L’Ami des hommes, ou Traité de la population/I/06

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CHAPITRE VI.

De la nécessité & des moyens d’encourager l’Agriculture


Tout mon Ouvrage n’a d’objet que de traiter de la Population & de ses avantages, & des moyens de l’étendre à l’infini. Or, comme je ne pense pas qu’elle puisse avoir d’autre principe que l’Agriculture, je pourrois dire que mon Ouvrage entier traite des moyens d’encourager l’Agriculture. Cependant, comme ce n’est point la société des anciens Egyptiens que je considere, mais celle des nations policées de notre siècle, qui est tellement compliquée d’accessoires que le principal y eu presqu’entièrement oublié, je traiterai pied à pied de toutes les branches de la ramification politique ; mais j’y trouverai souvent des branches de ce Chapitre-ci, je ne les rejetterai point alors : maintenant je vais présenter en gros les premières idées qui s’offroient à moi sur cet article. J’ai dit que la prospérité d’un État établissoit les grandes fortunes qui bientôt en envahissoient tout le territoire. Quel remède à cela, dira-t’on ? Non pas sans doute celui Aimer les grands, Appuyer les médiocres, Honorer les petits. qu’employoit Tarquin sur les grands pavots de son jardin ; j’aurois bien perdu mon temps, si jamais je prêchois la tyrannie : mais aimez les Grands, appuyez les médiocres & honorez les petits qui sont laborieux & qui ont de l’industrie. Prenez garde, s’il vous plaît, à l’application de chacun de ces Verbes ; je ne me trompe point, c’est précisément ce que j’ai voulu dire. Chacun d’eux peut sans doute être appliqué aux trois différents grades donc je parle ici ; mais ne voulant leur attribuer à chacun qu’un seul de ces sentimens, c’est avec réfléxion que je les ai répartis ainsi.

En effet, aimez les Grands ; vous leur apprendrez par l’exemple suprême à aimer aussi leurs inférieurs ; vous les rappellerez au principe si naturel et si démontré, qu’une illustre famille est plus étayée par les sujets qui naissent dans son sein, que par les grands biens qu’une vanité dénaturée desire d’accumuler sur une seule tête ; vous vous intéresserez à l’établissement de leurs enfans aînés & cadets ; les races se multiplieront & se diviseront, ils demeureront grands par le cœur, & se piqueront d’honneur, dès qu’ils ne pourront plus se piquer de richesses.

Appuyez les médiocres, c’est la pépinière de l’État ; les exemples domestiques, les vieux papiers, la vanité provinciale les gonflent de cet amour propre, téméraire, & fléxible dont l’État sçait tirer tant de parti ; mais ils sont pauvres & seroient ridicules dans un État corrompu : leurs prétentions leur ferment une quantité de portes à la fortune & à l’industrie ; le désespoir les feroit déroger ou vivre dans la plus oisive obscurité, ou s’expatrier enfin. C’est pour eux que sont faits les emplois de vos armées, les libéralités de vos menus plaisirs, le superflu des Grands de votre État. Appuyez-les, pour qu’ils recourent la pénible vieillesse de leur père, pour qu’ils excitent la fécondité domestique, pour qu’ils se chargent de leurs neveux. La rage des pauvres pour le mariage est le premier des bienfaits de la Providence pour un État. Il n’y a malheureusement point de milieu, la débauche ou le mariage, l’une est stérile, l’autre est féconde. Craignez que la destructive philosophie des voluptueux insensés ne devienne une prudence de nécessité pour les autres ; en un mot, appuyez les médiocres.

Honorez les petits. Les larmes me viennent aux yeux, quand je songe à cette intéressante portion de l’humanité, ou quand, de ma fenêtre, comme d’un thrône, je considere toutes les obligations que nous leur avons, quand je les vois suer sous le faix, & que me tâtant ensuite je me souviens que je suis de la même pâte qu’eux.

Le peuple est ingrat, dira-t-on ; il est volage, il est brutal… Eh ! quelle est la portion de l’humanité, dont on ne puisse dire la même chose ? mais je soûtiens moi, que cela n’est pas vrai. J’ai fait peu de bien, (je ne suis pas en état d’en faire beaucoup, & je n’ai pas fait à beaucoup près tout celui que j’aurois pû), j’ai trouvé des marques de reconnoissance qui m’ont étonné. Mille fois plus de bienfaits se sont perdus en montant qu’en descendant. Le peuple est volage : reproche de factieux, reproche fait à la multitude oisive & déplacée, & je n’en veux que de laborieuse & occupée. Il est brutal enfin ; mais peut-être est-il malheureux, persécuté, méprisé, en bute à l’oppression en tout genre de tous les autres ordres de l’État. S’il en est ainsi, ne reprochons rien aux misérables ; remédions à la cause de leurs maux ; je me trompe si l’aisance & l’exacte police ne les civilisent.

