L’Ami commun/II/4

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 1p. 245-257).

IV

OÙ CUPIDON EST SOUFFLÉ


Pour nous servir du froid langage du monde, missis Lammle et miss Podsnap ont fait promptement connaissance. Pour employer l’ardent langage de missis Lammle, elle et sa chère Georgiana se sont rapidement unies d’esprit et de cœur.

Toutes les fois que Georgiana peut échapper à l’esclavage de la Podsnaperie, rejeter les couvertures du phaéton soupe-au-lait, sortir du cercle où parade sa mère, et préserver ses pauvres petits orteils gelés des atteintes de la caracolade, elle se rend chez missis Lammle. À cela nul empêchement. Missis Podsnap, accoutumée à s’entendre appeler magnifique par de vieux ostéologues qui poursuivent leurs études dans les dîners de cérémonie, peut fort bien se passer de sa fille. De son côté, mister Podsnap, en apprenant où va Georgiana, se gonfle du patronage qu’il accorde aux Lammle. Que ces jeunes gens, incapables de s’élever jusqu’à lui, aient avec empressement saisi le bas de son manteau ; que, dans leur impuissance à jouir de son soleil, ils se soient épris du pâle reflet de sa lumière, que leur distribue sa jeune lune, c’est à la fois naturel et bienséant. Cela lui donne de ces Lammle une meilleure idée qu’il n’en avait eue jusqu’alors : ils savent au moins apprécier la valeur d’une excellente relation.

Et pendant que Georgiana se rend chez son amie, mister Podsnap, bras dessus bras dessous avec mistress Podsnap, va de dîner en dîner, installant sa tête opiniâtre dans sa cravate, en ayant l’air d’exécuter sur la flûte de Pan une marche triomphale en son honneur : « Voici Podsnap ! le conquérant Podsnap ! trompettes et tambours sonnez et battez aux champs ! »

L’un des traits caractéristiques de mister Podsnap, et qui, sous une forme ou sous une autre, se rencontre généralement dans toute la Podsnaperie, c’est qu’il ne permet pas à qui que ce soit la moindre observation sur ses amis et connaissances. « Vous êtes bien osé ! une personne que j’approuve, qui a un certificat de moi ! C’est moi que vous frappez à travers cette personne, moi, Podsnap le Grand. Je me soucie fort peu de la dignité de cette personne, mais j’ai un soin particulier de celle de Podsnap. » Il en résulte que, si devant lui, quelqu’un mettait en doute la solvabilité des Lammle, cet audacieux se ferait vertement rabrouer. Mais cette irrévérence ne vient à l’idée de personne, car Vénéering, un membre du Parlement, assure qu’ils sont fort riches. Il peut du reste le croire, pour peu qu’il en ait le désir, n’ayant aucun renseignement qui puisse l’en empêcher.

La maison qu’habite le jeune ménage dans Sackville street, Piccadilly, n’est qu’une résidence provisoire. Elle suffisait parfaitement à mister Lammle avant qu’il fût marié ; mais aujourd’hui cela ne convient plus. Les jeunes époux sont donc sans cesse à visiter de somptueux hôtels dans les quartiers les plus riches, et toujours sur le point d’acheter un de ces palais ; mais sans jamais rien conclure. Ils se font ainsi une réputation brillante. « L’affaire des Lammle ! » s’écrie-t-on dès qu’un hôtel princier est libre ; et l’on écrit aux Lammle pour leur apprendre cette découverte. Enchantés, ils vont voir cette demeure splendide ; mais malheureusement ce n’est pas encore là ce qu’ils rêvent. Bref, ils ont éprouvé tant de déceptions de ce genre qu’ils commencent à croire qu’il leur faudra construire la résidence princière dont ils ont besoin ; ce qui double leur réputation brillante. Beaucoup de personnes de leur connaissance en prennent en dégoût leurs propres hôtels, et sont envieuses du palais imaginaire des Lammle.

