupart des documens insérés dans cette étude, cette lettre est inédite, sauf le dernier alinéa.
  9. Le roi outrepassait ici la vérité. Il n’était pas très exact de dire que Decazes avait perdu la majorité alors qu’aucun vote n’en avait fait la preuve.
  10. Favori de George III et longtemps son ministre, lord Bute succomba sous son impopularité. Les nouveaux ministres exigèrent que le roi l’éloignât sans lui accorder aucune fonction nouvelle. C’est à propos de lord Bute, au temps de sa faveur, que lord Chatham s’écriait : « Je vois derrière le trône quelque chose de plus grand que le trône ! »
  11. On a vu que Louis XVIII se faisait illusion lorsqu’il croyait que sa correspondance avec Decazes n’était pas ouverte. Une fois en Angleterre, Decazes, qui lui avait écrit un jour pour le prévenir que leurs lettres étaient lues, prit les plus minutieuses précautions à l’effet de les dérober aux investigations du Cabinet noir. En octobre 1820, il écrivait à un ami : « Vous recevrez désormais par le portefeuille des Affaires étrangères, que j’envoie les mardis et vendredis, une petite cassette à clé avec mes lettres. Vous me la renverrez de même les lundis et jeudis, en envoyant aux Affaires étrangères avant deux heures. J’en ai fait faire trois, qui feront la navette. Vous recevrez la clé dans une lettre. Avant de me renvoyer la première, vous ferez bien de vous assurer chez plusieurs serruriers qu’on ne peut pas, comme je le crois, l’ouvrir avec de fausses clés. Vous la mettrez sous enveloppe avec trois cachets comme vos lettres ordinaires, en ayant soin seulement de mettre dans un des cachets, celui du milieu, une soie. C’est le moyen qu’on ne puisse décacheter sans qu’on s’en aperçoive. »
  12. Decazes se trompait : Mme de Balbi avait un fils. Il était sous-officier de hussards et fut compromis comme royaliste sous le Consulat. J’ai trouvé son dossier aux Archives.
  13. Je n’ai pu découvrir à quelle aventure le roi fait allusion.
  14. Documens inédits.
  15. Don Louis de Médicis, de la branche cadette de cette illustre maison. Conseiller de Ferdinand Ier, son ministre de la police et son favori, il revint aux affaires en 1822 et y resta jusqu’à sa mort, survenue en 1830.
  16. C’était le 2 juillet. La révolution fut terminée le 7.
  17. Ce récit est extrait des lettres de Mme Hamelin. Sous sa forme légère et concise, il résume admirablement cette révolution de Naples, révolution un peu à l’eau de rose, « préparée et exécutée par des princes, ducs et marquis. »
  18. Autre lettre en date du 26 juin. « Comme vous le voyez, les affaires de la reine occupent tellement le Cabinet qu’aucun ministre n’a le temps de songer à celles de la France. Hier, lord Liverpool a dit cela franchement à une personne qui lui demandait un mot de réponse sur une affaire urgente. »
  19. Un des chefs de l’opposition libérale dans la Chambre des communes et l’un des adversaires de Pitt dans les luttes oratoires qui eurent lieu à la tribune anglaise pendant la Révolution française.
  20. Le principal d’entre eux était Brougham, l’illustre homme d’État anglais, avocat et journaliste, entré au Parlement en 1810, et dont le procès de 1820 commença la grande réputation. Au moment même de ce procès, il fut accusé d’avoir voulu, tout en défendant la reine, servir les intérêts du roi. Sa conduite dément cette calomnie.
  21. Contenant les pièces du procès.
  22. Lord Grey était l’organe de ceux qui auraient voulu que l’affaire fut remise à la session suivante.
  23. « Le prince Esterhazy me disait hier qu’il avait été chargé par l’Empereur de tout faire auprès du roi pour le détourner de son fatal projet et de lui dire que l’exécuter serait le plus grand des malheurs. Mais c’était son idée fixe, dont rien n’a pu le détourner. Il ne doute pas qu’il n’en soit aujourd’hui bien aux regrets. Les récriminations et surtout les comparutions de lady Conningham vont le désespérer. » Decazes à Louis XVIII.
  24. Allusion à l’article de la loi sur la presse qui exceptait de la censure les écrits ayant plus de cinq feuilles d’impression.