Mais tout ceci ne vient pas encore au point que je leur ai attribué dans l’attention publique : oui, je voudrois que les petits fussent honorés. Sacerrima res, homo miser ; mais indépendamment de ce principe de morale dont il n’est pas question ici, dès qu’il est une fois décidé que l’art de tirer les richesses de la terre, & celui de les ouvrer & distribuer, font les deux pivots de la société, est-ce un paradoxe que de vouloir qu’on honore ceux qui professent ces arts si nécessaires ? Le sel doit entrer dans tous les mets, l’honneur dans toutes les professions ; mais s’il en est où ce véhicule d’opinion soit nécessaire, c’est sans contredit à celles qui sont pénibles de leur nature, ou périlleuses. Tant que vous n’honorerez pas les basses classes de l’humanité, il est impossible d’y maintenir l’abondance nécessaire à l’émulation & aux progrès. On se plaint que personne ne veut demeurer dans son état, & que de grade en grade, cette ambition déplacée & toujours peu mesurée épuise les basses classes, & surcharge les premières qui doivent, par mille raisons, être peu nombreuses par proportion : d’où vient cela ? c’est que personne ne veut vivre dans l’abjection, ou ne s’y tient que par nécessité, & ce qu’on fait par force, on le fait toujours mal : honorez donc les petits. On sent bien que je n’ai pas voulu dire à Guillot : Seigneur, montez au thrône, & commandez ici. Mais le mépris n’est fait que pour le vice ; nous nous devons tous une estime réciproque & relative à l’utilité respective ; je dis plus : quoi encore ? le respect.

Mais ce qu’il faut sur-tout honorer, c’est l’agriculture & ceux qui l’exercent & l’encouragent. Dans tous les biens d’ici-bas, la terre est la matière, & le travail est la forme. Il semble inutile d’établir que multiplier la matière, c’est multiplier le travail. Mais de combien une extrême attention & une protection attentive & mêlée de récompenses pourroit accroître la production de la matière premiére, c’est ce qu’il est impossible de calculer & même d’imaginer que par des inductions relatives, du moins pour un Etat qui a un territoire vaste & avantagé de la nature.

Un propriétaire qui est assez riche pour se racheter du travail personnel par le travail d’autrui, est indigne de sa fortune, s’il ne s’en sert que pour vivre dans l’oisiveté, & seroit à charge à l’État, si dans mes idées, le membre le plus inutile de la société n’étoit toujours un profit pour l’Etat.

Mais s’il employe son loisir à acquérir des connoissances relatives à la bonification de son patrimoine & de son superflu, s’il s’applique à les mettre en valeur, il remplit son devoir & tient sa place, ce qui est la vertu.

Platitude inspirée à un très grand & très-excellent Prince. J’ai lu dans le Mémoire envoyé par ordre de M. le Duc de Bourgogne aux intendans, l’article qui fait au sujet de la noblesse. S’ils cultivent leurs terres par leurs mains, ou s’ils les donnent à des fermiers, étant une des plus essentielles marques de leur humeur portée à la guerre, ou à demeurer dans leurs maisons. Celui qui dressa ce Mémoire, crut sans doute être un grand Grec d’avoir trouvé cette marque distinctive. Indépendamment de la puérilité d’entretenir de semblables & si movibles détails un Prince destiné à commander à vingt millions d’hommes, & dont la conduite doit influer sur le sort de toute l’Europe, indépendamment encore de ce qu’une semblable inquisition a de tyrannique, je soûtiens qu’au-lieu de faire regarder au Prince avec mépris celui qui se tient chez soi, on devroit le lui présenter sous un point de vuë opposé.

Un Philosophe diroit que celui qui nourrit les hommes fait mieux que celui qui les tue ; mais je ne suis ici que calculateur. De deux choses l’une : ou l’État est servi par les troupes soudoyées, ou chaque citoyen est obligé, en cas d’alarmes, de se porter au secours.

Dans le premier de ces cas, le métier de la guerre convient bien mieux à celui qui n’ayant pas de fonds, est aux gages d’autrui, qu’à celui qui, pour courir en Flandres & en Allemagne, laisse en friche un Canton de l’Auvergne ou du Languedoc. Mais, dira-t-on, vous ne faites donc plus servir l’État que par des mercenaires ? Point du tout, le frère, le fils du cultivateur sont d’aussi bonne race que lui & mais ils n’ont affaire qu’à la guerre, & : c’est-là leur métier.

Dans le second cas, de qui tirerez-vous un meilleur service, ou de celui qui noirci sous le soleil qui dore ses guérets ne connoit de plaisirs que la chasse, & de travaux que ceux de la campagne ; qui habitué à jouir personnellement de ses champs va défendre l’arbre qu’il a planté, le troupeau qu’il a élevé ; ou de celui qui accoutumé à tirer en argent le produit de ses contrats d’acquisition ou de ses partages de famille n’estime que ce qui rend de l’argent sonnant, qu’il consomme au milieu des plaisirs oisifs & mols de la Ville ? Allez attaquer chez eux les peuples agriculteurs, les Suisses par exemple, & le problême ne sera pas long à résoudre.

Optima stercoratio gressus domini, disoient les anciens, & personne depuis ne les a démenti. Que penser donc d’un gouvernement, dont l’effet seroit d’attirer chacun hors de chez soi ?

Le plus habile agriculteur & protecteur le plus éclairé de l’agiculture sont, toutes autres choses étant égales, les deux premiers hommes de la société. Au-lieu de cela, le titre de Gentilhomme de campagne est presque devenu ridicule parmi nous, comme si y en pouvoir avoir de ville. Le nom de provincial est une injure, & les gens du bon air sont offensés, quand on demande de quelle province est leur famille, comme si être Dauphinois ou Poitevin n’étoit pas être François. Cette sotte & misérable supériorité de l’habitant de la Capitale sur celui des Provinces, est rendue en monnoie dans la Province par le Citadin au Villageois & au Campagnard.