En attendant, les élégantes draperies, les meubles rares placés au premier étage de la petite maison de Sackeville, sont empilés sur le squelette[1], et si jamais celui-ci a murmuré tout bas : « Je suis là, dans ce cabinet, » c’est à l’oreille de bien peu de gens ; dans tous les cas, ce n’est pas à celle de miss Podsnap. Ce qui surtout ravit Georgiana, c’est le bonheur conjugal de missis Lammle, et ce bonheur est fréquemment le sujet de la conversation.

« Je suis sûre, dit miss Podsnap, que mister Lammle est pour vous comme un amant ; c’est à dire je suppose que…

— Georgiana ! chère âme, interrompt missis Lammle en agitant l’index, prenez garde.

— Bonté divine ! s’écrie miss Podsnap, qu’est-ce que j’ai dit ?

— Mister Lammle ! répond Sophronia, en hochant la tête d’un air badin, il ne faut pas dire cela, vous savez.

— Non, c’est Alfred ; je suis bien contente ; j’avais peur d’avoir dit une inconvenance ; je dis toujours à Ma quelque chose de shocking.

— Avec moi, chère belle…

— Oh ! vous n’êtes pas maman ; et c’est dommage, je voudrais bien que vous la fussiez. » Missis Lammle adresse le plus doux sourire à son amie, qui le lui rend de son mieux ; puis elles se mettent à goûter dans le boudoir.

« Ainsi, ma Georgiana, Alfred répond à l’idée que vous vous faites d’un amant ?

— Je ne dis pas cela, s’écrie la petite miss en commençant à cacher ses coudes. Je ne me figure pas ce que peut être un amant ; les horreurs qui viennent chez Ma pour me tourmenter n’en sont pas. Tout ce que je voulais dire, c’est que mister…

— Encore ! Georgiana.

— C’est qu’Alfred vous aime tant ! Il a pour vous des attentions si délicates ! n’est-il pas vrai ?

— Très-vrai, dit Sophronia avec une singulière expression. Je pense qu’il a pour moi autant d’amour que j’en ai pour lui.

— Quel bonheur ! dit miss Podsnap.

— Savez-vous, ma Georgiana, reprend missis Lammle, qu’il y a dans votre enthousiasme pour Alfred quelque chose d’inquiétant pour moi.

— Oh ! ciel ! j’espère que non.

— Cela ne ferait-il pas supposer, dit missis Lammle avec malice, que le petit cœur de ma Georgiana est…

— Oh ! je vous en supplie ! n’allez pas croire…, répond miss Podsnap en rougissant. Je vous assure que je ne faisais son éloge que parce qu’il est votre mari et qu’il vous aime. »

Sophronia paraît être éclairée d’une lumière subite ; mais le regard qui l’exprime s’éteint sous un froid sourire ; et, attachant les yeux sur son assiette, tandis qu’elle relève les sourcils : « Vous vous méprenez sur le sens de mes paroles, dit-elle. Je pense tout simplement que le petit cœur de ma Georgiana commence à éprouver un vide.

— Non, non, non, s’écrie la pauvre miss ; je ne voudrais pas, pour des milliers de livres, entendre parler de cela.

— De quoi ne veut-on pas entendre parler ? demande Sophronia, qui a toujours son froid sourire, les sourcils relevés, et les yeux sur son assiette.

— Vous savez bien, dit miss Podsnap. Si quelqu’un s’en avisait, le dépit, la timidité, la haine, me rendraient folle. Je suis heureuse de voir combien vous vous aimez, votre mari et vous ; mais c’est tout différent. Je ne voudrais pour rien au monde être l’objet de pareille chose. Que cela m’arrive, je demande qu’on l’éloigne, qu’on l’écrase. »

Alfred, qui s’est glissé dans le boudoir sans qu’on s’en aperçût, est appuyé sur la chaise de Sophronia. Au moment où miss Podsnap le découvre, il porte à ses lèvres l’une des papillotes flottantes de mistress Lammle et envoie le baiser à Georgiana.

