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L’Amour en Italie/Barbarossa

La bibliothèque libre.
Traduction par Victor Tissot.
Flammarion (p. 29-60).

BARBAROSSA


Je n’avais pas l’intention de m’arrêter plus d’un jour dans le petit village que le hasard de la route m’avait fait découvrir aux confins de la Sabinie et de l’Albinie, et dont vous me permettrez de vous taire le nom. J’y restai cependant deux semaines ; et le temps m’y parut moins long que dans une grande ville.

La nature s’éveillait sous les brises du printemps ; les marronniers étalaient leurs feuilles en larges éventails ; dans les ravins, des myriades d’oiseaux mêlaient leurs gaies chansons à la voix des sources renaissantes.

Des souffles doux imprégnés du parfums des orangers passaient sur les chemins.

C’était divin et délicieux.

La récente capture d’une bande de brigands qui opérait dans la contrée avait rendu la sécurité aux chemins ; le promeneur solitaire pouvait traverser sans crainte les défilés les plus sauvages et se livrer aux méditations les plus profondes sans que des coups de fusil vinssent le distraire.

J’avais loué une chambre chez l’apothicaire de l’endroit. Le bonhomme m’avait charmé par son indulgence touchante pour le peu d’italien que je savais. Il s’indemnisait, il est vrai, de sa patience en soumettant la mienne aux plus redoutables épreuves. À peine eûmes-nous lié connaissance qu’il me mit dans tous les secrets de son commerce… avec la Muse ! Le malheureux était poète ; et il avait cinquante ans !

— Que voulez-vous ? me disait-il ; c’est une maladie contractée dans ma jeunesse et dont je n’ai pu guérir. D’ailleurs, comment considérer, par une belle nuit, le vol d’or des lucioles dans les rayons argentés de la lune, sans se sentir comme submergé de poésie ?

À part ce travers, signor Angelo, qu’on avait surnommé Fra Angelico à cause de la couronne de cheveux dont une calvitie précoce avait orné sa tête, était un excellent homme et le meilleur des propriétaires ; mais encore fallait-il que les exigences des gens qu’il logeait n’allassent pas au delà d’une chaise, d’une table et d’un lit.

Il n’avait quitté son village que deux fois dans sa vie, pour se rendre à Rome. « Qui n’a pas vu Rome ne sait rien du monde ! » disait-il avec emphase.

Et il ne fallait pas le contredire lorsque, le soir, selon la coutume italienne, le curé, le maître d’école, le percepteur et quelques gros propriétaires des environs, réunis dans la pharmacie, entamaient une discussion sur les arts. Fra Angelico se livrait à de furieux accès de colère si on n’était pas de son avis ; il frappait sur la table : « Ecco, signori miei ! la chose est ainsi !… Quand on a visité Rome !… »

Il me témoignait une grande amitié parce qu’il savait — ou plutôt parce qu’il ne savait pas — qu’il hébergeait un confrère en poésie. À la lecture de ses vers, je m’efforçais de réunir en moi toutes les qualités d’un auditoire bienveillant ; j’éclatais souvent en applaudissements et ce n’était qu’après avoir entendu la déclamation d’une vingtaine de sonnets que je lui disais :

— Mon cher poète, je crains de vous fatiguer. Au revoir, à demain. Votre poésie est si capiteuse que je ne sais plus où j’ai la tête.

Il refermait alors solennellement son cahier et me répondait :

— J’en ai écrit trente qui valent celui-là !

Puis il se frappait le front, poussait quelques gros soupirs et m’offrait une prise en me souhaitant bonne nuit.

Le lyrisme le plus effréné présidait à ses élucubrations poétiques. Il eût été plus facile de compter les fleurettes éparses dans les prés au
Erminia
printemps, que de dénombrer les exclamations délirantes dont le poète entrecoupait ses vers. Quand il débitait ce pathos, il ne paraissait plus le même. Ses yeux flamboyaient, il agitait les bras, il se soulevait sur la pointe des pieds.

Une vieille domestique, et un jeune garçon qui l’aidait dans la préparation de ses drogues composaient tout le personnel de sa maison.

Un soir — nous fumions devant une table chargée de bouteilles — je lui demandai en riant pourquoi il se plaisait à justifier, par un célibat prolongé, le sobriquet monacal dont on l’avait gratifié.

— Comment se fait-il, lui dis-je, que votre cœur de poète n’ait jamais palpité à la vue des belles jeunes filles qui viennent dans votre pharmacie ?

À cette question indiscrète, son regard prit une fixité singulière ; après une pause, il me répondit :

— De belles jeunes filles, en effet !… Le mariage est peut-être innocent des laideurs qu’on lui prête, mais je ne tenterai pas l’aventure. Il ne siérait pas, à mon âge, de choisir une jeune femme, et pour une vieille, je me sens au cœur trop de jeunesse, je veux dire trop de poésie… D’ailleurs, je me crois incapable d’aimer… J’ai aimé une fois, follement : le souvenir de cet amour me suffit. Il ne fut point partagé, mais qu’importe ? Je… ne rencontrerai jamais une femme comparable à Erminia, et ma fierté ne me permet pas de vouer à une autre la vie que je voulais lui consacrer sans réserve… Je préfère, au milieu de mes rêveries, évoquer l’image disparue et bercer ma douleur dans les mirages du souvenir… Si vous l’aviez rencontrée, vous qui êtes artiste, vous auriez admiré avec transport une si pure beauté. Les portraits des musées et l’idéal des maîtres n’offrent pas de figures aux lignes aussi parfaites… Les vieillards du village vous en parleront avec le même enthousiasme… Je vous ai lu les vers qu’elle m’inspirait ; permettez-moi maintenant de vous conter son histoire… Mes vers datent de l’époque où ma blessure était encore saignante. Vous les comprendrez mieux après m’avoir entendu.

Il exhala un soupir, plus drolatique que tragique, moucha la chandelle, s’étendit dans son fauteuil de cuir, ferma à demi les paupières et enfonça ses mains dans les poches de son paletot.

Il pouvait être neuf heures. Tout était silencieux dans la rue ; on n’entendait que le bruit monotone de la fontaine et les ronflements de l’aide-pharmacien qui dormait dans la chambre voisine.

Après quelques secondes de recueillement, Fra Angelico débuta par l’exclamation qui lui était familière :


Ecco, amico mio, voici la chose ! J’avais trente ans. Erminia vivait avec sa mère et sa sœur, — les pauvres femmes sont mortes depuis longtemps ! — dans cette masure que vous aurez assurément aperçue à droite, à la sortie du village, près des mûriers qui couronnent la colline. Déjà, à cette époque, l’habitation était dans un état de délabrement qui faisait mal à voir, mais il fallait bien se réfugier quelque part ! La pluie, le soleil, le vent, y pénétraient tous ensemble.

