L’Ami commun/II/3

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 1p. 234-245).


III

IL FAUT AGIR !


Assise un beau jour dans une attitude méditative (peut-être dans la pose où nous la voyons sur les monnaies de cuivre), Britannia s’est aperçue que Vénéering lui est nécessaire au parlement. Elle a découvert que c’est un homme représentatif, ce qui, par le temps qui court, ne fait pas le moindre doute, et que la fidèle chambre de Sa Majesté n’est pas complète sans lui. Britannia fait donc savoir à un gentleman de sa connaissance, ayant qualité pour cela, que si Vénéering consent à débourser la somme de cinq mille livres[1], il pourra joindre à son nom les deux initiales M. P., au modeste prix de deux mille cinq cents livres par lettre. Il est bien entendu que personne ne touchera aux cinq mille livres ; mais qu’une fois déposées, elles disparaîtront par l’effet d’une conjuration magique.

Le gentleman autorisé va droit à Vénéering et lui fait part de la commission. Vénéering est excessivement flatté ; mais il lui faut le temps d’aller chez certains individus et de s’assurer de leur concours. « C’est un devoir pour lui, dit-il, dans une occasion aussi grave, de demander à ses amis s’ils se rallieront à sa personne. »

Dans l’intérêt même de son client, le gentleman ne peut accorder qu’un très-faible délai, car Britannia connaît quelqu’un qui est tout prêt à déposer six mille livres. Il donne cependant quatre heures à Vénéering. Celui-ci va trouver Anastasia ; il lui dit qu’il faut agir, et se précipite dans un cab.

Anastasia, qui tient bébé, le remet à sa nourrice ; elle se presse le front de ses mains aquilines, afin de calmer ses pensées palpitantes, dit qu’on attelle, et répète d’un air égaré, composé d’Ophélia et de n’importe quelle femme antique, célèbre par son dévouement conjugal : « Il faut agir, il faut agir ! »

Vénéering, dont le cocher a reçu l’ordre de charger les passants avec l’impétuosité des gardes du corps à Waterloo, est conduit à fond de train à Duke-street, quartier Saint-James. Twemlow est chez lui, sortant des mains d’un artiste secret qui, dans un but quelconque, lui a travaillé les cheveux avec des jaunes d’œuf. L’opération exigeant que la chevelure reste dressée pendant deux heures pour sécher peu à peu, Twemlow est parfaitement approprié à la réception d’une nouvelle ébouriffante. Il ressemble à la fois au monument de Fish-street[2] et au roi Priam, lors d’un certain incendie pas tout à fait inconnu, en sa qualité de sujet soigné par les classiques.

« Mon cher Twemlow, s’écrie Vénéering en lui prenant les deux mains, vous qui êtes le meilleur et le plus ancien de mes amis (plus aucun doute, pense Twemlow, c’est bien moi), croyez-vous que votre noble cousin, lord Snigsworth, consente à se laisser inscrire parmi les membres de mon comité ? Je ne demande pas la présence de Sa Seigneurie, je ne parle que de son nom ; croyez-vous qu’il le donne ?

— Je ne le pense pas, répond Twemlow avec abattement.

— Mes opinions politiques, reprend Vénéering, qui jusqu’alors avait ignoré qu’il eût une opinion quelconque, sont absolument les mêmes que celles de lord Snigsworth ; et peut-être, non pour moi, mais par intérêt pour la chose publique, par attachement au principe, lord Snigsworth me donnerait-il son nom ?

— C’est possible, répond Twemlow ; néanmoins… » Dans sa perplexité, oubliant les jaunes d’œuf et se grattant la tête, il se déconcerte d’autant plus qu’il se rappelle la position où il se trouve.

« Entre amis aussi intimes que nous le sommes, poursuit Vénéering, il faut, en pareil cas, n’y mettre aucune réserve. Si je vous demande quelque chose qui vous déplaise ou qui présente la moindre difficulté, promettez-moi de me le dire avec une entière franchise ? » Twemlow est assez bon pour le promettre, avec la ferme intention de ne pas manquer à sa parole.