« Qu’est-ce que j’entends, dit-il, on parle de haine et de mari ?

— Voilà ce que c’est que d’écouter aux portes, répond Sophronia, on entend dire du mal de soi. Mais depuis quand êtes-vous là ?

— J’arrive à l’instant, chère âme.

— Alors je peux continuer ; deux minutes plus tôt, et vous entendiez ma Georgiana chanter vos louanges.

— Si on peut nommer cela des louanges, dit la jeune personne tout émue ; seulement, parce que vous êtes si dévoué à mon amie.

— Sophronia, cher trésor ! dit Alfred en lui baisant la main, ce qu’elle reconnaît en lui baisant sa chaîne de montre. Mais ce n’est pas moi, qu’on veut faire écraser, j’espère ? continue Alfred en prenant une chaise et en s’asseyant entre les deux amies.

— Demandez à Georgiana, chère âme, lui dit sa femme.

— Oh ! ce n’était personne, répond miss Podsnap.

— S’il faut tout vous dire, car vous voulez tout savoir, curieux adoré que vous êtes, reprend l’heureuse épouse, il s’agissait de l’inconnu qui osera prétendre au cœur de Georgiana.

— Vous ne parlez pas sérieusement ? dit Alfred d’un air grave.

— En disant cela, cher amour, je ne suppose pas que Georgiana fût sérieuse ; mais je vous rapporte ses paroles.

— Singulière chose que ce jeu du hasard ! Vous ne le croirez jamais : je venais ici pour parler d’un aspirant à la main de Georgiana.

— Je suis toujours prête à vous croire, mon Alfred.

— Moi, également, chère âme. »

(Que ces échanges sont délicieux ! et quels regards les accompagnent !)

« Je vous en donne ma parole, Sophronia.

— Nous savons ce qu’elle vaut, dit-elle.

— Mieux que personne. Eh ! bien, chère âme, je ne suis entré dans ce boudoir que pour y prononcer le nom du jeune Fledgeby. Parlez de ce jeune homme à Georgiana, très-chère.

— Je ne veux pas, » s’écrie miss Podsnap, en se bouchant les oreilles.

Sophronia éclate de rire ; elle prend les mains de sa jeune amie qui les lui abandonne ; et, tantôt déployant les bras, tantôt les rapprochant, elle prend la parole en ces termes : « Sachez donc, petite oisonne adorée, qu’il y avait une fois un personnage qui s’appelait Fledgeby. Il était jeune et riche, d’une excellente famille. Il connaissait deux autres personnages, unis d’un amour tendre, et qu’on appelait Alfred et Sophronia. Or, ce jeune Fledgeby, se trouvant un soir au théâtre, aperçut avec mister et mistress Lammle une certaine héroïne du nom de…

— Pas miss Podsnap ; je vous en prie, s’écrie l’héroïne presque en larmes.

— Et cependant, continue Sophronia avec un rire folâtre et d’une voix caressante, ouvrant les bras de la jeune miss et les fermant tour à tour comme un compas, c’était bien ma petite Georgiana Podsnap. Alors ce jeune Fledgeby vint trouver Alfred Lammle…

— Oh ! je vous en pri-ie-ie-ie ! s’écrie Georgiana, comme si une violente compression eût fait sortir cette prière de ses lèvres. Je le déteste pour avoir dit cela.

— Que pensez-vous qu’il ait dit, ma chère ? demande en riant mistress Lammle.

— Je ne sais pas, répond la jeune personne d’un air égaré ; mais c’est égal, je le hais tout de même.

— Chère belle, reprend missis Lammle, en riant toujours de son rire séduisant, le pauvre garçon n’a dit qu’une chose, c’est qu’il était ahuri.

— Bonté divine ! qu’il doit être sot.