Les deux jeunes filles pourvoyaient à l’entretien du ménage, car la mère s’enivrait et dormait lorsqu’elle ne se déchaînait pas comme une furie. Les pauvres enfants n’avaient souvent rien à manger ; et si leur voisin, le bon vieux figuier qui ombrageait la masure, ne leur eût pas fourni des récoltes abondantes, elles seraient mortes de faim. Malheureusement l’arbre ne pouvait pas leur donner de vêtements, comme au temps d’Adam et d’Ève ! Aussi, chaque dimanche, à l’église, s’étonnait-on beaucoup de leur mise décente et propre. Rien cependant dans leur conduite ne pouvait donner motif à des suppositions malveillantes.

La plus jeune, Maddalena, était à l’abri des séductions : boiteuse, d’une laideur repoussante, elle joignait à sa difformité une sauvagerie excessive. Les enfants fuyaient à son approche, ils la prenaient pour une sorcière. Dans la conscience de sa disgrâce, elle ne quittait guère la masure. Mais son caractère ne se ressentait pas de son infortune physique. Il y avait dans ses yeux noirs le mystère des nuits profondes et des âmes dans l’attente. Ni la haine, ni l’envie, ces passions qui ont un accès si naturel chez les pauvres créatures victimes du sort, n’avaient jamais troublé la sérénité de son cœur. Elle adorait Erminia, qui lui rendait bien son amour en n’aimant personne au monde que sa chère Maddalena.

Erminia — tenez — et Fra Angelico sauta brusquement sur ses pieds en levant les bras en l’air, — elle était aussi grande que ça ! Elle me dépassait de toute la tête, et cette tête était admirable. Sa bouche rouge et fraîche ressemblait à une grenade en fleur. Ses cheveux avaient des reflets d’acier. Elle les portait en nattes épaisses qui retombaient sur la nuque. Sa taille était celle d’une déesse. J’étais poète ; mais, à coup sûr, si je ne l’avais pas été, je le serais devenu en la regardant simplement passer sous mes fenêtres, soutenant gracieusement de ses bras la corbeille posée sur sa tête et fuyant de son pas léger. Sa beauté ensorcelait tous les jeunes gens, mais elle ne répondait à aucune de leurs avances, alors que d’un seul mot elle eût pu assurer à sa famille un peu de bien-être.

Cette fierté était inexplicable.

Comme il arrive en pareil cas, sa rigueur ne faisait qu’accroître mon amour timide et contenu. Un jour enfin, je pris mon courage à deux mains ; je lui avouai ma passion. Pas un muscle de son visage ne tressaillit. Elle garda l’insensibilité du marbre. Je la suppliai alors, les yeux pleins de larmes, de me considérer comme son ami, de m’accorder sa confiance. Elle m’écouta jusqu’au bout, me tendit la main avec un sourire que je n’oublierai jamais, puis elle s’enfuit.

Le fils du propriétaire de la Croix d’Or avait-il été plus heureux ?

Je ne sais.

La rumeur publique le désigna peu après comme le futur mari d’Erminia.

C’était un brave jeune homme riche d’écus et d’espérances, à peine âgé de vingt ans. Dans le village, on l’appelait communément Barbarossa, ou simplement Il Rosso (le Roux), à cause de sa barbe d’un rouge vif, vif, comme du cuivre. Son véritable nom était Domenico Serone.

Mais quelques mois plus tard, le bruit se répandit que tout était rompu entre eux.

Domenico semblait désespéré.

On accusa alors Erminia de mépriser ses compatriotes ; on lui prêta le secret dessein de séduire un étranger ; on prétendit que son imagination ne rêvait que pays lointains et aventures romanesques.

Ah ! qu’on jugeait mal la pauvre fille !

J’ai connu un lord anglais qui jeta sa bourse pleine d’or dans son tablier, en la suppliant à genoux de le suivre en Angleterre. Erminia laissa tomber l’argent à terre et menaça de souffleter l’impudent s’il se permettait de lui adresser de nouveau la parole.

On se perdait naturellement en conjectures pour découvrir les véritables causes de ses dédains et de sa fierté. On finit par se demander si elle n’avait pas fait vœu de rester fille.

Elle venait de temps en temps me vendre des fleurs et des plantes médicinales. Un jour, je lui demandai la raison de cette aversion qu’elle paraissait avoir pour tous les hommes.

— Je ne sais pas, me répondit-elle ; mais je n’en ai pas encore rencontré un seul que je puisse franchement aimer. Voilà tout mon secret.

Plusieurs années s’écoulèrent.

Erminia n’avait rien perdu de son impassibilité glaciale. Quant à Domenico, sans être physionomiste, on devinait qu’un feu intérieur le consumait. Son front s’était ridé, son regard s’assombrissait, il n’était plus que l’ombre de lui-même.

Sur ces entrefaites arriva un riche étranger, un officier suédois qui, trouvant son avancement trop lent, avait pris sa retraite. Il cherchait dans les voyages un remède à l’ennui et il avait déjà parcouru les quatre coins du globe. La chasse au tigre et à l’éléphant lui était familière et il avait pris part à maintes expéditions contre les ours blancs, ces redoutables gardiens des régions polaires. Un énorme terre-neuve qui l’avait sauvé d’une mort certaine ne le quittait jamais.

Il vint loger chez moi.

Son nom était, je crois, Sture ou Slure, mais je ne l’appelais pas autrement que le signor Gustavo, et les gens du village le connaissaient sous le simple nom de « capitaine ». Nous nous liâmes intimement, bien qu’il se souciât fort peu de mes vers. Il me disait qu’il n’appréciait et ne comprenait qu’un seul poète, Byron ! Aussi cherchait-il à l’imiter dans sa vie aventureuse. Sa fortune lui permettait cette fantaisie. À Rome, il avait beaucoup fait parler de lui, mais ici il semblait ignorer l’existence d’un autre sexe que le sien.

Quand il ne chassait pas, il passait ses journées chez lui ou au café. Jouant au billard avec le premier venu, ses libéralités le faisaient aimer de tout le monde. On applaudit fort son projet d’acheter une vigne, de bâtir une maison et de se fixer définitivement dans le pays.

Seul, Domenico le fuyait.

Quand le capitaine entrait au café, Domenico se levait et sortait. Si par hasard il l’apercevait dans la rue, il rebroussait chemin, ou s’esquivait par une ruelle.

Un jour que je me promenais avec l’étranger, Erminia vint à passer.

Mon ami, m’écriai-je, regardez cette jeune fille. Ni en Turquie, ni en Grèce, ni dans les Indes, vous ne rencontrerez pareille beauté.

— Hum ! fit-il en se détournant à peine et en tordant sa moustache blonde, hum… elle n’est pas mal.

Cette indifférence m’irrita. C’était le premier homme que la vue d’Erminia n’impressionnât pas vivement.

En passant près de nous, la jeune fille répondit à mon salut par un signe de tête embarrassé. Je la vis même rougir. Elle pressa le pas pour nous cacher son trouble.