« Vous répugnerait-il d’écrire à lord Snigsworth pour lui demander cette faveur ? reprend donc Vénéering. Si la chose est accordée, je n’oublierai pas naturellement que je le devrai à votre influence. Vous présenteriez le fait à Sa Seigneurie au nom de l’intérêt public, et seulement à ce point de vue. Auriez-vous quelque motif qui vous empêcherait de le faire ?

— Vous m’avez arraché une promesse, dit Twemlow en portant la main à son front.

— Oui, mon ami.

— Vous tenez à ce que je lui sois fidèle ?

— Assurément.

— En ce cas-là, au total, notez-le bien, répond Twemlow avec une grande subtilité, voulant dire que s’il avait été en dehors du total il aurait fait la chose immédiatement, je vous demanderai la permission de n’avoir à ce sujet aucun rapport avec lord Snigsworth.

— Comment donc ! cher ami, » dit Vénéering, horriblement désappointé, mais en lui serrant les mains avec un redoublement de ferveur.

Il n’est pas étonnant que le pauvre Twemlow refuse d’infliger une lettre à son noble cousin. Celui-ci, qui est goutteux de caractère ainsi que de tempérament, et dont le vieux gentleman reçoit la petite rente qui le fait vivre, en exige les intérêts avec une extrême rigueur. Chaque fois que Twemlow visite Sa Seigneurie, elle le soumet à une espèce de loi martiale, lui ordonne d’accrocher son chapeau à certaine patère, de s’asseoir sur une certaine chaise, de parler de certains sujets, à certaines gens, et de se livrer à certains exercices, tels que de chanter les louanges du vernis de la famille (sans parler des tableaux), et de s’abstenir des vins précieux, à moins qu’on ne l’invite formellement à en boire.

« Toutefois je peux faire une chose, dit Twemlow, je peux agir. » Vénéering lui serre de nouveau les mains et lui rend grâces.

« Je vais aller au club, poursuit le gentleman, dont l’esprit s’échauffe. Voyons un peu, quelle heure est-il ?

— Onze heures moins vingt.

— Je serai là-bas à midi moins dix, et n’en sortirai pas de la journée.

— Merci mille fois, s’écrie Vénéering, qui sent ses amis se rallier autour de lui. Je savais que je pouvais compter sur vous. Je l’ai dit à Anastasia au moment de partir ; car, mon cher Twemlow, vous êtes le premier que j’aie voulu voir dans cette occasion. J’ai dit à missis Vénéering : Il faut agir.

— Vous avez eu raison, grandement raison, répond Twemlow. Dites-moi : agit-elle ?

— De toutes ses forces, réplique Vénéering.

— Parfait ! s’écrie Twemlow en petit gentleman galant ; le tact d’une femme est inappréciable. Avoir le beau sexe pour nous, c’est être sûr de la victoire.

— Mais vous ne m’avez pas dit, reprend Vénéering, ce que vous pensez de mon entrée au parlement ?

— Je pense, dit Twemlow d’une voix émue, que c’est le premier club de Londres. »

Vénéering lui rend grâces de nouveau, en lui pressant les mains. Il plonge au bas de l’escalier, s’élance dans son cab, et dit au cocher de fondre vers la Cité, au mépris de la sécurité publique.

Twemlow, pendant ce temps-là, rabat sa chevelure, et l’arrange de son mieux, ce qui n’est pas beaucoup dire ; après l’application de ces matières glutineuses, elle devient rétive, et présente une croûte qui lui donne un faux air de pâtisserie. Twemlow arrive cependant au club à l’heure dite. Il s’assure d’une large fenêtre, prend tout ce qu’il faut pour écrire, saisit tous les journaux ; et s’établit à ce poste inamovible de façon à être pour Pall-Mall un sujet de contemplation respectueuse. Lorsqu’en entrant quelqu’un lui fait un signe de tête il prend la parole. « Connaissez-vous Vénéering ? demande-t-il.

— Non, dit l’autre ; membre du club ?

— Oui, répond Twemlow. Il est candidat pour Vide-Pocket.

— Ah ! je souhaite qu’il en ait pour son argent. »

L’individu bâille et s’éloigne.

Vers six heures, Twemlow se figure qu’il est exténué à force d’avoir agi, et regrette, dans l’intérêt public, de ne pas être agent parlementaire.