— Le malheureux a supplié Alfred de l’inviter à dîner, et de le prendre en quatrième pour aller au théâtre. Ainsi donc, il dînera demain ici et viendra avec nous à l’Opéra. Oui, chère ; et voilà toute l’histoire. Mais ce qui va bien vous surprendre, c’est qu’il est plus timide que vous, et qu’il a infiniment plus peur de ma petite Georgiana qu’elle n’a peur elle-même de qui que ce soit au monde. »

Georgiana, qui, dans son trouble, s’étire les doigts d’un air courroucé, ne peut s’empêcher de rire en pensant qu’elle fait peur à quelqu’un. Profitant de cette heureuse disposition, missis Lammle parvient à la calmer, et finit, à force de caresses, par la rallier à ses projets. L’insinuant Alfred lui prodigue à son tour ses flatteries délicates et lui promet d’être à sa disposition pour écraser Fledgeby dès qu’elle en éprouvera le besoin.

Il est donc entendu que ce jeune homme viendra pour admirer, et Georgiana pour qu’on l’admire. C’est avec la sensation toute nouvelle que cette perspective fait naître dans son cœur, que la jeune personne, munie des baisers nombreux de sa chère Sophronia, se dirige vers la maison paternelle, suivie de six pieds de valet mécontent. Jamais elle ne rentre au logis sans qu’une pareille mesure dudit article ne soit venue la chercher.

Quand ils furent seuls, mistress Lammle dit à son mari :

« Si je ne me trompe, monsieur, vos manières irrésistibles ont produit de l’effet sur cette petite. Je vous parle de cette conquête, parce que je lui crois plus d’importance pour vos affaires que pour votre amour propre. »

Sophronia rencontra dans la glace le sourire satisfait de son mari, et jeta sur ce dernier un coup d’œil dédaigneux, qui fut recueilli par Alfred. Puis ils se regardèrent tranquillement, comme si leur image seule eût pris part à ce jeu de physionomie.

Il pouvait se faire qu’en dépréciant la pauvre victime dont elle parlait avec aigreur, mistress Lammle essayât de se justifier vis-à-vis d’elle-même. Il se pouvait également qu’elle n’y réussît pas, car il est difficile de résister à la confiance, et elle était sûre d’avoir celle de Georgiana. Pas un mot de plus ne fut échangé entre les deux époux. Une fois que les termes du complot sont arrêtés, les conspirateurs n’aiment peut-être pas à y revenir.

Le lendemain arriva ; il ramena miss Podsnap, et amena Fledgeby. À cette époque, la jeune personne connaissait presque toute la maison, et avait vu la plupart de ceux qui la fréquentaient. Il y avait toutefois au rez-de-chaussée, donnant sur une cour de derrière, qu’elle mangeait en partie, une pièce élégante, qu’on appelait la chambre de mister Lammle. Cette pièce aurait pu tout aussi bien porter le nom de cabinet, ou celui de bibliothèque ; mais il s’y trouvait un billard ; et de plus fortes têtes que celle de Georgiana auraient eu de la peine à déterminer si les individus qui s’y réunissaient étaient des gens de plaisir ou bien des gens d’affaires.

Entre cette pièce et les hommes qu’on y voyait entrer, il existait plus d’un point de ressemblance : trop de clinquant, trop d’argot, trop d’odeur de cigare, trop de souvenirs d’écurie. Le cheval apparaissait, d’un côté, dans la décoration, de l’autre, dans la conversation, et semblait aussi indispensable aux amis d’Alfred Lammle, que les affaires qu’ils traitaient soir ou matin, à des heures indues, en vrais bohèmes et par surprise, comme on fond sur une proie.

Il y avait là des amis qui venaient toujours de France, et y allaient toujours pour des messages de bourse : emprunt grec, espagnol, indien, italien, mexicain ; et pair, et prime, escompte, trois quarts et sept huitièmes. D’autres amis, qui rôdaient et flânaient toujours dans la Cité ou dans les environs : et grec, italien, espagnol, indien, mexicain, escompte, et pair, et prime, trois quarts et sept huitièmes.