Quelques semaines plus tard, j’étais sur le seuil de ma porte, lisant une lettre dans laquelle un de mes amis
Erminia laissa tomber l’argent à terre et menaça de souffleter l’impudent… (Page 35.)
de Rome m’annonçait qu’il avait donné lecture de plusieurs de mes sonnets à la Société des Arcadiens, et que mes vers avaient obtenu l’accueil le plus bienveillant. J’avais été transporté au septième ciel, lorsque la voix du Rosso, menaçante et forte, me rappela brusquement sur la terre.

Il était à dix pas de ma maison, devant la fontaine, pâle comme un mort. Près de lui, Erminia tenait une cruche.

Que se passait-il entre eux ? Il y avait si longtemps qu’ils ne s’étaient parlé !

Je tendis l’oreille :

— Écoute, Erminia, — lui disait Domenico avec l’accent du juge qui lit une sentence sur la place publique, — Dieu a voulu que je te rencontrasse enfin. Il n’y a plus rien entre nous, je le sais, mais je t’ai bien aimée. C’est ton droit de ne pas vouloir de mon amour. Mais prends garde, prends garde à ta conduite ! Je connais quelqu’un qui a juré ta mort, si lu livres à un étranger ce cœur que tu as refusé à tes compatriotes… Et si nous sommes impuissants à faire de toi une honnête femme — eh bien ! nous sommes suffisamment résolus pour empêcher que la honte retombe sur notre village. Dis cela de ma part à ce monsieur que tu connais… Les balles fondues dans nos montagnes atteignent plus sûrement leur but que le plomb suédois… Erminia, que le ciel te protège, adieu !

Il enfonça son chapeau sur sa tête, jeta un dernier regard, froid et dur, à la jeune fille, puis reprit rapidement son chemin.

Les menaces que j’avais entendues m’avaient bouleversé. Cependant, faisant un effort sur moi-même — car Erminia se disposait à quitter la fontaine — je courus au-devant d’elle et lui demandai ce que cela signifiait.

— Il est fou ! me répondit-elle en baissant les yeux et en devenant toute rouge.

— Je le crois, répliquai-je, car, s’il disait vrai, j’aurais pitié de toi !

— Je n’implore la pitié de personne, fit-elle fièrement en me regardant en face.

Et elle s’en alla sans ajouter un mot.

Cette étrange manière d’agir me fit supposer qu’elle se sentait coupable. Je m’élançai sur ses pas, et, la rejoignant, je lui dis :

— Erminia, n’oublie pas, quoi qu’il arrive, que tu trouveras toujours en moi un ami sincère et dévoué. Si tu ne veux pas écouter Domenico, je t’en supplie, écoute-moi ! Ne sois pas hypocrite, et pendant qu’il est encore temps, remonte la pente où tu glisses, car, vois-tu, ces intrigues dont on t’accuse, si réellement elles existent, portent toujours avec elles leur châtiment et leur expiation. On n’abandonne jamais le sentier du devoir et de la vertu que pour tomber dans les abîmes. Je ne veux pas dire que le capitaine ne soit un galant homme, mais je doute qu’il t’aime honnêtement et saintement comme tu le mérites. N’oublie pas qu’il appartient à une autre religion que la nôtre : c’est un hérétique !

Mais elle ne paraissait pas m’écouter et continuait de marcher d’un pas fiévreux, en gardant dédaigneusement le silence.

Je la quittai le cœur navré.

Le terre-neuve du capitaine, qui bondit à ma rencontre, m’annonça que son maître était de retour de la chasse.

Je le trouvai dans sa chambre, nettoyant son fusil noir de poudre ; un amas de pauvres oiseaux tout sanglants était sur la table.

— C’est dommage que vous ne soyez pas arrivé plus tôt, lui dis-je. Le secret de vos intrigues amoureuses a été dévoilé sur la place du Marché, et si haut que les commères du village ont pu l’entendre.

Je lui racontai la scène à laquelle j’avais assisté ; je le rendis surtout attentif aux menaces proférées par Domenico.

— Vous ne connaissez pas le caractère vindicatif de nos jeunes gens ; vous feriez mieux de cesser vos rapports avec Erminia.

Comme il demeurait silencieux, je lui dis en haussant le ton :

— Signor Gustavo, il y va de mon amitié pour vous ; si je remarque que vous recherchiez encore Erminia, il me sera impossible de vous garder plus longtemps sous mon toit.

— Vous vous alarmez bien vite, Fra Angelico, me répondit-il ; et il continua de démouler la batterie de son fusil.

Je sortis, profondément blessé de son indifférence dans un cas grave qui le touchait de si près.

Je ne le revis que le lendemain à midi. Il entra chez moi une lettre à la main et me dit qu’il était obligé de partir de suite. Comme il n’y avait plus de chaise de poste à cette heure, il me pria de lui prêter ma voilure, ce que je fis avec le plus grand plaisir ; car je n’attribuais pas ce départ à la lettre qu’il venait de recevoir, mais bien à ma visite de la veille.

Mon aide devait le conduire jusqu’aux portes de Rome.

Nous nous séparâmes en très bons termes.

— J’ai envie d’aller en Grèce, me dit-il en s’asseyant dans la voiture ; je n’ai pas encore visité le tombeau de lord Byron.

C’était un exécrable mensonge, mais je le crus. Il ne pensait pas plus à un voyage en Grèce que moi à un voyage dans la lune !

Le soir, je m’endormis avec la douce satisfaction d’avoir peut-être sauvé la vie à deux créatures humaines, et je fis là-dessus une ode que je range encore maintenant parmi mes meilleures productions poétiques. Elle prouve malheureusement que les poètes ne sont pas prophètes.

Mon aide-pharmacien, cocher par intérim, revint le lendemain. Ses premières paroles furent pour me demander si le signor Gustavo m’avait averti qu’un ami devait le rejoindre en route.

À deux lieues du village, dans cet endroit où de gros chênes ombragent des tombeaux antiques, un inconnu était sorti de derrière les buissons et avait pris place dans la voiture en se cachant le visage. Carlino, mon aide, qui conduisait assis sur le devant de la voiture, ne put distinguer ses traits, mais il me jura que ces vêtements d’homme cachaient Erminia.

— L’infâme ! m’écriai-je, les poings crispés.

J’étais transporté d’indignation. Je recommandai à mon domestique le silence le plus absolu sur les faits qu’il m’avait racontés.

Précaution inutile ! Le lendemain déjà, il n’entrait pas une vieille femme dans ma pharmacie sans qu’elle ne parlât de la fuite d’Erminia. Elle avait envoyé un petit garçon auprès de sa mère pour lui annoncer son départ et lui dire qu’elle ne reviendrait jamais au pays. Elle laissait à sa sœur tous ses vêtements et avait déposé dans l’armoire une bourse pleine d’or, don du capitaine.

Vous ne sauriez vous figurer la fureur des jeunes gens du village !