Quant à Vénéering il est tombé du petit salon de Twemlow dans le cabinet de Podsnap. Il a trouvé celui-ci lisant le journal, et tout disposé à se mettre en frais oratoires, car il venait de découvrir d’une façon miraculeuse que l’Italie n’était pas l’Angleterre. Vénéering a demandé pardon à Podsnap d’arrêter le flot de ses paroles de sagesse, et l’a informé de l’événement qui se prépare. Il a rappelé à Podsnap que leurs opinions sont les mêmes ; a fait entendre qu’il a formé ses opinions politiques en écoutant Podsnap, tandis qu’il était aux pieds de celui-ci. Enfin il a exprimé le vif désir de savoir si Podsnap lui prêterait son concours.

Paroles austères de Podsnap, qui a dit ensuite : « Me demandez-vous conseil ? » Le candidat a balbutié qu’un ami aussi précieux… « Oui, oui, tout cela est fort bien a répliqué Podsnap ; mais êtes-vous décidé à prendre ce bourg de Vide-Pocket aux conditions qu’il vous impose ; ou demandez-vous si, à mon sens, vous devez l’accepter ou le refuser ? »

Le candidat a répété que le désir de son cœur et la soif de son âme étaient de voir Podsnap se rallier à sa personne.

« En ce cas, Vénéering, a dit Podsnap en fronçant les sourcils, je vous répondrai avec franchise ; le parlement m’intéresse fort peu ; vous devez le comprendre, dès que vous ne m’y voyez pas. »

Vénéering n’en a jamais douté ; il sait très-bien que si Podsnap voulait être à la Chambre, il y serait dans cet espace de temps que les êtres légers appellent un clin d’œil.

« Pour moi, cela n’en vaut pas la peine, a continué Podsnap d’une voix radoucie ; loin d’ajouter à ma position cela ne pourrait que l’amoindrir. Mais je n’ai pas la pensée de me donner comme exemple à un homme dont la situation est toute différente. Vous trouvez que, pour vous, la chose en vaut la peine et qu’elle importe à vos intérêts ; n’est-ce pas là votre manière de voir ?

— Certainement, dit Vénéering ; pourvu que Podsnap consente à se rallier à sa personne.

— Ainsi donc ce n’est pas un conseil que vous demandez, c’est mon appui ; n’est-il pas vrai ? Fort bien ; j’agirai pour vous. »

Le candidat lui a rendu grâces, et lui a dit que Twemlow était à l’œuvre, qu’il agissait déjà. Podsnap a désapprouvé que quelqu’un eût agi avant lui ; c’était un manque de déférence ; mais il le passait à Twemlow, une vieille femme, bien apparentée, et complètement inoffensive.

« Je n’ai rien de particulier à faire aujourd’hui, a continué Podsnap, et vais aller voir quelques personnes influentes. J’étais invité à dîner ; mais j’enverrai mistress Podsnap, et j’irai dîner chez vous ; il est important que nous sachions ce qui a été fait, et que les notes soient comparées. Voyons un peu ; il nous faudrait une couple d’hommes énergiques, ayant l’usage du monde, et qu’on pût envoyer de côté et d’autre.

— Boots et Brewer ? a insinué Vénéering après un instant de réflexion.

— Que j’ai vus chez vous ? dit Podsnap ; très-bien. Qu’ils prennent chacun un cab et qu’ils se mettent en campagne. »

Vénéering n’a su comment exprimer la béatitude qu’il éprouvait d’avoir un ami doué d’une si haute capacité administrative. Cette mise en campagne de Boots et de Brewer l’enchante ; une idée vraiment électorale, et qui porte à s’y méprendre le cachet des affaires. Quittant Podsnap au galop, Vénéering s’est abattu chez les deux gentlemen, qui se sont ralliés avec enthousiasme, se sont élancés chacun dans un cab, et ont pris deux directions opposées.

Vénéering se rend maintenant auprès du confident de Britannia ; il opère avec lui certaines transactions délicates et adresse une profession de foi aux électeurs indépendants du bourg de Vide-Pocket. Il leur annonce qu’il revient parmi eux, pour briguer leurs suffrages, comme le marin, longtemps absent, retourne au séjour de sa première enfance. Jamais il n’a mis les pieds dans ce village, et ne sait même pas au juste où il est situé ; mais la phrase n’en est pas moins excellente.