Ils étaient tous fiévreux, pleins de jactance, d’un laisser-aller indéfinissable. Tous buvaient et mangeaient d’une façon prodigieuse, et faisaient des gageures de boisson et de mangeaille. Tous parlaient d’argent, nommaient le chiffre, et passaient l’argent sous silence : « Tom, quarante-cinq mille. Joé, deux cent vingt-deux, part individuelle. »

Ils semblaient diviser le monde en deux classes : les enrichis, et les ruinés. Ils étaient toujours pressés, et paraissaient n’avoir rien à faire, excepté quelques-uns, pour la plupart asthmatiques et lippus ; ceux-ci étaient armés de porte-crayons en or, que les énormes bagues de leurs index rendaient difficiles à tenir, et sans cesse démontraient aux autres comment on fait fortune. Enfin ils juraient tous comme des palefreniers ; et leurs gens d’écurie, moins habiles et moins respectueux que les autres, semblaient aussi loin du type de leur état, que leurs maîtres de celui de gentleman.

Fledgeby n’était pas de cette espèce ; il avait la joue comme une pêche, ou plutôt composée de la pêche et du mur de brique trois fois rouge sur lequel elle mûrit. C’était un jeune homme très-gauche, très-mince (ses ennemis disaient très-maigre), avec de petits yeux, des cheveux jaunes, et qui se cherchait sans cesse des favoris et des moustaches attendus avec impatience. Cette recherche soumettait son esprit à des fluctuations continuelles, et le faisait passer de la confiance au désespoir. Il y avait des moments où il s’écriait : « Par Jupiter ! les voilà donc ! » Il y en avait d’autres où, complètement découragé, il secouait la tête, et n’y comptait plus. Le voir dans ces moments de déception, la main, qui lui en avait donné la certitude, soutenant cette joue qui refusait de produire, et le coude appuyé sur le coin de sa cheminée, comme sur une urne funéraire contenant les cendres de son ambition, était quelque chose de navrant.

Ce n’est pas de la sorte que nous le voyons aujourd’hui. Magnifiquement vêtu, le claque sous le bras, ayant tiré de l’examen de son visage des conclusions consolantes, il se livre à de menus propos avec mistress Lammle. Pour rendre hommage à l’exiguïté de ses discours et à ses manières saccadées, les familiers de Fledgeby l’ont surnommé Fascination, et ne l’appellent jamais autrement ; toutefois, quand il n’est pas là.

« Fait chaud, missis Lammle, dit-il.

— Moins chaud qu’hier, répond Sophronia.

— Possible, reprend Fascination, qui a la répartie prompte. Mais je crois que demain il fera diablement chaud. » Après une pause, il jette un nouvel éclair. « Sortie aujourd’hui, missis Lammle ? »

Elle a fait une petite course en voiture.

« Certaines gens ont l’habitude des longues promenades, poursuit-il ; mais, s’ils les font trop longues, ils dépassent le but. »

Ainsi en haleine, il pourrait lui-même se surpasser dans sa prochaine saillie, si miss Podsnap n’était pas annoncée. Sophronia vole au-devant de sa chère petite, elle lui prodigue ses caresses, et, les premiers transports calmés, lui présente Fledgeby.

Arrive enfin mister Lammle, qui est toujours en retard. Il en est de même des habitués de sa chambre : toujours retenus plus ou moins par de secrètes missions ou des renseignements à recueillir ; et grec, italien, espagnol, indien, mexicain, pair, prime, escompte, trois quarts et sept huitièmes.

Un petit dîner fin est immédiatement servi. Mister Lammle, dans tout son éclat, s’assied à sa place, son domestique derrière sa chaise, et derrière le domestique les doutes qui suivent partout ce dernier au sujet de ses gages.