Il n’eût tenu qu’à Domenico de renouveler les combats des Grecs et des Troyens, pour arracher cette autre Hélène des bras de son ravisseur, mais on se contenta de jurer, de tempêter, de menacer. Au bout de quelque temps, on finit même par éviter de prononcer le nom de la jeune fille qui s’était perdue avec un hérétique. On sembla s’être donné le mot pour l’oublier.

Domenico, cependant, n’avait pas fait grand bruit ; il était au contraire resté calme et silencieux. Mais ceux qui le rencontraient étaient frappés de son air sombre et pensif : on eût dit qu’il méditait quelque vilain coup. Pour moi, je sentais un frisson chaque fois que je le voyais.

Ces tristes pressentiments ne
Il venait de plonger son couteau dans la poitrine d’Erminia. (Page 45.)
tardèrent pas à se réaliser. Il me semble que c’était hier.

Le soleil étincelait dans un éblouissant azur ; il faisait une chaleur si intense que les mouches tombaient mortes sur les dalles. Il était midi, et les rues semblaient les allées désertes d’un cimetière. J’avais fermé les volets de la pharmacie, et, plongé dans ce fauteuil, je dormais à demi. La fontaine faisait seule entendre son petit bruit monotone.

Tout à coup, je crus qu’on frappait à la porte.

Je me levai de mauvaise humeur, en me frottant les yeux.

On heurta plus fort, avec une impatience fiévreuse, et j’entendis un « Jésus, Maria, ayez pitié de moi ! » poussé d’une voix déchirante.

Trois pas plus loin, Domenico, livide comme un cadavre, se dressait de toute sa hauteur et semblait cloué au sol, comme si son crime l’eût pétrifié, car il venait de plonger son couteau dans la poitrine d’Erminia.

— Misérable, m’écriai-je, qu’as-tu fait ? Sois maudit et que ton bras qui a frappé se dessèche !

— Amen ! répondit-il sourdement. Et après une pause, il murmura : Je l’avais juré… Maintenant que l’autre arrive, et l’honneur du village sera vengé !

Des voisins attirés par le bruit se montrèrent aux fenêtres. Domenico s’en alla lentement.

Je soutenais dans mes bras la malheureuse femme, qui perdait beaucoup de sang. De tous côtés des gens sortirent de chez eux pour m’aider. Nous transportâmes la mourante sur un matelas pendant que mon garçon courait chercher le curé.

Vers le soir, Erminia reprit connaissance ; nous étions parvenus à arrêter l’hémorrhagie.

— Ma mère ! comment va ma mère ? balbutia-t-elle.

— Elle va bien, lui répondis-je.

— Il m’a trompée ! reprit-elle en poussant un sanglot.

— Qui ?

— Lisez la lettre… dans ma poche…

J’en sortis un mauvais chiffon de papier. Il ne contenait que deux lignes : « Erminia, ta mère se meurt ; si tu veux lui dire adieu, viens sans tarder. »

Je compris tout.

Pour assouvir sa vengeance, Domenico avait attiré Erminia dans un guet-apens !

À l’approche du matin, comme j’étais assis à côté d’elle, je la vis ouvrir à demi les paupières ; elle balbutia d’une voix expirante :

— Un prêtre ! je veux un prêtre !… Ô sainte vierge Marie, ayez pitié de moi et préservez mon âme des flammes éternelles !

Le curé, qui avait passé la nuit auprès d’un agonisant, dans la montagne, entra en ce moment. Du geste, je lui montrai la pauvre fille étendue mourante sur son matelas taché de sang.

Il la reconnut et leva les bras vers le ciel ; puis, s’approchant doucement, il s’agenouilla et me fit signe de sortir.

Un quart d’heure après il me rappela. De grosses larmes sillonnaient ses joues. Il me dit, avec l’accent d’une vive compassion :

— Dieu lui a pardonné ; elle est morte en chrétienne !

Je me retins à une chaise pour ne pas tomber à la renverse. Mes jambes pliaient, tout tournait autour de moi. Un sanglot déchira ma poitrine. Enfin j’avançai et me mis à genoux devant le cadavre d’Erminia.


À cet endroit de son récit, la voix de Fra Angelico était si basse que je l’entendais à peine ; il fermait les yeux et des sanglots entrecoupaient ses phrases.

Après une pause, pendant laquelle il s’était comme blotti au fond de son fauteuil, il se redressa soudain et, en proie à une violente agitation nerveuse, il se promena en long et en large. Puis, s’arrêtant devant moi et posant la main sur mon épaule :


— Quelle chose singulière que la vie ! s’écria-t-il. Aujourd’hui, c’est la fleur qui s’épanouit, brillante et parfumée ; demain ce n’est qu’une tige flétrie… Basta ! On ne ressuscite pas les morts, n’est-ce pas ? Sa sœur Maddalena l’ensevelit avec l’aide de quelques voisines.

Le second jour, à la nuit tombante, mon aide arriva tout essoufflé et tremblant m’annoncer que le capitaine était revenu au village. Avant que j’eusse le temps de sortir du trouble où me jetait cette nouvelle, le Suédois était déjà devant la porte. Sa vue glaça tout mon sang. Il se découvrit, marcha sur la pointe des pieds et, soulevant avec précaution le drap mortuaire qui enveloppait Erminia, il la contempla longuement d’un regard farouche et égaré. Cette scène me déchirait le cœur. Il me semblait que j’avais devant moi le meurtrier de la pauvre enfant !

Faisant un suprême effort, je m’enfuis.

L’enterrement eut lieu le lendemain de bonne heure. Le village entier était sur pied et accompagna le cercueil. Au moment où le prêtre achevait la prière des morts, un murmure parcourut l’assistance ; le capitaine, que personne n’avait aperçu, s’était agenouillé au bord de la fosse et pleurait comme un désespéré.

Le cimetière se vida, les fossoyeurs terminèrent leur lugubre besogne, la nuit vint, et le capitaine restait là, abîmé dans sa douleur.

Ému de pitié, je vins le rejoindre ; je dus presque employer la violence pour le ramener chez moi.

Il demeura plusieurs jours plongé dans une prostration complète. Je ne pouvais ni le faire manger ni le faire boire ; il refusait toute nourriture comme un prisonnier qui se laisse mourir de faim.

Enfin, le quatrième jour, il montra quelque retour à la raison, prit un peu de vin et de pain et me pria de lui prêter de nouveau ma voiture pour aller à Rome.

Avant de partir :

— Signor Angelo, me dit-il, voulez-vous me rendre un autre service ? Achetez-moi une petite maison à proximité du village. Je reviendrai dans huit jours, mais, cette fois, ce sera pour ne plus quitter le pays.

Je n’osai lui faire part de la crainte que m’inspirait pour lui une pareille résolution. Domenico avait fui dans la montagne, mais il reparaîtrait sans doute avant longtemps et sa première pensée devait être de se venger du capitaine.