Voyons donc ce que la société, ce que les occupations des habitans des villes ont de préférable à celle de la campagne.

Je les y retrouve enfin les maîtres de tant de champs dévastés que j’ai rencontrés sur ma route. Voyons quels plaisirs, quelles délices les obligent à se priver de celui de jouir de la propriété des biens que la Providence leur a départis : travaillent-ils à leur fortune, & la décevante ambition les a-t-elle attachés à son char ; ou, curieux de cultiver leurs talens, cherchent-ils à perfectionner des connoissances, ausquelles la société ajoûte le poli, comme le frotement le donne aux cailloux dans les rivières ? Rien de tout cela. J’ai suivi ces hommes choisis, dans leurs plaisirs & dans leurs plus importantes affaires : lignes tangentes tirées d’une porte à l’autre & qu’on appelle bienséances, spectacles, nouvelles, tracasseries, médisances & duels de l’intérêt qu’on nomme jeux, voilà leurs travaux & leurs plaisirs. O oisiveté ! faudra-t-il donc brûler tes aziles pour rendre l’humanité à ses goûts & à ses devoirs naturels ? Non, mais honorons ce qui est honorable, méprisons ce qui est méprisable, & tout sera dit.

Ridicule jetté sur les Gentils hommes campagnards, crime d’Etat Un Espagnol blâmoit Miguel de Cervantes d’avoir nui à sa patrie en ridiculisant la Chevalerie dans son Dom Quixote. La Chevalerie étoît tombée d’elle-même, disoit-il, malgré tous les efforts fantastiques du Duc de Lerme pour la relever ; mais on a été au-delà du but ; en faisant tomber le délire de la valeur & de la générosité, on a émoussé ces vertus dans leur principe. On pourroit faire le même reproche à Molière & à ses imitateurs : en ridiculisant les Gentilshommes campagnards, les Barons de la Crasse, les Sottenville &c., ils ont cru n’attaquer que la sotte vanité & la plate ignorance des Seigneurs châtelains ; mais les mots de campagnard & de provincial sont devenus ridicules. La crainte du ridicule feroit passer un François à travers le feu ; tout le monde a voulu devenir homme de Cour ou de Ville, & adieu les champs.

Mon dessein n’est pas d’entrer encore dans les détails des inconvéniens de l’urbanité générale & quand j’y serai, il s’en faudra bien que je ne les épuise. Il y auroit des volumes à faire sur cet article. Si les campagnes sont nécessaires à la ville, les villes le sont aussi à la campagne ; & l’on verra dans la suite de mon plan, qu’après avoir couvert la campagne d’autant d’habitans qu’elle en peut porter, je voudrois de mon superflu former des villes, dont l’industrie attirât le suc alimentaire de l’étranger. Mais selon mon plan, les villes seroient plus grosses encore qu’elles ne sont, quand elles n’auroient d’habitans à demeure que les Officiers employés dans les différentes Cours de Judicature qui s’y trouvent, la jeunesse élevée dans les Maisons & Universités qui s’y rencontreroient, ainsi que les gens destinés à les enseigner, les bourgeois propriétaires des fonds enclavés dans le territoire de cette ville, les ouvriers & artisans que ses habitans & tous ceux du ressort feroient vivre, & ceux encore qui employés à des manufactures & ouvrages relatifs aux productions du pays & à son industrie, porteroient la matière première au point de perfection, dont la valeur doit être le prix de leur subsistance, & qui fournissant leur contingent au commerce étranger, attireroient en échange le produit de l’étranger pour leur nourriture, seul genre de conquête qui ne soit pas contre le droit public.

A considérer un pays dans son état primitif, comme isolé & vivant de sa propre substance, on ne peut nier que tous les ordres & hommes d’un État subsistent aux dépens des propriétaires des terres ; c’est un principe reçu. Une source qui sort à la tête des terres & dans un terrein élevé, arrose & féconde ses environs autant que la quantité de ses eaux peut s’étendre : celle au contraire qui naît dans un bas-fond, ne fait qu’un marais, jusqu’à ce qu’elle se soit frayée une route basse pour s’aller perdre dans la première rivière, sans aucune utilité pour les champs voisins.

Je compare à cette source le propriétaire des terres, que j’ai dit ci-dessus être le pivot de toute l’industrie qui l’environne, s’il est à la tête de la production, dont naturellement il doit être l’ame, & à laquelle personne n’a plus d’intérêt que lui, il anime & vivifie tout le canton, il protège l’agriculteur isolé ; ou, si la rusticité de sa campagne le prive de ces vuës honnêtes & éclairées, ce qui n’est plus à craindre aujourd’hui, encore fera t-il, par la nécessité de sa position, une partie des biens qu’on en doit attendre. Si au contraire il est au centre de la consommation, il devient la source basse & marécageuse, & contribue à noyer un terrein déjà de lui-même trop spongieux.