Mister Lammle fait appel à ses qualités les plus brillantes, car Fledgeby et miss Podsnap se sont enlevé la parole, et se jettent mutuellement dans les plus singulières attitudes. Georgiana essaye de cacher ses coudes, et se consume en efforts incompatibles avec le maniement de la fourchette. Fascination, qui est en face d’elle, fait tout ce qu’il peut pour ne pas la voir, et trahit sa perplexité en cherchant ses favoris avec son verre, son couteau et son pain. Il faut donc que mister et missis Lammle se mettent à leur souffler leurs rôles, et ils s’en acquittent de la manière suivante :

« Georgiana, » dit en souriant mister Lammle, qui lui parle à voix basse, et dont le brillant costume rappelle celui d’Arlequin, « vous n’êtes pas comme à l’ordinaire. »

La jeune personne balbutie qu’elle est toujours comme cela.

« Oh ! Georgiana, vous qui êtes si naturelle, qui avez tant d’abandon ! vous qui nous reposez de ce monde factice par votre simplicité, votre grâce naïve et franche ! »

Miss Podsnap regarde la porte comme si elle nourrissait vaguement la pensée de prendre la fuite.

« J’en appelle à Fledgeby, dit Alfred en élevant la voix.

— Oh ! non, s’écrie timidement Georgiana, pendant que missis Lammle reçoit la parole qui lui est passée.

— Mille pardons, cher Alfred ; je ne vous cède pas encore mister Fledgeby, nous avons ensemble une discussion personnelle. »

Il fallait, pour discuter ainsi, que Fascination fût un mime de premier ordre, car il n’avait pas encore remué les lèvres.

« Une discussion personnelle ! s’écrie mister Lammle ; je suis jaloux ; de quoi s’agit-il, mon amour ?

— Faut-il le dire, mister Fledgeby ?

— Oui, dites-le, répond Fascination, qui s’efforce d’avoir l’air de comprendre.

— Il s’agit de savoir, dit missis Lammle, si mister Fledgeby est dans son assiette ordinaire ; je prétends que non, et je soutiens que vous vous en êtes aperçu.

— Précisément, ce que je disais à Georgiana. Et que répond Fledgeby ?

— Croyez-vous, Alfred, que je vous ferai nos confidences sans que vous nous fassiez les vôtres ? dites-nous d’abord ce qu’a répondu Georgiana.

— Elle prétend qu’elle est toujours comme cela, et j’affirme le contraire.

— Comme mister Fledgeby ; les mêmes paroles ! » s’écrie missis Lammle.

Tout cela est en pure perte ; ils continuent à ne pas vouloir se regarder, pas même quand le brillant Alfred propose de boire un vin étincelant en l’honneur de la circonstance. Le regard de Georgiana va de son verre à mister et a missis Lammle ; mais il ne veut pas s’adresser à mister Fledgeby. Celui de Fascination exécute le même manège, et ne peut pas se tourner vers miss Podsnap. Il faut cependant mettre Cupidon en scène ; l’imprésario l’a décidé ; son nom est sur l’affiche, il doit paraître.

« Chère Sophronia, dit mister Lammle, je n’aime pas la couleur de votre robe.

— Oh ! Alfred, une si jolie nuance ! je m’en rapporte à mister Fledgeby.

— Et moi, à Georgiana.

— Georgine, mon amour, n’allez pas vous mettre contre moi. Eh bien, mister Fledgeby ?

— N’est-ce pas du rose ? » demande Fascination. Mais il le voit maintenant ; c’est bien le nom de cette couleur, ce qui signifie, sans doute, que c’est la couleur des roses. Le fait est chaudement confirmé par mister et missis Lammle.

Fascination croit avoir entendu dire que la rose était la reine des fleurs, et l’on peut de même appeler cette robe charmante, la reine des robes.

« Ah ! très-bien : un mot heureux, Fledgeby, » s’écrie mister Lammle.

Cependant, l’avis de Fascination est que chacun a son goût, du moins la plupart des gens ; et, et, et, et…, une foule d’et, sans rien qui leur succède.

« Oh ! mister Fledgeby, dit missis Lammle ; me trahir de la sorte ! abandonner mon pauvre rose, et vous déclarer pour le bleu !

— Victoire ! s’écrie mister Lammle ; votre robe est condamnée, cher trésor.