De son côté missis Vénéering ne reste pas oisive. À peine les chevaux sont-ils attelés qu’elle est dans la voiture, et se fait conduire chez lady Tippins.

Cette charmeresse demeure dans les parages aristocratiques, au-dessus d’une corsetière, dont la montre possède une figure à mi-corps, de grandeur naturelle, et d’une beauté distinguée, en jupon bleu, ayant un lacet dans la main, et regardant les passants par-dessus l’épaule avec un air de surprise et d’innocence. Il y a de quoi être surprise, en effet, de se trouver s’habillant dans un pareil endroit.

Lady Tippins est chez elle, dans un demi-jour voisin de l’obscurité, et le dos tourné vers la fenêtre comme la figure au corset, mais par un motif bien différent. L’aimable femme est très-surprise de voir sa chère missis Vénéering à pareille heure, « en pleine nuit ! » dit la charmante créature, tellement surprise que l’émotion qu’elle en éprouve lui a presque relevé les paupières. La visiteuse, non moins émue, lui apprend d’une manière incohérente que Vide-Pocket est offert à son mari. C’est le moment de se rallier. Il faut agir, a dit Vénéering. Voilà pourquoi elle est ici, femme dévouée, suppliant, comme épouse et comme mère, sa chère lady Tippins d’agir. Sa voiture est à la disposition de cette chère lady. Quant à elle, propriétaire de cet équipage tout neuf, elle rentrera chez elle à pied ; elle marchera, s’il le faut, avec des pieds sanglants. Elle agira (sans dire de quelle manière) jusqu’au moment où, n’ayant plus de force, elle tombera de lassitude auprès du berceau de bébé.

« Mon amour, dit lady Tippins, calmez-vous ; nous l’y ferons entrer ; nous allons agir. »

Et non-seulement Lady Tippins agit ; mais elle fait agir ici deux chevaux de Vénéering. Elle brûle le pavé jusqu’au soir, frappe chez toutes ses connaissances, déploie tout le charme de son esprit, et joue de son éventail vert avec un immense succès.

« Très-cher, qu’allez-vous dire ? Que supposez-vous que je sois maintenant ? Jamais vous ne le devinerez. Je m’occupe d’élections ; oui, cher ami, agent électoral. Pour quel endroit me direz-vous ? pour Vide-Pocket. Et d’où vient que je m’en mêle ? Parce que celui qui a acheté ce bourg des bourgs est le plus cher ami que j’aie au monde. Et quel est cet ami si cher ? Un appelé Vénéering. Sans compter que sa femme est une de mes chères amies. Ah ! positivement : j’oubliais leur bébé, un autre ami des plus chers ! Et nous sommes en train d’agir : une petite farce que nous jouons pour sauver les apparences. N’est-ce pas très-amusant ? Le piquant de l’affaire c’est que personne ne connaît ces Vénéering, et qu’ils ne connaissent personne. Ils ont une maison comme dans les contes de fée, et ils donnent des repas des Mille et une Nuits. Très-curieux à voir, mon cher. Voulez-vous les connaître ? Venez dîner chez eux ; ils ne vous gêneront pas. Qui voulez-vous trouver-là ? Organisons un petit cercle, nous ferons bande à part ; et je m’engage à ce qu’ils nous laissent tranquilles. Il faut absolument que vous voyiez leur argenterie : des chameaux de vermeil ; une véritable caravane. Allons ! venez chez mes Vénéering ; ils sont à moi ; c’est ma propriété. Et vous votez pour nous ; c’est entendu : mieux que cela, vous me promettez d’agir ; toute votre influence, toutes sortes de pouffs, une masse de phrases. Car vous savez, nous ne donnerions pas six pence ; fi donc ! nous ne voulons entrer là que par les vœux spontanés de ces incorruptibles et indépendants tels et tels. »

Il est certain que la séduisante Tippins n’a pas complètement tort de penser que tout ce ralliement des amis a pour but de sauver les apparences ; mais elle se trompe quand elle croit que cela n’a pas d’autre utilité. Prendre des cabs, et aller et venir, est beaucoup plus important que ne le suppose la chère créature ; du moins le fait est considéré comme tel, ce qui revient absolument au même. Une foule de réputations vagues et colossales n’ont pas eu d’autre base ; et c’est surtout à l’égard du Parlement que le procédé est efficace. Soit qu’il s’agisse d’y faire entrer ou d’en faire sortir quelqu’un ; d’y pousser un homme, ou d’y maquignonner un chemin de fer ; qu’il s’agisse du cabinet ou de l’opposition, d’une loi ou de toute autre chose, rien n’est plus avantageux que de courir n’importe où, à fond de train ; bref, de monter en cab et d’agir.