On dit communément qu’un Gentilhomme dans sa terre vit mieux avec dix mille livres de rente, qu’il ne feroit à Paris avec quarante mille. Qu’appelle-t-on dans ce cas, vivre mieux ? Ce n’est pas épargner plus aisément de quoi changer tous les six mois de tabatières émaillées, avoir des voitures vernies par Martin, &c. C’est donc consommer davantage, & l’on dit vrai ; mais comme on ne sçauroit dîner deux fois, & qu’à Paris ou prend au moins autant d’indigestions qu’ailleurs, ce surplus de consommation n’est pas pour lui. L’on entend donc qu’il fait vivre plus de monde ; & en effet, on entretiendra plus aisément à la campagne quinze domestiques grossiers, vêtus & payés à la façon du pays, avec dix mille livres de rente, qu’on n’en entretiendra dix à la Ville avec quarante mille livres. C’est donc soixante hommes, indépendamment de la famille, qui vivront sur les quarante mille liv. de rente, au-lieu de dix.

Il seroit inutile d’objecter ici que cet homme fait vivre à la Ville, outre ses domestiques, tous les ouvriers qui servent à sa dépense, les marchands, les fabriquans, les tailleurs, brodeurs, selliers, charrons & autres ouvriers nécessaires, & de plus, les traiteurs, parfumeurs, musiciens, gens de théâtre, filles &c. qui tous ne laissent pas d’être du peuple ; & que, puisque je ne regarde ici que la Population, il faut rendre toutes choses égales.

Je pourrois répondre à cette objection que je ne traite point encore ici de ce qui regarde le commerce ; mais comme il s’en faut bien que je n’observe un ordre bien suivi, je répondrai que, quant à ce qui concerne l’article des ouvriers nécessaires, soixante personnes & quoique vêtues grossiérement, font certainement travailler plus d’artisans que dix à Paris dans l’état de domestiques où je les ai pris ; & : pour ce qui est de ceux de l’ordre qu’on peut appeller dans un ouvrage de calcul impedimenta, si le propriétaire de terres donne dans ce genre de dépenses, il deviendra bientôt, lui ou les siens, Mithridate ou Burrhus, vendra ses terres,& ma leçon sera faite pour un autre.

Ce ne sont point les propriétaire des terres dans l’état naturel, que font vivre ce genre de supplémens à la société, à moins que les grandes Charges & les bienfaits du Roi ne les mettent dans l’ordre de gens gagés, dont il sera parlé ci-dessous. Sans eux, une ville opulente sera assez pleine d’étrangers, de gens enrichis des gains de la finance ou du commerce, de jeunes gens & de dissipateurs de toute espece dont le reflux & les folles dépenses entretiennent toutes les mouches de l’Etat.

Revenons. Indépendamment de cette augmentation de consommation que procure la résidence du Seigneur dans ses terres, il est de l’homme de s’attacher à son séjour. Nécessairement les batimens habités sont mieux entretenus que ceux qui ne le sont pas : on aime à travailler, à embellir sa résidence, à améliorer les terres qu’on a sous ses yeux. Le premier ouvrage en ce genre est un encouragement pour le second. J’ai visité en ma vie peut-être mille Châteaux ou Gentilhommiéres, à peine en citerois-je trois, où le Maître ne m’ait fait remarquer quelqu’embellissement ou améliorissement de sa façon.

On dit assez communément que les campagnards sont yvrognes, brutaux & chasseurs, & ne sont que cela. C’est un vieux reproche du temps où les gens de ville étoient carillonneurs, brelandiers & tires-soie. Je ne nierai cependant pas que l’on ne boive fort dans les provinces où il y a encore de la noblesse à la campagne, & qu’on n’y chasse beaucoup ; mais qu’on n’y fasse que cela, c’est ce que je nie.

Apologie de la gayeté de la table. Je pourrois encore établir ici deux paradoxes à ce sujet ; l’un est que cette yvrognerie qui dégoûte tant les buveurs d’eau, n’est point un mal ; l’autre, qu’à tout prendre (car il faut toujours me permettre de regarder le peuple comme des hommes) il y a plus d’yvrognerie à Paris que dans les campagnes proportion gardée, & qu’elle y est plus nuisible.

Quant au premier point que l’on pourroit croire pillé des œuvres posthumes du feu Duc de la Ferté, je dirai moins bien qu’il n’eût fait ; mais je dirai pourtant qu’on buvoit trop autrefois, & que boire jusqu’à s’abrutir est mal fait : témoin la brûlure de Persepolis, la méprise d’Holoferne, & autres grandes calamités, sans compter quelques-unes qui sont arrivées à gens que je connois bien ; en un mot, mon Curé le dit, & ce n’est pas moi à le contredire, quoique ce soit assez la mode aujourd’hui & mode entre nous qui ne vaut rien, & qui n’étoit pas du temps de nos yvrognes) mais boire un peu sec, & seulement jusqu’à chanter, rire & s’embrasser, épanouit la rate & bannit les inimitiés, & lie la société.