J’exécutai ponctuellement les ordres que j’avais reçus.

Une semaine après, le Suédois revint et s’installa dans la villa que j’avais achetée, au milieu d’une vigne, proche d’un bois de châtaigniers, à un quart d’heure du village. C’était une retraite solitaire et charmante pour un homme qui ne connaissait pas la peur, qui avait des armes excellentes et un chien de garde fidèle.

Le capitaine prit auprès de lui, pour soigner son intérieur, la sœur d’Erminia.

Ils vivaient retirés comme des ermites ; on eût dit que le monde n’existait pas pour eux.

Je lui rendis visite peu de temps après son installation. La maison, ancienne propriété d’un gentilhomme romain, était dans un piètre état. Les araignées tendaient librement leurs toiles aux quatre coins des murs. Maddalena n’avait été habituée ni à l’ordre ni à la propreté. Le jardin seul témoignait de ses soins attentifs ; de superbes légumes en ornaient les plates-bandes.

Il me fit monter au premier étage et m’introduisit dans un grand salon dont le balcon de pierre donnait sur le jardin. Il l’avait transformé en cabinet de travail et en chambre à coucher, sans même prendre soin de boucher les nombreuses lézardes qui sillonnaient les parois. En entrant, mon regard tomba sur une collection d’armes qui excita mon admiration.

— Tournez-vous, Fra Angelico, me dit le capitaine ; voilà quelque chose qui vous intéressera davantage.

Le portrait d’Erminia !

Il était de grandeur naturelle et si parfait de ressemblance que je crus revoir la jeune fille vivante, debout devant moi. Mon cœur battait avec violence, tout mon sang y avait reflué. Ce portrait était l’œuvre d’un peintre romain, ami de signor Gustave Je ne pouvais en détacher mes yeux.

Le capitaine me dit que le jour où Erminia avait quitté Rome pour revenir auprès de sa mère, il avait reçu tous les papiers nécessaires à la célébration de son mariage.

Il me parla de l’avenir plein de félicité qu’il rêvait, de ses illusions si tragiquement détruites et, suffoqué par la douleur, obsédé par ces poignants souvenirs, il éclata en sanglots et s’enfuit dans une chambre voisine.

Comme il ne revenait pas, je descendis discrètement au jardin et m’en retournai chez moi.

J’espérais chaque jour qu’il me ferait demander, mais j’attendis en vain. Je rencontrais de temps à autre Maddalena au marché et lui demandais comment se portait son maître ; à toutes mes questions, elle répondait invariablement qu’il allait bien, qu’il chassait et qu’il lisait beaucoup. Il ne recevait pas de visites, à part celle du curé dont il aimait les douces consolations.

On parlait rarement de lui au village ; une grande indignation avait d’abord accueilli la nouvelle de son installation, mais comme il ne se montrait pas et semblait enseveli dans sa douleur, on était promptement revenu à des sentiments plus charitables.

Nous étions au mois d’août.

Ce soir-là, je m’étais couché assez tard ; les moustiques m’empêchaient de dormir. Soudain des coups de fusil retentirent au milieu du calme profond de la nuit.

Je prêtai l’oreille. Les détonations se faisaient entendre dans la direction de la villa du capitaine.

Corpo di Bacco ! m’écriai-je, qu’est-ce que cela signifie ? Signor Gustavo fait-il la chasse aux hiboux et aux chauves-souris ?

Je m’habillai à la hâte et descendis armé de deux pistolets, après avoir réveillé mon aide. Dans la rue, j’appelai les voisins et donnai l’alarme. Un secret pressentiment me portait à croire que la maison du capitaine était le but de quelque attaque nocturne conduite par Domenico. Les coups de fusil se succédaient rapidement d’une manière irrégulière.

Bientôt une douzaine de robustes gaillards, très résolus, m’entourèrent ; ils étaient armés jusqu’aux dents.

Nous nous mîmes en marche.

À mesure que nous avancions, les détonations devenaient plus distinctes ; nous aperçûmes les traînées lumineuses des coups de feu tirés des fenêtres de la villa.

J’avais divisé ma petite troupe en trois détachements, afin de prendre les assaillants à revers, lorsque retentit un sifflement aigu ; une sentinelle nous avait vus arriver, elle signalait notre approche.

Le feu cessa subitement et la bande s’enfuit en toute hâte dans les bois.

Au moment où nous atteignions le jardin, la lune, se dégageant des nuages qui la voilaient, répandit ses blanches clartés dans la vallée.

Le capitaine, debout sur son balcon, les cheveux au vent, tenait d’une main son fusil et, de l’autre, nous saluait en agitant un mouchoir ensanglanté.

Je fis signe à mes compagnons de m’attendre et je me dirigeai vers la porte de la villa.


… Il était tombé à la renverse, entraînant l’échelle dans sa chute. (Page 51.)

Maddalena m’ouvrit ; elle était toute tremblante.

Je me rendis auprès du capitaine ; il avait au bras une blessure heureusement sans gravité.

Il me raconta que, sans Maddalena et son chien, il aurait peut-être été assassiné dans son lit. C’était elle qui était venue le réveiller. Elle avait pris un fusil et, courant au balcon, elle avait asséné un coup de crosse si vigoureux sur la tête du premier bandit qu’il était tombé à la renverse, entraînant l’échelle dans sa chute.

Intimidés par une défense si courageuse et inattendue, les assaillants se consultèrent un instant. Maddalena profita de cette indécision pour décharger sur eux successivement tous les fusils accrochés aux parois du salon.

Le capitaine était si fatigué que, n’en pouvant plus, il se jeta dans un fauteuil et ne tarda pas à s’endormir.

En regardant autour de moi, je remarquai que le portrait d’Erminia avait été traversé par plusieurs balles et que toutes les vitres étaient brisées.

Je passai la journée à la villa.

Après les événements de la nuit, je ne pouvais que conseiller au capitaine de quitter le pays au plus tôt.

Le lendemain arriva le préfet de police de Rome, pour dresser procès-verbal.

— Je ne saurais trop vous presser, dit-il à Gustavo, d’abandonner ces lieux le plus vite possible. Il est évident que Barbarossa est le chef de cette bande et qu’il renouvellera ses attentats. La justice ne peut pas vous assurer une protection suffisante. En demeurant seul ici, vous courez pour ainsi dire au-devant de la mort. Une balle vous frappera par derrière et vous tomberez sans voir votre assassin.

Après de longues hésitations, le Suédois se décida enfin à partir le même jour. Il monta dans la voiture du préfet.

— Est-ce la dernière fois que nous nous voyons ? lui dis-je en lui tendant la main.

— C’est le secret de Dieu, répondit-il avec tristesse. Vous savez que je suis à demi votre compatriote.

Il me remit une bourse pour le curé et me donna en souvenir une miniature qu’il portait sur lui : le portrait de lord Byron.