La chose est tellement dans l’air que loin d’être seul à croire qu’il agit de façon à tout enlever, Twemlow est distancé par Podsnap, qui l’est à son tour par Boots et par Brewer.

Le soir, à l’heure du dîner, quand tous ces rudes travailleurs se réunissent chez Vénéering, il est bien entendu que les cabs de Boots et de Brewer ne s’éloigneront pas. Des seaux d’eau seront apportés de la place voisine, et lancés aux jambes des chevaux devant la porte même du candidat, afin que, l’occasion étant donnée, les deux gentlemen puissent immédiatement sauter en cab et disparaître. Ces messagers volants recommandent au domestique de veiller à ce que leurs chapeaux soient mis dans un endroit où il soit facile de les retrouver ; et tout en dînant ils ont l’air de pompiers qui attendent des nouvelles d’un horrible incendie.

Pendant le potage missis Vénéering fait observer d’une voix éteinte qu’il ne faudrait pas beaucoup de journées pareilles pour excéder ses forces. « Cela excéderait également les nôtres, dit Podsnap ; mais nous l’y ferons entrer.

— Certes, nous l’y ferons entrer : vive Vénéering ! s’écrie lady Tippins, en jouant avec grâce de son éventail.

— Nous l’y ferons entrer, dit Twemlow.

— Nous l’y ferons entrer, disent à la fois Boots et Brewer. »

À parler franchement il serait difficile de dire pourquoi il n’y entrerait pas, puisque le marché est conclu, et que personne n’y met obstacle. Néanmoins ils sont tous d’avis qu’il faut continuer d’agir ; car si l’on n’agissait pas il pourrait arriver quelque chose.

Leur fatigue n’est pas moins unanime. Ils sont tellement épuisés par l’action précédente, ils ont tous tellement besoin de reprendre des forces pour l’action future, que cela exige une action particulière de la cave de Vénéering. Il est donc ordonné au chimiste d’aller chercher la fleur de la fleur du caveau ; et il en résulte que le ralliement devient d’une expression de plus en plus difficile.

Lady Tippins établit d’un air badin qu’il faut s’allier à ce très-cher Vénéering.

Podsnap demande à se ralli-égosiller autour de cet honorable ami. Boots et Brewer sont tout prêts à se rallirallirouler ; et Vénéering, profondément ému, les remercie tous d’avoir bien voulu ralliraripailler autour de sa personne.

Dans ce moment d’exaltation Brewer est frappé d’une idée qui éclipse tout ce qui a été fait jusqu’ici. Il regarde à sa montre, et de même que Guy Fawkes, il va se rendre à la Chambre afin de voir ce qui s’y passe.

« Je resterai dans les couloirs, auprès de la salle des conférences, dit-il d’une voix mystérieuse. Si les choses ont l’air de bien aller, je ne reviendrai pas, et demanderai mon cab pour neuf heures du matin.

— C’est ce qu’il y a de mieux à faire, » dit Podsnap.

Vénéering ne pourra jamais reconnaître ce dernier service. Des larmes affectueuses viennent aux yeux de missis Vénéering. Boots éprouve un sentiment d’envie ; il sent qu’il perd du terrain, et n’est plus qu’un esprit de second ordre. Tout le monde se presse à la porte pour voir partir Brewer.

« Votre cheval est-il frais ? demande celui-ci à l’homme du cab, en examinant la bête.

— Frais comme du beurre, répond le cocher.

— En ce cas, filons bon train ; Chambre des communes, » dit Brewer. Le cocher saute sur son siège ; le gentleman saute dans le cab ; il est acclamé par les autres.