J’ai connu un vieux Gentilhomme & d’un nom, d’un âge, & d’une probité respectables : le bon homme, contemporain des Vaillacs & des Girardins, ne désyvroit pas ; mais au milieu de tout cela, il accommodoit toutes les affaires de famille, d’intérêt & d’inimitié entre les Gentilshommes à vingt ileues à la ronde. Aussitôt qu’il s’en élevoit quelqu’une, il se faisoit apporter les titres & papiers de part et d’autre, il consultoit sur la forme les gens de Loi tant bons que mauvais en qui il avoit confiance, & puis sur sa bonne judiciaire, il formoit son arrêt. Il appelloit ensuite à son Châtel les parties, & la révérence due au Patron faisoit qu’on n’entamoit pas le propos contentieux sans sa licence. C’étoit au dessert, & le verre à la main qu’il rappelloit les question à décider ; il énuméroit, considérant attentivement les intéressés & le premier qui étoit tenté de l’interrompre étoit arrêté par un ordre absolu : Un verre de vin à Monsieur. L’ordre étoit exécuté ; & le verre avalé, le nouveau Rhadamanthe le regardoit avec cet air de père & de conciliateur qu’une longue habitude de considération de canton donne naturellement, & que toute la morgue du Barreau joue gauchement. Monsieur en veut-il encore, disoit-il : si le plaideur agacé vouloit finir sa période, on l’écoutoit tranquillement, & il subissoit un second verre de vin au bout pour son franc-parler. Il est à remarquer pour vous autres qui ne le sçavez pas, & qui feriez tout aussi bien de l’apprendre que de politiquer ou théologiser tout le long du jour, comme vous faites, il est à remarquer, dis-je, qu’en semblable occasion un verre de vin de pénitence, & qui ne nous est compté pour rien, est un grand désavantage. Ce second verre bû, l’Aréopagite reprenoit son dire, toujours attentif à faire boire les mutins, jusqu’à ce qu’appercevant que le bruit, la joie & la confiance gagnoient du terrein, & que le Démon de l’intérêt barbouillé de lie se sauvoit en voyant les cœurs s’attendrir, le vieillard aimable prononçoit son arrêt définitif, maudisoit formellement les vignes de tout réfractaire, & finissoit en leur tendant les bras de l’air de tendresse, de confiance & de joie, dont Silene disoit aux enfans de l’Eglogue, Solvite me, pueri. Tous accouroient alors, tous s’embrassoient, et lui protestoient une entiére soumission à ses ordres. Le Notaire étoit prêt, & la transaction dressée, on signoit ; puis se remettant à table, on cassoit des verres en guise d’amende honorable de tous les faits & gestes d’Huissiers & de Procureurs.

On me dira sans doute qu’il est singulier que j’attribue au vin le don d’appaiser les querelles, lui qui les fait : Je répons que je n’ai pas prétendu le louer précisément par-là ; mon histoire m’est venue en pensée, comme assurément une des plus honorables pour ce genre de vie, je l’ai placée comme telle, & non comme argument ; mais je dis encore que le vin n’est querelleur que chez les peuples qui le sont. Les bas-Bretons & les Limousins s’estropient après avoir bû ensemble ; mais ils sçavent très-bien se battre sans avoir bû, & les Allemands sortent yvres de l’estaminée aussi tranquillement que les Chartreux du chœur.

Cependant il s’en faut bien que je veuille être prédicateur d’excès ; mais je répète que le genre de vie de la Noblesse campagnarde d’autrefois, qui buvoit trop long-temps, dormoit sur de vieux fauteuils ou grabats, montoit à cheval, & alloit à la chasse de grand matin, se rassembloit à la Saint-Hubert, & ne se quittoit qu’après l’octave de la Saint-Martin, que cette vie, dis-je, faisoit peu de musiciens, moins de Géomètres, de Poëtes, & d’acteurs de parade ; mais on n’avoit pas besoin de la Noblesse pour cela. Cette Noblesse menant une vie gaie & dure volontairement coûtoit peu de chose à l’État, & lui produisoit plus par sa résidence, & son fumier sur les terres nourricières, que nous ne lui valons aujourd’hui par notre goût & nos recherches, nos coliques & nos vapeurs. Ils ne sçavoient rien en comparaison de nous ; car nous connoissons les régies du théâtre, les différences essentielles de la musique Italienne à la Françoîse ; nous jugeons les Géomètres, nous faisons des cours d’Anatomie & de Botanique, pour faire rire les gens de l’art ; nous nous connoissons en voitures, en vernis, en tabatières, en porcelaines ; nous n’ignorons ni le mensonge, ni l’intrigue, ni l’art de faire des affaires, ni celui de demander l’aumône en talons rouges, ni sur-tout ce que vaut le bien d’autrui, l’argent & les argentiers. Eux au contraire faisoient consister toute leur science en sept ou huit articles ; respecter la Religion, ne point mentir, tenir sa parole, ne faire rien de bas, ne rien souffrir, mettre son cheval sur le bon pied, connoître & discerner la voie, ne craindre ni la faim ni la soif, ni le chaud ni le froid, & se souvenir que, si Cesar n’eût pas sçû bien faire le coup de pislolet, il n’eût jamais échapé de tant d’entreprises hazardeuses.

Cependant ces corps-là, tout ignorans qu’ils étoient, ne laissoient pas de bien & mieux servir l’État dans l’occasion ; ils avoient même quelquefois d’assez belles idées de la vraie gloire, préjugés auxquels notre philosophie a substitué la science des calculs, plus utile pour les particuliers, mais qui l’est, je crois, moins pour le public. Par exemple, Henri IV. qui fut élevé & nourri jusqu’aux temps où il grisonna, en vrai Gentilhomme campagnard, fit à peu de choses près aussi-bien sa charge de Roi qu’un autre.