Au moment de son départ, Maddalena, qui voulait absolument le suivre, se cramponna à la voiture. Nous dûmes la retenir de force et l’enfermer dans la villa. Mais le lendemain elle se sauvait par la fenêtre.

On m’a raconté qu’on l’avait vue errant dans les rues de Rome, les cheveux épars, appelant le capitaine d’une voix désespérée. La pauvre créature, prise pour une folle, fut l’amenée au village par la gendarmerie. Elle revint s’installer dans la villa d’où elle ne sortait plus, laissant l’herbe croître dans le jardin et tout tomber en ruines.

Il y avait longtemps qu’elle ne parlait plus du capitaine et de son mortel ennemi, Barbarossa.

On n’ignorait cependant pas qu’il fût dans le voisinage, avec sa bande, attendant la première occasion favorable pour punir ses concitoyens de l’appui qu’ils avaient prêté à l’étranger. Heureusement un détachement de gendarmes nous avait été envoyé de Rome ; il préserva maintes fois le village du sac et de l’incendie.

Personne n’osait prendre le chemin de la vallée sans être armé d’un fusil ou accompagné des douaniers. Quant à moi, j’en perdis l’inspiration poétique. Je vivais dans des transes continuelles, sachant que Barbarossa m’en voulait particulièrement, à cause de l’amitié qui me liait au capitaine.

À plusieurs reprises, des battues générales furent organisées, mais sans succès. Les brigands étaient toujours avertis par leurs espions ; ils gagnaient dans la montagne des retraites inaccessibles.

Au milieu de l’hiver, le vieux Serone, père de Domenico, mourut de chagrin. Alors seulement nous eûmes un peu de répit. Malgré ses mauvais instincts, le Rosso aimait son père et fut vivement affecté de sa mort. On eût dit que, rempli de tristesse, il était allé cacher sa douleur dans une solitude ignorée, car rien, durant tout l’été, ne nous fit soupçonner son voisinage.

Je vous l’ai déjà dit, on ne parlait même plus de lui, lorsqu’un beau jour des paysans effarés arrivèrent en courant au village :

— Barbarossa approche de Nervi ! répondaient-ils, tremblants, à ceux qui les interrogeaient. La bande nous a enlevé nos ânes.

Une demi-heure après, tout le monde était sur pied.

On fit une battue du côté de Nervi, mais on ne rencontra pas celui qu’on cherchait. Des paysans nous apprirent qu’il avait passé avec ses bandits comme un tourbillon, emportant tout ce qui lui tombait sous la main, jusqu’à des enfants ! Quelques jours plus tard, ceux-ci furent rendus à leurs parents, moyennant rançon.

Barbarossa était de nouveau partout et nulle part.

Il apparaissait et s’éclipsait comme un héros de théâtre. L’imagination populaire ne tarda pas à en faire un être fantastique et merveilleux et, quand on voulait effrayer les bambins, on n’avait qu’à prononcer le nom du fameux brigand.

Les soirs d’été, sous la tonnelle, ou l’hiver, au coin du feu, on racontait ses exploits, on citait ses actes de courage, on lui prêtait même des traits touchants de désintéressement et de générosité. On disait qu’il volait quelquefois pour secourir les pauvres. On assurait aussi que, nouveau chevalier de la Manche, il se comportait fort courtoisement avec les dames et les accompagnait souvent afin qu’elles ne tombassent pas dans les embuscades de Barbarossa.

Notre situation, à nous, n’était guère enviable.

Nous étions à peu près comme des naufragés sur un radeau, entourés de requins prêts à les dévorer. Et personne n’osait mal parler de lui, de crainte d’être signalé à sa vengeance.

Une après-midi du mois de mai, j’étais occupé devant ma porte à transvaser un tonneau d’huile de ricin ; devinez qui je vis entrer chez moi, de l’air le plus naturel du monde, comme si absolument rien ne s’était passé ?

Signor Gustavo !

Corpo di Bacco ! m’écriai-je en laissant tomber mes bras d’étonnement, c’est vous !… Mais, malheureux, quel vent d’enfer vous pousse donc ici ? La vie vous est-elle à charge, pour courir ainsi au-devant de la mort ?

Il me répondit qu’il n’y avait, au contraire, que ce coin dans l’univers où il lui fût possible de vivre. Partout ailleurs il s’ennuyait, partout ailleurs il trouvait le vin exécrable, la nature sans charmes ; puis la pensée d’avoir fui lâchement ne lui laissait ni repos ni trêve ; il voulait montrer qu’il n’avait pas peur.

— Je me trouvais dans une station thermale de l’Allemagne, me dit-il, lorsque je lus dans un journal que les montagnes de la Sabinie étaient de nouveau infestées de brigands, et que les carabiniers pontificaux envoyés à leur poursuite ne pouvaient les atteindre.

« Cette nouvelle me jeta dans une agitation facile à comprendre. Je n’en dormis plus ; je me sentais comme poussé par une puissance supérieure du côté de vos montagnes. Il y a dix jours, je bouclai ma valise et pris la malle-poste pour arriver plus vite.

« J’ai vu Maddalena ; la pauvre enfant est bien changée. Elle a failli devenir folle de joie en me reconnaissant.

— Mais, au nom du ciel, que pensez-vous faire ici ? répétai-je en lui tendant la main.

— Vous verrez que je ne manquerai pas d’occupations ; mon premier désir est de me joindre aux patrouilles des gendarmes qui vous gardent et de me battre contre les bandits que j’ai attirés dans la contrée, car, sans moi, on serait parfaitement tranquille dans ces montagnes. N’est-il pas juste que je cherche, dans la mesure de mes forces, à réparer le mal que j’ai causé ? Au revoir, Angelo, vous viendrez me voir, n’est-ce pas ?

Il me quitta.

La nuit, j’eus des rêves horribles. J’entendais des coups de feu ; je m’imaginais que Barbarossa renouvelait son attaque contre la villa du capitaine. Je volais à son secours, et je ne trouvais plus que son cadavre !

Le lendemain, en proie aux plus sombres pressentiments, je pris le chemin de sa demeure. Maddalena s’était courageusement remise au travail ; elle cueillait des raisins. Sur le seuil de la villa, je rencontrai le chien qui avait vieilli et perdu un œil. Dans le salon, les traces laissées par les balles avaient disparu. Le portrait d’Erminia avait été réparé.

Le capitaine, assis sur un canapé, fumait sa pipe en lisant un livre. Il me dit qu’il était fatigué, qu’il avait battu les bois toute la nuit et qu’il devait repartir avec quelques gendarmes après le coucher du soleil.

Je fus surpris de son air étrange et, en regagnant le village, je fis une sorte de pari avec moi-même. Si cet état de choses, me disais-je, dure six semaines sans dénoûment tragique, j’imprime à mes frais mes sonnets et mes élégies. Au cas contraire, mes vers étaient condamnés à rester a jamais enfouis dans mes cartons.