— Mais qu’a dit ma Georgine, reprend Sophronia en allongeant la main vers celle de la chère petite.

— Elle dit, répond Alfred, qu’à ses yeux vous êtes toujours charmante, quelle que soit la toilette que vous portiez, et que si elle avait su qu’elle s’exposait à recevoir un aussi joli compliment, elle n’aurait pas mis une robe bleue. À quoi je lui réponds que sa modestie n’y aurait pas gagné, attendu que la nuance de sa robe aurait toujours été la couleur de Fledgeby. Mais, à son tour, que dit ce galant chevalier ?

— Une chose bien naturelle, dit Sophronia en flattant la main de la chère petite, comme si c’était Fledgeby qui l’eût caressée ; il répond que ce n’est pas du tout un compliment ; c’est l’expression d’un hommage qu’il n’a pas su retenir. Et il a raison, mille fois raison, » ajoute missis Lammle en redoublant ses caresses.

Mais ils ne se regardent pas ! Mister Lammle, dont les dents, les yeux, les boutons, les pierreries étincellent, et paraissent grincer, fronce les sourcils en leur jetant un coup d’œil furtif, et semble éprouver le désir de les prendre tous les deux par la tête et de les frapper l’un contre l’autre.

« Connaissez-vous l’opéra qu’on joue ce soir, Fledgeby ? dit-il tout à coup, afin de ne pas crier que le diable vous emporte !

— Très-peu, murmure Fascination ; je n’en connais pas une note.

— Et vous, ma Georgine ? demande missis Lammle.

— N-n-non, bégaie Georgiana, troublée par cette coïncidence.

— Mais alors, s’écrie missis Lammle, ravie de la conclusion que ces prémisses font entrevoir, vous ne le connaissez ni l’un ni l’autre ; c’est charmant ! »

Le paralysé Fledgeby sent lui-même que c’est le moment de frapper un grand coup, et s’y décide en jetant ces paroles moitié à mistress Lammle, moitié dans l’air : « Je m’estime fort heureux d’avoir été réservé par… » Il s’arrête court ; et mister Lammle, qui l’examine derrière le buisson qu’il forme en rapprochant ses favoris, lui offre le mot : destinée.

« Ce n’est pas cela, répond Fledgeby ; c’est le destin que je voulais dire. Je considère comme très-heureux que le destin ait écrit sur le livre… le livre qui lui est propre, que je doive entendre cet opéra pour la première fois, dans la circonstance mémorable qui me fait y aller avec miss Podsnap. »

À quoi Georgiana répond, en accrochant ses deux petits doigts l’un avec l’autre, et en regardant la nappe : « Je vous remercie ; mais, d’habitude, quand nous allons au théâtre, nous sommes toutes seules, et j’aime beaucoup cela. »

Obligé, pour cette fois, de se contenter de ces paroles, Alfred laisse aller Georgiana, comme s’il ouvrait la porte d’une cage, et miss Podsnap sort de la salle accompagnée de Sophronia.

Le café est servi au salon. Alfred, qui a l’œil sur Fledgeby, lui montre que miss Podsnap a vidé sa tasse, et qu’il faut aller l’en débarrasser. Cet exploit est non-seulement accompli avec succès, mais enjolivé d’une remarque originale, à savoir : que le thé vert est considéré comme excitant. Ce qui fait émettre à Georgiana ce balbutiement irréfléchi : « En vérité ! comment cela se fait-il ? » Problème que Fascination n’est pas disposé à résoudre.

On annonce que la voiture est prête.