En voilà assez sur la prétendue dissolution de nos peres. C’est un écart que je me suis permis, & non un Livre que j’aie voulu faire sur cet article ; mais quant à mon second paradoxe, à sçavoir, qu’il y a plus d’yvrognerie à Paris, proportion gardée, que dans les Provinces, il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à voir les guinguettes. Tout le peuple sort de Paris les jours de fêtes, & la bourgeoisie même est dans l’habitude d’y courir en famille, & d’y mener de bonne-heure ses enfans. La moitié du peuple revient yvre, gorgé de vin frelaté, paralytique pour trois jours, dans peu de temps blasé pour toute sa vie. Le vin du crû dont se gorge le paysan, ne fait point ces terribles effets : il revient yvre le Dimanche au soir, je le veux ; (quoiqu’à dire vrai, il ne soit que trop guéri aujourd’hui de ce pauvre superflu) mais il trouve sa femme de sang froid ; différence énorme pour l’honnêteté publique & pour la société où la dissolution du sexe en ce genre est le plus honteux de tous les maux, & le lendemain de bon matin il est à l’ouvrage. En est-il de même à Paris ? je m’en rapporte aux maîtres-ouvriers. Les détails à cet égard se retrouveront aux Chapitres suivans.

Grand Seigneur bienfaisant & campagnard. Un grand Seigneur en France (on le connoîtra sans que je le nomme) bienfaisant d’abord pour sa maison comme de droit, l’est encore pour la pauvre Noblesse en son pays ; il place les uns, il soûtient les autres, il leur trouve des débouchés. On n’accusera pas des gens considérables aujourd’hui de faire ces choses-là par intérêt. De fait plus, il a changé dans une province éloignée l’orangerie de la maison de ses pères en une manufacture de soie, où cette denrée lui coûte le triple de ce qu’elle vaut, attendu l’éloignement des cantons où cette sorte d’industrie est en vogue, & cela, pour faire vivre les pauvres gens, & les accoutumer peu-à-peu à ce genre de commerce. Il a fait planter un nombre considérable de mûriers, tant sur le champ d’autrui que sur le sien. Il fait lever des plans & terriers généraux de tout le canton, pour que chacun puisse à l’avenir trouver dans le répertoire public ses confronts, & la contenance de son domaine ; Il fait enfin des biens infinis, tandis que ses propres affaires prosperent en un siècle, où par bons moyens tout le possible est de se maintenir. Si je disois son nom, qui ne fut jamais assurément en trois lettres : ah ! me diroit-on : c’est un fort honnête homme, fort juste & qui a le sens fort droit, mais d’ailleurs un esprit uni. Que Dieu veuille m’en accorder un semblable, à moi & à mes enfans jusqu’à la dernière génération ; mais ce n’est pas ce dont il est ici question. Ce digne homme, au fond, est un Gentilhomme campagnard, autant qu’un Seigneur peut l’être en France. Il a une grande Charge à la cour, qu’il a faite ; mais d’ailleurs la plus grande partie de sa vie s’est passée dans ses terres, il les connoît toutes, les visite souvent, voit & ordonne tout par lui-même, & a fait en sa vie plus de bien à sa famille, à ses voisins, aux pauvres, à l’État enfin dans sa partie, que les plus beaux esprits n’en ont imaginé.

Ici l’interêt particulier, au-lieu de nuire à l’intérêt public, lui sert. Plus un homme fait valoir ses domaines & en multiplie les productions & plus il fait vivre d’hommes, plus il augmente la subsistance de l’État. Je résume enfin ceci en disant que, si les extrêmes étoient nécessaires, il vaudroit infiniment mieux que la Noblesse ressemblât au Baron de la Crasse qu’aux Marquis de la Comédie ; avec cette différence encore, que les arts, le commerce & les connoissances, ont pour long-temps banni les ridicules de grossiéreté, & ne feront peut-être que rendre plus communs ceux de la fausse élégance.

La nécessité de renvoyer la Noblesse à la campagne par moyens doux & pris dans les mœurs, n’échappa pas au restaurateur de la France. Quand Henri IV. fut paisible possesseur de son Royaume, il déclara hautement aux Nobles, dit Perefixe, qu’il vouloit qu’ils s’accoutumassent à vivre chacun de son bien, & pour cet effet qu’il seroit bien-aise, puisqu’on jouissoit de la paix, qu’ils allassent voir leurs maisons, & donner ordre à faire valoir leurs terres. « Ainsi il les soulageoit de grandes & ruineuses dépenses de la Cour en les renvoyant dans les provinces, & leur apprenoit que le meilleur fonds que l’on puisse faire, est celui d’un bon ménage. Avec cela, sçachant que la Noblesse Françoise se pique d’imiter le Roi en toutes choses, il leur montroit par son propre exemple à retrancher la superfluité des habits ; car il alloit ordinairement vêtu de drap gris, avec un pourpoint de satin ou de taffetas sans découpure, passement ni broderie. Il louoit ceux qui se vêtoient de la sorte, & se rioit des autres qui portoient, disoit-il, leurs moulins & leurs bois de haute-futaie sur le dos.»