La fin prévue arriva ; seulement je ne sais pas si ce dénoûment peut être considéré comme réunissant toutes les conditions requises, et j’en suis toujours à me demander si j’ai perdu ou gagné mon pari.

Gustavo m’a tout raconté, son récit m’est encore si bien présent à la mémoire, que je vous le répéterai à peu près mot pour mot.

Ce qui l’avait d’abord étonné, me dit-il, c’est que Barbarossa, apprenant sa présence dans le pays, ne se soit pas montré aussitôt aux environs de la villa, car son retour était un défi audacieux porté au brigand, et devait soulever en lui les âpres désirs de la vengeance. En accompagnant les gendarmes dans leurs rondes, il avait rencontré à maintes reprises des visages suspects, mais qui ne tenaient pas ce qu’ils promettaient. Dès qu’ils voyaient le bout d’une carabine, ils disparaissaient dans les fourrés comme des écureuils à la vue d’un oiseau de proie.

Le capitaine supposa que c’était une ruse de Barbarossa pour l’attirer plus avant dans les montagnes et le faire tomber dans quelque piège. Aussi ne se sentit-il pas de joie lorsqu’on organisa une grande expédition qui devait durer plusieurs jours.

La veille, les hommes qui en faisaient partie allèrent se coucher de bonne heure afin de se lever avant le soleil, frais et dispos.

Le capitaine était trop agité pour dormir. Un admirable clair de lune l’invitait pour ainsi dire à sortir. Il prit son fusil, appela son chien et s’enfonça dans les bois qu’on eût dit éclairés par les reflets d’une lampe mortuaire.

Si audacieux qu’il fût, il ne voulait cependant pas s’exposer inutilement. Coiffé d’un feutre à larges bords et vêtu de gris, on ne le distinguait pas d’avec les troncs des châtaigniers et des hêtres.

Rien ne troublait le silence et la splendeur de la nuit. Jamais il n’avait si bien goûté le charme de la solitude ; l’image d’Erminia lui était à ce point présente à l’esprit qu’il croyait marcher à côté de la jeune fille. Plongé dans sa rêverie, il allait droit devant lui sans s’inquiéter de la direction qu’il prenait. Son chien, fatigué, le suivait comme une ombre.

Il errait ainsi depuis près d’une heure, lorsque tout à coup le terre-neuve se mit en arrêt et poussa un aboiement sourd.

Le capitaine arma son fusil, mais avant qu’il n’eût le temps de l’épauler et de se rendre compte de ce qui se passait, plusieurs coups de feu retentirent dans la forêt et une balle lui effleura la jambe. Au même moment un grand gaillard surgit de derrière un bloc de rocher et braqua son pistolet sur lui.

Gustavo pressa rapidement la détente de son arme et visa si juste que la main de son adversaire fut traversée de part en part. Le brigand laissa tomber son pistolet et s’enfuit en hurlant.

La blessure du capitaine, quoique légère, saignait beaucoup. Il entoura sa jambe de son mouchoir et de sa cravate, rechargea son fusil et revint sur ses pas en boitant.

La lune n’éclairait plus la vallée et, pour comble de malheur, il s’égara.

Enfin, après avoir marché à l’aventure pendant plusieurs heures, il retrouva son chemin et vit le toit de sa villa se dresser au milieu du vignoble. Mais il était dans un état d’épuisement tel qu’il s’affaissa sur un tas de pierres. Son chien, qui avait reçu une balle sans pousser un cri, vint se coucher à ses pieds pour ne plus se relever.

— Mon cœur se serra, de grosses larmes coulèrent sur mes joues, me dit le capitaine, lorsque je vis ce fidèle ami s’étendre devant moi, me regarder de son grand œil triste et doux et puis le fermer pour toujours. Je pris l’animal dans mes bras et me traînai jusqu’à l’entrée de mon jardin où je voulais qu’il fût enterré.

La grille, comme d’habitude, était fermée en dedans ; il l’ouvrit en pressant un ressort secret. Il gravit péniblement l’escalier du perron, surpris de ce que le bruit de ses pas n’éveillait pas l’attention de Maddalena. Croyant que la fatigue des jours précédents l’avait endormie d’un profond sommeil, il passa devant sa chambre sans l’appeler. Il porta à la cuisine le cadavre de son chien, l’enveloppa dans une vieille natte, puis, rassemblant ses forces, il monta à l’étage supérieur, impatient de se jeter sur son lit.

Mais, lorsqu’il ouvrit la porte du salon que la lune inondait d’une clarté resplendissante, il resta sur le seuil, la bouche béante, les yeux fixes, comme pétrifié.

Un homme, les bras croisés, était debout devant le portrait d’Erminia, qu’il contemplait, immobile comme une statue.

Ce ne fut qu’après un moment que le capitaine reconnut Barbarossa. Le terrible bandit ne méritait plus ce surnom, tant il était changé. Il avait coupé sa barbe rousse ; son épaisse chevelure était grise. Sous son vieux chapeau de paille déformé par la pluie, il avait l’air d’un fantôme.

Les deux adversaires se mesurèrent d’un long regard chargé de haine, sans reculer ni avancer d’un pas.

Le capitaine s’appuya sur son fusil pour se donner la contenance d’un homme inaccessible à la crainte et prêt à vendre chèrement sa vie.

— Vous arrivez, enfin ! s’écria Barbarossa d’une voix tremblante. Je vous attends depuis longtemps. Vous le savez, j’ai juré qu’il fallait qu’un de nous deux mourût ! Demain, vous allez essayer de massacrer quelques-uns de mes gens, c’est bien ; mais il me semble qu’auparavant nous pourrions régler nos propres affaires.

Le capitaine fit un léger mouvement comme s’il eût voulu lever son fusil.

— Ne vous pressez pas, lui dit Domenico ; je vous avertirai. Si j’avais eu l’intention de vous tuer, j’aurais pu le faire déjà dix fois. Il y a un quart d’heure, rien ne m’eût été plus facile que de vous envoyer une balle en pleine poitrine, au moment où vous traversiez votre jardin. Je ne vous cache pas que j’en ai eu un instant l’envie, mais j’ai immédiatement chassé cette pensée. Elle ne m’aurait pas pardonné, ajouta-t-il en baissant la voix et en montrant le portrait d’Erminia. Si vous êtes encore en vie, c’est à elle que vous le devez.

— Domenico, répondit le capitaine, finissons-en. Vous êtes chez moi, je ne souffrirai pas que vous jouiez ici le rôle du maître. Je ne veux pas non plus que l’on puisse dire que je dois la vie à la générosité de l’assassin d’Erminia. Vous n’aviez aucun droit sur elle ; vous l’avez tuée comme une bête sauvage tue une brebis sans défense ; bien plus, vous l’avez attirée dans un infâme guet-apens. Si j’étais un lâche, il y a longtemps que je vous aurais logé une balle dans la tête, avant que vous n’ayez eu le temps de vous emparer de votre arme ; mais vous me faites véritablement pitié !… Je comprends qu’Erminia ait rendu fou de jalousie et d’amour celui qui se croyait aimé d’elle ; c’est pourquoi je vous offre une lutte à chances égales. Prenez votre carabine ; je compterai jusqu’à trois et nous déchargerons nos deux coups ensemble.