« Et remarquez bien ce que je vous dis, ajoute mister Podsnap, Brewer est un homme de ressources ; il fera son chemin, soyez-en sûrs. »

Enfin le moment est venu d’adresser quelques mots de circonstance aux électeurs de Vide-Pocket, et Vénéering, accompagné seulement de Podsnap et de Twemlow, prend le chemin de fer pour se rendre à cet endroit retiré. Le confident de Britannia est à la station avec une voiture découverte, sur laquelle sont placardés ces mots comme sur un mur : Vénéering for ever ! (vive Vénéering.) Il emmène les gentlemen ; et tous les quatre se dirigent au milieu des rires de la populace, vers une faible mairie, juchée sur des béquilles, au-dessus de quelques oignons, et quelques lacets de bottines, qui, d’après le confident de Britannia, constituent un marché.

C’est de la fenêtre de cet édifice que Vénéering s’adresse à la terre attentive. Au moment où il se découvre, Podsnap, qui probablement en est convenu avec Anastasia, expédie ces trois mots par le télégraphe à cette épouse et mère : « Il va parler. »

Vénéering se perd immédiatement dans ses détours oratoires.

« Écoutez, écoutez ! » crient Podsnap et Twemlow, chaque fois qu’il lui est impossible de sortir de quelque fâcheuse impasse.

« Écoutez ! é-é-coutez !!! » s’écrient ces gentlemen, avec un air plaisamment convaincu ; comme si l’ingéniosité de cette recommandation leur causait un plaisir infini.

Mais il y a dans le discours de Vénéering deux points d’une telle force, que l’on suppose que c’est le confident de Britannia qui les lui a soufflés pendant la brève conférence qu’ils ont eue en arrivant.

Premier point : L’orateur établit une comparaison neuve entre le pays et un navire, qu’il appelle le vaisseau de l’État, et dont la barre du gouvernail est tenue par le ministère. En employant cette métaphore, Vénéering a pour but d’apprendre à Vide-Pocket que l’ami qui est à sa droite, le respectable Podsnap, a une fortune considérable. « Et quand le vaisseau de l’État, s’écrie-t-il, est attaqué dans ses œuvres vives ; quand l’homme qui est au gouvernail est incapable de le conduire, ces grands assureurs maritimes, qui vont de pair avec nos princes-marchands, célèbres dans le monde entier, répondent-ils du navire ? Consentent-ils à signer la moindre police d’assurance, à courir le moindre risque à son égard ? Ont-ils la moindre confiance en lui ? Si j’en appelais, gentlemen, à l’honorable ami qui est à ma droite, à lui qui est un des membres les plus respectés, et les plus grands, de cette classe si grande et si respectée, il me répondrait : non ! »

Second point : Il est nécessaire d’annoncer que Twemlow appartient à la famille de lord Snigsworth, dont il est proche parent. Vénéering suppose donc les affaires publiques dans une situation tellement anormale que la société s’en écroulerait, bien qu’il ne soit pas sûr que cela n’existe pas, tant les paroles de l’orateur sont peu intelligibles pour les autres, et probablement pour lui-même.

« Oui, gentlemen, ajoute-il, si je recommandais un pareil programme à une classe quelconque de la société, j’affirme qu’il serait reçu avec dérision. Oui, je serais désigné à tous par le doigt du mépris, si je recommandais ce programme à n’importe lequel des estimables commerçants de votre ville… Je m’arrête, car ici je dois être personnel, et dire : notre ville. Que répondrait ce digne commerçant ? Il répondrait : « Arrière, qui me présente un pareil programme ? » Oui, gentlemen, dans sa juste indignation, il répondrait : « Arrière, qui me présente un pareil programme ! » Supposez maintenant que je monte plus haut dans l’échelle sociale ; que, prenant le bras du respectable ami qui est à ma gauche, et que, me promenant avec lui dans les bois héréditaires de sa famille, sous les vieux hêtres de Snigsworthy-Park, je me sois approché du noble manoir ; qu’ayant traversé la cour, franchi le seuil de la porte et monté l’escalier ; que, passant de chambre en chambre, je me sois enfin trouvé en l’auguste présence de lord Snigsworth, proche parent de mon ami ; supposez, gentlemen, que j’aie dit à ce vénérable comte : Mylord, je suis ici, devant Votre Seigneurie, présenté par le proche parent de Votre Seigneurie (l’ami qui est à ma gauche), pour soumettre ce programme à Votre Seigneurie. Quelle réponse Sa Seigneurie m’aurait-elle faite ? Elle m’aurait dit : « Arrière, qui me présente un pareil programme ? » Oui, employant dans sa sphère supérieure, sans en avoir conscience, les mêmes expressions que le digne et honnête commerçant de notre ville, le noble et proche parent de l’ami qui est à ma gauche répondrait dans son courroux : « Arrière, qui me présente un pareil programme ! »