Le luxe de la Noblesse épuise nécessairement ses biens fonds ; car nous démontrerons que le produit de la terre du plus grand rapport réduit en luxe revient à presque rien. La Noblesse entoure le Souverain, & lui persuade que les richesses de l’Etat n’étant faites que pour glisser des mains du Prince dans celles de ses sujets, la plus digne libéralité est celle qui gratifie sa Noblesse. Le nombre des demandeurs grossit chaque jour. Celui qui obtient six mille livres de pension reçoit la taille de six villages. Le fisc déjà diminué par le profit des Receveurs s’épuise en libéralités, & cette même Noblesse qui chez elle feroit l’avantage, la force & le lustre de l’État, en est, sans le sçavoir, la véritable sangsue.

Guichardin au sujet des deux Princes avares, Peuples heureux. Rois de son temps que l’Histoire note d’avarice (Louis XII. & Ferdinand le Catholique) observe que les sujets ne sont jamais si heureux que sous des Princes de ce caractère. Leur Cour est à la vérité fort déserte, comme l’étoit celle de Louis XII. mais elle coûte peu ; les excès cependant sont condamnables : ce n’est pas à moi à le dire, & moins encore à parler de la conduite des Souverains ; mais il est permis de dire que la Noblesse sert mieux l’État chez elle qu’à la Cour & à la ville, & qu’on doit, par tous moyens doux & agréables, faire refluer dans les campagnes les habitans de la Capitale & des Villes.

Rappellons-nous sans cesse le chemin que voudroit faire le peuple entier d’une nation que les apparences d’une prospérité passagere ont éveillée. Nous passons des villages aux bourgs, des bourgs aux Villes, des Villes à la Capitale, & c’est à quoi rendra toute une nation, si le Gouvernement n’est attentif à lui donner une propension contraire.

Cette opération n’est pas si mal aisée qu’on croiroit bien. Les hommes ont tous un penchant naturel pour la liberté, & les occupations de la campagne. Ce n’est qu’en forçant la nature qu’on les casemate dans les Villes. Que les villageois soient heureux, & assujettis seulement à des loix simples soit de police, soit de fisc, qui assurent le sort du solitaire comme de l’homme protégé, qui ne les obligent pas à devenir cliens à l’Election ou au Baillage : qu’on retire de dessus leur territoire ces Vampires errants, nommés porteurs de contrainte, archers de corvées &c. qu’on les excite & encourage au travail, & bientôt ils ne seront plus vicieux.

Si à cela l’on ajoute quelques-uns de ces divertissemens d’exercice, tels que les anciens Législateurs les avoient si bien inventés, tels que Charles-Quint en avoit établi en Flandres pour civiliser les habitans & unir les contrées voisines, & tels qu’on en trouve encore des traces dans nos provinces méridionales, des danses, des courses &c. ils ne seront plus curieux de venir se noircir des boues des villes.

Mais si au-lieu de tout cela, il se trouvoit que dans les campagnes, par l’absence de leurs Seigneurs, ils ne pussent jamais espérer aucune grâce ni protection ; que traînés languissants aux corvées les plus dures & les plus répétées, décimés pour les milices, voyans arracher leurs haillons de dessus les buissons par les Collecteurs s’ils tardent à payer les impôts ; doublés à la taille l’année d’après s’ils payent, pour leur apprendre à ne pas endurer la contrainte, utile récolte des Receveurs : si toutes les fois qu’ils ont manqué, il étoit question de les punir par la bourse ; si le Procureur, l’Avocat, le Juge, l’Agent du Seigneur, les gens du fisc, & tout cela, dis-je, les regardant en tout & par-tout comme victimes ne leur laissoit la peau sur les os, que supposé qu’elle ne fût pas bonne à faire un tambour, faudroit-il en ce cas s’étonner s’ils périssent par milliers dans l’enfance, & si dans l’adolescence ils cherchent à se placer par-tout ailleurs qu’où ils devroient être ? Et quand la protection de l’agriculture demanderoit du Gouvernement un soin continuel & d’un détail embarrassant, quel autre objet dans la société entière peut lui paroître plus digne de son attention ?

La production de la matière première est d’une nécessité indispensable ; l’art d’ouvrer cette matière n’est que d’une nécessité d’habitude & seconde. L’on verra dans la suite de ceci, qu’il s’en faut bien que je ne prétende ramener la société aux besoins des Patriarches ; mais enfin l’on ne peut me nier ce principe. Cela posé, pourquoi ne pas donner au moins autant de soins à protéger l’agriculture, à instruire les agriculteurs, à les secourir & défendre leurs immunités, qu’on en met à protéger les arts & métiers ? Un homme considérable me voyant un jour sur un habit de velours des boutons de la même étoffe, me dit que je fraudois la loi ; & quelle loi, lui dis-je ? Celle, répondit-il, qui défend de porter des boutons de la même étoffe que son habit. Et au profit de qui cette loi, lui demandai je ? au profit des boutonniers, dit-il. Permettez-moi, repris-je, de vous demander, si pendant le temps que vous avez assisté au Conseil, parmi toutes les futilités de ce genre que vous y avez vu passer, on a proposé beaucoup d’ordonnances en faveur du labourage & du nourrissage des bestiaux, qui sont les vrais arcs-boutans d’un État.