Domenico demeura impassible ; après un moment de silence, il dit à son adversaire :

— Faites ce que vous voudrez : quant à moi je ne tirerai pas sur vous. À quoi me servirait votre mort ? Me consolera-t-elle de la perte d’Erminia ? Non !… Ah ! tenez, je l’avoue, je suis un misérable !… car c’est moi qui l’ai tuée, elle la plus belle jeune fille de l’univers !… Vous avez raison de me traquer dans les montagnes comme une bête fauve… Vous tuer !… Oh non !… ce serait vous réunir dans un monde meilleur, dans une éternité de félicité et d’amour d’où je suis banni… Mais finissons-en, comme vous le dites ; je vous en supplie, tirez le premier !… Je ne bougerai pas… Et si vous me manquez, je vous prierai de recommencer… Je vous pardonne tout le mal que vous m’avez fait en me poussant dans la voie criminelle que je suis… Si vous saviez tout ce que j’ai souffert !…

« Et maintenant que je l’ai revue, ajouta-t-il en levant lentement les yeux sur le portrait, et que j’ai revu aussi celui qu’elle aimait, ma vie ne serait plus qu’un enfer !

Comme il achevait ces mots, ses forces parurent l’abandonner. Ses jambes fléchirent, il tomba à genoux devant le portrait qu’il n’avait pas quitté du regard et, cachant tout d’un coup sa figure dans ses mains, il éclata en sanglots.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! soupirait-il. Elle est morte !… morte !… Seigneur Jésus, ayez pitié de son meurtrier !

Il s’affaissa sur le plancher comme frappé d’un coup mortel.

Un rayon de lune éclairait le portrait d’Erminia : on eût dit qu’elle était là vivante, entourée d’un nimbe argenté, devant son assassin qu’elle accablait sous le poids du remords.

— Domenico, fit enfin le capitaine qui s’était avancé jusqu’au milieu du salon, Domenico, levez-vous.

Il revint à lui et leva la tête.

— Domenico, continua Gustavo, ne soyez pas un enfant. Il n’est pas en notre pouvoir de la rappeler à la vie. Conduisons-nous donc en hommes sensés. Voulez-vous suivre mes conseils ? Eh bien ! quittez le pays sans retard, traversez la mer, allez le plus loin que vous pourrez. On se bat en Chine. Les Français n’ont jamais fermé leurs rangs à des engagés volontaires qui ont votre courage. Faites-vous soldat. Rachetez par votre conduite aux yeux de Dieu ce que votre mort peut seule racheter aux yeux des hommes… Pour moi, je vous pardonne, Domenico ; je viens d’être témoin de votre repentir et j’en comprends toute l’étendue.

Il s’était remis sur ses jambes et tenait ses paupières baissées pendant que le capitaine lui parlait. Après un instant de réflexion, il hocha la tête et répondit :

— Nous sommes quittes l’un envers l’autre. Le reste me regarde. Nous ne nous rencontrerons plus sur le même chemin, je vous le jure devant elle ! Mais, de grâce, ne restez pas dans cette maison ; je ne puis vous y protéger. Mes compagnons savent que vous êtes riche, c’est à votre or qu’ils en veulent. S’ils apprennent que j’ai manqué l’occasion de vous tuer, jamais ils ne me pardonneront. Plusieurs d’entre eux, depuis un certain soir, portent les marques de votre adresse. Dieu vous garde ! Bonne nuit !

Il se baissa pour ramasser son fusil, jeta un dernier regard sur le portrait d’Erminia auquel la lune prêtait une beauté magique, et sortit plus pâle qu’un mort. On l’entendit descendre lentement l’escalier et refermer avec soin la porte du jardin.

Ses pas se perdirent bientôt dans l’éloignement ; tout redevint silencieux.

Le capitaine demeura un instant sans bien se rendre compte de ce qui s’était passé. Il lui semblait, me dit-il, avoir été précipité du haut d’une tour. Tous ses membres étaient comme brisés. Le vertige l’empêchait de se tenir debout. Il s’étendit sur son canapé et y resta jusqu’au matin, plongé dans un profond assoupissement.

Le sang qui coulait de sa blessure le rappela enfin à la réalité.

Il se leva et appela plusieurs fois Maddalena. Mais aucune voix ne lui répondit. C’était le silence du tombeau.

En proie à mille inquiétudes, Gustavo se traîna jusqu’au rez-de-chaussée et entra dans la chambre de Maddalena.

Un spectacle horrible l’y attendait.

Il vit dans une embrasure, les mains liées derrière le dos, un bâillon sur la bouche, la pauvre créature qui se tordait de douleur, en proie aux convulsions de l’agonie. Tirer un couteau, couper les liens qui l’enchaînaient, ce fut pour le capitaine l’affaire d’une seconde. Mais Maddalena, au lieu de se relever, roula comme une masse inerte.

Gustavo lui appliqua sur les tempes des compresses d’eau et de vin. Elle revint enfin à elle, puis se mettant subitement à pleurer et à rire, elle se précipita sur les mains de son maître en les couvrant de baisers. Le capitaine l’interrogea ; pas un mot sensé ne sortit de sa bouche. Elle était folle !

. . . . . . . . . . . .

Dès que j’eus connaissance des faits que je vous ai racontés, je fis transporter Gustavo chez moi. Il y resta environ un mois. Il occupait la chambre que je vous ai louée.

La battue générale s’effectua sans le capitaine. Elle eut pour résultat de nous assurer une tranquillité de quelques années, bien qu’on n’eût ramené qu’un seul prisonnier, un garçon de quinze ans, dont le père faisait partie de la bande. Dans les interrogatoires qu’il subit à Rome, le jeune brigand révéla que Barbarossa avait été assassiné par ses compagnons au retour de son entrevue avec le capitaine. Ils avaient su qu’il n’avait tenu qu’à lui de s’emparer du riche étranger. Ses anciens amis lui jetant le mot de traître à la face. Domenico voulut répondre à coups de poignard, la bande entière se révolta et le perça de mille coups.

Sa blessure guérie, le capitaine se rendit à Naples, où il s’embarqua pour la Grèce.

J’ai appris, trois ans plus tard, par un peintre qui l’avait connu à Athènes, qu’il s’était noyé en se baignant au bord de la mer.

Qu’est devenu le portrait d’Erminia ? C’est ce que le peintre n’a pu me dire. Il se souvenait parfaitement de l’avoir vu chez le Suédois, mais il ignorait en quelles mains il était passé depuis sa mort.

Pour l’avoir, je donnerais aujourd’hui encore la moitié de ma fortune !