L’orateur finit son discours sur ce dernier succès, et Podsnap envoie ces trois mots à missis Vénéering : « Il s’assied. »

On dîne à l’hôtel avec le confident de Britannia ; puis arrivent le scrutin, le dépouillement, la déclaration ; et finalement Podsnap télégraphie à missis Vénéering : « Nous l’avons fait entrer ! »

Un second dîner magnifique est préparé à leur intention chez Vénéering, où les attend lady Tippins, en compagnie de Boots et de Brewer. Il est modestement reconnu par tous les convives que chacun d’eux, pris individuellement, a fait nommer le candidat ; mais il est concédé par tout le monde que l’idée de Brewer de se rendre à la Chambre, et de voir ce qui s’y passait, a été le coup de maître.

La fin du repas est signalée par un épisode touchant qui sera raconté à plusieurs reprises dans le courant de la soirée. Naturellement disposée aux larmes, missis Vénéering, après tant de jours de surexcitation, est plus larmoyante que jamais. Au moment où elle va quitter la table avec lady Tippins, elle articule ces mots d’une voix faible et pathétique :

« Vous allez dire que c’est une folie, je le sais d’avance ; il faut cependant que je vous le raconte. J’étais assise à côté du berceau de bébé (c’était la veille de l’élection), et bébé s’agitait beaucoup en dormant. »

Le valet chimiste, qui regarde les convives d’un air sombre, a une envie diabolique de répondre que c’est le vent qui en était cause et de résigner son emploi ; mais il étouffe ce désir et continue ses analyses.

« Après un instant d’agitation pour ainsi dire convulsive, bébé a frotté ses petites mains l’une contre l’autre et s’est mis à sourire. » Anastasia faisant ici une longue pause, mister Podsnap se figure qu’il est obligé de demander pourquoi ?

« Ne seraient-ce pas, me suis-je dit alors, répond Anastasia en cherchant son mouchoir, ne seraient-ce pas les fées qui lui apprennent que bientôt son papa sera Membre du Parlement ? »

Anastasia est tellement subjuguée par l’émotion que tous les convives sont obligés de se lever pour faire place à Vénéering, qui se précipite vers elle, et emporte ce corps insensible, dont les pieds traînent sur le tapis d’une façon émouvante.

Les fées ont-elles parlé des cinq mille livres, et bébé en a-t-il été satisfait ? Personne ne se le demande.

Le pauvre Twemlow, qui n’en peut plus, est profondément touché. Il continue de l’être après son retour au-dessus des écuries de Duke-street ; mais étendu sur son canapé, ce doux et timide gentleman est frappé d’une idée terrible qui chasse toute émotion. « Miséricorde ! maintenant que j’y pense, ce Vénéering n’avait jamais vu un seul de ses commettants avant la visite qu’il leur a faite aujourd’hui. »

Après avoir parcouru sa chambre, l’esprit dans une affreuse angoisse, la main portée à son front, l’innocent Twemlow revient à son canapé et murmure d’une voix gémissante : « Cet homme me tuera ou me rendra fou. Il est venu trop tard dans ma vie ; je n’ai plus la force de le supporter ! »


  1. 125,000 fr.
  2. Colonne élevée en souvenir de l’incendie qui détruisit les cinq sixièmes de la cité de Londres, en 1066, consuma trente mille deux cents maisons, quatre-vingt-neuf églises, quatre portes monumentales, beaucoup de chapelles, d’écoles, d’hôpitaux, etc. Cette colonne, la plus haute qui existe (plus de soixante et un mètres d’élévation), est surmontée d’une urne en bronze doré d’où s’échappent des flammes.
    (Note du traducteur.)