En effet, les arts, métiers & sous-métiers sont protégés, ordonnés, policés, maintenus : à voir la quantité de rabillages continuels qu’il faut aux ordonnances qui les concernent, on diroit que le Gouvernement n’a autre chose à faire qu’à pourvoir à leurs privilèges, exclusions & immunités. C’est fort bien fait, ce superflu fait sans doute un fonds de richesses : prenons garde seulement qu’il n’amene bien-tôt l’indigence. Les métiers sont tous moins pénibles à exercer que le véritable métier de l’homme, je veux dire, l’agriculture. Les artisans se multiplient & meurent de faim, & la terre se dépeuple : la campagne, seule fource de la Population, devient déserte : l’agriculture languit, & en conféquence, les arts & métiers languissent aussi.

Répétons ici les propres termes d’un Auteur dont j’ai déjà emprunté quelques expressions.[1]

« Mais, dit-on, l’agriculture va d’elle-même ; c’est un art qui se transmet par tradition, que la nature enseigne, & auquel elle a attaché une sorte de douceur, au-lieu qu’il n’en est pas de même des autres professions. C’est avoir bien peu étudié cette partie si intéressante, que de raisonner ainsi. L’agriculture, telle que l’exercent nos paysans, est une véritable galère. Il est aussi difficile à un de ces pauvres gens d’être bon agriculteur, qu’à un forçat d’être bon Amiral. Si l’agriculture n’est encouragée, si elle n’est animée avec un soin & des attentions continuelles, elle languira toujours, & après elle tous ces arts & métiers estimés si nécessaires. De l’aisance du laboureur au contraire viendra la nombreuse Population ; le superflu des campagnes se répandra dans les villes & dans les armées, au-lieu que des villes & des armées il ne revient rien à la campagne ; je dis une attention continuelle, parce qu’aucune profession n’est sujette à d’aussi fréquents & d’aussi accablants accidens que celle-là. Les maladies épidémiques d’hommes & de bestiaux, la malice des gens de villes de chicane, la dureté des maîtres, leur éloignement, & la friponnerie de leurs agens, mille autres inconvéniens dignes d’être cités, si je les détaillois, tout, dis-je, dérange & détourne les gens de la campagne. Un horloger laisse une rouë imparfaite, il l’acheve quinze jours après ; mais un jour manqué fait souvent tout perdre au laboureur.»

Quant aux moyens de protection, ce n’est pas ici le lieu de les déduire, & au fond on n’a rien à apprendre en France. Les plus utiles ordonnances qui aient jamais été conçues sont signées de la main de nos Rois ; mais malheureusement nos loix sont presque comme nos modes. C’est l’affection seule, c’est le goût naturel & la persuasion de la nécessité de la part du Gouvernement, qui peuvent lui donner le degré d’attention nécessaire pour que la vivification de cette partie soit entreprise & soûtenue. Eh ! pourquoi ce goût ne prendroit-il pas ? Nous avons eu de grands Rois en tout genre, & qu’il seroit difficile de surpasser ; je ne sçais que le titre de Roi Passeur, qui puisse distinguer nos Maîtres futurs.

Vainement cependant formeroit-on & quand on le pourroit, des écoles d’agriculture ; vainement indiqueroit-on des prix & des récompenses à ceux qui y auroient le mieux réussi ; des honneurs pour les auteurs de certaines découvertes utiles ? des encouragemens pour les essais, &c. Ce n’est qu’une sorte d’abondance relative, qui est la mère d’une industrie noble. L’agriculteur ne tentera rien, s’il n’a la force de perdre ses avances, & si l’estime attachée à sa profession n’engage les hommes riches & éclairés à lui faire part des lumières acquises, & à le soûtenir dans ses travaux. Enfin cet art par excellence, cet art si noble & utile a besoin, comme tout autre & plus qu’aucun autre, pour êtte poussé à un certain degré de perfection, de deux pivots nécessaires à tout ; à sçavoir étude & expérience & ou théorie & pratique ; sans cela, il languira sans cesse.

La nécessité, dit-on, est mere de l’industrie : proverbe en vogue, parce qu’il tranquillise la fausse conscience des riches & des puissans : remontons un peu le principe : personne ne niera que la paresse n’engendre la nécessité ; en conséquence, paresse & industrie seront donc de même lignée. Ce n’est sans doute pas cela que le proverbe a voulu dire. Voici ce que c’est. Nécessité de force est mere d’industrie, je le sçais & j’y cours ; nécessité de foiblesse engendre l’engourdissement et la mort ; trop d’Etats l’ont prouvé.

Quoique je me sois certainement trop étendu sur quelques-uns des détails que je viens de traiter, je n’ai fait néanmoins que désigner pour les principaux, & j’en ai tant omis & de si nécessaires, que ceci ne paroîtra qu’une ébauche ; mais je le répete, presque tout l’Ouvrage servira de supplément à ce qui manque à ce Chapitre ; & sur-tout le reste de cette première partie & toute la seconde ne sont autre chose que le développement de ceci. Le Titre seul du Chapitre suivant prouve que ce n’est qu’une continuation de celui-ci.



  1. Mémoire sur l’utilité des états Provinciaux