« Ne faites pas attention à moi, miss Fledgeby, s’écrie Sophronia ; j’ai les mains occupées par ma robe et mon manteau ; prenez ma chère fille. »

Et Fledgeby donne le bras à miss Podsnap. Missis Lammle vient après ; mister Lammle ferme la marche, et les suit de l’air farouche d’un conducteur de troupeau. Mais, une fois dans la loge, il est d’une verve étincelante, et engage avec sa femme, au nom de Georgiana et de Fledgeby, une conversation ingénieuse. Ils sont ainsi placés : missis Lammle, Fascination, miss Podsnap, mister Lammle. Sophronia fait à son voisin différentes questions qui n’exigent pour réponse que des monosyllabes. Alfred agit de même à l’égard de la jeune miss. Parfois Sophronia se penche au bord de la loge, et s’adresse à mister Lammle :

« Cher Alfred, mister Fledgeby me fait remarquer très-justement, à propos de la dernière scène, que la véritable constance n’a pas besoin des stimulants qu’on lui donne au théâtre.

— Mais, cher trésor, répond Alfred, cette jeune fille, ainsi que Georgiana me le faisait observer, n’a pas de motif suffisant pour croire à l’amour du gentleman.

— Elle a raison, cher Alfred ; mais mister Fledgeby lui répond telle chose.

— Fort bien, reprend mister Lammle ; mais Georgiana lui dit avec finesse… etc. »

Moyennant ce procédé, les deux jeunes gens ont ensemble une longue conversation, et peuvent exprimer une foule de sentiments délicats sans desserrer les lèvres, si ce n’est pour répondre de temps à autre oui et non à leurs interprètes.

Fledgeby prend congé de miss Podsnap à la portière de la voiture, et les Lammle déposent Georgiana chez elle. Pendant la route, missis Lammle a dit à plusieurs reprises, avec une malice pleine de tendresse : « Oh ! petite Georgiana ! petite Georgiana ! » C’est peu de chose, mais le ton dont ces paroles ont été prononcées ajoutait évidemment : « Vous avez fait la conquête de cet heureux Fledgeby. »

Les Lammle sont enfin chez eux. Sophronia est assise d’un air maussade et fatigué. Elle regarde son seigneur et maître, qui débouche violemment une bouteille d’eau de Seltz pour se faire un soda. Alfred est tellement sombre qu’il a l’air de tordre le cou à une malheureuse créature, et d’en avaler le sang. Tout en essuyant ses favoris, où perlent des gouttes empourprées, il rencontre les yeux de sa femme, et s’arrête.

« Eh bien ! dit-il d’une voix qui est loin d’être agréable.

— Est-ce qu’il vous fallait absolument un pareil nigaud ? demande Sophronia.

— Je sais ce que je fais ; d’ailleurs, il est moins sot que vous ne le pensez.

— C’est peut-être un génie ?

— Moquez-vous, et prenez vos grands airs ; mais sachez-le bien : toutes les fois qu’il s’agit de ses intérêts, ce nigaud-là s’attache, et prend comme une sangsue. Dès qu’il est question d’argent, c’est un compère qui tiendrait tête au diable.

— Même à vous ?

— Oui ; aussi digne de moi que je le suis de vous-même. Il n’a aucune des qualités de la jeunesse, pas d’autres charmes que ceux qu’il a déployés ce soir. Mais parlez-lui d’affaires, et le nigaud s’évanouit. S’il est imbécile en fait de toute autre chose, sa sottise elle-même le sert dans ses projets.

— Dans tous les cas, a-t-elle une fortune qui lui soit propre ?

— Oui ; une fortune à elle. Vous avez si bien travaillé aujourd’hui, Sophronia, que je consens à vous répondre ; mais vous savez que j’interdis les questions. Après avoir tant travaillé, vous devez être lasse ; allez vous coucher. »


  1. Piled over the skeleton, façon de parler d’une chose cachée sous des apparences trompeuses. Expression très-employée au siècle dernier, à l’époque où un certain nombre de personnes disparurent sans qu’on pût en retrouver les traces. On dit alors proverbialement au sujet d’un fait dont on ne pouvait donner la preuve : Ah ! si l’on trouvait ta cadavre ! Ah ! si le cadavre pouvait parler ! et cette phrase s’appliqua aux moindres choses, à de fausses dents, de faux cheveux, à tout ce qui semblait être l’objet d’une dissimulation quelconque.(Note du traducteur.)